Introduction
p. 9-18
Texte intégral
1Les articles qui composent cet ouvrage sont le produit d’un colloque organisé le 8 juin 2009 dans le cadre des Journées scientifiques de l’université de Nantes, avec le concours du CRHIA1.
2Le thème de ce colloque fait partie d’un programme de recherche que nous avons élaboré sur l’étude des places fortes et de la guerre de siège dans l’Orient méditerranéen de l’Antiquité à la période moderne. La cité de Rhodes, par sa situation géographique, son réseau de fortifications continentales et insulaires et, enfin, l’enjeu politique que constituait la prise de la ville et de ses ports, nous a semblé pouvoir constituer un excellent point de départ et le meilleur trait d’union entre nos travaux respectifs.
3Nous avons souhaité inscrire le colloque dans la continuité des journées d’étude organisées par Jean-Pierre Bois, professeur à l’université de Nantes, dont le but était de susciter et de nourrir un dialogue d’histoire militaire entre Antiques et Modernes2.
4Ces journées ont montré combien la réflexion, l’échange, la confrontation, sur le temps long et autour d’un thème commun, pouvaient être fructueuse. Aussi sommes-nous heureux qu’il ait accepté d’exposer à la fin de cet ouvrage les conclusions de ce colloque qui soulignent notre active collaboration dans le domaine de l’histoire militaire.
5L’objectif était d’étudier les sièges de Rhodes de l’Antiquité à la période moderne : sièges de Démétrios (305-304 av. J. -C.), de Mithridate VI (88 av. J. -C.), de Cassius Longinus (42 av. J. -C.), de Mehmet II Fatih (le Conquérant) (1480), de Soliman le Magnifique (1522), sans oublier quelques autres sièges mémorables dont la cité fit l’objet au Moyen Âge. Considérant la situation géostratégique de Rhodes, il n’est pas étonnant qu’elle ait suscité la convoitise des grandes puissances au cours de son histoire, toutes cherchant à la dominer, sinon à l’intégrer dans leur système d’alliance ; base navale de premier rang entre Orient et Occident, centre de redistribution du commerce du blé, l’intérêt qu’on lui porta fut tout à la fois politique, militaire et économique. Mais par-delà les permanences que l’analyse comparée permet de souligner, chaque période comporte ses spécificités dans l’art de prendre et de défendre la place forte.
6Souhaitant inscrire le colloque dans les perspectives récentes de la « nouvelle histoire bataille », nous avons entrepris de dénouer les écheveaux propres à l’histoire de chacun de ces sièges afin d’appréhender le phénomène guerrier dans toutes ses composantes. Ainsi avons-nous abordé de multiples questions, comme le développement des techniques d’armement, la tactique opérationnelle, la logistique, la pensée stratégique des belligérants ainsi que l’adaptation des fortifications aux progrès de la poliorcétique. Nous nous sommes également interrogés sur les rapports existant entre ville et territoire ainsi que sur les efforts matériels et financiers consentis par la cité pour assurer sa défense. Le réexamen critique des textes nous a également amenés à nous interroger sur le rôle joué par la guerre de siège dans le système de relations entre la cité et les puissances extérieures.
7Les pratiques militaires, ici en l’occurrence l’art de prendre et de défendre les places fortes, obéissent aux contraintes du milieu et soulignent des continuités qui se dégagent avec une certaine clarté du flux des singularités historiques. Ce sont ces phénomènes d’ordre structurel dont nous avons tenté de faire la part. En effet, le fait militaire, s’il doit être appréhendé dans le temps et l’espace, ne peut faire l’économie d’une analyse globale du phénomène guerrier. Aux contingences et vicissitudes de l’histoire se superposent les permanences de la géographie physique, de l’anthropologie sociale ainsi que la récurrence des constructions politiques.
8On doit d’emblée noter que la logique des espaces, la pesanteur des contraintes stratégiques ne sont certainement pas étrangères à l’acharnement des puissances d’Asie Mineure, de l’Antiquité à la période moderne, à vouloir prendre Rhodes – autant que la tendance obstinée des États égyptiens ou du Levant à vouloir maintenir la cité dans leur alliance. Mais en tout état de cause, Rhodes ne fut jamais prise d’assaut ; elle se livra ou fut livrée par trahison, toujours face aux maîtres d’une Méditerranée partiellement ou totalement unifiée.
9Si l’on considère l’ensemble des sièges qui furent menés contre Rhodes durant l’Antiquité et le Moyen Âge, on constate que rares sont ceux qui furent de simples actes de représailles, la plupart visaient un but stratégique de grande ampleur, à savoir la maîtrise de l’espace et des voies de communication maritime. Le siège d’Attale en 321 av. J. -C., qui fut avec celui de Démétrios le seul que Rhodes connut durant la période hellénistique, est à cet égard exemplaire. En effet, nous savons qu’Attale, à la tête d’une importante armée navale mena une expédition contre la cité et quelques autres situées sur le littoral micrasiatique. Son but était de sécuriser ses bases ainsi que les ports nécessaires à sa flotte de guerre et, dans le même temps, d’élargir les principaux centres de communications maritimes sur la route est-ouest3. Les sièges dont Rhodes fit l’objet à la période romaine – le siège de Mithridate VI en 88 av. J. -C., le siège de Cassius Longinus en 42 av. J. -C. – ne visaient pas le même objectif, même si l’on ne peut faire totalement abstraction des projets de conquête des États assiégeants dans l’étude des arrière-plans politiques4.
10Qu’en fut-il au Moyen Âge et à la période moderne ?
11On constate que les motivations pour s’emparer de Rhodes ne sont pas sans relation avec celles des souverains hellénistiques. En effet, parmi toutes les îles demeurées aux mains des Byzantins, Rhodes excitait particulièrement la convoitise des puissances occidentales par sa position sur les routes du Levant. En 1309, les chevaliers de l’ordre militaire de Saint-Jean mirent le siège devant la cité et s’en rendirent maîtres5. Forts de cette base navale, ils menèrent, à l’image des Rhodiens de l’Antiquité, des actions contre les pirates autour de l’archipel des Sporades et près des côtes d’Asie Mineure, seuls ou aux côtés du roi de Chypre, auquel on les trouve associés dès 1367. Les points d’appui qu’ils établirent dans la région leur permirent d’élargir leurs conquêtes, dont une des plus remarquables fut la prise d’Halicarnasse au début du XVe siècle. Ainsi, vit-on se redessiner un espace stratégique centré autour de Rhodes que les grandes puissances d’Égypte, de Syrie et/ou de Constantinople voulurent ajouter à leurs conquêtes.
12Après avoir soutenu le siège face au sultan mamelouk d’Égypte en 1444, les Rhodiens durent résister aux attaques répétées des Turcs ottomans. Les sources font état de deux sièges mémorables, l’un mené en 1480 par Mehmet II Fatih (le Conquérant), l’autre en 1522 par Soliman Kanuni, dit le Magnifique6. Le premier dura deux mois et se solda par un échec, le second dura six mois et aboutit à la prise de la ville à la suite d’une trahison. Dans les deux cas, il est intéressant de noter les similitudes qui existent entre le récit de Diodore sur le siège de Démétrios et les textes faisant état des assauts lancés par les Turcs – similitudes qui portent pour l’essentiel sur l’organisation de la défense et qui mériteraient d’être éclaircies par une analyse comparée7.
13Par-delà ces considérations d’ordre militaire, ces sièges visaient à faire de Rhodes un relais ou une base maritime intégrée dans un système politique et économique élargi à l’ensemble de l’Orient méditerranéen. Il est significatif que les Turcs aient assiégé la cité après avoir pris possession de Chypre, de la Syrie et de l’Égypte – Soliman ne pouvant laisser Rhodes indépendante sur la route maritime entre Istanbul et les conquêtes de son père.
14Ainsi, la position de l’île de Rhodes en Méditerranée orientale, poste avancé et creuset culturel des échanges scientifiques et techniques à la rencontre des Orients et des Occidents, explique l’extraordinaire laboratoire de réflexions et de pratiques poliorcétiques que constituent les sièges de Rhodes à travers le temps, dont rendent compte magistralement les contributions rassemblées ici. Des tours et machines géantes de Démétrios aux bombardes mameloukes et aux mines ottomanes, le rôle de Rhodes dans la lutte du boulet contre la cuirasse a été fondamental, toutes époques confondues.
15Si nous n’avons pas manqué de mettre en évidence les continuités dans la structuration des espaces, l’analyse ne s’est aucunement limitée à ces seuls aspects car nous avons également souhaité dégager la situation particulière de Rhodes à chaque moment de son histoire.
16L’étude de chaque siège, tout autant que leur mise en perspective, a ainsi permis de nourrir une réflexion d’histoire militaire et, espérons-le, d’enrichir le débat sur les pratiques politiques, les formes de pouvoir et de représentation de l’Antiquité à la période moderne dans le bassin oriental de la Méditerranée.

A. Le bassin oriental de la Méditerranée à l’époque hellénistique.

B. Rhodes, la Carie et la Lycie : la stratégie de contrôle maritime de Démetrios.

C. La Grèce latine et Rhodes à la fin du Moyen Âge. Ph. Josserand, N. Bériou (dir.), Prier et combattre. Dictionnaire européen des ordres militaires au Moyen Âge, Fayard, 2009, p. 805.

D. La pointe nord de Rhodes, avec la cité et ses faubourgs en 1920 ; les réseaux des faubourgs méridionaux reprennent la trame de la cité antique, surdimensionnée par rapport à celle des chevaliers. Albert Gabriel, La cité de Rhodes, Paris, 1921, p. 3.

E. Plan de la ville de Rhodes au XVe siècle. Ph. Josserand, N. Bériou (dir.), Prier et combattre. Dictionnaire européen des ordres militaires au Moyen Âge, Fayard, 2009, p. 790.

F. Plan de Rhodes en 1480, avec la répartition des langues des défenseurs et les secteurs d’attaque ottomane. A. Migos, « Rhodes : the Knights’battleground », Fort, 18, 1990, p. 8.

G. Plan de Rhodes en 1522, avec la répartition des langues des défenseurs et les secteurs d’attaque ottomane. A. Migos, « Rhodes : the Knights’battleground », Fort, 18, 1990, p. 13.
Notes de bas de page
1 Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique dirigé par M. Catala, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nantes.
2 Bois J.-P., Dialogue militaire entre Anciens et Modernes, Enquêtes et Documents n° 30, PUR, 2004.
3 Arrien, Succ., frag. 1 (39). L’expédition fut menée à l’été ou automne 321 à l’époque où Attale était en charge d’un grand commandement naval ; elle prit la forme d’affrontements sur mer au terme desquels les Rhodiens parvinrent à faire battre en retraite l’ennemi. Voir Hauben H., Het vlootbevelhebberschap in de vroege diadochentijd (323-301). Een Prosopografisch en institutioneel onderzoek, Bruxelles, 1975, p. 21 et p. 26-27 ; 1977, 316 ; « Rhodes, Alexander and the Diadochi from 333-332 B. C. », Historia, 26, 1977, p. 307-316.
4 Voir Appien, Mithr., XXIV, 94-XXVII, 107 (siège de Mithridate VI, vers 88 av. J. -C.) ; Dion Cass., XLVII, 2-3 (siège de Cassius Longinus en 42 av. J. -C.).
5 Cf. Torr C., Rhodes in modern Times, Cambridge, 1887 ; Matton R., Rhodes, Athènes, 1954, p. 50 sq. Il est à noter que Rhodes jusque-là n’avait fait l’objet que de sièges punitifs menés par des escadres vénitiennes (sièges de 1099-1100 et 1124).
6 Pour le siège de 1480 on dispose du manuscrit de G. Caoursin, vice-chancelier de l’ordre, conservé à la BnF de Paris, illustré de 20 miniatures et d’un récit de M. Dupui publié par l’abbé de Vertot en 1726. Pour le siège de 1522 nous possédons une version turque, arabe et française à travers les récits d’Ahmed Hafouz, de Ramadan et de Jacques de Bourbon. Les versions turque et française ont été publiées par l’abbé de Vertot sous le titre « Relation du siège de Rhodes en 1485 (1522) par le commandeur de Bourbon, témoin oculaire ». La version arabe a été publiée par Tercier en 1759. Voir Gabriel A., La cité de Rhodes. Topographie, architecture militaire, Paris, 1921, p. VIII. La bibliographie vient d’en être renouvelée : Eric Brockman, The Two Sieges of Rhodes. The Knights of St. John at War 1480-1522, London, John Murray, 1969, puis New York, Barnes & Noble, 1995 et Nicolas Vatin, L’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, l’Empire ottoman et la Méditerranée orientale entre les deux sièges de Rhodes (1480-1522), coll. Turcica. 7, Paris, 1994.
7 G. Caoursin fut témoin du siège de 1480. M. Dupui, lui, n’a sans doute pas assisté au siège mais arrivé aussitôt sur les lieux après l’événement, il a pu recueillir le témoignage des défenseurs. C’est en tout cas ce que suggère Gabriel 1921, VIII. J. de Bourbon a assisté quant à lui au siège de 1522. Dans les deux cas, nous avons là des témoignages de première main. Toutefois, les similitudes avec le siège de Démétrios, notamment dans l’organisation de la défense, posent un certain nombre de questions : ces similitudes traduisent-elles des permanences dans la façon d’organiser la défense ? C’est probable mais le ton qui est donné aux récits ainsi que les vocables employés sont trop proches de ceux de Diodore pour que l’on s’arrête là. Les auteurs modernes ont-ils pu avoir accès au texte grec de Diodore, voire à la source rhodienne de celui-ci, à savoir à Zénon dont la chronique se trouvait peut-être encore dans les archives de la cité ?
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