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Chapitre II. Un dualisme endogène à la chrétienté latine

p. 75-89

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Texte intégral

1Si comme nous venons de le montrer, l’hypothèse sur l’origine orientale de la dissidence cathare a été soigneusement élaborée par les polémistes médiévaux à partir de la seconde moitié du xiie siècle, je propose de revenir sur le contexte historique mouvementé dans lequel sont rédigés les premiers témoignages dénonçant l’apparition d’hérétiques dans l’Occident médiéval au début du xie siècle car c’est, en effet, dans ce contexte-là que les historiens, de Jacques Bénigne Bossuet jusqu’à nos jours pour certains, ont situé chronologiquement l’apparition de la dissidence cathare.

2Actuellement, la thèse la plus répandue est celle qui présente la naissance du catharisme en Occident autour de l’an Mil, comme étant la conséquence du travail de prédication et d’endoctrinement des missionnaires bogomiles1, certains hérétiques du début du xie siècle apparaissant déjà comme les adeptes occidentaux d’une contre-Église dont les origines orientales, bogomiles plus précisément, remonteraient au xe siècle. Cette image d’une contre-Église dont le berceau se trouverait en Orient et dont les adeptes, les bogomiles et les cathares, partageraient la même morale, doctrine et le même rituel est, nous l’avons vu, très ancienne, remontant aux polémistes médiévaux.

3Cette hypothèse paraît difficilement soutenable aujourd’hui après le travail d’analyse critique auquel a été soumise, dans les dernières années, une partie de la documentation l’ayant forgée. Ce travail a révélé l’intérêt des polémistes catholiques, auteurs de ces sources, pour présenter une image déformée, voire faussée, de la dissidence afin de mieux la combattre. Car c’est dans le contexte du combat contre l’hérésie que mène l’Église depuis le xie siècle, que va s’élaborer non seulement le discours contre l’hérésie, la présentant comme le principal ennemi de l’intérieur à combattre, mais aussi l’identité de celle-ci. C’est parallèlement au travail de cléricalisation de la société entrepris par l’institution, surtout à partir de la réforme grégorienne, que l’on voit émerger le spectre de l’hérésie au xiie siècle. C’est sur le contexte historique qui voit naître l’hérésie dans l’Occident médiéval que nous voudrions revenir afin de mieux comprendre l’apparition des différentes vagues de protestation que connaît l’institution. Elle correspond à l’ascension de l’institution comme puissance au xie siècle et dans sa volonté de devenir le pouvoir unique dès le xiie siècle2.

4Tout d’abord, un retour sur les « hérétiques » de l’an Mil paraît nécessaire pour saisir le contexte culturel ayant précédé l’apparition des communautés comme celles des « faux apôtres » dénoncés par Evervin et plus tard des « cathares » par Eckbert de Schönau. L’objet étant de montrer comment la doctrine cathare s’enracine dans le renouveau intellectuel que connaît la Chrétienté occidentale depuis le ixe siècle.

Aux fondements de l’« hérésie générale »

5Les « hérétiques », ou plus précisément ceux qui sont condamnés pour hérésie depuis le début du xie siècle, partagent un fonds commun de « refus » qui peut se résumer comme Michel Lauwers l’a souligné, par le triple rejet sacramentel : eucharistie et/ou suffrages pour les morts, baptême puis mariage et/ou procréation. Ils correspondraient « aux trois ensembles rituels qui au long du Moyen Âge ont permis à l’institution ecclésiale d’investir la société3 ». Dans ce sens, l’époque carolingienne constitue une période fondamentale pour la prise en charge par le clergé de ces pratiques cultuelles et liturgiques modifiées, voire nouvelles par rapport aux premiers siècles de l’Église. À propos du baptême, les hérétiques des xie et xiie siècles se font l’écho de l’héritage carolingien en matière de politique baptismale. Celle-ci suppose un retour aux rites de la tradition tardo-antique et surtout à la pratique des scrutins. Ce retour pose le problème de l’engagement personnel, du parrainage : comment un enfant en bas âge peut-il proclamer sa foi ? Depuis le ixe siècle donc, le problème du parrainage et du pédobaptisme soulève des commentaires dont les hérétiques des xie et xiie siècles se feront à nouveau l’écho. C’est pendant cette période que se cristallisent les critiques contre la tendance des clercs à s’assurer définitivement le rôle de médiateurs essentiels entre les vivants et les morts, d’intermédiaires dans les affaires matrimoniales, en même temps qu’ils imposent le caractère sacramentel au mariage et qu’ils exigent l’exogamie comme règle fondamentale.

6Contester un de ces ensembles rituels revenait à récuser la médiation ecclésiastique dans une bonne partie des actes sociaux. Aux xie et xiie siècles, ces refus sont invoqués et longuement décrits comme arguments contre les hérétiques dans les traités de polémique4. En dénonçant les hérétiques, l’Église, par le biais des polémistes, fait l’apologie, et de sa manière de définir les sacrements et des pratiques liturgiques et funéraires qu’elle cherche à imposer depuis le xie siècle. Le chapitre que Pierre le Vénérable consacre à la réfutation des pétrobrusiens niant l’efficacité des suffrages pour les morts, est construit de façon à prouver la nécessité de la pastorale funéraire instituée par Cluny, les clunisiens s’étant imposés depuis plus d’un siècle comme les spécialistes des suffrages pour les morts. Dans ce sens, et comme le souligne Dominique Iogna-Prat, il faut noter que si Pierre le Vénérable dans son traité aborde en premier l’eucharistie, pour ensuite traiter la question des défunts, c’est parce que pour le polémiste clunisien le « sacrement de l’autel » est au centre de l’aide sollicitée par les défunts, l’efficacité eucharistique en matière funéraire représentant l’enjeu de sa réfutation5.

7Quelques décennies plus tard, probablement lors des dernières années du xiie siècle, Alain de Lille déclare dans son Contra Haereticos que l’« hérésie », caractéristique de son temps, est « générale », et vers elle conflueraient toutes les « hérésies particulières6 ». Cela confirmerait, comme Pierre le Vénérable l’atteste pour sa part un peu plus tôt, que le vocable « hérésie » sous la plume des polémistes désigne l’attitude obstinée de celui qui persiste dans l’« erreur7 ». Par « erreur », il faut comprendre toute critique formulée par les groupes dissidents envers l’Église post-grégorienne. L’« hérésie générale », dont parle Alain de Lille, rassemblait les voix diverses s’élevant contre les abus des médiateurs entre Dieu et les hommes. Si chaque groupe dissident a manifesté à sa manière son désaccord – en fonction de solutions diverses –, les attitudes variées ont constitué les différentes faces de l’« hérésie particulière » stigmatisée par Alain de Lille, l’une d’elles étant représentée par celle dont les adeptes sont appelés ailleurs « cathares », auxquels il consacre un des « livres » de son traité de réfutation.

8Au long du xiie siècle, le discours polémique souligne de plus en plus, l’aspect doctrinal des refus, passant sous silence la réalité des contestations8. Souligner l’inefficacité des suffrages pour les morts, contestée par la plupart des groupes « hérétiques », revenait à nier l’existence du Purgatoire que l’Église commençait à introduire9, c’était rejeter les peines purgatoires que les vivants rachetaient pour leurs morts. Le dispositif des aumônes était ainsi menacé. Dès le départ, la réfutation des « cathares » a été pratiquement centrée sur les aspects doctrinaux, comme en témoignent les Sermons d’Eckbert de Schönau. D’après le moine, les « cathares » s’interdisent de manger de la viande10 car pour eux, comme pour les anciens manichéens, la chair est l’œuvre du diable. Il en déduit que les « cathares », comme les anciens manichéens, croyaient en deux principes des choses, un principe du Bien et un principe du Mal.

9La question nous oblige à revenir sur le problème des origines de cette dissidence. Il me paraît nécessaire de considérer le contexte historique et culturel ayant précédé son apparition. Est-il en effet légitime d’établir des rapports entre les communautés dites cathares du xiie siècle et les hérétiques de l’an Mil ? Peut-on affirmer que parmi les hérétiques de l’an Mil se trouvaient déjà nos dissidents, simplement parce que ces derniers partageaient la plupart de leurs propos ? C’est en tous le cas l’opinion dominante depuis l’oeuvre de Charles Schmidt, au milieu du xixe siècle, qui a vu dans la profession de foi prononcée à la fin du xe siècle par l’archevêque Gerbert d’Aurillac lors de son intronisation au siège de Reims – profession, par ailleurs, récitée depuis le ve siècle par tous les évêques au moment de leur consécration –, la profession dirigée contre les principaux articles de la doctrine cathare qui, selon lui, commençait à se répandre en France et surtout en Champagne11.

Les refus des hérétiques de l’an Mil

10Revenons sur les témoignages concernant l’apparition de l’hérésie au début du xie siècle, en rappelant le fonds commun de refus partagé par la plupart des « hérétiques » d’alors.

11Le moine chroniqueur clunisien, Adhémar de Chabannes les repère, en les qualifiant de « manichéens », en Aquitaine vers 1017-101812, à Orléans en 102213 et à Toulouse14. Le moine Héribert détecte ceux qu’il dénonce comme des « pseudo apôtres » dans le Périgord15. Ailleurs, sous la dénomination d’ » hérétiques », ils sont signalés à Arras (102516), à Monteforte (1027) ou autour de Conques17. Adhémar de Chabannes et Héribert font l’inventaire des refus18 : refus du baptême, négation de la consécration de l’hostie eucharistique, impossibilité de la rémission du péché mortel, refus de sacraliser le lien du mariage, abstinence des viandes et autres nourritures animales tenues pour impures, rejet de la croix, du culte des saints, des images, des églises comme étant les seuls bâtiments consacrés au culte, des chants ecclésiastiques, des aumônes, des offrandes pour les défunts.

12Ils se retrouvent dans la plupart des témoignages, quoique des précisions s’imposent19. Tous ne sont pas mentionnés dans l’ensemble des sources. Ainsi, le procès des chanoines d’Orléans, accusés en 1022 de diffuser un enseignement différent de la doctrine catholique20, ne peut pas être comparé à certaines dénonciations d’hérésie comme celles du livre I du Livre des Miracles de Sainte Foy, daté entre 1013 et 1020. Dans ce dernier, des individus sont accusés d’hérésie pour avoir refusé de rendre un culte aux images, à Sainte-Foy notamment21. Le refus du culte des images est souvent partagé par les « hérétiques » de ce temps. De même, celui du culte de la croix – cas de Leutard de Vertus dont le témoignage est représentatif de l’implication des laïcs dans l’hérésie22 –, de la pratique de l’aumône, des offrandes, des donations pro anima. Par contre, ils ne sont pas relevés dans certains témoignages, comme ceux d’Orléans ou de Monteforte, où sont rappelés des aspects doctrinaux, eux-mêmes différemment évoqués selon l’antériorité de la source.

13Parmi les sources rapportant le procès des chanoines d’Orléans, ce sont les plus tardives, les plus éloignées des événements, qui soulignent deux rejets de caractère doctrinal : la Trinité et l’Incarnation. Ni le moine Jean de Ripoll, contemporain des faits, ni le chroniqueur Adhémar de Chabannes n’en faisaient mention23. La plus directe et contemporaine des faits est la lettre du moine Jean à l’abbé de son monastère de Ripoll, Oliba, évêque d’Ausone (Vich). Dans cette lettre, le moine présente à son abbé les chefs d’accusation relevés contre les chanoines afin que son abbé puisse dépister ces maux dans ses terres. Il les résume ainsi : « Ces gens niaient la grâce du saint baptême, ainsi que la consécration du corps et du sang du Seigneur… ils ne voulaient pas qu’on pût recevoir le pardon des péchés… ils se détournaient des liens du mariage. Ils s’abstenaient des nourritures mêmes que Dieu a créées, la viande et la graisse, comme des choses impures24. »

14Quelques décennies plus tard, vers 1042, en rédigeant la vie de l’abbé Gauzlin, André de Fleury dit, en se référant aux chanoines condamnés : « Ils prétendaient qu’ils croyaient à la Trinité dans l’unité divine et que le Fils de Dieu s’était fait chair ; mais c’était mensonge, car ils disaient que les baptisés ne peuvent pas recevoir le Saint-Esprit dans le baptême et que, après un péché mortel, nul ne peut en aucune façon recevoir le pardon25… »

15Le rapport d’André de Fleury comme celui du moine Jean de Ripoll confirment l’hypothèse d’après laquelle les hérétiques niaient que le baptême conférait le Saint-Esprit. À ce propos André de Fleury ajoute : « Ils ne croyaient pas à l’existence de l’Église, ni que le contenu puisse se définir par le contenant… que l’évêque n’est rien et qu’il ne peut ordonner un prêtre selon les règles accoutumées, parce qu’il ne possède pas le don du Saint-Esprit26. »

16De même, Raoul Glaber qui écrit ses Histoires avant 1049, qualifie les condamnés d’Orléans « d’épicuriens adonnés aux plaisirs, qui nient la Trinité, la Création, toutes les valeurs chrétiennes27… » Le moine Paul introduit dans le Cartulaire Chronique de Saint-Père de Chartres, qu’il rédige après 1078, la notice concernant le procès d’Orléans. Dans son récit, qui confirme par ailleurs les aspects relevés par Jean de Ripoll dans sa lettre, le moine Paul mentionne « la négation de la vie humaine du Christ, de sa naissance, de sa passion, de sa mort, de sa sépulture, de sa résurrection28 ».

17Par ailleurs, les deux autres procès qui suivent de près celui des chanoines d’Orléans, procès d’Arras (1025) et de Monteforte (1028), ne font mention ni du rejet de la Trinité ni de l’Incarnation, bien qu’ils partagent les mêmes chefs d’accusation : refus du baptême (il n’est pas la seule voie menant au salut), négation de l’Eucharistie, impossibilité de la rémission des péchés, non-bénédiction du mariage, rejet des ordres sacrés, y compris l’épiscopat. Les Actes du Synode d’Arras qui rapportent le jugement pour hérésie de l’évêque Gérard de Cambrai contre des illitterati – laïcs – de son diocèse ne relèvent pas ces aspects29. Cela s’explique parce que l’Église refusait de débattre des questions doctrinales avec les laïcs, raison pour laquelle l’évêque Gérard centre son interrogatoire sur des points concernant leur règle de vie et leur morale30.

18De même, dans le procès des hérétiques de Monteforte (1028), rapporté par Raoul Glaber et Landolf Senior, seulement le dernier des auteurs, le plus tardif, fait allusion aux aspects doctrinaux mentionnés. Landolf Senior, clerc de Saint-Ambroise, rédige son Histoire de Milan dans les dernières décennies du xie siècle. Il raconte le procès des hérétiques de Monteforte, en Italie, en s’inspirant probablement d’un procès-verbal31 en usage depuis la première moitié du xie siècle, pour dépister l’hérésie. Il suit l’ordre des points du dogme chrétien, repris de la profession de foi prononcée par les évêques au moment de leur consécration32, les premiers canons évoquant le Credo trinitaire et l’Incarnation du Fils.

19André de Fleury a probablement utilisé, lui aussi, l’ordre des statuts de l’Église, de la profession de foi des évêques, pour élaborer son rapport sur le procès des chanoines d’Orléans, quelques décennies après les événements33. Cet usage peut expliquer la raison pour laquelle le moine affirme d’abord que les hérétiques prétendaient croire dans la Trinité et dans l’Incarnation, pour montrer ensuite que les hérétiques ne pouvaient pas croire en ces dogmes. Les deux rejets doctrinaux sont donc uniquement relevés dans les témoignages tardifs du xie siècle, ceux qui déforment les propos hérétiques en appliquant aux anciens rapports d’hérésie l’ordre des questions sur la foi des statuts de l’Église.

20Il me paraît évident que les hérétiques d’Orléans, comme ceux de Monteforte, ont mis en cause l’opinion dominante sur l’égalité des personnes de la Trinité, du rôle du Christ ainsi que de la croyance dans l’Incarnation. Comme l’affirmait Odorannus, chantre de l’abbaye Saint-Pierre-le-Vif, Dieu ne pouvait pas avoir de forme. D’après ce principe, le Fils de Dieu n’aurait pas pu s’incarner, se rabaissant ainsi à la condition de l’homme34. Il ne me paraît donc pas nécessaire de recourir à l’influence des bogomiles pour expliquer ces refus doctrinaux car, il est certain que dans la Chrétienté occidentale, et depuis le ixe siècle, les spéculations trinitaires et les discussions théologiques n’ont pas cessé d’alimenter la pensée. Rappelons au sujet des premières que la division des deux chrétientés, l’orientale et l’occidentale, est définitivement provoquée, au ixe siècle, par la question trinitaire. Les latins s’engagent en faveur de la théologie trinitaire augustinienne lorsqu’ils formulent, contre les Orientaux, la thèse sur l’origine du Saint Esprit, le Filioque. D’après celle-ci, la troisième personne de la Trinité, le Saint-Esprit, vient du Père et du Fils, tandis que pour les Orientaux le Père est inengendré, le Fils est issu du Père par génération et l’Esprit-Saint est issu du Père par procession. La thèse du Filioque reste depuis fixée dans le Credo occidental35.

21Par ailleurs, la proscription de la nourriture animale se retrouve dans la plupart des témoignages sur l’hérésie de l’époque. Évoqué par Gérard de Monteforte, l’interdit est lié à la pratique de la virginité comme règle de vie36. Les sources de l’interdiction se trouvent chez les Pères de l’Église depuis le ive siècle, puis dans la tradition médiévale, elles reposent sur l’idée que la chair est le résultat de la corruption. Aliment impur car provenant du coït, la consommation de la chair est interdite à ceux qui, pratiquant la virginité, veulent revenir à la pureté originelle et se rapprocher ainsi de l’état ayant précédé la Faute37. À la fin du ixe siècle, dans son ouvrage le Periphyseon (De divisione naturae), II, 6, (éd. P.L. 122, col. 532-533), Jean Scot Erigène revient sur cette conception, inspirée de la traduction et de l’interprétation de Grégoire de Nysse et de Maxime le Confesseur. Le premier s’appuie sur la conception d’Origène pour qui l’homme, s’il n’avait pas commis la Faute, se serait multiplié comme les anges, opinion partagée par Maxime le Confesseur. Jean Scot affirme à son tour que, s’il n’avait pas péché, l’homme n’aurait pas connu la division de sa nature en deux sexes. Par sa faute, il est condamné à se multiplier à la manière des animaux, ex corruptibili semine. Il s’ensuit que le mariage, tel que le sacramentalise l’Église, est aussi contesté par les hérétiques38.

L’enracinement intellectuel de l’hérésie de l’an Mil

22Dans les témoignages du début du xie siècle, des manifestations différentes d’« hérésie » peuvent être décelées. Les refus des chanoines d’Orléans et ceux de la communauté de Monteforte illustrent de manière plus précise l’enracinement de la pensée « hérétique » dans une tradition intellectuelle et savante d’origine latine39.

23Le synode réuni à Orléans, en 1022, ne se limita pas à condamner des hérétiques, comme R.-H. Bautier l’a montré, il mit aussi fin au long conflit entre le parti royal et celui du comte de Blois à propos du siège épiscopal d’Orléans qui intéressait les deux pouvoirs. Entre 1008 et 1013, date du décès de l’évêque Foulque, le siège épiscopal d’Orléans est disputé entre Thierry, candidat imposé par le roi Robert le Pieux, et Oury, le futur évêque40. Parmi les clercs condamnés pour hérésie – toutes les sources soulignent leur savoir et leur remarquable attitude religieuse –, figuraient le chantre de la cathédrale de Sainte Croix, maître d’école dénommé Lisoie, et Etienne, confesseur de la reine Constance41. Pendant le synode, l’ancien chantre, Theodatus, mort trois ans plus tôt, est signalé comme étant le devancier de la « pensée hérétique42 ». C’est à lui très probablement que Fulbert de Chartres (v. 960-1028), évêque et maître de cette école, avait adressé, après 1007, son traité sur la Trinité, le baptême et l’eucharistie, trois points à propos desquels l’école orléanaise semble avoir innové43. Fulbert, représentait à son tour le parti s’opposant à l’intervention royale dans l’élection du siège épiscopal, raison pour laquelle il avait défendu la candidature d’Oury face à celle de Thierry, candidat du roi. Curieusement, parmi les partisans de Thierry, se trouvaient d’autres clercs savants accusés également d’hérésie à cause de leurs spéculations théologiques aux sujets du Seigneur, du péché originel, de la nature de l’âme, de l’eucharistie. Entre autres personnages, il est intéressant de souligner la personnalité d’Odorannus, chantre de l’abbaye Saint-Pierre-le-Vif, de même que celle de son collègue, le grammaticus Azenarius de Massay. Odorannus doit se justifier, dans l’un des opuscules de ses œuvres, face à ses adversaires qui l’ont accusé « d’avoir mal parlé de Dieu en disant à la suite de Prudence que Dieu n’a pas de réalité physique ». Face à eux, Odorannus affirme qu’il suit la doctrine de saint Augustin pour qui Dieu n’a pas une structure corporelle, et les accuse à son tour d’être des hérétiques anthropomorphistes. Odorannus est aussi l’auteur d’opuscules sur le péché originel et la nature de l’âme44. Ce qui prouve la richesse de la réflexion théologique du milieu scolaire orléanais, entre la fin du xe siècle et le début du xie siècle. Ceci montrerait, comme il a été souligné, que l’apparition de l’hérésie en Occident au xie siècle est parallèle « au phénomène de rationalisation que connaît le milieu savant45 ».

24Le néoplatonisme origénien, renouvelé par Jean Scot Erigène à la fin du ixe siècle dans les écoles de Laon et d’Auxerre, inspire la spéculation théologique de certains clercs et continuait de faire des adeptes, tel Odorannus46. La spéculation théologique semble être animée par les partisans de la politique royale plutôt que par ses opposants. Or, c’est chez eux précisément, à l’école de Chartres, que, quelques décennies plus tard, peut-être en réaction à l’enseignement traditionnel, un de ses élèves, Béranger de Tours, soulève une des querelles les plus importantes du xie siècle au sujet de l’eucharistie. Il ravive une ancienne polémique, qui, au ixe siècle, avait fait s’affronter Paschase Radbert et Ratramne de Corbie à propos du réalisme eucharistique. Elle est ravivée parce que l’on voit déjà dans le milieu intellectuel orléanais, des clercs accusés d’hérésie sur l’eucharistie, cas de l’archevêque de Sens, Liéry, qui, vers 1008, cherchait une preuve de la présence réelle du corps du Christ dans l’eucharistie47. Face à l’opinion défendant la présence réelle du Christ dans l’eucharistie, Béranger soutient une conception symboliste.

Une eschatologie inspirée de la croyance dans la dualité des mondes

25En étendant aux autres régions du royaume de France et de la Germanie, la problématique en jeu dans les procès d’Orléans, d’Arras et de Monteforte, une nouvelle question peut être posée : au-delà des intrigues politiques, les partis confrontés dans ces procès pour hérésie n’ont-ils pas défendu des conceptions différentes de l’Église et de son ordonnancement ? Le roi Robert lui-même infligea la peine aux chanoines de son entourage.

26Il faut situer les « hérétiques » du xie siècle dans leur contexte. Dans la partie orientale de l’ancien Empire, relevant des empereurs ottoniens, le pouvoir impérial gouverne avec l’appui inconditionnel des évêques. Les moines y sont des contemplatifs et non des hommes politiques comme dans la Francie occidentale où, les moines clunisiens, au tournant de l’an Mil, jouent un rôle fondamental avec la réforme à partir de la tradition bénédictine des monastères de Fleury et de Cluny48 que Benoît d’Aniane avait ravivée au ixe siècle. Dans cette partie de l’ancien Empire carolingien, placée sous l’autorité des rois capétiens après un siècle et demi d’instabilité politique, on observe, au début du xie siècle, une montée du pouvoir des moines. En Aquitaine, à Toulouse, mais aussi à Orléans et en Champagne, dans les régions où les moines exercent un pouvoir religieux et politique, les chroniqueurs clunisiens dénoncent l’apparition d’hérétiques, de manichéens49, tandis que dans la zone d’Empire, ce sont les évêques, partisans du modèle d’une Église impériale, qui font justice à d’éventuels détracteurs, comme le montre le procès des hérétiques d’Arras50.

27Au début du xie siècle, dans les deux espaces, royal et impérial, l’« hérétique » est tout homme mettant en péril le modèle d’Église, modèle d’ordre de la société chrétienne que les pouvoirs définissent et imposent. Or il est contesté par certains, une critique – devrions-nous dire une hérésie ? – dont attestent les témoignages et les préceptes moraux de ces individus que l’on dit « hérétiques ». L’idéal de vie apostolique, ainsi que le modèle de sainteté représenté par les apôtres et les martyrs, leur paraissent être les seules pratiques assurant le salut. La virginité leur apparaît comme l’unique voie rapprochant l’individu, clerc ou laïc, de la pureté originelle d’avant la Faute, le péché de chair l’ayant condamné à se reproduire à la manière des animaux. Provenant du coït, la viande et la graisse animale sont proscrites.

28La morale « hérétique » est fortement imprégnée de l’idéal monastique contemporain, lui-même inspiré de la tradition ascétique remontant à l’Église primitive et aux Pères51. Autour de l’an Mil, les moines pensaient qu’une vie évangélique, à l’écart des plaisirs et des tentations du monde, dans un état proche de l’état paradisiaque, ne pouvait être menée que dans l’abri des monastères. En insistant sur l’idéal de virginité, qu’ils étendent, au-delà de la catégorie des moines, des continents, à tous les autres individus, les hérétiques de l’an Mil s’adressent à l’ensemble de la société, pour installer sur terre l’Église de Dieu, l’Église des purifiés.

29L’idéal ascétique s’enracine dans la vision eschatologique du monde dominant la Chrétienté occidentale depuis les temps carolingiens, vision qui connaît « un période de réchauffement entre 950 et 104052 ». Il résultait d’un durcissement de la thèse augustinienne des deux Cités, terrestre et céleste. Le mépris du monde et du pouvoir terrestre, tel que l’exprime Haymon, moine d’Auxerre, soucieux des rapports entre le spirituel et temporel, est puisé dans le commentaire de l’Apocalypse, où il s’inspire de l’œuvre d’Ambroise Autpert (Expositio in Apocalypsin53). Dans son Expositio in Apocalypsim, Haymon commente les arguments scripturaires affirmant la nature diabolique du pouvoir de ce monde et de ceux qui s’y vautrent54. La continuité entre l’Église et la Jérusalem céleste découle de la théorie de la prédestination qu’il défend. Il oppose les electi et les reprobi. J’y reviendrai55.

30D’après Ap 17,1, il affirme que la pulsion sexuelle, la fornication et l’adultère sont le mal de ce siècle56, d’où l’apologie de la virginité comme unique voie des prédestinés. Mauvaise, l’ambition pour le pouvoir de ce monde (la potestas), mauvais, le temps présent, conception dont les clunisiens se font écho – comme l’ouvrage d’Adson de Montier-en-Der en témoigne –, et restera dominante jusqu’à la fin du xie siècle lorsque l’exégèse de l’Apocalypse selon Haymon sera ravivée par Anselme de Laon. Il en interprètera différemment le contenu57. Comme Guy Lobrichon l’affirme, le mouvement de la vita apostolica mené par des partisans d’un retour à la pureté primitive s’appuie sur le matériel apocalyptique d’Haymon d’Auxerre et d’Amalaire de Metz. Ce matériel demeure dominant jusqu’à la deuxième moitié du xie siècle, dans le Liber Quare, reliant la paix des derniers jours (celle qui suivra la persécution de l’Antéchrist) à la paix qui fut, aux origines, celle de la communauté apostolique. Ces traits constituent une « eschatologie conséquente » que défendent les hérétiques dénoncés par Héribert, et qui s’opposerait à l’eschatologie « réalisée », représentée principalement par les moines clunisiens. Pour les « hérétiques », partisans de la vie apostolique, les clunisiens seraient en réalité des « faux apôtres58 ».

31Pour les « hérétiques » de l’an Mil, l’homme accède au salut, par la pratique du modèle de vie apostolique, pratique de caractère pénitentiel qui lui permet de se rapprocher de la pureté primitive ; il lui faut aussi se dépouiller des biens de ce monde, se délivrer de ses tentations, échapper à l’emprise du diable. Le salut ne peut dépendre de la médiation d’un clergé dévoré par l’ambition du pouvoir et l’âpreté. Indigne, le clergé est incapable de procurer la grâce du Saint-Esprit à travers les rites du baptême, de l’eucharistie, de la pénitence, ou de la médiation matérialisée du sacré (offrandes pour les morts, chants ecclésiastiques, culte des reliques, culte des saints, de la croix).

32Le rejet du monde visible et du pouvoir temporel, surtout dans l’expression radicalisée par les « hérétiques » de l’an Mil, est au xie siècle, déjà, le témoignage d’une dualité irréductible59 d’inspiration augustinienne, qui consiste à opposer les deux mondes : l’un, invisible et divin, l’autre, visible et diabolique. La dualité des mondes qui a tant marqué la pensée chrétienne pendant tout le haut Moyen Âge demeure par la suite un trait distinctif de l’eschatologie hérétique. Elle sera la seule à le véhiculer à partir de la fin du xie et au début du xiie siècle60. Il lui vaudra sa condamnation car, comme le montre Guy Lobrichon, l’exégèse de l’Apocalypse repart, bien que très prudemment et différemment selon les régions (décalage entre le Midi et le Nord), à la fin du xie siècle et sous l’impulsion d’Anselme de Laon. Les nouveaux témoignages expriment une dérive fantastique du commentaire de l’Apocalypse par rapport aux précédents carolingiens. Ainsi, en France du Nord et en Italie du Nord, régions qui connaissent plus tôt l’apparition des nouveaux commentaires, ces derniers tendent à revaloriser l’Église visible, purgeant les temps présents des connotations maléfiques d’autrefois. Maintenant, le temps est ressenti comme celui de la paix bénie. Ce tournant de la vision eschatologique orthodoxe explique la réaction, voire la résurgence de l’ancienne vision eschatologique dans les commentaires de certains groupes ou individus qualifiés d’« hérétiques » au xiie siècle, cas de Joachim de Flore, mais aussi, comme on le verra, des cathares.

La diffusion du schéma carolingien des trois ordres

33Le modèle ecclésial qui s’avère triomphant au tournant de l’an Mil est inspiré de la théorie des trois ordres, des trois catégories fonctionnelles auxquelles les hommes étaient censés appartenir : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui labourent. D’origine indo-européenne, cette trifonctionnalité remontait à la Rome antique et fut reprise par les Carolingiens pour ordonner la société chrétienne. Il revient à Haymon d’Auxerre et à son élève, Héric, maître de l’école, d’avoir christianisé le modèle trifonctionnel61. Pour Haymon, la tripartition sociale reste une affaire extérieure à l’Église, elle est attribuée à la Rome païenne de l’antiquité comme une caractéristique de la société civile. D’après Ortigues, Haymon, moine impérial, a élaboré sa théorie de la tripartition sociale au temps « où, sous Charles le Chauve, le clergé occupe la première fonction aux dépens de la puissance laïque qui n’a cessé de décliner en se divisant dans la seconde partie du règne de Louis le Pieux62 ». En résumé, Haymon et Héric d’Auxerre, participent à la réflexion ecclésiologique qui, surtout à l’époque de Charles le Chauve, porte principalement sur la question du pouvoir, sur les rapports entre le spirituel et le temporel63.

Christianisation du schéma trifonctionnel

34C’est le schéma des trois ordres dessiné par Héric que retint la postérité, mais ce fut l’œuvre de son maître Haymon qui l’inspira. Dans son Expositio in Apocalypsin64, s’appuyant sur l’allégorie de la montée à Jérusalem, Haymon, exégète et commentateur de l’Écriture, fait des tribus romaines d’Isidore de Séville (senatores, milites, agricultores) les ordres de l’Ecclesia allant vers la Jérusalem céleste65. Il remplace les sénateurs par les prêtres et les situe à la tête de la société civile « parce qu’ils représentent l’Église universelle en route vers la Jérusalem céleste, où tous les élus seront à la fois prêtres et rois66 ».

35Cependant, il reconnaît que ces ordres (sacerdotes, milites et agricultores) rendent seulement compte des différentes catégories de services auxquelles l’homme peut appartenir, un schéma tripartite pour une Église imparfaite. La véritable Église, « l’Église des purs », organise ses membres selon un idéal de perfection céleste, idéal de la virginité, se composant des prélats, continents et mariés – prelati, continentes et boni conjugati (il s’agit de l’ordre des catégories chrétiennes tel que le conçoivent déjà les Pères de l’Église, Origène, puis Augustin et Grégoire, représentées par Noé, Daniel et Job, cf. Ez 14,14). Haymon déplace les continentes, les moines ou chanoines qui se purifient quotidiennement de la macule du sexe, et les situe en troisième position67.

36Par ailleurs, Héric d’Auxerre « monachise » le schéma des trois ordres – celui qui correspondait à l’ordre de l’Église imparfaite pour Haymon : sacerdotes, milites et agricultores. Pour cela, il inverse l’ordre des sacerdotes, qui passent de la première à la troisième position, et il substitue le terme tertius ordo (signifiant pour lui les moines) à celui d’oratores. Ce changement de position de l’ordre sacré découle de la théologie de la Rédemption que développe Héric, suivant laquelle le sacrifice rédempteur avait ouvert la terre sur l’au-delà. Il insère le nouvel ordre trifonctionnel dans l’histoire du salut, où les spirituels (les moines pour Héric) « ouvrent la marche de l’humanité pérégrinant vers l’au-delà et de là enseignent aux hommes du siècle (belligerantes et agricultores) à conformer leurs gestes à la morale de leur statut68 ».

37Ainsi monachisé, le schéma des ordres est récupéré, au début du xie siècle, par les moines clunisiens qui s’en servent pour légitimer leur pouvoir. Il accordait aux contemplatifs une place fondamentale dans le monde, constituant les bases sur lesquelles les clunisiens allaient bâtir leur pouvoir religieux et politique face à l’épiscopat. Ce dernier s’opposait au système de l’exemption sur lequel s’appuie, dans la Francie occidentale – la partie occidentale de l’ancien empire carolingien –, la réforme de Cluny et de Fleury, réformateurs de l’an Mil69.

38Par ailleurs, le schéma d’Héric comme les clunisiens le reprirent, eut aussi une version « épiscopale » à travers la réflexion sur les ordres engagée par Adalbéron de Laon et Gérard de Cambrai70. D’après Dominique Iogna-Prat, les deux évêques corrigent le modèle monachique du schéma sur deux points : ils combattent le rôle premier que les moines s’arrogent dans la fonction sacrée et ils replacent les oratores en première position. Le schéma devient : oratores, bellatores, laboratores. Les oratores incluent les clercs dirigés par les évêques. Enfin, les trois ordres correspondent pour Adalbéron aux trois fonctions qui organisent l’ensemble des fidèles, donc l’Église.

Retour au schéma d’Haymon d’Auxerre

39Les deux versions – monastique et épiscopale – du schéma tripartite, dominant respectivement le royaume de France et l’Empire au tournant de l’an Mil, se sont donc inspirées de la réflexion ecclésiologique développée par les clercs carolingiens au ixe siècle, à un moment où l’épiscopat prenait trop d’ascendant face à un pouvoir laïc divisé. Haymon d’Auxerre, à travers son commentaire de l’Apocalypse, essaie de mettre le clergé à l’abri des affaires temporelles, rappelle que sa place est parmi les purs, et évoque par la même occasion le rôle du souverain comme « bras armé de l’Église et protecteur du peuple chrétien71 ».

40Il me semble qu’au tournant de l’an Mil, les mouvements qualifiés d’hérétiques reviennent également sur le modèle trifonctionnel d’ordres, tel qu’il avait été christianisé. Mais en réaction aux schémas « monachique » et « épiscopal » inspirés d’Héric, je pense qu’ils réalisent leur propre lecture s’inspirant du modèle initial développé par Haymon. Celui-ci défend une double conception de l’ordre. La première correspond à une classification des hommes selon les trois catégories de services ou de fonctions : prêtres, guerriers et paysans. La deuxième est d’ordre spirituel, elle organise les hommes selon trois degrés de perfection, trois états canoniques inspirés de l’anthropologie religieuse héritée de l’Antiquité patristique : prélats, continents et mariés72.

41Les deux types d’ordre sont respectivement régis, le premier par la loi humaine, le second par la loi divine des Écritures. Dans son Commentaire de l’Apocalypse, Haymon affirme que la loi humaine doit rester subordonnée à la loi divine. Les prêtres constituent le premier ordre à l’intérieur des catégories de services parce qu’ils doivent guider l’Église universelle dans son cheminement vers la Jérusalem céleste. Il en résulte une ecclésiologie sur les deux Églises dont les hérétiques de l’an Mil ont pu conserver l’idée de base du mépris du monde et de son pouvoir, impliquant pour le clergé un désengagement des affaires du siècle. En ce seuil du xie siècle, Haymon n’est sans doute plus qu’une référence dans l’environnement culturel des hérétiques, mais une référence leur permettant d’asseoir leurs critiques envers les dérives des modèles « monachique » et « épiscopal ». On ne s’étonnera pas de voir que ce que refusent les hérétiques – l’égalité des personnes de la Trinité, l’Incarnation du Christ, la hiérarchie romaine, l’institution ecclésiastique, les richesses et le luxe des dignitaires et des institutions, les églises et autres lieux de culte, la croix, les offices liturgiques, la messe, le culte des saints, les images, les reliques, les sacrements (baptême, Eucharistie, confession, mariage), les prescriptions alimentaires réglementées – constitue le socle sur lequel les moines clunisiens ont bâti leur théologie politique. Ils sont, dans la Francie occidentale, les promoteurs d’une réforme de la société chrétienne, de l’ordre chrétien, ils se considèrent comme les délégués de l’Église dans la médiation du salut. Il paraît logique que ces « moines doctrinaires73 » soient les persécuteurs les plus acharnés de ceux qui critiquaient leur modèle.

Conclusion

42L’apparition de l’hérésie en Occident, au xie siècle, se produit dans un contexte culturel marqué par le processus de rationalisation que les théologiens latins conduisent depuis le haut Moyen Âge.

43Ce phénomène s’insère dans un développement dont les origines remontent aux querelles théologiques et sacramentaires soulevées dans le milieu savant carolingien, à la suite de la découverte et de la traduction des classiques. Du point de vue culturel, plutôt qu’un siècle de rupture, le xe s’inscrit dans une continuité avec le néoplatonisme que le renouveau carolingien avait initié. C’est pourquoi parler de proto-catharisme ou de communautés pré-cathares pour la période, simplement parce que les hérétiques de l’an Mil défendaient des positions docétistes, contestaient l’inégalité de la Trinité ou professaient le rejet de la nourriture animale, ne paraît pas convenir. L’apparition de la dissidence dite cathare doit s’envisager, comme nous tenterons de le prouver dans le chapitre suivant, à l’intérieur du processus de rationalisation doctrinale qui est en cours dans la Chrétienté occidentale depuis le milieu du ixe siècle, processus auquel ces communautés dissidentes vont certainement contribuer lors du xiie et xiiie siècle.

Notes de bas de page

1 C’est la thèse de J. Duvernoy, Le Catharisme, adoptée par Anne Brenon, Les Archipels cathares, supra, chap. préliminaire.

2 Sur ce point, je renvoie à l’étude éclairante de D. Iogna Prat dans Histoire des hommes de Dieu dans l’Islam et le Christianisme, p. 69-87.

3 M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, le souci des morts, p. 177.

4 Ibid., p. 161-162. D’après l’auteur c’est à la même période qu’on commence à utiliser l’interrogatoire-profession de foi des évêques dans la lutte contre l’hérésie, raison pour laquelle il a été augmenté de nouveaux articles doctrinaux où l’on retrouve le refus du divorce, l’énumération de tous les sacrements ainsi que l’affirmation de la nécessité des suffrages pour les défunts, de l’aumône et des œuvres. Ce dernier point sert, au xiie siècle, d’indice permettant de reconnaître l’« hérésie », comme l’attestent les traités de polémique de l’époque où il apparaît réfuté parmi les autres points dogmatiques.

5 D. Iogna Prat, Ordonner et exclure, p. 219-252.

6 Alain de Lille, Contra haereticos, col. 308 : « […] nostris vero temporibus, novi haeretici, imo veteres et inveterati, veterantes dogmata, ex diversis haeresibus, unam generalem haeresim compingunt et quasi ex diversis idoli unum idolum, ex diversis monstris unum monstrum ; et quasi ex diversis venenatis herbis unum toxicum commune conficiunt ».

7 Pierre le Vénérable, Epistola, J. Fearns (éd.), p. 7-165, ici, p. 146-147.

8 M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, p. 185 : « Ils disent que les bienfaits des vivants ne profitent pas aux morts. »

9 J. Le Goff, La naissance du purgatoire, p. 322.

10 Infra, chap. 5.

11 Ch. schmidt, Histoire et doctrine des Cathares ou Albigeois.

12 Adhémar de Chabannes, Chronique, J. Chavanon (éd.), lib. III, 49, p. 173.

13 Ibid., lib. III, 59, p. 184-185,

14 Ibid., libr. III, 59, p. 185.

15 G. Lobrichon (éd.), « Le clair-obscur de l’hérésie », p. 441-443.

16 Acta synodi atrebatensis, éd. PL 142, col. 1271-1312.

17 Livre des Miracles de Sainte Foy, A. Bouillet (éd.), Paris, 1897.

18 Pour une étude de l’ensemble, B. Stock, The implications of Literacy, chap. II.

19 Ils se retrouvent tous, à l’exception du refus du baptême ou de l’impossibilité de rémission du péché mortel, dans la lettre circulaire d’Héribert, G. Lobrichon (éd.), op. cit.

20 Le point sur la question du procès : R.-H. Bautier, « L’hérésie à Orléans », p.63-88.

21 Différents témoignages dans le dossier de textes présentés par P. Bonnassie, R. Landes, « Une nouvelle hérésie est née dans le monde », p. 435-459.

22 Raoul Glaber, Histoires, M. Arnoux (éd.), livre II, XI, 22, p. 135-137. À propos du culte de la croix, et comme le montre D. Iogna-Prat, « La croix, le moine et l’empereur », p. 449-475, la dévotion à la croix et la théologie politique ont tissé des liens de toute antiquité. Ils sont de nouveaux alliés dans le projet d’Église proposé par les clunisiens, expliquant ainsi le refus du culte par les hérétiques.

23 R.-H. Bautier, « L’hérésie à Orléans… », p. 64-69.

24 André de Fleury, Vie de Gauzlin,, R.-H. Bautier (éd.), p. 181-183.

25 Ibid., p. 99.

26 Ibid., p. 99.

27 Raoul Glaber, Histoires, p. 187-201.

28 Cartulaire de Saint-Père de Chartres, B. Guérard (éd.), Paris, 1840, p. 108-115, p. 111 et 113.

29 Traduction partielle des actes, ainsi qu’une étude des propos hérétiques et une mise au point de l’implication des laïcs dans les mouvements de contestation, dans G. Lobrichon, La religion des laïcs en Occident, p. 9-39 ; id., « Arras, 1025 », dans Inventer l’hérésie ? p. 67-86 ; id., « Le culte des saints » dans Les reliques, p. 95-108.

30 Le Concile de Limoges (1031) précisera par la suite l’interdiction, J. Hefele et H. Leclerq (éd.), Histoire des conciles, t. IV, Paris, 1911, p. 1414.

31 H. Taviani, « Naissance d’une hérésie », p. 1225.

32 Ces canons constituent les statuts de l’Église gallo-romaine depuis le ve siècle. Ils sont devenus au Moyen Âge, les STATUTA ECCLESIAE ANTIQUA, Ch. Munier (éd.), 1960.

33 L’abbé de Fleury, Gauzlin, avait aussi prononcé cette profession de foi, vers 1022, R.-H. Bautier (éd.), André de Fleury, op. cit.

34 Sur Odorannus, infra n. 44. Ce fut sans doute pour contester de telles opinions qu’Anselme de Cantorbery rédigea son Cur Deus homo ? au dernier tiers du xie siècle, infra, chap. suivant, p. 93.

35 A. de Libera, La philosophie médiévale, p. 266 sq.

36 H. Taviani, « Naissance d’une hérésie », n.31, p.1231-1232 ; P. Brown, Le renoncement à la chair.

37 H. Taviani, « Naissance », p. 1232, et « Le mariage dans l’hérésie de l’An Mil », n.30. L’opinion selon laquelle le péché est à l’origine de la division des sexes sera réfutée au xiiie siècle par Thomas d’Aquin.

38 Mise au point de la question, avec les références aux précédents théologiques dans la pensée occidentale, dans H. Taviani, « Le mariage », supra n. 30.

39 Pour sa part, le procès des hérétiques d’Arras est représentatif de l’autre manifestation de l’hérésie, illustrée par l’implication des laïcs qui expriment à leur façon, en même temps qu’ils les véhiculent, les critiques développées en milieu savant.

40 R. H. Bautier, op. cit., p. 77.

41 D’autres noms de chanoines condamnés sont cités par les différents rapporteurs, ibid., p. 69-70.

42 D’après Adhémar de Chabannes, l’évêque d’Orléans, Oury, avait décidé, lors du synode de 1022, de déterrer le corps de l’ancien chantre et de le jeter à la voirie, cf. R. H. Bautier, op. cit., p. 70, n. 25.

43 Epistulae Fulberti, éd. P.L., 141, epistola V (ex I), col. 196-204, cf. R.-H. Bautier, op. cit., p. 70.

44 cf. R. H. Bautier, op. cit., p.83 sq.

45 H. Fichtenau, Ketzer und Professoren.

46 H. Taviani, « Du refus au défi… », p.175-186, p.179.

47 R.-H. Bautier, op. cit., p. 84. Une interprétation intéressante du problème eucharistique soulevé par l’archevêque de Sens est due à D. Barthélemy, L’an mil et la paix de Dieu, p. 201-209. Infra, chap. suivant.

48 D. Iogna-Prat, « Entre anges et hommes : les moines doctrinaires de l’An Mil ».

49 Ibid., n. 48. Il s’agit d’Adhémar de Chabannes et de Raoul Glaber, tous deux clunisiens.

50 G. Lobrichon, « Arras 1025 », Inventer l’hérésie ?, op. cit., n. 29.

51 P. Brown, Le renoncement à la chair, n. 37.

52 L’expression est de D. Barthélemy, « La Paix de Dieu dans son contexte (989-1041) », Cahiers de Civilisation Médiévale, 40, 1997, p. 3-35, p. 30.

53 R. Weber (éd.), Corpus Christianorum, Continuatio Medievalis, 27, Tournholt, 1975. Infra p. 155 sq.

54 Le mépris du monde où agit le diable est ainsi exprimé par les hérétiques de Périgord : « Quoniam tuum est regnum, et tu dominaris omni creature in secula seculorum, amen », G. Lobrichon (éd.), « Le clair-obscur de l’hérésie… », op. cit., p. 441.

55 « Sicut enim omnes electi unam vitam ducentes, unum corpus Christi faciunt, sic omnes reprobi unum corpus diaboli de se reddunt (PL 117, 978 A)… Duae quippe civitates sunt in hoc mundo, id est Hierusalem quae habet regem Christum, et Babylon, quae habet regem nabuchodonosor, id est diabolum » (PL 117, col. 1108 C), cité par G. Lobrichon, « L’ordre de ce temps et les désordres de la fin », The use and abuse of Eschatology, op. cit., p. 221-241, p. 230.

56 Ms Berne, BB 51, f° 60 v° a, cf. G. Lobrichon, « L’ordre de ce temps… », p. 231, et infra, chap. 11, p 372 sq.

57 Infra, p. 85.

58 G. Lobrichon, « Le clair-obscur de l’hérésie… », p. 438.

59 Supra, Introd., p. 14 sq.

60 G. Lobrichon, « L’ordre de ce temps… », p. 237 sq.

61 Sur l’École d’Auxerre, voir la bibliographie de P. Riché, Écoles et enseignement, p. 107-108. Sur Haymon d’Auxerre, voir J. J. Contreni, « Haymo of Auxerre », p. 303-320 ; id., « The Biblical Glosses of Haymo of Auxerre », p. 411-434.

62 E. Ortigues, « Haymon d’Auxerre, théoricien des trois ordres », p. 181-227.

63 D. Iogna-Prat, « Le “baptême” du schéma des trois ordres fonctionnels… », p.101-126, ici p.111.

64 PL 117, col. 953.

65 D. Iogna-Prat, « Le “baptême” du schéma », p.111.

66 E. Ortigues, « Haymon d’Auxerre », p. 198.

67 Ibid.

68 Dans les chapitres XVI à XVIII du Livre de Miracula Sancti Germani, Héric appuie sa pensée sur la théologie de la Rédemption, cf. D. Iogna-Prat, « Le “baptême” du schéma », p. 116.

69 D. Iogna-Prat, « Entre anges et hommes : les moines doctrinaires de l’An Mil ».

70 À ce sujet, l’œuvre fondamentale de G. Duby, Les trois ordres.

71 D. Iogna-Prat, « Le “baptême”… », op. cit., p. 111.

72 Augustin inaugure, en Occident, l’identification, remontant à Origène, des trois catégories de chrétiens (prélats, continents et mariés) avec les trois personnages du livre d’Ézéchiel (14,14), Noé, Daniel et Job, respectivement prélat, continent et marié. Ces trois personnages symboliques représentent la postérité spirituelle de certains types d’hommes, Y. Congar, « Les laïcs et l’ecclésiologie des ordines », p. 82-117, p. 84-85.

73 L’expression est de D. Iogna-Prat, « Entre anges et hommes ».

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