« Géocratie »
p. 63-71
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur1
QUELLE GÉOGRAPHIE SOCIO-POLITIQUE ?
2La géographie sociale comme la géopolitique apparaissent comme deux « écoles » scientifiques clairement identifiées en France. Elles ont en commun d’être tournées vers une géographie de l’action, ou, pour le dire autrement, de revendiquer comme posture de recherche « la réponse à la demande sociale ». Néanmoins, les interactions entre la géopolitique et la géographie sociale me semblent limitées. Ainsi, par exemple, l’expression géographie socio-politique n’est pas souvent utilisée par les géographes comme champ d’investigation.
3L’une des explications est sans-doute que la géopolitique française (voire la géographie politique) met principalement l’accent sur les structures géographiques parfois qualifiées de « lourdes ». C’est explicitement l’impression qui ressort de la lecture des principaux manuels de géographie politique. L’apport de la géographie politique renvoie alors aux questions de taille et de forme des États, de droit frontalier, de contrôle matériel du territoire (choix d’une capitale, infrastructures de communication, gestion des ressources…), éventuellement de fédéralisme… Ces questions sont bien entendu fondamentales, mais il faut reconnaître qu’elles ne laissent pas une grande part à la liberté individuelle du citoyen et à l’influence d’une éventuelle participation. Ce n’est pas ici simplement la difficulté d’une géographie du politique à s’extraire de la maille de l’État qui est soulignée, mais plus généralement sa répugnance à reconnaître les « citoyennetés » ou les « civilités », individuelles ou collectives, comme des acteurs influençant l’espace politique. La géographie politique se résume alors le plus souvent aux méthodes employées par les élites dirigeantes pour contrôler, se disputer, se partager l’espace, ces enjeux semblant bien plus prégnants dans l’espace que la somme des volontés individuelles, réputées souvent comme manipulées, et de toutes les façons rarement respectées par les élus.
4À l’inverse, la géographie sociale, dans son objet et même parfois dans ses méthodes, a pu privilégier l’individu comme acteur. Le recours fréquent à l’enquête sociologique individuelle, voire à une approche anthropologique, en témoigne. Pourtant, nombre de travaux récents mettent en évidence les liens entre approche sociale et enjeux politiques. C’est en particulier le cas de beaucoup de thèses soutenues dans le champ de la « géographie sociale ». Par exemple, si l’on s’intéresse aux travaux des géographes en termes d’aménagement du territoire, les réflexions ne portent plus strictement sur des enjeux qui ont pu être qualifiés de « géopolitiques » : coût des équipements, accessibilité, rente foncière, pouvoirs exécutifs… L’aménagement est associé au « développement des territoires » et les réflexions des géographes intègrent également les synergies entre acteurs, contractualisations territoriales, coopérations multiscalaires.
5G. Di Méo (1998) évoque la question en distinguant deux acceptions du politique, celle liée « aux organisations spatialisées de l’exercice du pouvoir », et celle liée « aux déséquilibres dans les relations […] qui accompagnent le quotidien de toute société civile », qui sont donc par nature sociales. Il se réfère en cela aux travaux de P. Claval, et surtout de C. Raffestin qui distingue le Pouvoir, avec une majuscule pour désigner l’assimilation (l’État par exemple) et le pouvoir au sens commun, présent dans chaque relation et dans chaque action. On pourrait hâtivement qualifier ces deux formes de (P)pouvoirs, de sociales et de politiques2. C’est l’interaction entre ces deux formes de (P) pouvoirs qui me semble passionnante et justifie à mon sens le néologisme de « géocratie ».
UN NOUVEAU PARADIGME EN GÉOGRAPHIE
6En effet, le qualificatif de « géopolitique » ne me semble plus désormais suffisant pour prendre en compte les nouveaux paradigmes d’une géographie politique qui intègre la liberté des acteurs et leurs interactions. Si la « géopolitique » reste indispensable pour analyser un certain nombre d’enjeux géo-stratégiques, elle me semble par contre réductrice dans des contextes où le recours au règlement par la force est progressivement abandonné, et où est revendiqué le règlement des conflits par la négociation ou les élections (mêmes si celles-ci sont truquées, ou détournées, comme dans le cas des élections semi-concurrentielles)3.
7J’ai pu souligner dans différentes publications les liens particuliers entre la géographie et la démocratie. J’ai pu détailler notamment les raisons qui expliquent la faiblesse des réflexions des géographes sur la démocratie, alors même que la démocratie est un objet de recherche largement revendiqué par des sciences voisines telles que les sciences politiques, la sociologie ou l’histoire. J’ai également pu mettre en évidence un certain nombre de points de rapprochements possibles entre géographie et démocratie.
8D’autres chercheurs évoquent cette ouverture de la géographie vers la « démocratie ». Pour eux d’ailleurs, il s’agit moins d’une évolution que d’une révolution. J.-P. Ferrier (1998), dans son « Contrat géographique », signale en introduction qu’il faut « être attentif à l’advenue de bouleversements géopolitiques pacifiques d’une ampleur hors de proportion avec tout ce qui semblait prévisible ». J. Levy (1994) affirme lui aussi : « parmi les acteurs capables de stratégie, les individus démontrent dans tous les domaines de l’intersection entre espace et politique une nette montée en puissance qui en modifie, souvent radicalement, les conditions d’analyse des configurations spatiales du politique ».
9Si l’on admet une telle révolution de la liberté d’action des acteurs individuels, et qu’on accepte de la qualifier de démocratique, elle autorise alors une traversée passionnante de l’espace. Il est assez fréquent d’imaginer que la démocratie signifie « la fin des territoires », au sens de la souveraineté nationale ou de tout autre souveraineté collective. Ainsi, B. Badie et M.-C. Smouts (1998) signalent que l’on assiste à un « retournement du monde », puisque « toutes ces tendances clairement attentatoires à l’idée même de souveraineté favorisent l’émancipation de l’individu ». Ils en concluent la fin des mailles face à l’émergence des réseaux ou de la coprésence. Mais tout l’intérêt, la richesse et l’ambiguïté du concept de démocratie est qu’il peut apparaître à l’inverse aussi comme l’instrument de résistance de ces mailles. Si l’on se pose la question : « A-t-on encore besoin du territoire ? », il est possible de répondre « Oui, plus que jamais, à cause même de la démocratie (au sens normatif), puisqu’il n’y a pas de démocratie (au sens descriptif) sans représentation territoriale ». Comme le signale D. Retaillé (1996), de la prédation à la participation, l’impératif territorial continue d’être revendiqué. Individuelle et libérale, la démocratie normative s’inscrit pleinement dans la fin des territoires. Souveraine et égalitaire, la démocratie descriptive devient l’argument de leur survie.
10Pour cette raison, en conclusion de mon Habilitation à Diriger des Recherches (Bussi, 2001), j’ai souhaité proposer à la communauté géographique le néologisme de géocratie4. Celui-ci ne doit en rien être considéré comme un nouveau dogme mais comme une invitation au débat. En effet, j’ai été surpris dans mes recherches bibliographiques de n’avoir jamais lu ce néologisme, en géographie ou ailleurs… À mon sens, l’évolution du monde vers la démocratie depuis un siècle suffit à justifier le terme de « géocratie », au moins en complément de celui de « géopolitique ».
11La géographie de la démocratie serait selon moi, au sens le plus général, la partie de la géographie qui a pour objet la démocratie, privilégiant peut-être par ses méthodes la dimension descriptive, qui est la plus objectivable (les formes que prend l’application de la démocratie aux sociétés).
12La géocratie serait une revendication plus personnelle, se rapprochant du contrat géographique de J.-P. Ferrier. Son objet serait cependant plus précis qu’une simple géographie citoyenne, ou « géographie démocratique », déjà largement évoquée par d’autres chercheurs. La géocratie n’est pas non plus synonyme de « gouvernance spatiale », cette notion, qu’il serait par ailleurs passionnant de théoriser, me semblant moins centrée sur la question du « gouvernement », et de ses corollaires (découpage de l’espace, représentation/légitimation…). L’originalité que je verrais dans la géocratie est qu’elle combinerait à la fois un objet d’étude (la géographie de la démocratie) et une attitude de chercheur (la géographie démocratique). Je tenterai ici de la résumer en six points, qui n’ont pas d’autres buts que de stimuler la discussion. Les trois premiers points concernent les paradigmes et les méthodes de la géocratie. Les trois derniers concernent l’attitude du chercheur.
GÉOCRATIE : PARADIGMES ET MÉTHODES
131- La géocratie peut se définir comme une géographie du pouvoir qui considère l’individu comme un acteur majeur. Son objectif est la compréhension de l’influence de la position spatiale d’un individu sur son comportement sociétal, et des conséquences collectives de la somme de ces comportements individuels.
14En ce sens, la géocratie est pleinement une géographie sociale et politique centrée sur l’individu. Mais un des intérêts majeurs de ce recentrement de la géographie du pouvoir vers l’individu est de pouvoir intégrer une forte dimension théorique. Ainsi, la géocratie s’intéresse directement aux interactions entre actes individuels et conséquences collectives. Cette réflexion s’inscrit pleinement dans le champ des sciences de la complexité et des formes d’auto-organisation. La modélisation mathématique, traditionnellement coupée de la géographie sociale ou de la géopolitique, devient ici une composante forte de la géocratie. Cette modélisation intègre des organisations nées d’actions et de rétroactions d’acteurs en systèmes. L’intérêt actuel en géographie pour les modèles « ascendants » en témoigne : automates cellulaires, systèmes multi-agents. Ces modélisations, parfois qualifiées « d’individus-centrées », reposent sur la transcription de comportements élémentaires d’agents (individus, pixels, îlots…) qui, une fois en interaction, peuvent engendrer une émergence et des rétroactions. La théorie des jeux coopératifs fournit un autre exemple précis. Les théories des jeux ont largement été utilisées par les sciences politiques, les économistes et les sociologues. Les géographes se les sont très peu appropriées (y compris la « nouvelle géographie »), alors que leurs applications les plus célèbres témoignent de l’importance de la dimension spatiale : la ségrégation pour Schelling (1980), le dilemme du prisonnier pour Axelrod (1984)… La démocratie peut bien être considérée comme un exemple très sophistiqué de jeu coopératif, où la médiation territoriale apparaît comme une composante essentielle.
152- La position spatiale d’un individu peut se définir comme l’ensemble des relations, conscientes ou inconscientes, entre un individu et l’espace dans lequel il évolue, relations qui se traduisent en stratégies et/ou en actions et/ou en représentations. Cette position spatiale peut être multiscalaire et faire référence aussi bien à des réseaux que de territoires. Elle mobilise à la fois l’intégration spatiale (intensité de l’envie de changer de lieu) et le capital spatial (possibilité matérielle de changer de lieu).
16Ce champ de la « position spatiale » est mieux balisé en géographie. Les notions de « capital spatial » et « d’intégration spatiale » sont largement débattues. L’intégration de la dimension « multiscalaire » reste cependant en chantier. Tout comme la démocratie se situe à l’interface des valeurs de liberté et d’égalité, la position spatiale se situe à l’interface des aspirations individuelles et des contraintes matérielles (notamment économiques). Le débat autour de l’évolution des espaces périurbains en fournit un exemple : l’étalement périurbain repose-t-il principalement sur une contrainte financière, poussant les ménages les moins riches à s’éloigner des centres (le capital spatial) ou repose-t-il également sur un système de représentations qui privilégie « l’entre soi » dans un environnement de proximité sécurisé et privatisé ?
173- S’il existe d’autres méthodes (enquêtes contextuelles), les conséquences collectives de la somme des comportements individuels liés aux positions spatiales s’observent préférentiellement dans un cadre « écologique ». Cette démarche peut être qualifiée d’écologisme méthodologique, c’est-à-dire qu’elle ne présume en rien que les comportements sociétaux soient préférentiellement influencés par des effets collectifs, et communautaires ; tout comme l’individualisme méthodologique ne présume en rien que les comportements sociétaux soient préférentiellement influencés par la fin des holismes. Il convient de dissocier la méthode de la recherche scientifique des attributs supposés de l’objet d’étude.
18Cette distinction me semble importante. Le recentrement de la géographie vers l’individu a souvent eu pour conséquence de faire perdre toute spécificité géographique à ses travaux. L’approche écologique, collective ou cartographique, doit demeurer centrale en géographie, mais il ne s’agit pas de limiter cette approche à une dimension soit descriptive, soit déterministe. L’absence comme la surenchère d’explications par l’espace ont souvent servi de prétexte à la marginalisation des travaux de géographes. À mon sens, ni descriptive, ni déterministe, la géocratie est l’étude des « contrats territoriaux collectifs ». Elle s’intéresse aux échelles et territoires de médiation entre les attitudes individuelles et la prise de décision collective finale : la loi, le schéma d’urbanisme, le plan d’accès aux équipements, le zonage des géographies prioritaires, la carte administrative…
GÉOCRATIE : L’ATTITUDE DU CHERCHEUR
19La géographie de la démocratie se distingue de la géographie démocratique, c’est-à-dire d’une géographie appliquée et impliquée. Un apport original que je souhaiterais donner à la géocratie serait d’intégrer à la fois une dimension théorique et modélisante, et une attitude citoyenne revendiquée du chercheur.
204- La géocratie implique une géographie ni uniquement théorique, ni uniquement appliquée. Elle impose un aller-retour permanent entre les deux démarches. Un chercheur engagé dans l’action politique ne suffit pas à faire de son expérience une recherche en géocratie, puisqu’il faut positionner cette expérience de façon dialectique dans un champ scientifique pluridisciplinaire et une méthodologie explicitée qui puisse être comprise et réfutable.
21À l’inverse, la géocratie implique que les démonstrations théoriques, modélisantes, expérimentales, n’ont d’intérêt que si elles fournissent une application directe ou indirecte aux enjeux sociétaux actuels, c’est-à-dire que si elles sont susceptibles d’intéresser et/ou d’être utiles aux acteurs, quels qu’ils soient. Elle se rapprocherait en cela de la praxis, telle qu’on a pu l’appliquer à « l’aménagement » : elle ne dispose pas de concepts propres mais les emprunte à des sciences périphériques ; elle n’est cependant pas seulement une technique ou un art. Elle se situe, comme se situe par définition la démocratie, entre théorie et réalité, les deux horizons, le souhaitable et le possible, s’influençant mutuellement.
225- Dans ce sens, le souci majeur de la géocratie est la diffusion de la connaissance et de la recherche scientifique. Si, bien entendu, les canaux universitaires internes ne doivent pas être négligés, d’autres réseaux doivent être utilisés avec le même souci de rigueur scientifique : études appliquées, diffusion systématique des résultats par les médias vers un public le plus large possible, formation ouverte au-delà du simple public étudiant. En opposition à la dichotomie weberienne entre le savant et la sphère administrativo-politique, la géocratie implique pour le chercheur un devoir de participation au débat public.
23On a pu souvent souligner la faible implication des géographes dans le débat médiatique, notamment vis-à-vis des autres sciences humaines et sociales. Si cette faiblesse est indéniable sur le plan national, elle se vérifie sans doute moins au plan local. Longtemps, on a cantonné le géographe dans l’antichambre du pouvoir. « Conseillers du prince », les géographes maîtrisaient les connaissances et les outils de la domination territoriale. Des « cartographes des rois » du temps des grandes découvertes aux chargés de missions actuels de la DATAR, des ministères ou des Directions de l’Équipement, la science géographique reste principalement au service d’un pouvoir descendant. Même si ses recherches se font au nom de l’intérêt général, du service public et de l’aménagement du territoire, cette science sociale « sous contrôle » et souvent « de commande » a pu être critiquée, parfois à juste titre. La géocratie permet de repositionner l’utilité sociale du géographe : il n’est plus seulement celui qui éclaire de sa connaissance l’assemblée des décideurs, il devient un médiateur dans une démocratie qui se veut participative.
246- La production scientifique de la géocratie ne se limite pas à la production universitaire. Elle est également nourrie par les réflexions d’acteurs qui, par leurs pratiques, se posent des questionnements similaires, qu’ils soient professionnels, acteurs-militants, étudiants, ou simples citoyens. En ce sens, la géocratie participe à une conception « ouverte » du statut d’enseignant-chercheur en sciences humaines et sociales, non pas simple gardien, vecteur ou producteur d’un savoir autonome, mais également accoucheur, animateur et diffuseur d’un savoir multifonctionnel.
25Par exemple, au sein des sciences sociales, la géographie est particulièrement bien positionnée en ce qui concerne les formations professionnalisantes (Licence professionnelle, IUP, DESS, Master professionnel…). Depuis plusieurs décennies, l’université a produit des géographes diplômés qui travaillent, des échelles locales à l’échelle internationale, dans le champ de l’aménagement/développement. Pour prendre l’exemple de la géomatique, les travaux de recherche pionniers en infographie ont permis l’éclosion de formations de cartographes, de géomaticiens, de « sigistes ». Ces étudiants ont alors pu développer dans les collectivités locales ou les services déconcentrés de l’État, avec des moyens souvent très supérieurs à ceux de l’Université, des outils pérennes d’observation et d’analyse des territoires. Ceux-ci ont incontestablement fait progresser la connaissance géographique, et même parfois indirectement la recherche.
26L’éducation « géographique » apparaît comme la condition nécessaire à l’instauration d’une réelle démocratie participative (Gontcharoff, 2001). En effet, il n’y a pas de démocratie sans citoyenneté, et il n’y a pas de citoyenneté possible sans une information plurale. Pour être impliqué, le citoyen doit être auparavant éduqué et informé. Si la géographie possède un rapport particulier avec l’éducation civique, ayant été le plus souvent instrumentalisée à des fins notamment d’identification nationale, son objet est également de fournir une information spatialisée la plus objective et transparente possible. L’argument de la « confidentialité cartographique », notamment au niveau local, pourtant soulevé au nom même de la protection des libertés individuelles, peut être considéré comme « démocraticide ». Une forme de démocratie idéale consisterait au contraire, selon moi, à ce que chaque citoyen, éduqué à la sémiologie graphique, puisse avoir accès à la même information cartographique, multiscalaire, et puisse alors participer au débat public avec une pleine connaissance des causes et des effets spatiaux des décisions qui le concernent : tracé d’une autoroute, choix d’urbanisme, réduction d’inégalités sociales, péréquations fiscales, politiques environnementales… Pas de démocratie donc sans information du citoyen, en particulier sans information cartographique, notamment au niveau local, où les enjeux idéologiques revêtent souvent une forme spatiale.
GÉOCRATIE ET CITOYENNETÉ ?
27Mon argumentaire repose sur le constat d’une modification majeure des paradigmes de la géographie sociale et politique. Incontestablement, la géographie les a partiellement intégrés, par exemple dans la géographie du développement, la géographie des représentations, les sciences de la complexité… Mais cette prise en compte des logiques ascendantes et des coopérations entre individus s’inscrit encore dans des champs assez cloisonnés qui communiquent peu entre eux. La géocratie propose, à l’inverse, que cette géographie du pouvoir qui considère l’individu comme un acteur majeur, et qui se met à son service constitue un champ à part entière au sein de la géographie. Il serait possible d’argumenter que la plupart des géographes s’inscrivent, de fait, sans le revendiquer, dans une démarche « géocratique », que beaucoup ne manqueront pas de confondre avec une « géographie démocratique », ou plus classiquement une « géographie citoyenne ».
28Depuis E. Reclus, en effet, nombreux sont les géographes à revendiquer un tel engagement. C’est par exemple classiquement la fonction dévolue à l’enseignement de la Géographie. En tentant de définir ce qu’est la géographie, J. Scheibling (1994) conclut ainsi son manuel : « la fonction de l’enseignement de la géographie est aussi de préparer les jeunes à assurer leur rôle de citoyen à tous les échelons de la citoyenneté, de la commune à la région, de la région à la nation, de la nation à l’Europe, de l’Europe au monde. […] » La troisième République donnait à la géographie la mission de forger une conscience nationale. La géographie, aujourd’hui, débouche sur une conscience mondiale des problèmes. Dans La Face de la terre, P. et G. Pinchemel (1988) s’engagent eux aussi pour une éducation géographique, « un éveil à la conscience géographique, à la responsabilité de chaque habitant de la Terre, à la solidarité entre chaque lieu, entre les choses, entre les êtres ». Dans le même esprit, J.-P. Ferrier, propose Le contrat géographique ou l’habitation durable des territoires (1998), ouvrage dans lequel il milite ouvertement en faveur d’une posture scientifique d’habitant-citoyen-géographe : « Nourri de la vieille science des territoires et de notre commune expérience d’habitants de la Terre qui nous fait tous géographes, ce livre traite de nos façons de voir le monde, de le comprendre, de le transformer, de l’aménager-ménager, de l’accepter aussi : pour y habiter aussi dignement, heureusement, solidairement qu’il est possible. » On pourrait multiplier à loisir de tels exemples. La figure récurrente d’une telle revendication est celle de l’habitant de la terre, responsable à son échelle individuelle de l’équilibre planétaire, le géographe, lui aussi habitant de la terre, est donc doublement responsable, puisqu’il est sensé être conscient par sa formation de la fragilité de ces équilibres.
29À partir d’une telle géographie « citoyenne », on pourrait extrapoler sans trop de difficultés une géographie qui serait « démocratique ». Mais peut-on pratiquer une « géographie démocratique » en faisant l’économie de ce que serait une « géographie de la démocratie », ou en d’autres termes, ce que la géographie apporte dans la compréhension des processus démocratiques en général ? Je ne le pense pas. Je suis en cela pleinement d’accord avec les remarques de F. Audigier (1997) à propos de la formation civique par les enseignants de géographie : « En fait, tout objet susceptible de concerner le citoyen, tout objet sur lequel le citoyen est susceptible d’exprimer un choix, une opinion contribue à cette formation civique. Laissons courir cette logique et nous arrivons au point où tout ce qu’étudie la géographie prend place dans une dimension civique. Mais à tout mettre dans tout, n’est-on pas dans la confusion la plus totale ? Réduisons le champ et affirmons, sous réserves d’argumentation plus approfondie, que la formation civique inclut nécessairement la dimension du pouvoir, une référence au pouvoir, puisque, dans une société démocratique, le citoyen est titulaire de droits et d’obligations et participe à la souveraineté nationale. La formation civique requiert donc un dépassement du simple niveau descriptif ou analytique et la mise en évidence pour la géographie, des relations entre territoires et pouvoirs. Voilà qui limite la rencontre éducation civique et géographie, mais la rend aussi plus solide et plus dense. »
30À se réclamer par devoir citoyenne et civique, la géographie risquerait fort de se dispenser d’une introspection sur sa relation avec le politique, tout comme en se réclamant par nature « écologique », elle a finalement peu travaillé sur l’environnement. C’est pourquoi sans rejeter l’idée que la géographie devrait être démocratique, mon principal souci serait qu’elle ne se dispense pas d’étudier en profondeur la démocratie. En effet, paradoxalement, plus la démocratie gagne du terrain, moins elle est confrontée à des modèles concurrents, plus elle acquiert un statut universel, et plus le risque est grand de voir les géographes la considérer comme un fait acquis, sur lequel chacun possède une connaissance empirique qu’il juge suffisante pour faire l’économie d’une confrontation scientifique. Comme le signale D. Gaxie (1996), « la révérence n’implique pas nécessairement la référence. Ce qui va de soi n’incite guère au questionnement. Une théorie spontanée de la démocratie s’exprime de manière diffuse, notamment dans des représentations pratiques ».
31L’émergence de la géocratie comme champ de recherche autonome me semble donc confronté à deux difficultés majeures. Tout d’abord, il y a nécessité à décloisonner et à transcender les « écoles » géographiques traditionnelles (politiques, sociales, modélisantes, aménagistes…). Ce n’est pas si simple car les géographes, souvent minoritaires au sein des sciences sociales dans les thématiques qu’ils abordent (face aux sociologues, économistes, politistes etc.), pratiquent alors abondamment l’interdisciplinarité, ce qui paradoxalement peut les dispenser de communiquer avec des géographes relativement proches de leurs réflexions. Ensuite, il faut opérer la juste combinaison entre un objet de recherche, « la démocratie », et une attitude de chercheur « démocratique ». On pourrait sans aucun doute pratiquer l’un sans l’autre. Travailler sur « l’objet » sans adopter « l’attitude » fait courir le danger pour la géographie de ne pas pleinement assumer son statut de science sociale impliquée dans le débat sociétal. Revendiquer « l’attitude » sans travailler sur « l’objet », comme c’est le plus souvent le cas, risquerait de cantonner les notions de démocratie, de coopération, de participation dans des slogans médiatiques, à la limite dans des modèles opératoires, mais en aucun cas comme des concepts scientifiques.
32Néanmoins, si l’on considère que la géocratie, telle que je la définis, correspond bien à un changement de paradigme important pour la géographie, je reste persuadé qu’elle occupera une place croissante dans les recherches géographiques à venir, que celles-ci se reconnaissent ou non, peu importe, dans ce néologisme de géocratie.
Notes de bas de page
1 [michel.bussi@univ-rouen.fr].
2 On peut rejoindre en cela les propos de D. Daxie (1996) qui déplore que la spécialisation des branches des sciences sociales étudiant la démocratie détournent les chercheurs d’en proposer des synthèses.
3 Il ne faut pas interpréter ce propos comme une critique de la géopolitique et des chercheurs qui s’en revendiquent. La géopolitique demeure une branche fondamentale de la géographie, et une des vitrines majeures de la géographie auprès des autres sciences. Néanmoins, on ne doit pas réduire l’ensemble des réflexions des géographes sur le politique à la géopolitique.
4 Les dictionnaires de géographie témoignent de l’importance de ces néologismes : géoéconomie, géogramme, géohistoire, géomatique, géosystème, géotype, géomarketing…
Auteur
FRE CNRS IDEES-MTG
Université de Rouen
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Penser et faire la géographie sociale
Contribution à une épistémologie de la géographie sociale
Raymonde Séchet et Vincent Veschambre (dir.)
2006
Les Aït Ayad
La circulation migratoire des Marocains entre la France, l'Espagne et l'Italie
Chadia Arab
2009
Ville fermée, ville surveillée
La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord
Gérald Billard, Jacques Chevalier et François Madoré
2005
La classe créative selon Richard Florida
Un paradigme urbain plausible ?
Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay (dir.)
2010
Le logement social en Europe au début du xxie siècle
La révision générale
Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin (dir.)
2010