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Conclusion générale

p. 377-382

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Index géographique : France


Texte intégral

1Un des objectifs de ce travail était la mise en cause d’une hypothèse tenace, soutenue depuis les premiers textes de polémique anti-cathare. Elle situait les origines doctrinales de la dissidence cathare en Orient, d’abord chez les manichéens anciens (depuis Eckbert), ensuite chez les bogomiles (d’après les polémistes tardifs du xiiie siècle). Après avoir démenti l’hypothèse de l’apparition du dualisme des principes – tendance décrite comme le résultat d’une double importation d’un dualisme d’origine bogomile –, j’ai voulu montrer que les conditions nécessaires étaient réunies pour que la dissidence apparaisse au milieu du xiie siècle, dans la Chrétienté occidentale. Les dits cathares partagent avec d’autres mouvements « hérétiques » de leur temps un ensemble de critiques de caractère sacramentaire, disciplinaire et liturgique. Du point de vue du dogme, les croyances dites cathares n’ont pas eu besoin d’être étayées en allant puiser dans le bagage intellectuel de la Chrétienté orientale. Les controverses théologiques en Occident, au cours du ixe siècle carolingien, en constituaient déjà les prémisses. Ces controverses se réveillent au début du xie siècle, et de nouvelles questions surgissent à la lumière du renouveau des techniques d’exégèse.

2Ayant recentré la dissidence cathare dans l’espace occidental, j’ai abordé le problème de son enracinement territorial. Peu représenté dans les régions d’Empire, en Flandre, en Champagne ou en Bourgogne, le mouvement réussit à s’implanter plus fortement et durablement en Italie et dans le Languedoc. Dans la Péninsule Ibérique, il se présente dans la continuité d’expansion des communautés languedociennes sur l’autre versant des Pyrénées. Il ne fait qu’effleurer le royaume de Castille, tandis qu’il établit dans le royaume d’Aragon, en territoire catalan, un diaconat issu de la communauté cathare de Toulouse.

3La différence de perméabilité que ces régions diverses offrent à la dissidence peut s’expliquer, entre autres raisons, par leur adhésion plus ou moins rapide à la politique de centralisation romaine. Son implantation a pu jouer comme catalyseur des mécontentements. Ainsi, dans le nord du Royaume de France ou dans l’Empire, l’« hérésie » a dû constituer une attraction pour les laïcs et clercs hostiles au modèle d’Église issu de la réforme, mais les communautés qui s’installent ont une existence brève. Les autorités laïques et religieuses les pourchassent. L’hérésie est rapidement extirpée. D’autres régions au contraire lui ont offert un accueil plus favorable. Ce sont semble-t-il celles où la centralisation, tant politique que religieuse, a rencontré plus de résistance, cas du Midi de la France et de l’Italie. Dans les interstices du pouvoir, des poches d’hérésie se glissent. Dans le Languedoc notamment, occupé par la guerre des comtes, au xiie siècle, et où la politique romaine n’avait pas pénétré au delà de la seigneurie de Montpellier et du comté de Melgueil. Défi lancé à ceux qui œuvraient pour la concentration des pouvoirs ? Les puissances locales, vicomtes et maîtres des châteaux, soutiennent les communautés dissidentes de leur ressort, cas des « bons hommes » de Lombers en 1165. La croisade albigeoise apporta un coup d’arrêt à un mouvement qui trouvait sur place un climat favorable. En Italie, le catharisme a profité plus longuement d’une bonne conjoncture. Des conflits presque permanents pour le contrôle des cités, entre la Papauté et l’Empire, favorisaient le jeu des oligarchies urbaines. Ce qui peut expliquer l’impunité relative des communautés cathares italiennes jusqu’au dernier tiers du xiiie siècle et leur rôle dans l’évolution doctrinale du catharisme.

4À partir de la reconstruction du corpus doctrinal dégagé des énoncés du polémiste anti-cathare, Eckbert de Schönau, aux débuts du mouvement, l’un des objectifs que je m’étais fixé était de parvenir à identifier les différents corpus ou « catharismes », différenciés au fil du temps. J’ai été conduite à privilégier la documentation polémique et à la suivre jusqu’à ses dernières traces. Mon enquête s’est donc arrêtée au dernier tiers du xiiie siècle, moment où, dans les régions dans lesquelles le catharisme s’était implanté le plus durablement, les conditions de vie des communautés s’aggravèrent au point d’alimenter la réflexion autour des origines du mal.

5J’ai parlé de « catharismes » plutôt que du catharisme pour rendre compte de ce processus de diversification sur des points de doctrine. L’effervescence reflète la vitalité d’une communauté de pensée qui naît et se nourrit des inquiétudes spirituelles et théologiques de son temps. Elle a probablement aussi été favorisée par l’organisation interne des communautés cathares. En effet, des communautés sous l’autorité d’un évêque constituent une église autonome et indépendante des autres, se conformant ainsi au modèle collégial des églises primitives. L’absence d’une structure commune pour l’ensemble des églises cathares a permis en Italie l’éclosion d’écoles doctrinales au xiiie siècle. Au milieu du siècle, le dynamisme qui se manifeste alors par le processus de rationalisation initié dans les écoles italiennes, pourrait être comparé à celui des écoles urbaines du siècle précédent, dans la mouvance de l’orthodoxie catholique. Par ailleurs, la production polémique contre l’hérésie eut des incidences sur l’évolution doctrinale du catharisme.

6Pour ma part, j’ai pu constater dans la formulation de la doctrine dissidente deux temps. Un premier temps que je situerai au milieu du xiie siècle, caractérisé par l’apparition d’un corpus de croyances défendues par un clergé prétendant revenir à l’ordre de l’Église primitive et détenir la dignité apostolique face au clergé romain dépravé. Du point de vue doctrinal, ces croyances s’inscrivent dans la continuité du haut Moyen Âge. Déjà au tournant du xie siècle, on pouvait constater que dans l’application de la logique à l’étude des Écritures, les théologiens étaient parvenus à des propositions différentes en matière de dogme. Les critiques envers l’égalité des personnes de la Trinité ou envers l’Incarnation, qui apparaissaient en filigrane dans les textes rapportant le procès d’Orléans, en 1025, témoignaient de divergences d’opinions dans le milieu savant. Le docétisme que manifestent les cathares, un siècle plus tard, ne fait que prolonger cette tradition refusant de voir le Fils de Dieu adopter une nature humaine. Le péché, comme les « cathares » rhénans l’affirment, c’est la concupiscence charnelle, le fruit défendu par Dieu au premier couple. La plupart des dissidents cathares qui défendent la croyance en un seul principe le confirment. Les questions qu’ils soulèvent au xiie siècle sur les origines du mal, demeurent dans la continuité du débat de la fin du xie siècle auquel Anselme de Cantorbéry avait surtout contribué en apportant des éléments fondamentaux à propos du libre arbitre et de la responsabilité du diable dans l’origine du péché – du mal. Les dissidents dits cathares demeurent pour la plupart fidèles à cette conception. La rupture doctrinale ne concerne donc pas, dans cette première phase, la conception du mal, mais plutôt la Christologie, la conception et le rôle du Christ autour duquel les bases de la théologie romaine triomphante sont en train de s’affermir. Profondément marquée par la vision eschatologique du monde dominant la spiritualité monastique et le courant ascétique du siècle précédent, la croyance en la dualité des mondes se traduisit par un profond mépris et du monde et de la chair. Ce dédain explique le refus par les dissidents de la croyance en l’Incarnation du Christ sur laquelle la théologie romaine se fondait. Comme le signale Eckbert de Schönau, contester l’Incarnation du Christ comportait le rejet de l’eucharistie, plus précisément du réalisme eucharistique par lequel les romains signifiaient le sacrifice du Christ sur la Croix pour le salut de l’humanité. Le refus du charnel conduit en effet les dissidents à interpréter autrement le récit de la Genèse à propos de la création du monde et de l’homme. C’est ainsi qu’ils recourent à la prophétie d’Isaïe, d’après l’exégèse d’Origène. Dieu crée au départ tous les anges, mais le diable par libre-arbitre veut égaler Dieu, commet le péché d’orgueil et séduit quelques anges. Pour le punir, Dieu l’expulse du ciel et dans sa chute le diable entraîne une partie des anges. Après son expulsion, le diable fait ce monde visible à partir de la matière préexistante. Il fait ensuite les corps avec l’aide de Dieu et y introduit les anges qui deviennent les âmes des hommes. C’est ainsi que depuis les origines le diable partage la création avec Dieu. À la fin, disent les dissidents cathares, toutes les âmes seront sauvées et Dieu pourra récupérer son royaume avec toutes ses créatures. Pour y parvenir, Dieu le Père envoie son Fils en ce monde pour annoncer aux hommes la tragédie de leurs origines et leur montrer le moyen de retourner au royaume qui leur appartient. Le rôle du Christ n’est pas seulement d’être le messager, il est aussi de porter le salut par le baptême du Saint-Esprit. Il permet de libérer l’âme de son corps qui peut ainsi revenir au royaume de Dieu. Le Christ est venu sur terre dans un corps apparent et non dans un corps de chair, prison charnelle façonnée par le diable pour y introduire les âmes. C’est autour de ce point que surgissent les divergences d’opinions chez les cathares italiens qui, au seuil du xiiie siècle, continuent de croire dans l’existence d’un Dieu unique.

7J’ai situé le deuxième temps de la formulation doctrinale du catharisme – fin du xiie, début du xiiie siècle – autour de cette division. Profondément marqué par l’impact de la littérature apocryphe, ce deuxième temps est à l’origine d’opinions divergentes autour du mythe cosmogonique. Ces dernières semblent au départ n’affecter que les relations entre communautés. Vers le milieu du siècle, elles touchent au fonctionnement des communautés, provoquant des divisions internes. J’ai vu dans ces « schismes » l’effet de l’effort d’intégration au catharisme de la pensée scolastique. La redécouverte et l’interprétation des philosophes anciens, comme Aristote et Platon, se traduit dans la dissidence à travers les nouvelles formulations du corpus de croyances qu’élaborent Desiderius, pour l’école de Concorezzo, et Jean de Lugio pour celle de Desenzano. Le premier bâtit le processus de rationalisation sur le renforcement de la croyance en un dieu unique, tandis que le second renforce la formulation du dualisme des principes, croyance déjà affichée par son école. Ce deuxième temps de la rationalisation du catharisme, comme je l’ai envisagé à travers les témoignages de différentes régions, affecte fondamentalement l’Italie cathare. Elle pourrait avoir été à la fois le foyer et le diffuseur d’une telle réflexion qui est conduite dans d’autres aires culturelles. C’est le cas, surtout, du Midi languedocien tandis que l’on ne peut pas vraiment se prononcer sur les autres.

8C’est en effet en Italie et dans le Languedoc, que l’implantation durable du catharisme paraît être attestée par des sources qui présentent les communautés organisées autour d’une hiérarchie. Ce sont également les communautés dissidentes de ces deux régions qui ont élaboré des rituels, inconnus ailleurs. Cette organisation ecclésiastique a probablement exigé la rédaction de manuels destinés aux responsables des cérémonies. Autant dans la liturgie cathare que dans l’organisation des communautés, j’ai remarqué des changements qui semblent s’expliquer par la nécessité de s’adapter aux conditions de vie de communautés disposant de leur propre hiérarchie. La nouvelle organisation exigeait sans doute la codification des rites, plus complexes que ceux qui régissaient les communautés mixtes, du type de celle que conduisaient auparavant les « faux apôtres » rhénans. La double cérémonie décrite par les rituels cathares (réception du « Notre Père » et du « consolamentum ») révèle, comme je l’ai souligné, les contacts entretenus avec les dissidents bogomiles au moment de la structuration des communautés cathares.

9Il serait intéressant de conduire à l’avenir des recherches sur la liturgie cathare, plus précisément sur les croyances qui apparaissent en filigrane dans les rituels. Elles permettraient de mieux identifier chacune des communautés les ayant élaborés. Par exemple, le rituel de Lyon a pu appartenir à des communautés cathares languedociennes, dont les croyances semblent être celles des anciens albanenses de Desenzano. Le rituel de Florence, quant à lui, évoque un exposé cosmogonique qui traduit les croyances du dualisme des principes : il a pu être élaboré à l’intérieur de la communauté de Desenzano, du temps de Jean de Lugio. Les deux rituels présentent les cérémonies de la réception de l’Oraison dominicale et du consolamentum, comme pouvant se dérouler l’une après l’autre. La description qu’Euthyme Zygabène réalise de la double cérémonie à propos des bogomiles byzantins insistait pour sa part sur les périodes de probation ou catéchèse précédant chaque réunion. Ceci montrerait comment, en matière de liturgie comme en matière doctrinale (mythes bogomiles), les cathares ont adapté les solutions à leurs besoins.

10En soulevant la question de l’influence de la littérature apocryphe sur les différents corpus doctrinaux connus en Italie, s’est à nouveau posée celle des rapports entre les mouvements bogomile et cathare. Les traités des polémistes catholiques du xiiie siècle ont imaginé des filiations directes entre les deux. Trompés par ces fausses filiations, l’historien du catharisme a fait confiance aux exposés historiques et doctrinaux qui témoignaient d’une situation plus tardive (xiiie siècle). Dans ce sens, et sans contester les contacts existant entre communautés cathares et bogomiles – une étude approfondie des relations entre grecs et latins serait nécessaire – j’ai mis en cause l’hypothèse affirmant la filiation épiscopale commune aux deux mouvements, filiation dont le berceau se trouverait prétendument dans l’Orient bogomile. Ce travail n’est qu’un premier débroussaillage dans la recherche des origines occidentales du catharisme et dans l’approche non dogmatique de sa nature doctrinale. Des études plus approfondies sur les croyances des premiers dissidents cathares permettraient de mieux saisir non seulement leur héritage latin mais aussi la contribution du phénomène au processus de rationalisation de la pensée chrétienne médiévale. De même, de nouvelles analyses de chacun des ensembles doctrinaux italiens permettront de juger du poids de la littérature apocryphe et des nouvelles tendances philosophiques dominant la Chrétienté occidentale dans les écoles cathares.

11Des analyses critiques et des éditions de sources polémiques, complétant celles que des érudits ont déjà entreprises, sont également attendues. La documentation polémique contre l’hérésie pose aujourd’hui encore de nombreux problèmes. Des sources attendent une première étude, d’autres qui ont déjà été étudiées et qui sont partiellement éditées, mériteraient une édition intégrale et une critique renouvelée – le renouvellement est en cours pour les sources italiennes, tandis que les études sur les sources languedociennes ont pris du retard. Une édition critique du traité d’Alain de Lille serait bienvenue, sans oublier les relectures nécessaires de traités comme le Liber Antiheresis (étude des différents manuscrits notamment) ou le Contra haereticos d’Ermengaud. Ce dernier, ainsi que l’Adversus Valdensium de Bernard de Fontcaude, mériteraient une édition critique prenant en compte le milieu d’élaboration, peut-être le groupe de polémistes montpelliérains autour des écoles d’inspiration porrétaine de l’abbaye de Maguelone…

12Une meilleure connaissance des croyances, considérant des spécificités propres à chaque région ou communauté, devrait aider à l’avenir à mieux se repérer dans la datation des traités, mêmes si les textes se sont vus modifiés à la suite des différentes copies. Ce serait un progrès comparé à la démarche adoptée par l’historiographie du catharisme qui, s’appuyant sur une information tardive, a eu tendance depuis le siècle dernier à généraliser sur le problème de la nature doctrinale du catharisme. Ce qui, en l’absence de renseignements doctrinaux dans les sources les plus anciennes, a conduit certains historiens comme Raoul Manselli et Arno Borst, à dire que la doctrine cathare était une doctrine de l’arcane et ne pouvait être transmise ou révélée en dehors de la hiérarchie de la secte. L’évolution doctrinale qui permettrait d’expliquer le silence des sources plus anciennes n’a pas été vraiment envisagée jusqu’à présent.

13Des analyses internes permettant de comparer le contenu des différentes copies, feraient reculer ou avancer, parfois de quelques décennies, la période d’élaboration d’un texte, et préciser davantage son lieu d’origine et son milieu de production. Il faudrait donc que se multiplient les études critiques des sources selon leur provenance, reconstituant leur parcours avant le point de chute et considérant la place qu’elles occupaient à côté d’autres textes dans les manuscrits les ayant transmises.

14De même, il serait souhaitable de poursuivre des études des sources inquisitoriales et plus précisément des témoignages doctrinaux qu’elles contiennent. La restitution de leur arrière-plan historique permettrait de conduire autrement la réflexion sur la disparition du mouvement. La recherche sur la dissidence dite cathare a encore un bel avenir devant elle.

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