Chapitre IV. L’expansion du catharisme dans l’Empire
p. 127-159
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
Témoignages
Les dénonciations
1Un des premiers documents mentionnant l’existence de communautés hérétiques de type apostolique est la lettre adressée par le prémontré de Steinfeld, Evervin, au futur saint Bernard, vers 1147-48. Il la rédige suite à un synode tenu dans l’église de Saint-Pierre de Cologne, au cours duquel l’archevêque Arnold I (1138-1151) interroge des hérétiques découverts dans la ville. L’objet de la missive d’Evervin est de demander au cistercien, délégué de la Papauté chargé de la lutte contre l’hérésie, d’intervenir afin de contrecarrer leur action. Parmi les deux groupes d’hérétiques dénoncés par Evervin se trouvent, nous l’avons vu, la communauté des « faux apôtres », dont les membres s’organisent suivant le modèle des communautés de l’Église primitive, c’est-à-dire, en auditeurs, croyants et chrétiens1.
2Quelques années plus tôt, une lettre de l’Église de Liège décrit une communauté « hérétique » organisée de façon similaire. Après avoir interrogé un des auditeurs de la secte, un dénommé Aimeric, les chanoines de Liège s’adressent au pape, très probablement Lucius II, entre 1144-1145, pour lui demander conseil face à l’attitude violente de la foule qui voulait les livrer au feu :
« Cette hérésie est divisée en degrés. Elle a des auditeurs qui sont initiés à l’erreur ; des croyants, déjà abusés, et des “chrétiens” ; elle a des prêtres et les autres prélats comme nous. Les blasphèmes de cette néfaste hérésie consistent à nier la rémission des péchés dans le baptême, à réputer vain le sacrement du corps et du sang du Christ, à dire que l’imposition des mains de l’évêque (pontificalis) n’apporte rien, que personne ne reçoit le Saint-Esprit sans les mérites préalables de bonnes œuvres, à condamner le mariage, à prêcher qu’il n’y a d’Église catholique que chez eux, à considérer tout serment comme un crime2. »
3À Liège, les hérétiques qui, une dizaine d’années plus tôt, en 1135, étaient interrogés dans le cadre d’un synode, contestaient le baptême, le mariage et les suffrages pour les morts :
« On arrêta à Liège en 1135 des gens, qui étaient hérétiques sous les dehors de la religion catholique et de l’habit de la vie spirituelle. Ils niaient le mariage légitime, disaient que les rapports avec les femmes devaient être communs, combattaient le baptême des petits enfants, et affirmaient que les prières des vivants ne peuvent rien apporter aux âmes des morts3. »
4Malgré la brièveté des témoignages, il est possible que ces hérétiques liégeois, comme le deuxième groupe dénoncé par Evervin de Steinfeld dans sa lettre à Bernard de Clairvaux, étaient des partisans de la secte d’Henri4. Contrairement aux « faux apôtres » que dénonce Evervin un peu plus tard, ils ne s’organisaient pas en communautés, ne se réclamaient pas des adeptes de la vita apostolica, ne se considéraient pas comme les véritables successeurs des apôtres, traits constitutifs des premières communautés d’ » apôtres hérétiques » (outre les refus sacramentaires partagés).
5En 1144-1145, les chanoines de Liège disent que les hérétiques capturés croient qu’il n’y avait d’Église catholique que chez eux, ajoutant que leur « erreur » s’était répandue depuis Mont-Aimé (Champagne) dans toutes les cités de l’Empire, ainsi que dans toutes les régions de la Gaule. Quelques années plus tard, Evervin trace un tableau encore plus sombre en affirmant que « ces hérétiques étaient une grande multitude répandue presque partout sur la terre […] et que cette hérésie était restée cachée jusqu’à ces temps-ci depuis le temps des apôtres, et qu’elle s’est maintenue en Grèce et en d’autres pays5 ».
6Vers 1165, d’autres témoignages évoquent des communautés « hérétiques ». Ils sont contenus dans les Sermons contre les Cathares rédigés par le moine Eckbert de l’abbaye de Schönau, exceptionnels pour la richesse et les détails de l’information. Elle est tirée de sources directes puisque c’est Eckbert lui même qui affirme avoir discuté en maintes occasions, avec son compagnon le chanoine Bertolphus, avec les membres de la « secte des cathares », lorsqu’il était encore chanoine à Bonn, donc avant 1155. Après avoir quitté la vie canoniale, devenu moine à l’abbaye de Schönau, Eckbert va initier sa carrière de polémiste contre l’hérésie et dédie ses Sermons à l’archevêque de Cologne, Rainald de Dassel (1159-11676). Bien renseigné sur les activités de ceux qu’il appelle « cathares », Eckbert affirme que ces hérétiques avaient alors leurs propres écoles et, à leur tête, leurs propres maîtres. Le moine avoue avoir soutiré ce renseignement d’un ancien élève « cathare » revenu à la foi catholique au temps de l’archevêque Arnold7.
7À Cologne, d’après le témoignage d’Eckbert dans ses Sermons, quelques membres d’une communauté « cathare » sont jugés et brûlés, le 5 août 1163, et parmi eux, quatre parfaits et une femme dont Arnoldus semble avoir été le chef – archicatharus. Au même moment, à Bonn, Eckbert décrit le sort semblable subi par un autre archicatharus, Theodericum, et ses compagnons8.
8Uwe Brunn apporte au dossier sur l’hérésie dans l’archevêché de Cologne le témoignage d’une source peu connue et contemporaine des événements de Cologne en 1163, le Codex Thioderici. Le récit de Théodéric, moine de l’abbaye de Deutz, est le suivant :
« Pendant la quatrième année de celui-ci [Rainaldus]9, c’est-à-dire l’an 1163 de l’Incarnation du Seigneur, au mois d’août, deuxième jour du mois, sixième jour de la semaine, furent arrêtés dans la ville de Cologne six hommes et deux femmes des catafriges ou cathares avec leur hérésiarques, Arnold, Marsile, Théodéric, qui furent condamnés et anathématisés par le clergé, les juges et le peuple de la cité lorsqu’ils refusèrent de recevoir la foi catholique et de se séparer de leur secte impie. Quand ils furent brûlés à côté des sépultures des juifs sur la colline qui est appelée “colline juive”, par inspiration diabolique, ils montrèrent une telle opiniâtreté dans leur proposition que certains d’entre eux, comme fous, se jetèrent eux-mêmes dans les flammes10. »
9Par ailleurs, à travers le récit de la Vita Eckeberti, on apprend qu’Eckbert, après l’intervention et probablement sur les conseils d’Hildegarde de Bingen, intervient comme assesseur ecclésiastique à Mayence afin de démasquer une quarantaine d’hérétiques « cathares » qui cachaient leurs erreurs11.
Des hérétiques d’Empire en Angleterre ?
10Selon le chroniqueur anglais Guillaume de Newburgh, les hérétiques, qu’il qualifie de « publicains », partis en mission en Angleterre, vers 1163 ou 1165, étaient d’origine allemande. Cette trentaine d’hommes et de femmes s’était placée sous la tutelle d’un dénommé Gérard, homme vraisemblablement instruit12. Ils furent arrêtés par les officiers d’Henri II et interrogés dans un synode tenu à Oxford, en 1166. Le chroniqueur n’est pas très précis quant à leurs opinions « hérétiques » à propos du baptême, de l’eucharistie, du mariage et de l’Église catholique. Il paraît donc difficile de se prononcer définitivement sur leur identité : s’agissait-il d’une communauté d’ » apôtres » itinérants semblable à celle dénoncée par Evervin ? Notre source principale d’information paraît l’induire en faisant allusion à l’attitude des missionnaires face aux persécutions subies : « Se conformant à Mt 5,10, ils se réjouirent et subirent le martyre et la persécution comme les “apôtres hérétiques”13. » Certains historiens voient dans ce groupe des « cathares » en mission dont l’objet était de fonder une communauté en Angleterre14.
La réforme romaine dans l’Empire et la dénonciation de l’« hérésie »
11À ce moment et dans ces régions, l’Église impériale demeure très attachée au système politique des empereurs germaniques, se montrant très réticente à l’application de la réforme grégorienne. D’ailleurs, le schisme initié en 1159 et faisant s’affronter les partisans du pape Alexandre III, représentant du parti romain, à l’antipape Victor IV, trouvait dans le clergé des Églises de Cologne et de Liège ses principaux défenseurs. Dans ce contexte, les schismatiques ont pu être identifiés et assimilés aux hérétiques par les partisans romains.
12Il est possible de distinguer deux périodes dans les témoignages qu’on vient d’évoquer. La première correspondrait aux années 1135-1147-8, pendant lesquelles les manifestations « hérétiques » s’inscrivent encore dans le contexte des « polémiques d’époque grégorienne » : protestation contre la médiation abusive des clercs en matière sacramentaire et rituelle et pratique rigoureuse de l’exemple de vie apostolique. Les différents groupes d’hérétiques repérés, tant les partisans (hypothétiques) d’Henri que les communautés de « faux apôtres », auraient manifesté un « grégorianisme radical » dans ces régions où la réforme romaine avait du mal à s’imposer15. Si, comme il a déjà été dit, les aspirations des deux groupes correspondaient à celles d’une partie du clergé hostile aux effets de la réforme, l’attitude et les desseins des uns et des autres n’étaient pas les mêmes. Ce qui explique l’évolution des groupes hérétiques dans les années 1150-1160 : ils inaugurent la deuxième période de l’hérésie dans l’Empire et ailleurs en Europe, comme nous allons le voir.
13Avec l’hérésie des « cathares », décrite et réfutée par Eckbert de Schönau, nous sommes pour la première fois confrontés aux membres d’une secte ou d’une « école » auxquels Eckbert reconnaît une très bonne connaissance des Ecritures et des Pères. Comparés à l’exposé qu’Evervin fait à Bernard de Clairvaux, les Sermons d’Eckbert de Schönau présentent – malgré l’adultération des croyances « cathares » par le moine allemand qui les réfute à l’aide du texte d’Augustin contre les manichéens –, un corpus de croyances qui ne figure pas chez Evervin. Contrairement à celui-ci, Eckbert fait peu d’allusions au type d’organisation des « cathares ». À peine quelques références à l’existence de « maisons » où habitaient des communautés hérétiques exerçant probablement un métier, une activité artisanale, semblables aux « maisons d’hérétiques » attestées pour les bons hommes/bonnes femmes du Midi de la France et de l’Italie, quelques décennies plus tard. Ces « maisons d’hérétiques » étaient des lieux de travail, d’enseignement et de vie religieuse, accueillant séparément des communautés hérétiques d’hommes et/ou des femmes. L’ensemble de ces communautés constituait une église locale indépendante et autonome des autres églises existantes dans une même région, et chacune était placée sous l’autorité d’un évêque16.
14Ce qui paraît plus certain est que, pendant les années 1150 les hérétiques « cathares » ont, d’après Eckbert, leurs écoles avec leurs maîtres à penser. À l’instar des différentes régions du Royaume de France, les écoles « cathares » en Rhénanie sont l’expression du développement de l’activité intellectuelle que connaissent les milieux scolaires urbains, liée à l’essor économique des villes, pendant la première moitié du xiie siècle. Lieux privilégiés de réflexion autour du texte sacré et de travail artisanal, il est possible que chaque école ait pu constituer, ici ou là, des communautés développant des opinions particulières sur des sujets précis, lesquelles devinrent très tôt inconciliables avec celles de l’Église catholique, comme la lecture des Sermons d’Eckbert de Schönau le laisse penser.
15Pour sa part, Uwe Brunn envisage de voir dans ces écoles rhénanes des corporations, c’est-à-dire « des communautés religieuses qui recevaient une instruction théologique et qui étaient identifiables à travers un corps de métier ». Les clercs sortant des écoles étaient probablement très nombreux dans les villes comme Cologne. Dans certaines écoles, comme cela semble être le cas des écoles « cathares », sont enseignées des opinions allant à l’encontre de celles défendues par l’Église aux temps où elle cherche à imposer la réforme. Celle-ci, menée dans ces régions d’Empire principalement à travers des ordres religieux, tels les prémontrés et les cisterciens, a pu mettre sur les marges les clercs en désaccord. Ces derniers ont pu trouver un terrain favorable d’action dans les milieux de l’artisanat, qui dès le milieu du xiie siècle commence à s’organiser en corporations, surtout dans les villes. Eckbert affirme même que les « cathares » tiennent leurs réunions dans des caves et dans des ateliers de tissage, attirant ainsi les fidèles17. Nous devons attendre les débuts du xiiie siècle, moment de recrudescence de la lutte contre l’hérésie, pour voir condamnés comme hérétique tous ceux qui ne prêchaient pas ouvertement, voyant cette attitude discrète comme un signe indicateur d’hérésie18.
16Dans l’étude précise des « cathares », la question que l’on peut donc se poser est de savoir si nous avons affaire, durant ces deux périodes de témoignages concernant l’hérésie dans les régions d’Empire, à un même mouvement dissident lorsqu’on parle des communautés des « faux apôtres » et des hérétiques « cathares ». Certes, des raisons de différents ordres (politique, sociale, économique et religieux) permettent d’expliquer le sort des communautés de type « apostolique » semblables à celles qu’Evervin décrivait une vingtaine d’années plus tôt. Leur sort est en rapport direct avec l’intérêt croissant que les polémistes catholiques vont porter pour les combattre, à partir des années 1160, et surtout dès la fin des années 1170 avec la première condamnation des « cathares » par le IIIe Concile de Latran (1179). Dès lors, un processus d’identification de l’hérésie « cathare » est en place, le point de départ pouvant être fixé, comme Uwe Brunn le montre, au moment de la remise de ses Sermons contre les cathares à l’archevêque de Cologne par Eckbert de Schönau, vers 1164-1165. Certes, cette démarche inaugurée par le polémiste rhénan empêche de saisir la véritable portée et dangerosité de la dissidence qu’il combat, difficulté dont témoignent les débats historiographiques autour de la question. Si certains tendent à majorer l’implantation de la dissidence dite « cathare » dans ces régions, d’autres, au contraire, tendent à minimiser son impact mettant sur le compte des polémistes une présentation de l’« hérésie des cathares » plus uniforme et cohérente qu’elle ne l’était en réalité19. Pour ma part, je pense que si le moine rhénan inaugure un processus d’identification de l’hérésie des « cathares », en étant le premier à présenter ses adeptes comme les partisans d’une doctrine dualiste et unifiée, il est aussi le premier à reconnaître que les « cathares » divergeaient entre eux sur certains sujets, suivi en cela par d’autres polémistes catholiques. L’absence d’unité qui, certainement depuis leur apparition, caractérise la dissidence des « cathares » – même celle déjà combattue par Eckbert –, autant dans leur organisation que dans leurs croyances, peut, certes, justifier le travail d’uniformisation doctrinale, voire de synthèse doctrinale, auquel paradoxalement le moine rhénan soumet les croyances de ces hérétiques en s’appuyant sur l’héritage patristique puis sur toute la tradition polémique contre les hérétiques20. Mais, si l’usage de la littérature anti-hérétique est incontestable chez Eckbert, il faudrait voir dans ses Sermons, plutôt qu’une pure élaboration intellectuelle de l’hérésie par le moine, une réalité hérétique déformée, parfois même détournée de ses véritables principes, à cause du mauvais usage qu’il fait de la littérature polémique ancienne et plus précisément des œuvres d’Augustin. Nous y reviendrons dans l’analyse de ses sermons.
17En résumé, il faut souligner parmi les raisons de l’apparition des communautés « cathares » dans ces contrées, la responsabilité partagée, tout au long du xiie siècle, de l’Église impériale et des partisans de la réforme romaine21. Les affrontements entre les partisans de l’empereur et le parti romain, encore pendant les années du schisme (1159-1177), montrent à quel point le dernier avait du mal à s’imposer, le schisme pontifical ayant certainement favorisé la propagande hérétique et l’éclosion des sectes22. C’est dans le contexte de controverse et de débats entre les deux tendances dominantes et sur leurs marges que les écoles urbaines allemandes ont poursuivi leur travail de réflexion et de formation. Dans un tel climat, elles ont pu développer ou accueillir un courant de pensée dont les précédents intellectuels immédiats ont pu remonter à la tradition carolingienne. Nous y reviendrons à la fin du chapitre. Pour sa part, l’attitude de l’Église paraît avoir été singulièrement modérée dans un premier temps, comme on peut le constater à travers la législation conciliaire23. Elle s’explique probablement par une implantation, voire une expansion des communautés « cathares » dans ces régions, moins importante qu’il n’a été dit24. Ainsi, le premier des deux Conciles de Reims se tient en 1148, à la suite de la tournée de Bernard de Clairvaux dans le Midi et de la visite du légat Henri-Albéric en Bretagne, en 1145. Le canon concernant l’hérésie condamne les protecteurs des hérétiques en Gascogne, en Provence et ailleurs. Tenu en 1157, le second concile de Reims édicte diverses peines contre les « manichéens » qui se répandent par l’intermédiaire des « très abjects tisserands, qui fuient souvent de lieu en lieu25 », des « tisserands » sur lesquels il nous faudra revenir. Il faut attendre la condamnation contre les hérétiques du IIIe Concile de Latran (1179) pour voir apparaître dans la liste le nom de « cathares » repris dans la bulle Ad Abolendam du pape Lucius III, en 1184.
Répression et bilan de l’hérésie des « cathares » dans l’Empire
18Au regard des témoignages évoqués pour le xiie siècle, il paraît difficile d’envisager l’hypothèse que sur les terres d’Empire ait existé une « Église » cathare organisée, tout au moins sous la forme qu’on connaîtra plus tard en Italie ou dans le Languedoc. Les sources confirment l’existence de communautés « hérétiques » différentes. Des communautés d’« apôtres » comme celles qu’avait dénoncées Evervin de Steinfeld sont attestées à Cologne et à Liège. Vers 1144-45, les chanoines de Liège situent en Champagne, à Mont-Aîmé, le lieu de provenance de ces communautés qui se répandaient aussi vers l’Empire. Il ne faut pourtant pas accorder trop de crédit à leur témoignage qui cherche à présenter l’hérésie comme un mal, voire une épidémie surgissant de manière spontanée à partir d’un seul lieu, étranger ou extérieur, d’où elle se serait répandue. Certes, il y avait à Mont-Aîmé des « hérétiques » qualifiés de « bougres » ou de « publicains », mais dont l’organisation nous est inconnue. Il s’agissait pour la plupart d’individus, de prédicateurs itinérants, dont on ignore s’ils étaient rattachés ou non à des communautés organisées. Par ailleurs, il faut savoir que les premières notices concernant l’apparition de ces communautés en Champagne sont plus tardives, raison pour laquelle nous ne devons pas tirer de conclusions trop rapides sur l’importance de la Champagne comme lieu d’origine puis de développement de ces communautés dans les régions d’Empire ou ailleurs. Les événements qui se produisent un siècle plus tard ont certainement influencé cette opinion. Ainsi, le bûcher de Mont-Wimer (ou Mont-Aîmé près de Châlons-sur-Marne), en 1239, ne saurait être un argument pour penser que cette région était infectée par l’hérésie depuis un siècle26.
19Il en va autrement des écoles « cathares », marquées probablement par l’éclosion intellectuelle que connaissent les milieux urbains dans les régions d’Empire. La Rhénanie semble à cet égard avoir été un espace privilégié, comme le confirme pour les années 1150-1165 Eckbert de Schönau. Mais, à partir des années 1180 et jusqu’à la période de l’établissement de l’inquisition dans ces territoires, les témoignages sur l’hérésie deviennent rares. D’après Uwe Brunn, l’absence de mentions concernant la lutte anti-hérétique dans l’archevêché de Cologne peut s’expliquer par l’essor que les institutions urbaines connaissent à cette période, par le changement de la politique archiépiscopale, la fin du schisme alexandrin (1179) et l’absence d’une nouvelle vague de réforme monastique. Ainsi, le combat contre l’hérésie mené pendant le milieu du xiie siècle était directement associé aux efforts des ordres religieux, tels que les cisterciens et prémontrés, pour introduire dans les régions d’Empire le modèle de réforme défendu par la Papauté et plus précisément le modèle politique que l’institution romaine voulait imposer à l’ensemble de la Chrétienté après la dite réforme grégorienne. De nouveau, à partir des premières décennies du xiiie siècle, l’intérêt pour l’hérésie réapparaît dans ces territoires d’Empire coïncidant avec l’arrivée des ordres mendiants qui vont, comme au siècle précédent, mettre en danger le statut, les privilèges et les richesses des chanoines et des prieurs impériaux qui vont s’opposer aux exigences des nouveaux réformateurs envoyés par la Papauté. C’est l’époque de l’après Croisade albigeoise qui se montre la plus prolifique au sujet des témoignages sur l’hérésie27 dont les auteurs rhénans sont tous, il va sans dire, dans la mouvance pontificale28.
20La répression de l’ » hérésie » en Rhénanie est lancée par Grégoire IX, qui la confie dès 1231 au dominicain Conrad de Marbourg. Elle est donc, comme il a été dit plus haut, étroitement liée à la politique de réforme du clergé allemand que le pape entreprend dans ces régions. Dans cette perspective, Conrad doit aider le légat Conrad de Porto a faire respecter les canons que le Concile de Mayence (1225) avait décrétés. De même, le pape Grégoire IX qui avait introduit en 1231 dans le registre pontifical les statuts anti-hérétiques décrétés par l’empereur Frédéric II dans les villes de Lombardie, souhaitait les faire appliquer aux pouvoirs laïcs. Mission également confiée à Conrad de Marbourg qui s’adresse pour ce faire, en 1231, à Henri VII, roi de Germanie et fils de l’empereur Frédéric II. En parallèle à la répression confiée aux dominicains, le pape continue de soutenir et de défendre l’action qu’exerçaient les évêques dans ce domaine. En 1232, il donne aux archevêques de Mayence et de Trêves les mêmes prérogatives qu’aux dominicains, leur demandant de faire aussi appliquer les statuts anti-hérétiques29.
21Dans les Gesta Treverorum est recueilli le témoignage sur une des premières actions menées par Conrad contre les hérétiques de ces régions. Ce fut à Trèves en 1231 que, d’après le chroniqueur, Conrad découvre trois écoles hérétiques. Ceux-ci connaissaient les Ecritures et les avaient traduites en langue germanique. Parmi ces hérétiques et d’après l’auteur de la chronique :
« Certains renouvelaient le baptême, d’autres ne croyaient pas au Corps du Christ et niaient que les mauvais prêtres puissent le conférer. Certains contestaient aussi la confirmation et l’onction, ainsi que les suffrages de l’Église et l’autorité du pape. »
22Outre la mention d’une femme hérétique, Lucarde, l’auteur de la Gesta nous informe que :
« Suite au synode tenu à Trèves (1231), l’archevêque avait découvert que les hérétiques avaient leur propre évêque, qu’ils appelaient du nom de l’évêque catholique (Théodoric), et qu’ils font de même dans d’autres endroits avec les évêques locaux. Ils affirment qu’ils ont aussi en commun un pape qu’ils appellent “Grégoire”, du même nom que le pape de l’Église catholique. Deux parmi les hérétiques entendus par ce synode sont chassés, un autre est brûlé30. »
23Sur l’action de Conrad dans le diocèse de Mayence, le chroniqueur cistercien Aubry des Trois Fontaines dans sa chronique, introduit la lettre adressée, en 1234, par l’archevêque Siegfried de Mayence au pape Grégoire IX dans laquelle, suite à un synode tenu dans cette ville, il l’informe de la mauvaise action que Conrad de Marbourg avait menée contre l’hérésie dans son diocèse. L’archevêque affirme que Conrad avait démasqué des « pauvres de Lyon » et des « manichéens » avant de dénoncer les « lucifériens ». Il dénonce également au pape les fausses accusations portées par Conrad sur une femme de Bingen, Aleydis, ainsi que les nombreuses accusations que l’inquisiteur avait lancées contre les bourgeois et les notables de son diocèse31.
24Contrairement aux archevêques de Trèves et de Mayence qui avaient approuvé et soutenu l’action de Conrad dans leurs diocèses, tout au moins jusqu’au décès de l’inquisiteur, l’archevêque de Cologne n’avait pas soutenu Conrad dans la poursuite des hérétiques dans son diocèse. Les annales d’Erfurt témoignent des hérétiques interrogés par Conrad, dont quatre furent brûlés à Erfurt le 5 mai 1232. Une année plus tard, le chroniqueur Aubry des Trois Fontaines affirme qu’il existait à Cologne une « synagogue d’hérétiques » dont l’un interrogea une image de Lucifer32. L’accusation selon laquelle les hérétiques seraient des adorateurs du diable, et donc du chat à travers lequel le diable se représente, remontait dans ces régions au xiie siècle, mais ce sont surtout les cisterciens comme Césaire d’Heisterbach et les inquisiteurs comme Conrad qui vont la développer et l’immortaliser33. La qualification de « luciférien » que reçoit Lepzet, un des hérétiques accusé de catharisme, bien connu dans la documentation de cette époque, en témoigne. Son procès est déjà recueilli dans la bulle Vox in Rama, dans laquelle le pape Grégoire IX lançait un appel à la croisade contre les hérétiques de ces territoires, et parmi eux contre les « lucifériens » adhérents d’une secte « diabolique », adorateurs du chat34. Les erreurs du cathare Lepzet ont été recueillies dans plusieurs codex dont l’un était le Codex de Saint Gall, daté de la fin du xiiie siècle. D’après la description du texte réalisée par Uwe Brunn, la première partie contient un récit sur le rite d’initiation d’un « cathare », présenté comme le rite d’adoration du diable sous forme de chat. La deuxième partie présente Lepzet comme un disciple du diable, son Dieu, pour lequel il fait pénitence afin qu’il puisse revenir au ciel d’où il avait été expulsé. C’est la troisième partie qui rapporte, malgré les débordements fantastiques de l’auteur, l’information la plus vraisemblable au sujet des croyances de Lepzet, à savoir, le rejet des sacrements catholiques, des pratiques cultuelles et la critique contre la hiérarchie de l’Église romaine. Lepzet accuse celle-ci d’être la grande prostituée, accusation utilisée aussi fréquemment par les dissidents languedociens pour récuser la validité des prélats catholiques. La description du rituel du baptême spirituel rappelle celle contenue dans les Rituels cathares du xiiie siècle35.
25L’usage que Conrad fit de la procédure inquisitoriale montre qu’il se servit de cette nouvelle arme juridique et pénale de l’Église pour se lancer dans la poursuite des résistants à la politique romaine, expliquant la difficulté à faire accepter la nouvelle législation canonique dans ces territoires. Les archevêques de Mayence, de Trèves et de Cologne s’étaient opposés à Conrad, surtout lorsqu’il avait voulu lancer une croisade contre les « hérétiques » (l’ordre fut lancé en janvier 1233), visant des personnes haut placées comme le comte de Sayn, qui fut acquitté dans un synode tenu le 25 juillet 1233. Mais d’autres personnes furent condamnées, ce qui provoqua la colère de la population qui assassina, le 30 juillet 1233, Conrad de Marbourg et Gérhard, le franciscain qui l’accompagnait36.
26Pourtant, les hérétiques ne semblent pas avoir été nombreux dans ces régions37, même avant la campagne de répression initiée par Conrad et malgré la référence à trois écoles cathares38. Dans le combat contre l’hérésie Uwe Brunn émet l’hypothèse selon laquelle le cistercien Césaire d’Heisterbach aurait joué un rôle très important, voire même, aurait été le principal diffuseur de l’identification de l’hérétique comme adorateur du diable, image très répandue dans la documentation de cette période39. Pour Brunn, c’est à partir du moment où Conrad, dans son combat contre l’hérésie, s’attaque aux familles de haut rang qu’il n’aura plus le soutien des prélats impériaux. On ne peut que le suivre pour affirmer que les raisons ayant incité les auteurs des sources d’Empire à dénoncer l’hérésie dans ces territoires ont été de divers ordres. La dénonciation des hérétiques « pouvait avoir pour but de repousser les idées de la réforme ou, au contraire, d’inciter les prélats à se réformer et à prendre plus au sérieux leur devoir des cures des âmes et de surveillance de la bonne doctrine. Écrire sur l’hérésie et la dénoncer pouvait correspondre au besoin individuel d’un clerc de comprendre et de conceptualiser un phénomène social complexe qu’il avait du mal à saisir, il pouvait s’agir d’un exercice d’école accompli afin de résumer les connaissances acquises dans un domaine juridique spécifique, ou encore être le résultat de la simple curiosité d’un chroniqueur pour des faits singuliers40 ».
27En résumé, la plupart des sources en terre d’Empire mentionnent « des hérétiques » sans préciser toujours qu’il s’agissait de « cathares ». À partir des premiers témoignages, on a l’impression que des communautés de type apostolique coexistent plus fortement qu’ailleurs à côté des écoles d’enseignement « cathare ». On peut donc supposer que les écoles servaient de lieux d’enseignement et d’instruction d’où sortaient les prédicateurs itinérants autours desquels s’organisaient les communautés de type apostolique. Même si la dissidence « cathare » n’a pas réussi à s’implanter dans l’Empire aussi durablement que dans les régions méridionales, on a cependant l’impression que cet espace a constitué un des lieux privilégiés de sa réflexion et de son enseignement.
Les premières formulations de la doctrine des « cathares »
28Dans le territoire d’Empire, les nouvelles écoles urbaines, surtout celles des cités épiscopales des vallées de la Meuse et du Rhin, Liège, Cologne, Mayence, ont connu un important développement pendant la première moitié du xiie siècle. Dans ses « Sermons contre les cathares », rédigés vers 1164-65, le moine Eckbert de Schönau, témoigne de l’essor des écoles urbaines et de la richesse des débats entre les partisans des différentes « sectes ». Il affirme avoir entretenu des discussions musclées avec les adeptes de la secte des « cathares » à Bonn, dans les années 1150, puis plus tard à Cologne, probablement au cours de la décennie suivante.
29Faut-il donc voir parmi les « apôtres » hérétiques dénoncés par Evervin autour de 1147-48, l’action des premiers adeptes de la secte des « cathares » ? Certes, les deux groupes se considèrent comme les seuls héritiers de la tradition et de la succession apostolique, mais nous avons peu d’information sur les croyances des premiers. Voyons quelles étaient les opinions des « cathares », à travers les critiques que le moine Eckbert de Schönau recueille contre eux dans ses Sermons.
Les « Sermons contre les cathares » d’Eckbert de Schönau
30Les Sermons du moine Eckbert de l’abbaye de Schönau en Rhénanie constituent notre première source d’information, fondamentale pour l’étude doctrinale de la dissidence dans les zones d’Empire. Il s’agit d’un texte de caractère polémique, le premier consacré entièrement aux dissidents que l’auteur qualifie de « cathares ». Comme le montre Uwe Brunn, le choix du nom « cathare » n’est probablement pas un hasard, puisque à la même époque où Eckbert rédige ses Sermons, d’autres noms sont utilisés pour qualifier les mêmes hérétiques et ils étaient encore plus répandus que le nom de « cathare », à savoir le nom de catharistae, puis celui de catafrige sive cathari utilisé par Théodoric, le moine auteur du Codex Theodorici. Il est permis de penser, à l’encontre de Brunn, qu’Eckbert a choisi le nom « cathare », celui que recevaient les novatiens ou cathari, hérétiques condamnés au ive siècle, parce que contrairement aux cataphrygae – des manichéens anciens –, les cathari n’étaient pas dualistes. De plus, il est vrai que le nom « cathare » identifiait ceux qui, dans l’Antiquité tardive, avaient contesté les représentants de l’Église catholique, critique pesant aussi sur les « cathares nouveaux ». Je pense donc que si Eckbert finit, malgré tout, par s’appuyer sur la production polémique d’Augustin contre les catharistae de l’Antiquité, c’est avec l’intention de renforcer l’accusation de dualisme qu’il profère contre les hérétiques rhénans de son époque, accusation infondée. Pour preuve, le moine ne consacre aucun sermon à réfuter la supposée croyance des « cathares » dans un dualisme des principes. Il s’agit, à mon sens, d’un artifice du polémiste pour majorer le danger des adeptes d’une secte qui, avant tout, et comme nous allons le voir, refusent de reconnaître les fondements de l’Église catholique et son clergé, ainsi que les sacrements qu’il confère. Cette critique peut expliquer le choix du nom donné aux hérétiques par Eckbert. Comme les « cathari » ou novatiens du iiie siècle, les « cathares » du xiie siècle s’opposaient au modèle d’Église proposé par la papauté aux lendemains de la réforme grégorienne.
Plan des Sermons
31Rappelons tout d’abord le plan de ce texte polémique et les thèmes retenus par son auteur comme sujet de réfutation. Je suis le plan des sermons contenu dans l’édition de la Patrologie Latine de Migne41.
32- ECKBERTI PRAEFATIO ad reginoldum coloniensem archiepiscopum
33- SERMO PRIMUS
34I De haeresibus adversus quas disceptatio assumitur.
35II. De conjugio. Haeresis prima.
36Secunda, de usu carnium vitando.
37Tertia, de creatione carnum.
38Quarta, de baptismo parvulorum.
39Quinta, de baptismo aquae.
40Sexta, de animabus mortuorum.
41Septima, de missae contemptu.
42Octava, de corpore et sanguine Domini.
43Nnona, de humanitate Salvatoris.
44Decima, de humanis animabus.
45III. De origine sectae Catharorum.
46SERMO II : De eo quod doctrina Christiana occultando non sit.
47SERMO III : De incremento et manifestatione catholicae fidei.
48SERMO IV : De eo quod scriptum est : Fides sine operibus mortua est.
49SERMO V : Circa primam haeresim de conjugio.
50SERMO VI : Contra secundam haeresim de esu carnium.
51SERMO VII : Contra quartam haeresim de baptismo parvulorum.
52SERMO VIII : Contra quintam haeresim de baptismo aquae.
53SERMO IX : Contra sextam haeresim de animabus mortuorum.
54SERMO X : Contra septimam haeresim de sacerdotio.
55SERMO XI : Contra octavam haeresim de corpore et sanguine Domini.
56SERMO XII : Contra nonam haeresim de humanitate Salvatoris.
57SERMO XIII : Contra haeresim decimam de humanis animabus.
58Au début de sa préface, le moine rhénan présente la lettre dédicatoire de ses sermons à l’archevêque de Cologne, Rainald de Dassel (1159-1167). C’est dans son diocèse que se trouvaient, au dire d’Eckbert, les hérétiques qui communément (vulgo) étaient appelés « cathares ». D’après lui, ces hérétiques connaissaient bien les Ecritures, puisqu’il avait eu maintes occasions de discuter avec eux lorsqu’il était chanoine à Bonn, c’est-à-dire dans les années 1150.
59Dans son premier sermon, Eckbert commence par présenter ces nouveaux hérétiques, appelés sous différents noms selon les régions (catharos dans l’Empire, piphles en Flandre, « tisserands » en Gaule), comme étant ceux que le Nouveau Testament avait déjà annoncés (cf. Mt 24,23-26 et I Tm 4,142). Il présente ensuite un résumé des différents thèmes catholiques autour desquels les « cathares » développaient des opinions erronées et contre lesquelles le moine rédige sa réfutation. Ce premier sermon est clôturé avec l’évocation des origines de la secte d’après Eckbert. Il avoue s’inspirer de trois œuvres d’Augustin qu’il a à sa disposition, principalement du De haeresibus, mais aussi du Contra Manicheos et de Moribus Manichaerum, assimilant les « cathares » de son temps avec ceux que réfutait le Père de l’Église43. Cette fausse identification donnée en préambule permet au moine rhénan d’attribuer aux « cathares » la croyance manichéenne en deux principes créateurs, l’un bon, Dieu, l’autre mauvais, le prince des ténèbres ou diable. Pourtant, il avoue lui-même que les « cathares » confessent leur foi dans un Dieu unique :
« Nous (les hérétiques) croyons et confessons qu’un seul Dieu existe, qui a fait le ciel, la terre et toutes les choses qui se trouvent à l’intérieur, et en cela repose notre foi. En vérité, ils (les hérétiques) apprennent qu’il existe deux créateurs, l’un bon et l’autre mauvais, à savoir, Dieu et un prince des ténèbres que l’on peut identifier avec le diable. Ils disent qu’il existe deux natures éternellement opposées et contraires, l’une bonne et l’autre mauvaise, qui sont à l’origine de toute la création. Ils croient que les âmes des hommes, ainsi que des esprits qui les animent, des vertus qui animent les arbres, les herbes et les semences, ils disent que c’est Dieu qui est à l’origine car ils participent de sa bonne nature… De la chair existant sur la terre, autant des hommes que des autres animaux, ils affirment qu’elle tire l’origine du prince de ténèbres, le diable, qui est à l’origine de la nature mauvaise ; pour cela, ils refusent de consommer de la viande44. »
60Ce qui peut nous surprendre est que, après ce passage consacré à la description des origines de la secte où le moine présuppose la croyance des hérétiques dans un dualisme des principes, il ne fait plus mention de cette croyance et qu’il ne lui consacre pas de sermon ni de réfutation.
61Mais, si le dualisme n’est plus pour Eckbert un thème de réfutation, l’objet de la réfutation de ses trois premiers sermons II, III et IV sont les critiques des « hérétiques » envers l’Église catholique et son clergé, ainsi que les sacrements qu’il confère. Ceux-ci sont donc consacrés à la défense de l’institution romaine et de ses fondements45. Ensuite, les sermons V à XIII sont destinés à la défense de la théologie catholique des sacrements, combattant en même temps les pratiques sacramentelles des hérétiques au sujet du mariage, du baptême des nouveau-nés, du baptême d’eau, de l’eucharistie, ainsi que certaines pratiques cultuelles catholiques comme les offrandes pour les morts, les messes et aumônes, ou les interdits alimentaires, tels que la consommation de la viande. Enfin, les deux derniers sermons, le XII et le XIII, combattent deux erreurs considérées majeures par le moine et enseignées par les hérétiques, à savoir la négation de l’humanité du Christ et l’origine des âmes.
62La plupart des critiques qui portaient sur les sacrements catholiques se trouvaient déjà évoquées dans la lettre d’Evervin de Steinfeld à Bernard de Clairvaux à propos des « apôtres » hérétiques de Cologne condamnés presque une vingtaine d’années plus tôt, vers 1147-48. La nouveauté de l’information des sermons réside d’abord dans l’énonciation de certaines croyances « erronées » professées par les « cathares », comme l’origine et le devenir des âmes, l’origine du péché originel, la négation de la nature humaine du Christ. On peut donc se demander si avec les « apôtres hérétiques » d’Evervin et les « cathares » d’Eckbert, il n’y aurait pas lieu d’envisager la naissance d’une « secte » en terre d’Empire. Certes, par rapport aux premiers, les « cathares » d’Eckbert avancent, comme nous le verrons, non seulement des critiques mais aussi des propositions concrètes au sujet de l’Église et de ses fondements, ainsi que des sacrements et des pratiques cultuelles.
63L’ordre thématique selon lequel sont organisés les Sermons suit la logique du système de pensée catholique, qui inspire la réfutation d’Eckbert. Rappelons la nature polémique des sermons. D’abord, la critique des « cathares » contre l’institution romaine et son clergé, ensuite contre les sacrements catholiques. Il est cependant possible de saisir les fondements autour desquels s’articule la logique de la pensée dissidente. En énumérant dans ses Sermons les opinions défendues par les « cathares », j’ai pu présenter celles qui me paraissent être leurs croyances. Elles sont probablement le résultat de leur propre réflexion, donc de leur contribution aux débats musclés qui sur certains thèmes étaient menés dans les écoles théologiques depuis le siècle dernier. J’ai classé de la manière suivante ces thèmes, ainsi que les opinions proposées par les « cathares » d’après l’information d’Eckbert : ecclésiologie (sermo II, III, IV, X), péché originel et libre arbitre (sermo V et VI), christologie et sotériologie (sermo VII, VIII, XI et XII) et eschatologie (sermo IX et XIII).
64Ce classement thématique, comme les erreurs qui peuvent être imputées aux « cathares » d’après le récit du moine rhénan, se heurtent à la difficulté de parvenir à distinguer convenablement dans les affirmations d’Eckbert, ce qui relève véritablement de l’enseignement des « cathares » de ce que le moine leur attribue de manière abusive lorsqu’il se sert des textes polémiques d’Augustin contre les hérétiques anciens. Malgré cette difficulté, il est possible d’élucider les fondements de la critique « cathare » contre l’institution romaine et son clergé, de relever ceux du système ecclésiologique proposé par ces dissidents, et enfin de comprendre l’esprit ayant animé leurs critiques et leurs refus envers la doctrine sacramentelle catholique.
La « secte » des « cathares » rhénans
Ecclésiologie
65Les trois premiers sermons d’Eckbert, du II au IV, ainsi que le X, le plus long, sont consacrés à défendre l’Église catholique et sa hiérarchie. Tout d’abord, celle-ci serait atteinte par la prédication « en cachette » des « hérétiques » qui, n’enseignant pas l’Évangile ouvertement, témoignent ainsi de leur esprit dépravé46.
66De leur côté, les « cathares » accusent le clergé romain d’être indigne. Comme les « faux apôtres » d’Evervin, quelques décennies auparavant, l’accusation était l’objet de fortes controverses remontant aux temps de la « réforme grégorienne » opposant les partisans et ses détracteurs. Toujours d’actualité à cette époque, au milieu du xiie siècle, la controverse soulevait encore le problème de la Grâce, la question de l’état de dignité des ministres et donc de la validité des sacrements qu’ils conféraient.
67Eckbert demande aux « cathares » à quel moment remontait, pour eux, l’indignité du clergé catholique. Ils avouent l’ignorer exactement, mais affirment que depuis longtemps les pontifes et les cardinaux font preuve d’avarice et d’orgueil (superbia), causes de l’indignité des prêtres47. Par cette critique, les « cathares » s’insèrent dans la mouvance de ceux qui, au sein même de l’Église et à différentes périodes, s’opposent à toute tentative du clergé à s’impliquer dans les affaires du monde48. Certes, leur attitude rappelle celle des anciens donatistes qui accusent de trahison les évêques et les prêtres qui avaient livré les Écritures lors de la persécution de Dioclétien (303-305). Les donatistes tirent leur nom de l’évêque de Carthage, Donat (313-347), élu contre l’évêque Cécilien, accusé d’être ordonné par un traditor. Ils ordonnent leurs propres évêques et fondent une Église parallèle, l’Église des purs ou des martyrs, dont les communautés se répandent en Afrique. Pour les donatistes, seul un ministre se trouvant dans la communion de l’Église pouvait célébrer des sacrements valides et communiquer la grâce : « On ne donne que ce qu’on a. » Cette position sacramentelle des donatistes fut critiquée par Augustin. Pour les donatistes, le vrai sujet de l’action sacramentelle était l’Église, c’était le sacerdoce, tandis que pour Augustin c’est le Christ : Pierre baptise, c’est le Christ qui baptise, c’est-à-dire que l’Église, pour Augustin, n’exerce pas une potestas, un pouvoir, mais un ministerium, un service49.
68C’est cette position d’Augustin qu’Eckbert défend dans son sermon le plus long, le X, contre les accusations des « cathares » qui, comme les anciens donatistes, mais aussi comme les réformateurs grégoriens les plus intransigeants, niaient la validité des sacrements conférés par les prêtres catholiques. Si, dès la première moitié du xiie siècle et dans leurs traités contre les hérétiques, les polémistes catholiques consacrent des longues parties à la défense, justification et valorisation du sacerdoce qui se voit renforcé par le rôle fondamental des prêtres dans la consécration de l’eucharistie50, les « cathares », entre autres groupes dissidents, continuent de défendre la position la plus intransigeante des réformateurs grégoriens du siècle précédent. La foi sans les œuvres n’est rien, affirment les « cathares », justifiant ainsi l’apostolicité de leur ministère et leur rôle de vrais ministres du Christ, ne vivant pas dans le monde et ne recherchant pas richesses et pouvoir51. C’est donc la pratique de la pauvreté évangélique qui distingue les « vrais » des « faux » apôtres du Christ52. C’est sur le respect de ce principe moral que s’est bâtie l’ecclésiologie dissidente. Dominant l’idéal de vie que les moines du xie siècle prétendaient élargir à l’ensemble de la société53, la pratique de l’ascèse demeure une exigence pour les « cathares ». La pureté est exigée des ministres chargés de transmettre la grâce (potestas) du Saint Esprit à travers les sacrements. Pour cette raison, les « cathares » affirment qu’il n’y a de vrais prêtres que chez eux.
Péché originel et libre arbitre
69Après la défense de l’institution romaine, le moine de Schönau compose les sermons V et VI pour défendre le sacrement du mariage et pour combattre les opinions des « cathares » à ce propos (De conjugio), ainsi que les raisons pour lesquelles les « hérétiques » s’interdisent de manger de la viande, De esu carnium, en apportant un récit sur l’origine de l’interdit. C’est en abordant ces questions qu’Eckbert nous apprend les positions des dissidents rhénans au sujet du péché originel et du libre arbitre, des thèmes fortement débattus par les théologiens dès la fin du xie siècle.
70Depuis la tradition patristique, l’opposition entre corps et âme remonte au péché commis par l’homme dans le Paradis, à partir de la lecture réalisée du livre de la Genèse54. Augustin, dans La Cité de Dieu (I, XIV, chap. 23 et 26), insiste sur l’absence de toute concupiscence chez l’homme originel, les rapports entre Adam et Ève étaient dépourvus de sexualité avant la Chute. L’expulsion du paradis se traduit par « l’introduction d’une sexualité chargée de concupiscence et éloignant irrémédiablement l’homme du spirituel55 ». Augustin identifie donc le péché avec la désobéissance du premier couple qui transgresse l’interdit de Dieu en mangeant du fruit défendu, celui de l’arbre de la science du bien et du mal (Gn 3, 21). Pour Augustin, si Adam et Eve ont désobéi c’est parce que le mal était déjà en eux, leur volonté étant infectée en premier par la suggestion du diable qui les poussa à désobéir à Dieu. C’est l’orgueil, d’après le Père de l’Église, qui provoque la mauvaise volonté à l’origine de tout mal, donc du péché originel56.
71Pour sa part, les « cathares », d’après l’exposé d’Eckbert, affirment, à partir de la lecture allégorique qu’ils réalisent du récit de la Genèse, que le fruit défendu par Dieu au premier homme (Adam) dans le Paradis était la femme :
« Vous (“les cathares”) dites que le fruit que Dieu a défendu de manger au premier homme dans le Paradis n’était pas autre que la femme qu’il avait créée. Mais Adam transgresse l’interdit de Dieu en goûtant du fruit défendu. Pour cette raison, vous dites que depuis tout le genre humain s’est reproduit, il est né, de l’accouplement et donc celui qui ne se purgera pas par l’intermédiaire des prières et des sanctifications de ceux qui parmi vous s’appellent « parfaits », ne sera pas sauvé. Celle-ci est la raison pour laquelle vous condamnez le mariage et vous dites que tous ceux qui sont mariés et exercent l’acte conjugal, qui s’accouplent, sont en train de reproduire la cause de la désobéissance de l’homme envers Dieu, raison pour laquelle Adam fut expulsé57. »
72La désobéissance d’Adam, d’après l’interprétation que les « cathares » rhénans font du récit de la Genèse, et en accord avec Augustin, sous-entend que le premier homme avait usé de son libre arbitre, de sa volonté, lorsqu’il avait décidé de transgresser l’interdit de Dieu et de goûter au fruit défendu. Celui-ci est, pour les « cathares », représenté par la femme, version qui de toute évidence et contrairement à celle d’Augustin, identifie le péché de l’homme avec le péché de la chair. Pour Augustin, c’est le péché puis la chute qui introduisent une sexualité chargée de concupiscence, sans que l’on puisse véritablement savoir si la concupiscence est à l’origine du péché ou si elle en est sa conséquence. Pour les « cathares » rhénans la concupiscence est la cause même du péché. C’est autour d’elle que les hérétiques rhénans cristallisent le péché originel, le péché de l’homme. Néanmoins, on peut constater que dans les deux versions, autant celle des dissidents rhénans que celle d’Augustin, c’est l’acte de désobéissance de l’homme, c’est-à-dire, le libre arbitre ou empêchement de la volonté à faire le Bien, qui est à l’origine du péché58.
73Parce que le péché de la chair est à l’origine du péché de l’homme, au dire d’Eckbert, les « cathares » réprouvent le mariage puisqu’il réitère la désobéissance de l’homme envers Dieu59. Le moine ajoute que c’est pour cette raison qu’ils (les hérétiques) reprouvent le mariage et qu’ils s’appellent catharistas, c’est-à-dire purgateurs, et catharos, c’est-à-dire purs60. À partir de cette interprétation du péché originel, peut donc se comprendre le rôle fondamental que jouent les purgateurs « cathares » dans son effacement et par conséquent la dénonciation de la morale dépravée du clergé romain.
74Eckbert construit sa réfutation à l’aide du deuxième récit de la Genèse (2,7) qui se réfère à la création d’Adam à partir du limon de la terre. Il objecte que Dieu avait créé le paradis et l’arbre du Bien et du Mal avant la création d’Adam et d’Eve. C’est ensuite qu’Il introduit le premier couple au paradis et qu’Il leur défend de manger le fruit. Eckbert conclut en affirmant que, contrairement à ce que croyaient les « cathares », le fruit défendu du paradis n’était pas Ève, puisque l’arbre et le fruit de la science du bien et du mal précèdent celle-ci61.
75Par ailleurs, Eckbert avoue qu’un certain Hartvin, un des « cathares » probablement interrogés à Cologne, défendait que le seul mariage qu’ils reconnaissaient était entre vierges mais à condition que, après la conception du premier enfant, ils abandonnent leur vie conjugale. Néanmoins, le moine reconnaît que sur la question du mariage les hérétiques détenaient plusieurs avis et qu’ils ne se montraient pas toujours d’accord62.
76Certes, un peu plus tard, les témoignages concernant les communautés de cathares italiens montrent que certains, parmi ces dissidents, vont réaliser une lecture spirituelle des références au mariage dans les Écritures, non comme l’union de l’homme et de la femme mais comme l’union mystique de l’âme avec son esprit resté au ciel lors de la chute63. Cette interprétation spirituelle du mariage conforte encore l’opinion déjà défendue par une partie des « cathares » rhénans, bien que d’autres aient continué de défendre la position de Hartvin qui acceptait le mariage uniquement entre vierges. Il paraît logique d’envisager qu’à l’intérieur des écoles « cathares » rhénanes aient existé plusieurs points de vue à propos du mariage. Si certains ont pu l’accepter uniquement pour les « croyants », même avec certaines conditions, d’autres ont pu détenir des positions plus radicales en l’interdisant à l’ensemble des fidèles. La première attitude, attestée par Eckbert, est aussi relevée dans l’apocryphe l’Interrogatio Iohannis64. En effet, dans celui-ci est dit que, contrairement aux disciples de Jean-Baptiste, les disciples du Christ ne se marient pas et sont comme les anges des cieux (cf. Mt 22,30 ; 19,10-1265).
77Depuis le péché de chair commis par le premier couple, le genre humain se reproduit par la concupiscence, raison pour laquelle, d’après Eckbert dans son sermon VI, De usu carnium, les « cathares » ne doivent pas consommer de la viande, aliment impur66. La proscription de la consommation des viandes, qui remonte à l’ordre imposé dans l’Église primitive, est tout à fait liée au renoncement sexuel67. L’interdiction est formellement recueillie plus tard dans les rituels cathares languedociens et italiens : « Vous devrez faire encore ce vœu à Dieu que jamais, sciemment et volontairement, vous ne mangerez du fromage, du lait, des œufs ni de la chair d’oiseau, de reptile ou de bête prohibée par l’Église de Dieu68. »
78Les « cathares » rhénans reconnaissent que dans l’enseignement de l’Ancien Testament la viande n’était pas proscrite, tandis qu’elle l’est dans la loi du Nouveau Testament et dans la tradition de certains Pères de l’Église69. Eckbert riposte en leur demandant pourquoi alors ils mangent des poissons dont la reproduction se fait aussi par l’accouplement70.
79En vérité, affirme Eckbert en s’appuyant à nouveau sur les textes contre les manichéens d’Augustin, « les cathares tirent l’interdiction de manger de la viande de leur maître Manès qui affirmait que toute la chair est créée par le diable, également responsable de la condition des corps des hommes, tandis que les âmes sont créées par Dieu. Celle-ci serait la vraie raison de l’interdit alimentaire, mais les hérétiques ne l’avouent que dans le secret71 ». Contre les « cathares », le moine utilise une référence néo-testamentaire, le début du prologue de Jean, 1,1-3 : « Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut. » Le moine conclut en ajoutant que si toutes les choses ont été faites par le Verbe, alors toute la chair a été faite par Lui72. À cet argument, les hérétiques répondraient que c’est le diable, avec l’aide de Dieu, qui a créé ce monde visible73.
80La même référence scripturaire, celle du prologue de Jean (1,1-3), sera utilisée un peu plus tard par les dissidents italiens et languedociens quand ils affirment que le diable a fait ce monde-ci avec l’aide de Dieu. Selon Eckbert, en disant que le diable a participé à la création de ce monde-ci, les « cathares » justifient leur opinion selon laquelle le diable a fait (facturam esse) aussi les corps avec l’aide de Dieu74. Cette opinion permet de penser que les « cathares » rhénans ont probablement déjà réalisé à cette époque une interprétation double de certains termes scripturaires qui étaient considérés « universels », tels que omnia et creatio. Comme en témoigne plus tard le « traité cathare languedocien », ces termes pouvaient avoir une signification double dans les Écritures, tantôt omnia bona, toutes les choses bonnes (la bonne création), tantôt omnia mala, toutes les choses mauvaises (ce monde-ci).
81On peut envisager l’hypothèse selon laquelle les « cathares » rhénans auraient pu déjà tirer une exégèse spirituelle du prologue de Jean en affirmant que « Dieu est à l’origine de toutes les choses » (Omnia per ipsum facta sunt), en sous entendant par omnia uniquement « les choses bonnes », puis ensuite en interprétant que « sans lui rien ne fut » (sine ipso factum est nihil), ou plutôt que sans Lui le rien (nihil) a été fait. Par « le rien », les « cathares » comprennent, comme le faisait Origène puis Augustin, un « non-être ». Ainsi, la malice tout entière est un « non-être », elle est donc sans le Verbe et ne peut être comptée parmi « toutes les choses » faites par Dieu, refusant ainsi de croire que dans « toutes les choses » puissent être comprises en même temps les bonnes et les mauvaises, ce qui en bonne logique paraît incohérent à Origène et aussi à la plupart des communautés cathares75.
82Pour finir, il ne faut pas se laisser tromper par Eckbert lorsqu’il affirme que les « cathares » responsabilisent le diable de l’élaboration de la chair, des corps humains. Pour eux, l’aide du diable ne met pas en cause la toute puissance de Dieu, donc la croyance dans un Dieu unique et à l’origine de toute la création. Car, pour les « cathares », c’est Dieu qui donne l’accord au diable pour les faire, sans doute pour punir aussi les anges qui avaient péché aux origines avec le diable76. Cet argument se voit corroboré par la version que les dissidents rhénans tirent du récit sur l’origine des âmes, d’après la présentation faite par Eckbert dans son dernier sermon De animabus humanis. Par ailleurs, l’affirmation de la toute puissance de Dieu dément l’opinion du moine, fausse de toute évidence, selon laquelle les « cathares » étaient dualistes car ils croyaient en deux principes des choses. Sur ce point, comme sur l’origine de la chair, le moine rhénan, en s’appuyant sur les textes d’Augustin contre les manichéens, attribue aux « cathares » les croyances des hérétiques anciens.
Christologie et sotériologie
83La réfutation de la version « cathare » du péché originel Eckbert la poursuit, en bonne logique, dans les deux sermons suivants, le VII et le VIII, consacrés à la défense du sacrement du baptême catholique, De baptismo parvulorum et De baptismo aquae.
84Pour remédier au péché originel, à sa transmission depuis le premier couple, le baptême représente la purification pour les chrétiens. Le débat de l’époque oppose les défenseurs de la théologie catholique des sept sacrements à ceux qui la contestaient, les « cathares » pour leur part y participent en considérant comme inefficace la pratique du baptême des enfants et l’efficacité du baptême d’eau dans la rémission des péchés. Au fond, le débat tourne autour du rôle différent que les uns et les autres accordent au Christ dans la transmission du salut, raison qui explique, comme nous le verrons dans le sermon consacré à la défense du sacrement de l’eucharistie, le refus de ce dernier par les « cathares ».
85Le péché originel se transmet, d’après Augustin, des parents aux enfants puisque l’acte de chair qui précède à la génération ne peut pas échapper à la concupiscence qui surgit immédiatement après l’expulsion du premier couple, l’éloignant ainsi du spirituel. Le baptême symbolise le renoncement au démon et au monde permettant à l’homme de renaître à la vie spirituelle qui le conduit au salut77. Dans cette nouvelle naissance, l’Esprit Saint transmet à l’âme la grâce, mais aussi la vertu essentielle de la charité – Caritas –, celle-ci identifiée à la chasteté par Augustin, mais aussi par les « cathares78 ».
86Pour les « cathares », même s’ils divergent de la version catholique du péché originel, l’homme naît aussi avec le péché car il est produit de la concupiscence. Néanmoins, pour les dissidents rhénans, face au baptême d’eau conféré par Jean-Baptiste (cf. Mt 3,11), le baptême du Christ est celui de l’Esprit Saint et du feu (Jn 1,26), qui, par l’imposition des mains, transmet aux apôtres la grâce, la consolation du Paracletos (Consolateur), la Troisième Personne de la Trinité. Le baptême spirituel, contrairement au baptême d’eau que pratiquent les catholiques, ne peut être conféré sans le repentir préalable de celui qui le reçoit, sans la foi en Jésus, raison pour laquelle ils affirment que le baptême des enfants n’a aucune efficacité79. D’après Eckbert qui décrit le déroulement de la pratique « cathare » du baptême spirituel, ce baptême est conféré par les « cathares » à celui qui est devenu spécialiste – expertus – de leurs secrets, c’est-à-dire qui a déjà suivi l’enseignement cathare et possède sa connaissance80.
87Pour cette raison comme l’avaient déjà soutenu les petrobrusiens et henriciens, les « cathares » rhénans affirment que « le baptême ne sert à rien aux enfants, car ils ne peuvent pas le demander par eux-mêmes, parce qu’ils ne peuvent professer aucune foi ». Par leur critique du baptême des enfants, les « hérétiques » rhénans contestent la pratique du parrainage instaurée par l’Église romaine dans le baptême des nouveaux nés. La foi des parrains sert d’intercession au moment du baptême de l’enfant, les parrains s’engagent dans la formation et le cheminement de la foi de l’enfant à l’avenir. Pour les « cathares », au contraire, il est impossible que « la foi d’un homme quelconque puisse être profitable auprès de Dieu à un autre81 ».
88Pour les dissidents rhénans, comme pour les catholiques, le baptême symbolise le renoncement au péché mais pour les premiers il a essentiellement une portée sotériologique, car il met fin à l’exil de l’âme dans son corps de chair, exil qui n’est véritablement conclu que lors de la mort du corps. Ce salut ne peut être possible que par le baptême spirituel, celui qui apporte la charité et qui exige donc la chasteté, qui est pratiqué par les « purs », par les membres de la secte. Comme il était décrit dans le récit d’Evervin à Bernard de Clairvaux, le baptême par l’imposition des mains pouvait symboliser le rite d’entrée dans la communauté des chrétiens, mais il pouvait aussi symboliser l’ordination lorsqu’il était conféré aux « croyants » ayant décidé de mener une vie de renoncement au monde, ou aux mourants ayant exprimé le souhait de le recevoir au seuil de la mort. Le baptême spirituel reçu en tant que baptême d’ordination faisant du nouveau baptisé un « pur », comme le mentionne Eckbert, comporte le renoncement à la chair, exigeant la pratique stricte de l’ascèse et préfigurant ainsi l’état de pureté originelle, celui des anges avant la chute. Ces anges deviennent pour les « cathares » les âmes mises en prison dans les corps de chair mais qui pourront revenir définitivement au royaume de Dieu lors de la mort. Pour cette raison, il était strictement défendu aux « purs » de commettre l’acte de chair après leur engagement ou ordination. La chasteté pour ceux qui avaient décidé de renoncer au monde, de devenir « cathare », « purgateurs », devait être strictement observée. La transgression de cet interdit conduisait l’individu à la perte du salut.
89Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que la description qu’Eckbert réalise de la cérémonie « cathare » du baptême spirituel rappelle très fortement celle qui est recueillie dans les Rituels cathares plus tardifs. Le moine ne fait pas mention du consolamentum, nom que les Rituels cathares donnent plus tard au baptême spirituel, ni de la cérémonie qui le précède dans les Rituels, celle de « la transmission de la sainte Oraison » ou Notre Père82. Néanmoins, Eckbert fait mention de l’Ordonnant – celui qui apparaît célébrant la cérémonie dans les rituels –, qu’il qualifie d’« archicatharus » et qui, entouré d’autres hérétiques (purgateurs), pose le livre (des Évangiles) sur la tête du croyant.
90La défense de la théologie catholique des sacrements réalisée par Eckbert se poursuit, après le baptême, par l’eucharistie dans le sermon XI, De corpore et sanguine Domine. Face à l’interprétation catholique de l’eucharistie, les « cathares » montrent leur désaccord et proposent leur propre conception de la commémoration de la dernière Cène.
91Ils affirment que le Christ avait rassemblé ses disciples avant sa passion et, pour qu’ils en fassent autant en sa mémoire, il leur avait distribué « son corps pour le manger et son sang pour le boire », mais, après sa mort et sa résurrection, il était devenu impossible de manger son corps et de boire son sang83. En souvenir de la Cène, les « cathares » bénissent et fractionnent le pain qui est partagé lors des repas communs en récitant le Notre Père, et symbolisent ainsi la présence du Christ parmi eux, l’union mystique du Christ et de son Église84.
92Plus tard, l’exégèse spirituelle que tirent du Notre Père les Rituels cathares, débouche sur une interprétation mystique de la consommation du pain et du vin, commémoration quotidienne de la Cène dans la bénédiction et la fraction du pain. La nouvelle exégèse est celle du « pain suprasubstantiel » par lequel « on entend la loi du Christ qui a été donnée à tous les peuples85 ».
93Les « cathares » contestent donc le réalisme eucharistique ou croyance dans la transformation des espèces, le pain et le vin, qui deviendraient le vrai corps et le vrai sang du Christ lors de leur consécration par le prêtre à l’autel. Le mystère de la transsubstantiation se produit grâce aux paroles eucharistiques prononcées par le prêtre à la fin de la messe et elle a pour but de commémorer le sacrifice du Christ dont l’importance est décisive pour le salut des hommes. C’est le souvenir du sacrifice commémoré dans l’eucharistie et situé à la base de l’ecclésiologie catholique qui est contesté par les « cathares86 ». Car, pour les dissidents rhénans, la mort du Christ n’a pas la valeur de rédemption que lui confèrent les catholiques.
94En définitive, c’est l’ensemble de l’édifice ecclésial romain qui est visé par les « cathares » en contestant la valeur et l’efficacité des sacrements conférés par un clergé impur car, comme l’affirme Eckbert dans son sermon X, De sacerdotio, à propos des prêtres, ils sont accomplis par un clergé qui, n’observant pas l’idéal de vie évangélique, était incapable de distribuer le corps du Christ. Pour cette raison, ils affirment qu’il n’y aurait de vrais prêtres que parmi eux87.
95Dans son Sermon XII, De humanitate Salvatoris, Eckbert avoue ensuite au sujet de l’humanité du Christ que, « ceux qui vous connaissent bien affirment que vous niez l’humanité du Christ, raison qui permet d’expliquer », d’après lui, « que vous (les « cathares ») contestez le sacrifice du corps et du sang du Seigneur ».
96La négation de l’humanité du Christ par les « cathares » indigne le moine rhénan qui les compare aux manichéens qui enseignaient – et le moine utilise de nouveau les textes patristiques – que le Christ n’était pas un vrai homme, qu’il n’était pas né de la Vierge, qu’il n’avait pas souffert la passion ni la mort et qu’en vérité, il n’était pas ressuscité. Eckbert accepte la négation de l’Incarnation de la part des juifs mais pas de la part de ceux qui se disent chrétiens et qui suivent la loi de l’Évangile88.
97Pour Eckbert, c’est parce que les « cathares » niaient l’humanité du Christ comme les manichéens anciens, qu’ils refusaient l’interprétation catholique du sacrifice eucharistique et niaient la présence réelle du Christ dans l’eucharistie. Cependant, il ne faut pas remonter à l’Antiquité tardive pour trouver des réticences au sujet de la nature humaine du Christ. Jusqu’à Bernard de Clairvaux, il semble important de parler d’un Christ caché sous la chair, piégeant le diable par une mort imméritée. Chez les « cathares », le Christ se distinguerait de la chair qui le cache, qui l’« adombre89 », puisque le Fils de Dieu n’a pu adopter un corps de chair véritable, prison de l’âme résultant du péché et de la chute. Le corps du Christ ne pouvait être qu’en apparence. L’exil de l’âme dans le corps de chair qui rappelle le péché a aussi sa répercussion logique dans la croyance que défendent les « cathares » au sujet du salut. À travers le baptême spirituel, le baptême par imposition des mains, le Christ vient porter le salut de l’homme, délivrant son âme de son corps de péché et lui permettant de revenir au ciel.
Eschatologie
98Face à la question de l’avenir des âmes, de la rémission des péchés, et en rapport direct avec la croyance catholique dans l’existence d’un lieu d’attente après la mort où les âmes pourraient purger leurs peines grâce à l’intercession des vivants à travers des offrandes pour les morts, les « cathares » développent leurs propres opinions, si l’on suit l’exposé d’Eckbert dans son sermon IX, De animabus mortuorum. Pour les hérétiques rhénans, les âmes des défunts connaissent, selon leurs mérites, soit la béatitude infinie soit le supplice éternel (cf. Ap 2,23 et Ga 5,25). Les bonnes œuvres des vivants pour intercéder auprès de Dieu afin d’assurer le salut des morts sont inefficaces : « Les prières pour les morts sont inutiles, ainsi que la célébration de messes pour les défunts ou les aumônes90… »
99Dans ce sermon, Eckbert apporte d’autres renseignements sur l’eschatologie des « cathares ». Ils affirment que le Christ est descendu aux enfers après sa mort : Il a envoyé son esprit après sa passion sur la croix, son corps a été enterré et son âme est descendue aux enfers pour libérer du prince des ténèbres les âmes des élus morts avant la Loi ou sous la Loi de Moïse. Ces âmes attendaient depuis des siècles l’accomplissement de la promesse de Rédemption par le Christ91. C’est donc le Christ qui a rouvert le royaume des cieux, fermé depuis la chute des anges, à l’occasion de la promesse faite au bon larron (cf. Lc 23,4392). Si le Christ est descendu aux enfers avant son ascension au ciel cela veut dire que le Jugement n’a point de raison d’être à l’avenir, le Christ (cf. Jean 5,24) ayant promis la vie éternelle à tous ceux qui auront écouté sa parole et cru en Lui93. Les « cathares » d’Eckbert refusent ainsi, comme d’autres « hérétiques » de leur temps, la croyance dans le feu purgatoire, dans un lieu d’attente avant le Jugement dernier, défini un peu plus tard comme le Purgatoire, puis ils rejettent la croyance dans un Jugement à venir94.
100Eckbert de Schönau ne fait pas mention de la croyance, attestée plus tard chez les cathares italiens et languedociens, dans la transmigration des âmes ou passage de l’âme qui n’a pas été sauvée d’un corps à un autre où elle continue de subir sa pénitence jusqu’au moment où elle recevra le consolamentum. C’est en effet au début du xiiie siècle que sont connus les premiers témoignages attestant cette croyance (Alain de Lille et Pierre des Vaux-de-Cernay). Elle a pu être développée par certaines écoles cathares en réaction à la croyance dans le Purgatoire fixée vers la fin du xiie siècle. Le Purgatoire comme lieu d’attente des âmes qui ne sont ni tout à fait assez bonnes pour revenir auprès de Dieu et jouir du bien éternel, ni tout à fait assez mauvaises pour souffrir en enfer du feu éternel, représentait pour ces âmes l’opportunité de se racheter. Les dissidents cathares, ne croyant pas dans les peines purgatoires ni dans un lieu d’attente, ont pu reprendre à leur compte la croyance dans la transmigration des âmes d’Origène, d’après laquelle toutes les âmes déchues seraient un jour sauvées. La croyance dans la transmigration des âmes affichée par certaines communautés cathares, dès le début du xiiie siècle (albanenses, languedociens, bagnolenses), mais aussi la négation de la croyance dans un Jugement à venir, ainsi que l’affirmation de l’existence du Jugement par d’autres communautés (concorezzenses), témoignent des variantes, de l’évolution de la dissidence cathare selon les milieux et les époques. Pour les « cathares » rhénans les âmes devraient être selon leurs mérites, ou sauvées ou condamnées au supplice éternel, le Christ ayant promis le salut à tous ceux qui auront cru en lui, il paraît donc logique qu’ils remettent en question l’existence d’un Jugement dernier.
101Dans son dernier sermon De humanis animabus, au sujet de l’origine des âmes, le moine rhénan évoque les croyances des « cathares » sur l’origine du mal. Ils croient dans la préexistence des âmes : « Elles sont les esprits apostats qui, au début du monde, chutèrent du royaume de Dieu. Enfermées dans les corps humains, elles attendent le salut qui ne parviendra qu’à travers les membres de la secte95. »
102La croyance dans la préexistence des âmes remonte à l’interprétation cosmogonique d’Origène, né probablement à Alexandrie (183 à environ 254), qui s’inspire du mythe platonicien de la chute des âmes96. Pour Origène, à l’origine, Dieu a créé toutes les âmes semblables et douées de libre-arbitre. Si les unes ont choisi l’imitation de Dieu, les autres sont tombées dans la négligence. Il tire une lecture allégorique de la prophétie d’Isaïe 14,13-14, d’après laquelle le roi de Babylone, un prince mais un homme, a été jugé par Dieu, sa gloire passée étant comparable à celle d’un « astre brillant », l’étoile du matin, Lucifer97. Appelé « le dragon » (cf. Ap.12,1), il s’est détourné le premier de la vie parfaite, alors qu’il vivait avec toutes les âmes créées comme lui à l’image de Dieu98. Se révoltant dans le ciel contre Dieu, Lucifer est devenu l’ange déchu en voulant égaler en puissance celle de Dieu. Il a commis le péché d’orgueil qui le fit expulser du ciel avec d’autres anges, dont certains avaient été séduits99. La chute des anges explique l’exil des âmes sur terre, enfermées dans les corps ou tuniques de peau dont parle la Genèse (3,21 : « Yahvé Dieu fit à l’homme et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit »), de laquelle Origène tire aussi une lecture allégorique100.
103Le mythe de la chute des anges par orgueil dominera dans la littérature patristique chez Grégoire de Nazianze, Jean Chrysostome, Cyrille d’Alexandrie et Théodore de Cyr. Il débouche sur une confusion entre le diable, les anges déchus et les démons101. Pour le maître alexandrin, selon leur malice, certaines âmes déchues devinrent démoniaques, d’autres humaines102. L’âme vivant sur la terre peut, en progressant, redevenir semblable aux anges. Toutefois, la sortie de l’exil des âmes préexistantes enfermées dans leurs corps de péché a lieu dans le monde à venir, où les âmes rachetées par le Christ réintégreront leur état de pureté originel. Mais, pour Origène, des âmes saintes ont aussi pu descendre sur terre par amour envers Dieu et envers les hommes, cas de Jean-Baptiste, qui, pour certaines communautés cathares, était au contraire un envoyé du diable103.
104Comme le retour des âmes se fait dans le monde à venir, il est donc lié à la vision eschatologique et au salut proposé par Origène. Comme lui, les « cathares » croient dans la triple composante humaine : corps, âme, esprit. L’esprit demeure auprès de Dieu après la chute et il sera réintégré grâce au don du Saint Esprit, le « consolateur », qui permettra le retour de l’âme au ciel, libérée de son corps après la mort104. Les « cathares » vont hériter de cette vision eschatologique qui, à partir de l’exégèse réalisée par Jérôme de l’Apocalypse (12,4) et reprise par Anselme dans son Cur Deus homo, comptabilisent la proportion des anges déchus et celle des âmes humaines qui devraient les remplacer105. Les cathares italiens adoptent différents points de vue à propos du salut des âmes, certains croient que toutes seront sauvées, d’autres, que seront sauvées uniquement celles qui n’ont pas péché volontairement, les autres étant les démons qui seront condamnés. La vision de l’âme en exil pour illustrer la dualité, l’opposition de la chair et de l’esprit imminent dans les Écritures, imprégnera la tradition néoplatonicienne dominante tout le long du Moyen Âge occidental106.
105La réfutation d’Eckbert de l’interprétation cathare de la préexistence des âmes est la suivante. Il rappelle :
« La croyance ancienne et communément acceptée selon laquelle Dieu a créé le genre humain pour remplacer la curie céleste des anges qui tombèrent au début du monde. Plus tard, et par jalousie des hommes, le diable les poussa au péché, raison pour laquelle les premiers parents se virent expulsés du paradis. Le Fils de Dieu se fit homme pour libérer le genre humain du péché et du pouvoir du diable, afin de restaurer avec eux la curie céleste, c’est-à-dire le nombre de ses anges qui furent expulsés du ciel à cause de leur orgueil (cf. Ep 1,7-10 : “En lui nous trouvons la rédemption, par son sang, la rémission des fautes selon la richesse de sa grâce, qu’Il nous a prodiguée, en toute sagesse et intelligence. Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres”)107. »
106Ainsi, continue Eckbert, parmi les hommes qui sont dans ce monde, ceux qui seront sauvés sont ceux qui sont prédestinés et élus par Dieu, c’est-à-dire tous les « hommes élus » que Dieu a prévu de rétablir « dans » le Christ, c’est-à-dire par le Christ (cf. Ep 1,11 : « C’est en lui encore que nous avons été mis à part, désignés d’avance selon le plan préétabli de Celui qui mène toutes choses au gré de sa volonté, pour être à la louange de sa gloire, ceux qui ont par avance espéré dans le Christ108. ») Dieu compte rétablir, selon le moine rhénan, qui reprend ici la théorie de la prédestination d’Augustin, la curie des anges avec des « élus » qui jouissent de la grâce de Dieu, afin de la rendre semblable au nombre des anges qu’il y avait eu au départ109. Mais, pour Eckbert, ceci ne signifie pas, comme l’affirment les « cathares », que si les âmes humaines sont bien les esprits tombés du ciel, il soit nécessaire de sauver tous les anges déchus et tous les hommes. Car, dit-il, le Fils de Dieu est venu uniquement pour sauver les hommes et non les démons (Mt 25,28110).
107En quoi diverge donc l’interprétation des « cathares » sur l’origine des âmes et leur salut par rapport à celle d’Eckbert ?
108À la différence des catholiques, pour les « cathares », comme pour Origène, à la fin des temps, toutes les âmes pourront revenir à la patrie céleste dont elles ont été expulsées. À la différence d’Origène, et en accord avec les catholiques, pour les « cathares » il n’est pas question que le diable soit lui aussi sauvé. Il faut rappeler que la théorie de la préexistence des âmes d’Origène, et ses aboutissements logiques, la possibilité du salut de tous, y compris Lucifer, fut condamné dans le IIe Concile de Constantinople, en 553, bien que le mythe de Lucifer, l’ange le plus beau devenu rebelle et ennemi de Dieu est, comme Eckbert de Schönau le remarque (PL 195, col. 96), devenu une croyance commune de la chrétienté.
L’ecclésiologie des « cathares » : une version scolastique du modèle carolingien des deux Églises d’Haymon d’Auxerre ?
109Comme nous l’avons évoqué plus haut, vers le milieu du ixe siècle, le moine Haymon d’Auxerre, inquiet des rapports qu’il observe à son époque entre le spirituel et temporel, va tirer du commentaire de l’Apocalypse les arguments scripturaires sur la nature diabolique du pouvoir de ce monde et de ceux qui le recherchent111.
110Pour Haymon, la pulsion sexuelle, la fornication et l’adultère sont le mal de ce siècle, ce qui explique l’apologie qu’il fait de la virginité, unique chemin possible pour les prédestinés, les « élus112 ». Pour Haymon, qui s’inspire de l’allégorie de la montée à Jérusalem, entre l’Église et la Jérusalem céleste, la continuité est évidente. Rappelons que les trois ordres qui constituent l’Ecclesia : sacerdotes, milites et agricultores correspondent pour lui aux trois catégories de service auxquelles l’homme peut appartenir. Cet ordre convient donc à une Église imparfaite. La véritable Église, « Église des purs », s’organise selon un idéal de perfection céleste, l’idéal de virginité, et se compose de prélats (la hiérarchie ecclésiastique), mariés et continents – prelati, boni coniugati et continentes. Les prêtres se situent à la tête de la société « parce qu’ils doivent guider l’Église universelle dans son cheminement vers la Jérusalem céleste113 ».
111Haymon ajuste ainsi deux conceptions de l’Église dans sa théorie de la prédestination114. Elle est d’une part l’assemblée des croyants et d’autre part, elle est surtout la communauté des « élus » prédestinés à former le corps du Christ. En tant qu’assemblée de croyants, l’Église réunit les bons et les mauvais, elle représente l’« Église pénitente ». La communauté des prédestinés est la seule à constituer le corps du Christ, elle est l’ « Église des élus », composée uniquement des justes. C’est donc la voix des élus qui proclame la loi de Dieu dans l’« Église pénitente ». Haymon articule ainsi les deux définitions de l’Église, céleste et terrestre, glorieuse et pénitente, en associant la doctrine de la prédestination qui représente l’ordre divin, et la doctrine de la pénitence qui représente la situation des individus sur terre115. Comme Edmond Ortigues le souligne à propos d’Haymon « sa doctrine des trois ordres, plutôt qu’être une exaltation du pouvoir royal était une affirmation de la royauté du Christ et de l’autorité collégiale dans l’Église ». Sur les interprétations ultérieures des deux Églises d’Haymon, Ortigues souligne, outre l’interprétation monastique par Cluny et l’interprétation royale d’Adalbéron de Laon, une interprétation scolastique.
112Est-il permis d’identifier, à travers la critique que les « cathares » rhénans formulent contre l’Église catholique et son clergé, comme dans le modèle ecclésiologique qu’ils proposent, une formulation scolastique, au xiie siècle, du modèle d’Haymon sur les deux Églises ?
113À travers le mépris du monde, la conviction que le temps présent est mauvais, dominant dans son commentaire de l’Apocalypse, Haymon traduit un durcissement de la théologie augustinienne des deux Cités, terrestre et céleste. Ce durcissement augustinien aboutit logiquement au constat d’une dualité irréductible, qui croit en l’existence de deux mondes opposés, l’un visible et l’autre invisible. Ce mépris du monde et du pouvoir de ce monde, conception tirée de l’Apocalypse, sera celle qui dominera jusqu’à la fin du xie siècle, lorsque l’exégèse de l’Apocalypse sera ravivée sous l’impulsion d’Anselme de Laon. Avant cette impulsion, le mouvement de la vita apostolica mené par des partisans d’un retour à la pureté primitive s’appuient sur le matériel apocalyptique d’Haymon d’Auxerre et d’Amalaire de Metz. Il imprègne encore, dans la deuxième moitié du xie siècle, le Liber Quare, associant la paix des derniers jours, après la persécution de l’Antéchrist, à la paix qui, aux origines, était celle de la communauté apostolique116.
114Il faut attendre le travail d’Anselme de Laon pour que l’exégèse change de ton, expression des temps nouveaux. Elle cherche à revaloriser l’Église visible épurant le temps présent des connotations maléfiques d’autrefois. Maintenant, le temps est ressenti comme étant celui de la paix bénie. Le tournant catholique dans la perception du monde, pris à la fin du xie et au début du xiie siècle, explique la virulence avec laquelle certains groupes qualifiés d’« hérétiques » ripostent, en s’attachant à l’ancienne vision eschatologique du monde tirée de la lecture de l’Apocalypse aux temps carolingiens et qui leur vaudra leur condamnation. La réaction des hérétiques est à mettre en relation avec le décalage chronologique de l’introduction de la nouvelle exégèse de l’Apocalypse. Elle se produit, dès la fin du xie siècle, différemment selon les régions. Ainsi, la France du Nord et l’Italie du Nord connaissent plus tôt l’apparition de nouveaux commentaires, tandis que le Midi attend le courant au xiie siècle. Il est intéressant de noter que la lecture de l’Apocalypse que fait le moine calabrais Joachim de Flore, condamné comme hérétique, est aussi à replacer dans cette attente eschatologique117.
115Comme autrefois Haymon d’Auxerre, les « cathares » ont de l’Église et du rôle de ses ordonnés une conception qui me paraît fortement imprégnée de la vision eschatologique dominant le Haut Moyen Âge. Comme on l’a constaté dans l’étude des sermons d’Eckbert de Schönau, elle est confortée par l’idée que les temps présents sont mauvais, que la chair et les pulsions sexuelles sont à l’origine du péché et doivent pour cela être évités par ceux qui ont la charge de conduire l’ensemble des croyants (l’Église pénitente) vers la Jérusalem céleste. À la différence des « hérétiques » de l’an Mil qui prétendent élargir à l’ensemble de la société, aux autres états de vie, la condition ascétique propre à l’état monacal (continentes), préfigurant ainsi sur terre l’Église de Dieu, l’Église des purs, les « cathares » postulent pour un modèle d’Église dont le clergé serait épuré, tenu en marge des affaires du monde, louant le modèle de sainteté des apôtres et des martyrs, pratiquant l’ascèse et la pénitence, seule voie du salut pour les élus.
116Face au naturalisme, à la vision positive du monde et de la nature que proposent les théologiens de l’école de Chartres, pour qui l’homme, « microcosme », voit se répercuter en lui les lois de l’univers, les « cathares » rhénans demeurent attachés à la vision négative, celle du contemptus mundi dominant le xie siècle et perpétuée encore au siècle suivant par certains ordres monastiques comme les cisterciens. Ils condamnent la potestas, le pouvoir temporel parmi les vices auxquels s’adonne le clergé. Ils affirment que c’est l’avarice et le pouvoir qui, depuis longtemps, ont rendu invalides les prélats de l’Église romaine. Comme Haymon, les « cathares » sont convaincus que la vraie Église de Dieu est celle des « élus », des justes, ceux qui ont renoncé au monde et à la concupiscence de la chair, les « purgateurs ». Pour eux, l’Église est aussi la communauté des croyants composée par les hommes bons et mauvais, l’ensemble des fidèles, elle est l’Église pénitente. Mais la véritable Église, l’Église de Dieu, est celle des élus, l’Église des prédestinés constituée par les purgatores, comme les appelle Eckbert, ceux qui constituent l’Ordre de leur Église, ordre qui sera attesté aussi plus tard dans les Rituels cathares quand ils décrivent le déroulement de leurs principales pratiques liturgiques. Ce sont uniquement eux qui, au dire du moine rhénan, sont capables de porter le salut à travers leurs sacrements. On assiste ici au durcissement augustinien de la thèse des deux Cités, probablement ravivé de nouveau dans les écoles « cathares » de Rhénanie. Celles-ci, comme le confirme Eckbert de Schönau dans ses Sermons, avaient leurs maîtres, qui étaient des bons connaisseurs des Écritures et des textes patristiques. Ces écoles, résultat de l’essor économique et urbain que connaît le xiie siècle, participent au changement de mentalité qui se traduit, entre autres, par les différents rapports à l’argent et aux richesses. Les transformations qui s’ensuivent peuvent expliquer l’apparition, dans un contexte de retour aux idéaux de l’Église primitive, des communautés de type « apostolique », à la tête desquelles se trouvent des prédicateurs imprégnés des idéaux réformateurs du siècle précédent. Ces communautés religieuses ont pu intégrer, comme l’affirme Uwe Brunn, de nouvelles formes d’organisation, telles les corporations, résultantes de l’exercice des métiers dont l’activité était très importante dans ces régions. C’est le cas des corporations du tissage dont le métier de tisserand a servi, très tôt, à identifier ces dissidents. Pour preuve le canon du Concile de Reims, de 1157, accusant les « manichéens » qui se répandaient par l’intermédiaire des « très abjects tisserands118 ».
Conclusion
117Comme nous l’avons remarqué, la question de l’identification des « hérétiques » dans les régions d’Empire, mais aussi dans les principautés du nord du Royaume de France qui seront l’objet du chapitre suivant, est délicate. La question mérite donc, peut être plus qu’ailleurs d’être posée : à partir de quel moment et selon quels critères peuvent être identifiées comme « cathares » les communautés auxquelles font référence les différents témoignages ?
118Nous sommes obligés de constater, après l’étude des témoignages sur la dissidence dans les territoires d’Empire, et principalement celle des « cathares » réfutés par Eckbert de Schönau, qu’il existe des différences entre les communautés « apostoliques », comme celles dénoncées par Evervin de Steinfeld à Cologne dans les années 1140, et les « cathares » d’Eckbert, surtout à propos de leur organisation. Le constat est important. Il se fait peut-être l’écho des différentes étapes que connaît le mouvement lors de son implantation. Sur ces étapes, les témoignages sont souvent peu explicites et parfois déformés nous empêchant probablement de saisir ce mouvement dissident selon les périodes et dans les territoires d’Empire. Certes, différents types d’organisation sont également constatés un peu plus tard chez les dissidents italiens et languedociens, traduisant le succès, plus ou moins important, que connaît leur implantation dans ces régions. Ici, et principalement dans les castra du Midi comme nous le verrons, les communautés dissidentes s’organisent, à partir de la fin du xiie siècle, autour des maisons de travail et d’enseignement. Néanmoins, l’existence de ces maisons demeure plus obscure, sans être tout à fait ignorée des sources d’Empire, comme semble le confirmer le témoignage du moine Eckbert en faisant référence aux écoles des « cathares », lieux d’enseignement et de travail. Il faut donc rester prudents, car la présence d’écoles cathares, voire de maisons de travail et d’enseignement, n’est pas toujours attestée partout et lorsque c’est le cas, elle est à peine évoquée et renvoie à des situations différentes.
119Je propose d’envisager l’hypothèse suivante. Il serait permis de voir dans les communautés de type apostolique, comme celles dénoncées par Evervin de Steinfeld, le premier stade de la démarche d’implantation de la dissidence dans un territoire. Elle correspond à la période d’itinérance des « apôtres » hérétiques qui, par leur prédication, vont réussir à faire des adeptes. Les hérétiques arrivés en Angleterre dans les années 1160 pouvaient se trouver à ce stade. À la même période, les sources méridionales témoignent de l’existence des communautés dissidentes dont l’organisation rappelle les débuts de leur éventuelle implantation, celle de la prédication itinérante. Simultanément à la période d’itinérance, et en parallèle, des écoles d’enseignement ont pu exister, dans certaines régions, comme c’est le cas des écoles « cathares » à Bonn et à Cologne. Ces écoles étaient chargées d’instruire les futurs « cathares », les purgateurs, ceux qui par leur pratique de vie se considéraient comme les véritables successeurs des apôtres, ayant donc pour mission de transmettre le salut par le Saint Esprit à travers les sacrements et étant les seuls dignes de le faire.
120Il paraît évident que ces communautés dissidentes étaient porteuses d’un nouvel modèle ecclésiologique, modèle qui apparaît pour la première fois plus nettement formulé à travers le témoignage d’Eckbert sur les « cathares ». Il surgit au tournant de la réforme, au début du xiie siècle, et probablement comme une réaction à l’« inflexion que le mouvement grégorien avait donnée à la notion d’ordre », selon l’expression de Dominique Iogna-Prat. Il entend par là le passage de l’ordre trifonctionnel de la société (prêtres, guerriers et paysans) à l’ordre binaire (clercs et laïcs), à la tête duquel les théoriciens grégoriens situent « l’évêque de Rome », c’est-à-dire le pape. À l’encontre de celui-ci, les « hérétiques » du milieu du xiie siècle, tels les « apôtres » dénoncés par Evervin, puis plus tard les « cathares » d’Eckbert de Schönau, ou les adeptes de la secte d’Olivier à Lombers (Tarn), s’inspirant probablement du système ecclésiologique d’Haymon qui au milieu du ixe siècle enseignait un augustinisme politique sans référence au Pape, se sont opposés à la démarche de théocratisation conduite dès lors par les théologiens romains après la réforme. De l’action de ces contestataires, ainsi que du modèle ecclésiologique qu’ils défendent, les sources de l’époque se font l’écho, souvent très maladroitement comme nous le verrons dans les chapitres suivants.
Notes de bas de page
1 Supra, chap. 3, p. 110 sq.
2 E. Martène et U. Durand (éd.), Veterum scriptorum, t. I, col. 776-778 ; P. Fredericq, Corpus documentorum, t. I, n° 30, p. 32-33, trad. française de J. Duvernoy, L’Histoire des cathares, p. 109. Sur la polémique autour de la datation de la lettre et de l’identité du pape destinataire, M. Suttor, « Le “Triumphus Sancti Lamberti” », p. 227-264 ; id., « La lettre de l’Ecclesia Leodiensis au pape L », p. 75-113 ; id., « L’identification de l’hérétique », Hérétiques ou dissidents ? p. 219-237 ; G. Despy, « Hérétiques ou anticléricaux ? », p. 26. Cet auteur date l’Epistola Leodiensis ecclesie de 1135-1136, laquelle est adressée, selon lui, par le chapitre de Saint-Lambert sede vacante, au pape Innocent II. Une étude récente accepte également d’avancer la date de cette lettre, U. Brunn, L’Hérésie dans l’archevêché de Cologne, p. 90-95.
3 Deux sources informent sur ce synode : Annales d’Aix-la-Chapelle, t. 24, p. 37, et Annales de Rolduc, p. 78, traduction française de J. Duvernoy, L’Histoire des cathares, p. 109.
4 J. Duvernoy, L’Histoire des cathares, p. 109, et M. Suttor, « La lettre de l’Ecclesia Leodiensis au pape L », p. 81 et 84 sont d’avis contraire. Ils voient des « cathares » dans les hérétiques de Liège, en 1135.
5 P. Fredericq, Corpus documentorum, p. 33 ; Evervin, Epistola, col. 679.
6 Eckbert de Schönau, Sermones contra catharos, col. 11-103, ici col. 13-14 : « Cum essem canonicus in ecclesia Bunnensi, saepe ego et unanimis meus Bertolphus, cum talibus altercati sumus, et diligenter attendi errores eorum ac defensiones. » Pour le parcours du moine Eckbert et la datation des Sermons, R. Manselli, « Ecberto di Schönau e l’eresia catara in Germania alla metà del secolo xii », p. 191-210, et surtout l’étude approfondie du parcours d’Eckbert de Schönau et de son œuvre par U. Brunn, L’Hérésie dans l’archevêché de Cologne, p. 159-322. Brunn utilise de préference le manuscrit du xiiie siècle, le Liber Eckeberti contra Kataros, Ms Vat. Pal. Lat. 482, ainsi que la Vita Eckeberti, écrite par Emecho, le successeur d’Eckbert à Schönau, et l’œuvre de sa sœur Elizabeth de Schönau.
7 Eckbert, Sermones, col. 84 : « Memini vidiasse aliquando in praesentia Coloniensis archiepiscopi Arnoldi, quemdam non parvi nominis virum, qui de schola Catharorum reversus fuerat ad suos a quo dum inquireremus diligenter, quae essent haereses illorum ». Pour R. Manselli, « Ecberto di Schönau… », p. 194, n. 11, Eckbert fait allusion à un jugement qui daterait du temps de l’archevêque Arnold I (1138-1151), plus précisément de l’année 1143, car, dit-il, il est fait mention de l’archevêque Arnold pour cette année-là dans les Annales Brunswilarenses, éd. M.G.H., SS. XVI, p. 717. Manselli a attribué à la même date deux jugements différents. Du même avis U. Brunn, L’Hérésie dans l’archevêché de Cologne, p. 179, pour qui Arnold I (1138-1151) avait probablement présidé le synode de 1147-48 à Cologne, rapporté par Evervin de Steinfeld dans sa lettre à Bernard de Clairvaux.
8 Eckbert, Sermones, col. 52. Une étude des différentes sources du xiie et du xiiie siècles rapportant ces condamnations d’hérétiques à Cologne en 1163, dans U. Brunn, L’Hérésie, p. 162-172 où, outre le témoignage d’Eckbert, Brunn analyse ceux des Annales Aquenses, éd. M.G.H. SS., 24, p. 34-39, des Annales Sancti Petri Erphesfurdenses, éd. M.G. H. SS, 16, p. 15-22, et surtout le témoignage du Codex Thioderici de Deutz, éd. M.G.H. SS., 13, p. 286-287. D’autres sources plus tardives rapportent aussi cet événement : la Chronica regia colonensis, éd. M.G.H., SS., p. 114 ; et le Dialogus miraculorum, de Césaire d’Heisterbach, V, 19, p. 298-299.
9 Il s’agit de l’archevêque de Cologne Rainald de Dassel (1159-1167).
10 Codex Thioderici, éd. M. G. H. SS., 13, p. 286-287, trad. française d’U. Brunn, L’Hérésie, p. 164.
11 Vita Eckeberti, F.W.E. Roth (éd.), Die Visionem der hl. Elisabeth und die Schriften der Aebte Ekbert und Emecho von Schönau, Brünn, 1884, et S. Widman, « Vita Eckeberti », dans Neues Archiv fûr ältere deutsche Geschichtskunde, t. XI, 1886, cf. U. Brunn, L‘Hérésie, p. 173. Sur le rôle d’Hildegarde de Bingen dans la lutte contre l’hérésie et particulièrement contre le catharisme : B. M. Kienzle, « Operatrix in vinea domini », p. 43-56 ; et surtout U. Brunn, op. cit., p. 206-235.
12 Guillaume de Newburg, Historia, p. 132 et 149. D’après A. Borst, Les Cathares, p. 82, il s’agissait de paysans. J. Duvernoy, L’Histoire des Cathares, p. 112, n. 19, en s’appuyant sur des sources plus tardives (Annales de Tewkesbury, H.-R. Luard (éd.), Rerum Britannicarum medii aevi scriptores, t. I, p. 49), affirme qu’ils étaient tisserands.
13 Guillaume de Newburg, Historia, p. 131-134, après châtiment, les hérétiques furent expulsés de la ville, où, d’après le chroniqueur, ils moururent de froid pendant l’hiver.
14 J. Duvernoy, L’Histoire des Cathares, p. 112 ; P. Biller, « William of Newburgh », p. 11-30 ; A. E. Larsen, « Y a-t-il eu des cathares en Angleterre ? », Heresis n° 42-43, 2005, p. 11-32.
15 L’expression et la chronologie sont de M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, p. 242 sq.
16 ES., col. 14, 36 et 90 où le moine fait allusion à l’existence de domus qui disposaient de textrinis, des chambres avec des lits et où ils prenaient des repas en commun, cf. U. Brunn, L’Hérésie, p. 317. À propos des maisons d’hérétiques, voir mon étude : « Catharisme ou catharismes ? », p. 44-46.
17 U. Brunn, L’Hérésie, p. 315.
18 M. Lauwers, « Praedicatio-exhortatio », La Parole du prédicateur, p. 27 sq.
19 M. Suttor, « La lettre de l’Ecclesia Leodiensis », p. 84-87, pour l’auteur, l’emprise de Rome sur l’église locale se manifeste peu, ce qui expliquerait le succès du catharisme dans ces régions et « la mansuétude de l’Église envers l’hérésie, ainsi que le caractère énergique des communautés cathares ». Voir aussi P. Bonefant, « Un clerc cathare en Lotharingie », p. 277. Pour G. Despy, « Hérétiques ou anticléricaux ? », p. 30, les manifestations d’hérésie dans ces régions, au xiie siècle, correspondraient, au contraire, à des expressions d’un anticléricalisme local plutôt qu’à la présence de communautés, puisque on ne dispose pas de récits doctrinaux permettant d’affirmer qu’il s’agissait de « cathares ».
20 U. Brunn, L’Hérésie, p. 290.
21 Dossier sur les textes témoignant des affrontements entre ces deux tendances dans M. Lauwers, op. cit., p. 226-248.
22 Ch. Thouzellier, Catharisme et Valdéisme, p. 11.
23 Les Conciles de Reims de 1148 et 1157, la bulle d’Eugène III à l’évêque d’Arras en 1153, la lettre du pape Alexandre III à l’archevêque de Reims, Henri I, en 1162, où il y demande de traiter avec prudence et douceur les hérétiques, montrent l’intérêt de l’Église pour le problème de l’hérésie, et surtout la difficulté à dépister l’hérétique. Celui-ci appartient-il au groupe des réformateurs radicaux ou à d’autres groupes ? Ainsi, le pape Alexandre III recommande la prudence en 1168, disant qu’il vaut mieux laisser échapper les coupables que condamner des innocents (Lettre du 23 décembre 1162 à l’archevêque de Reims – Fredericq, t. I, p. 36, n° 36. Toutefois, huit ans plus tard, le même Alexandre III demande aux archevêques de Bourges, de Reims, de Tours, de Rouen, et à leurs suffragants (Lettre du 2 juin 1170, Fredericq, t. I, p. 44, n° 45), de condamner les hérétiques qui professaient le docétisme. Ce changement d’attitude peut être un signe de la victoire du parti romain et de la campagne d’épuration lancée par Rome envers tous ceux qui s’opposaient à sa politique. Infra chap. 5, p. 163 sq.
24 S’appuyant sur un texte qui accusait un certain Jonas de Cattorum haeresi conuictus, P. Bonefant, « Un clerc cathare en Lotharingie », p. 271-280, voit un cathare dans ce prêtre de Neder-Heembeek. G. Despy, « Hérétiques ou anticléricaux ? », p. 24-26 et 28-29 est d’avis contraire. Pour lui le mot Catharus vient de l’allemand Ketter (hérétique), dont la forme latine aurait donné Cattus-catthorum. Il s’agirait donc d’un néolatinisme d’origine germanique daté du milieu du xiie siècle, répandu entre le Rhin et l’Escaut. Je partage son opinion lorsqu’il nie l’identité cathare du prêtre Jonas. Ce prêtre réclamait légitimement à l’abbé de Dilighem le bénéfice ecclésiastique dont il profitait. Du même avis, U. Brunn, L’Hérésie, p. 326-332.
25 Cf. 2 Tm 3,6, trad. J. Duvernoy, L’histoire des cathare., p. 122. Infra, chap. 5, p. 185 sq.
26 Infra, chap. 5, p. 161 sq.
27 Aubry des Trois Fontaines, Chronica, vol. 23, p. 631-950. Césaire d’Heisterbach, Annales Marbacenses, p. 87, le cistercien note que, vers 1211 à Strasbourg, plus de quatre-vingt hérétiques, hommes et femmes, furent arrêtés, et dix brûlés.
28 Je renvoie à l’excellent analyse de la situation politique et de l’ensemble de la documentation de cette période réalisée par U. Brunn, L’hérésie, p. 367 sq.
29 Sur l’opposition que le clergé impérial va manifester contre l’arrivée des dominicains, le témoignage du cistercien Césaire d’Heisterbach, grand défenseur des prêcheurs est assez révélateur, comme le montre U. Brunn, L’hérésie.
30 Gesta Treverorum, continuatio IV, éd. M. G. H. SS., 24, p. 400 sq, la traduction et le résumé sont de U. Brunn, L’hérésie, p. 446 sq.
31 Aubry des Trois Fontaines, Chronica, vol. 23, p. 931, cf. U. Brunn, op. cit., p. 448-449.
32 Annales Erphordenses, éd. M.G.H. rerum Germ., 421899, p. 82 ; Aubry des Trois Fontaines, Chronica, vol. 23, p. 931.
33 L. Moulinier-Brogi, « Le chat des cathares de Mayence », p. 699-709.
34 Vox in Rama, éd. MGH saec. XIII, 1, 432 sq.
35 Certains extraits du Codex de Saint Gall sont publiés pour la première fois par I.v. Döllinger, Dokumente, vol. 2, p. 369-373. Une partie de ces textes se trouve aussi dans la collection des documents destinés aux inquisiteurs, connue comme l’Anonyme de Passau, A. Patchovsky (éd.), Der Passauer Anonymus. Ein Sammelwerk über Ketzer, Juden, Antichrist aus der Mitte des 13. Jahrhunderts, Schriften der MGH, 22, Sttutgart, 1968. Je renvoie à l’étude détaillée des documents faite par U. Brunn, op. cit., p. 452 sq. et B.-U. Hergemöller (éd.), Krötenkuss und schwarzer Kater, p. 46-48.
36 Vie et œuvre de Conrad de Marbourg, dans D. Müller, « Conrad de Marbourg et les cathares en Allemagne », p. 53-80. M. Suttor, « La répression du catharisme », p. 171-190.
37 Confessio de Burchard, Döllinger (éd.), op. cit. p 369 sq. Burchard déclare n’avoir connu d’autres bons chrétiens que ses parents et un barbier nommé Henri.
38 Concilia Germanieae, Hartzheim (éd.), vol. 3, saec. XIII, 539, cité par D. Müller, op. cit., p. 75.
39 Les dénonciations de l’hérésie par Césaire d’Heisterbach se trouvent principalement dans son Dialogus miraculorum, rédigé entre 1219 et 1223, et dans ses « Trente-six homélies pour la période de carême ». Je renvoie pour l’ensemble de l’oeuvre du cistercien à l’étude d’U. Brunn, op. cit., p. 465 sq.
40 U. Brunn, op. cit., p. 489.
41 Eckbert de Schönau, Sermones contra catharos, éd. PL 195, col. 13-106 (je citerai ensuite la référence avec l’abréviation : ES) ; trad. partielle en anglais de R. I. Moore, The birth of heresie populare. Une étude plus approfondie de la copie plus ancienne du texte d’Eckbert, celle du Ms Vat. lat. a été réalisée par U. Brunn, L’hérésie dans l’archevêché de Cologne, p. 239-246.
42 ES, col. 13 : « Hos nostra Germania, Catharos ; Flandria, Piphles ; Gallia, Texerant, ab usu texendi appellat. » À propos des références scripturaires, voir Brunn, p. 247.
43 ES, col. 16-18.
44 ES, col. 17.
45 ES, col. 18-26, 69, infra, n. 47.
46 ES, col. 70.
47 ES, col. 71.
48 Il faut attendre la Manifestatio dite de Bonacursus pour que les hérétiques situent à l’époque du pape Sylvestre l’indignité de l’Église romaine. Une étude de cette critique récurrente dès la fin du xiie siècle par les hérétiques de J. Oberste, « Le pape Sylvestre en Antéchrist », Les Cathares devant l’histoire, p. 389-406.
49 Y. Congar, L’Église de saint Augustin à l’époque moderne.
50 Pierre le Vénérable, Contra Petrobrusianos, 189, col. 787-788, 808 ; Hugues de Rouen, Contra haereticos, lib. II, PL 192, col. 1273 sq ; Eckbert de Schönau, Sermones contra Catharos, sermo X, col. 69 sq. Sur l’importance et la portée du sacrement de l’eucharistie : D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 186-218 et supra, chap. 3, p. 109 sq.
51 ES, col. 25-26, sermo IV Fides sine operibus mortua est et col. 69 : Sermo X Contra septimam haeresim de sacerdotio. L’indignité des prélats romains est une des principales accusations lancées à la même époque par les « bons hommes » de Lombers contre la hiérarchie catholique qui les juge en 1165.
52 Supra, chap. 3, p. 107 sq.
53 Ch. A. Riggs, « Mysticism and Medieval cosmologies in the Twelfth and Thirteenth Centuries ».
54 Sur les deux récits de la création présentés dans le livre de la Genèse (Gen. 3,21 et 2,7), voir J. Bottero, Naissance de Dieu, p. 266-291. Les différentes interprétations du récit de la Genèse pendant les premiers siècles chrétiens dans G. Minois, Les origines du Mal puis G.-H. Baudry, Le Péché originel.
55 A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas », p. 157. Une étude très complète sur la tradition ascétique, le rejet de la sexualité et du corps, tel qu’ils ont été transmis, pratiqués et enseignés depuis l’Église primitive en passant par les Pères de l’Église et la tradition des Pères du désert, dans P. Brown, Le renoncement à la chair.
56 Augustin, Cité de Dieu, XIV, 13.
57 ES, col. 30-31.
58 Interprétations théologiques différentes sur la nature de la faute et du péché selon que l’on insiste sur l’acte de désobéissance humaine à l’égard de Dieu ou comme un péché directement sexuel, dans E. Schmitt, Le mariage chrétien dans l’œuvre de saint Augustin, J. Buge, An Essay in the History et A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas », p. 157.
59 La même interprétation du péché originel est partagée par certaines communautés cathares italiennes : Bonacursus, Manifestatio, col. 776 : « Conjunctio Adae cum Eva, ut dicunt, fuit pomum vetitum » ; De confessione hereticorum, A. Dondaine (éd.), p. 272 : « Iterum dicunt illam (Ève) fuisse lignum scientie boni et mali vetitum a Deo » ; De heresi catharorum, A. Dondaine (éd.), p. 310 : « Et dicunt quod comestio ligni prohibiti fuit fornicatio. » Infra, chap. 7.
60 ES, col. 31 : « Et idcirco omnes damnantur, nisi discendant ab invicem, et vobis jungantur, et purgentur per vos. Hinc et hoc nomen sibi assumpserunt primi magistri vestri, ut se vocarent catharistas, id est purgatores, et catharos, id est mundos. »
61 ES, col. 31 : « Si ergo lignum scientiae boni et mali creatum, antequam Adam Deus formasset et in paradiso collocasset, manifestum est, quoniam et antequam Evam creasset Deus, creatum fuit lignum scientiae boni et mali, quod Deus prohibuit Adae ; et si illud fuit ante creationem Evae, consequens est quod illud non fuit Eva. » Ce même récit de la Genèse (2,7) est utilisé plus tard et très fréquemment, par les cathares italiens, infra chap. 7, p. 234.
62 ES, col. 34 et l’étude de U. Brunn, L’hérésie, p. 254.
63 Les références scripturaires utilisées à l’origine pour rejeter le mariage : 1 Co 7,29 ; Mt 19,12 ; Ep 5,24-25. Le traité d’origine italienne attribué à Prévostin de Crémone, datant de la fin du xiie siècle, dans le chapitre consacré à la réfutation du rejet du mariage par les cathares introduit les arguments dissidents appuyés sur des citations scripturaires. Vers 1240, Moneta de Crémone insère dans sa somme un traité cathare contre le mariage où l’auteur dissident interprète des séries des citations scripturaires, Th. Ricchini (éd.), p. 315-328.
64 Tractatus de hereticis, A. Dondaine (éd.), p. 312 : « Item nota quod Nazarius et eis sequaces, et illi de Bagnolo, et albanenses intellegunt auctoritates de matrimonio omnes spiritualiter, et illis credunt tantum dictas esse qui sunt intra ecclesiam. » Sur l’influence de l’apocryphe, infra, chap. 7, p. 219 sq.
65 E. Bozóky, Le livre secret des cathares, p. 36.
66 ES, col. 57 : « Ratio vestra est, quare edendae non sint carnes, quia de coitu nascitur omnis caro, et ideo immunda est et coinquinat manducantem. » Cet interdit paraît avoir la même cause, la chair provient du coït, dans Evervin de Steinfeld, col. 678 : « In cibis suis vetant omne genus lactis, et quod inde conficitur, et quidquid ex coitu procreatur. »
67 P. Brown, Le renoncement à la chair, p. 58-96.
68 Rituel cathare latin, R. Nelli (éd.), p. 256.
69 ES, col. 37 : « Ad haec forsitant respondetis, quoniam multa in tempore veteris legis licita erant, quae licita non sunt in tempore hoc evangelicae legis, et majorem munditiem exigit Deus a populo novi testamenti quam a populo qui erat sub priore testamento. »
70 ES, col. 40 : « Adhuc dicite mihi : Carnes non manducatis, quia ex coitu veniunt. Et quare pisces manducatis, qui similiter ex coitu veniunt ? Nihil hic rationis habetis. »
71 ES, col. 40-41 et infra, n. 79.
72 Jn 1,3 : In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum. Hoc erat in principio apud Deum. Omnia per ipsum facta sunt et sine ipso factum est nihil. Eckbert en conclut (ES, col. 41) : « Si ergo omnia per Verbum Dei facta sunt, ergo et omnis caro per ipsum facta est. »
73 ES, col. 41 : « O maniatice Manes cum insanis sequacibus tuis ! ille vos adjuvet sicut ipsum decet, quem Deo adjutorem in creatione rerum constituistis. Gens maledicta ! quid indiguit Deus adjutorio diaboli, ut non posset perficere conditionem universitatis, nisi eum diabolus adjuvisset ? » Infra, chap. 7, p. 234 sq. Cf. De heresi catharorum, A. Dondaine (éd.), p. 311 : « […] omnia hec fecit [le diable] concessione dei hac intentione, ut sine fine super hoc dominaretur… »
74 Il me paraît important de relever les verbes utilisés par Eckbert pour faire allusion à l’origine de la chair, dont l’usage trahit l’interprétation, d’évidence fausse, que le polémiste réalise de l’opinion cathare. Dans son premier sermon, dans le résumé du thème sur l’origine de la chair, De creatione carnum, il dit que « toute la chair a été faite par le diable » : « omnem carnem facturam diaboli esse »(ES, col. 14). Plus loin, dans le sermon VI qu’il consacre à réfuter l’opinion des « cathares » sur l’origine de la chair, il utilise le verbe « créer » pour dire que le maître des « cathares », Manès (il utilise ici les textes d’Augustin contre les manichéens), affirmait que « toute la chair avait été créée par le diable » : « dicebat omnem carnem creatam esse a diaboli, et humani quoque corporis conditionem ei attribuebat » (ES, col. 40).
75 Origène, Commentaire sur saint Jean, I, p. 271. Sur l’interprétation cathare du prologue de Jn 1,3, infra, chap. 11, p. 369 sq.
76 Cette même opinion selon laquelle Dieu s’est fait aider par le diable pour faire ce monde-ci, ainsi que les corps des hommes, se retrouve aussi dans un mythe d’origine bogomile. D’après Euthyme Zygabène, les bogomiles byzantins affirmaient que Dieu avait aidé le diable à faire les corps, infra, chap. 7. De même, certains cathares italiens (Garattus de Concorezzo) affirmaient que le diable avait enfermé un ange, envoyé par Dieu, dans le corps de boue d’Adam. Cet ange était envoyé par Dieu, soit pour sauver Lucifer et les anges déchus, soit pour aider Lucifer à séparer les éléments, cf. Jacques de Capellis, Summa, p. XXVII, infra, chap. 7, n. 66, p. 35.
77 M.-D. Chenu, op. cit., p. 75, l’auteur souligne combien, hors la profession monastique, hors la cléricature, le baptême est déjà renoncement au démon et au « monde ».
78 A. Guerreau-Jalabert, op. cit. L’importance donnée à la Caritas comme vertu essentielle d’un « bon chrétien », d’un « bon homme/bonne femme », est soulevée dans le « Traité cathare languedocien », infra, chap. 11. À propos de l’identification de la chasteté à la charité, voir « chasteté », Dictionnaire du Moyen Âge, PUF, 2002, p. 274.
79 P. Gy, « Du baptême pascal » ; G.-H. Baudry, Le Péché originel, p. 335 sq. Cet auteur étudie la liturgie baptismale des premiers siècles et montre comment depuis les débuts dans la tradition chrétienne existe un courant s’opposant au baptême des enfants, cas de Tertulien (v. 160-v. 225).
80 ES, col. 51.
81 ES, col. 41, 47, 51.
82 Sur les premières références au baptême spirituel avec le nom du consolamentum, supra, chap. 3, p. 111 sq., puis pour la description du consolamentum, infra, chap. 11.
83 ES, col. 87.
84 ES, col. 90 : « Corpus Domini facitis quando panem vestrum benedicitis » ; Evervin de Steinfeld, Epistola, col. 678 ; Alain de Lille, De fide catholica, col. 364. Supra, chap. 3, p. 110.
85 Supra, chap. 3, p. 110. D’après le moine orthodoxe Euthyme Zygabène (Narratio de haeresi bogomilorum, p. 97) les bogomiles interprètent la Cène de façon allégorique, le pain de la communion est le Notre Père, c’est-à-dire le pain quotidien devenu « le pain supersubstantiel » (cf. Mt 6,9-13), E. Bozóky, Le Livre secret des cathares, p. 97, et infra, chap. 8 et 10.
86 D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Sur l’importance de l’eucharistie et le rôle central pour le culte des morts, supra chap. 3, p. 119 sq.
87 ES, col. 88 : « Quomodo fieri potest, ut qui tam irrationabiliter vivunt, distribuant in Ecclesia corpus Dei ? » ES, col. 69 : « Accedamus et ad illud discutiendum, quod dicitis ordinem sacerdotii defecisse apud nos, et nusquam inveniri veros sacerdotes, nisi inter vos. »
88 ES, col. 94.
89 ES, col. 95 : « Quod si vere non fuit in eo substantia carnis, sed umbratillis quaedam similitudo corporis humani, nullo modo ista vera potuerunt esse de eo. » Origène, Homelia in Canticum II, 6, col. 52 : « Nativitas Christi ab umbra sumpsit exordium… in Maria ab umbra eius nativitas coepit. »
90 ES, col. 55 et col. 62. Même refus des offrandes chez les pétrobrusiens, supra, chap. 3, p. 119 sq.
91 ES, col. 55.
92 L’opinion selon laquelle le paradis a été à nouveau ouvert par le Christ à l’occasion de la promesse faite au larron au moment de la Passion était largement répandue dans l’Église des premiers temps, cf. J. Delumeau, Une histoire du paradis, p. 44-45. Cette même question est l’objet de la lettre de consultation de Hugues Francigène, moine de Sylvanès, à Gaucelm de Lodève, polémiste réputé à la même époque, vers 1160, dans le Midi de la France. Infra chap. 9, p. 291 sq. À propos des opinions sur le Jugement et la transmigration des âmes, infra, chap. 7.
93 ES, col. 60.
94 J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, p. 229 : « C’est au carrefour des deux milieux, entre 1170 et 1200, peut-être dans la décennie 1170-1180, sûrement dans les dix dernières années du siècle, qu’apparaît le Purgatoire. » Auparavant on parle de peines purgatoires et des moyens pour les expier. Supra, chap. 3, p. 119, n. 139.
95 ES, col. 96.
96 Pour Platon, le destin des âmes est de vivre en compagnie des dieux. Les corps sont assimilés à des tombeaux ou à des prisons dans lesquels sont précipitées les âmes à cause de leurs fautes. Pour les Grecs la croyance en l’immortalité et en la préexistence des âmes va de pair avec l’affirmation de sa responsabilité : Origène, Commentaire sur S. Jean, vol. I, p. 29.
97 Isaïe 14, 12-14 : « Comment es-tu tombé du ciel, étoile du matin, fils de l’aurore ? As-tu été jeté à terre, vainqueur des nations ? Toi qui avais dit dans ton cœur : j’escaladerai les cieux, au-dessus des étoiles de Dieu j’élèverai mon trône, je siégerai sur la montagne de l’Assemblée, aux confins du septentrion. Je monterai au sommet des nuages, je m’égalerai au Très Haut. » Lucifer est le terme latin donné par le traducteur Rufin, dont hérite Jérôme et sa traduction latine de la Bible, la Vulgate, R. Poupin, « Le problème du mal, op. cit., p. 29.
98 Origène, De Principiis, II, 9, 6.
99 Origène, In Numeros, Homilia XII, 4, éd. PG 12, col. 665 ; In Jesum Nave, Homilia XV, 3, éd. PG 12, col. 899.
100 Origène, In Genese I, 13, éd. PG 12, col. 156. R. Poupin, La Papauté, les cathares, p. 86, montre comment l’idée d’une première Création intelligible suivie d’une deuxième, sensible, est déjà présente chez Philon. Elle est donc reprise par Origène : un être incorporel est déchu dans un corps sensible, identifié avec les tuniques de peau de la Genèse 3, 21. La même interprétation, à quelques nuances près, est de Grégoire de Nysse et d’Ambroise : infra, nota suivante.
101 E. Bozóky, Le livre secret des cathares, p. 106.
102 Comme l’affirme R. Poup in, Les cathares, l’âme, p. 43-44, il n’y a point, chez Origène, de croyance dans la transmigration ou passage des âmes d’un corps à un autre. Au contraire, Origène défend la croyance dans la métempsycose (Traité de Principes, II, 8, 4, p. 349) ou changement des anges en âmes lors de la chute. Cette différence est très importante pour comprendre la subtilité du système origénien de la préexistence des âmes hérité par les cathares. Infra, chap. 7, 8.
103 Origène, Commentaire sur S. Jean, p. 29.
104 Pour R. Poupin, Les cathares, l’âme, p. 156-160, les cathares ont pu s’inspirer au sujet de l’exil des âmes vers la matière de « La hiérarchie céleste » du Pseudo Denys l’Aréopagite, qui pénètre l’Occident par la traduction de Jean Scot Erigène, au ixe siècle. Les neuf ordres d’anges qui séparent l’esprit de la matière a pu inspirer la croyance plus tardive défendue par certaines communautés cathares du Languedoc et d’Italie dans la transmigration des âmes. Celles-ci pouvaient intégrer jusqu’à neuf corps différents avant de parvenir au salut, à la libération de leurs corps.
105 Anselme, Cur Deus homo, p. 310 : « Constat Deum proposuisse ut de hominibus angelos qui ceciderant restauraret. » Infra, chap. 7.
106 La tradition origénienne compte parmi ses influences le judaïsme hellénistique à travers son représentant Philon d’Alexandrie, platonicien qui développe l’usage de l’exégèse allégorique dans la lecture de la Bible, devenant une pratique chez Origène. Parmi les successeurs de la tradition dualiste origénienne, notamment de l’opinion sur la double création, les cappadociens, Grégoire de Nysse surtout (Discours catéchétique, trad. L. Méridier, Picard, Paris, 1908) pour qui l’univers se divise en deux zones, le monde visible et le monde invisible, l’homme faisant partie des deux, au premier par son corps, au second par son âme, voir : E. Gilson, La philosophie au Moyen Âge. Dans la tradition du néoplatonisme latin, Ambroise et Augustin sont des représentants de la tradition origénienne.
107 ES, col. 96-97.
108 ES, col. 97.
109 Augustin, Sermo XXII, 5, éd. PL 38, col. 151-152.
110 ES, col. 97-98.
111 Supra chap. 2, p. 87 sq.
112 Ms Berne, BB 51, f° 60 v°a, cf. G. Lobrichon, « L’ordre de ce temps », p. 231.
113 D. Iogna-Prat, « Le “baptême” du schéma des trois ordres fonctionnels », p. 101-126, l’auteur affirme qu’Haymon a adapté l’ordre des tribus romaines d’Isidore de Séville – senatores, milites, agricultores – en remplaçant l’ordre des sénateurs par les prêtres.
114 Sa doctrine de la prédestination se fait l’écho, bien qu’il ne prenne pas parti, de la polémique soulevée à l’époque carolingienne par Gothescale d’Orbais face à Hincmar de Reims. Jean Scot Érigène prendra parti pour ce dernier, vers 852, finissant par élaborer sa propre doctrine. À l’origine de cette dispute, l’exégèse de la première épître de Paul à Timothée 1 Tm 2,4 : « Dieu voulait que tous les hommes fussent sauvés. » A. Libera, La philosophie médiévale, p. 270-272. Les « cathares » rhénans, comme l’affirme Eckbert de Schönau, veulent que toutes les âmes soient sauvées, supra, p. 152 sq.
115 PL 117, col. 965, 972-979, 993, et E. Ortigues, « Haymon d’Auxerre », p. 210-213 et p. 227.
116 G. Lobrichon, « L’ordre de ce temps », p.238.
117 Ibid., p. 237 sq.
118 Infra, chap. 5, p. 185 sq.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008