Cartographie de la fin : la sale histoire de The Whore-Mother
p. 233-250
Texte intégral
1Dans le poème « September 1913 », le jugement lapidaire énoncé par Yeats sur l’état de la nation, « Romantic Ireland’s dead and gone,/It’s with O’Leary in the grave »1, se laisse moduler par une proposition sémantiquement et rythmiquement concomitante : Romantic politics’dead and gone/It’s with O Leary in the grave. Irlande romantique, politique romantique : les deux sont supposées solidaires, l’auréole connotative d’une politique romantique dessinant une figure idéale, altière et anachronique, de l’Irlande, alors que l’avènement, par naissance ou renaissance, d’une Irlande romantique suppose la pratique de la politique comme un double art, d’interprétation et de précipitation des rêves. Envisagée donc non sous le signe des bilans comptables ou de l’amélioration du niveau de vie, bas salaires ou classes moyennes, de plus en plus moyennes. (N’est-ce pas cette médiocratie insupportable que Yeats vomit, dans The Green Helmet2, poésie de l’éloquence vitupérative, devant la mesquine réalité de l’objet de son amour, qu’avec trop d’intensité il avait supposé sublime) ? Que faire donc, quand les conditions de réalisation d’une politique romantique font défaut ? Poète, Yeats a toute licence de clamer une poésie de la nation aussi passionnée que le cri de colère de l’amoureux dépité. Ni l’Irlande ni sa muse, Maud Gonne, ne seront à la hauteur de ses attentes. Reste la rhétorique de la déception vertueuse.
2Mais nous savons, et nous savons justement par la vertu poétique de Yeats, que de nouveau l’histoire allait s’imprimer dans la substance du réel, en réfutation donc de la lâche résignation de 1913. Après septembre 1913 viendra Pâques 1916, et lorsque Patrick Pearse clamera « the fools, the fools, they have left us our Fenian dead3 » après avoir rappelé christiquement que « Life springs from death ; and from the graves of patriot men and women spring living nations », ce serait chicanerie pédantesque de notre part de demander si les mots de Pearse sont à verser dans l’archive de l’histoire ou à inscrire dans le canon de la littérature. Dans les deux, bien sûr, les deux qui ne font qu’un, si agir et dire, parole et acte, se laissent réanimer : politique est poésie et poésie est politique, lorsque les deux se placent, sans honte et sans scrupule, sous le signe de l’attente et de l’exigence romantiques.
3Certes il peut exister d’autres formations culturelles où la politique s’entendra comme le prolongement de l’économie politique ou de la puissance guerrière. Mais en Irlande, et pour une génération que Yeats aura nommée et fait advenir, pour une petite coterie d’élus dépositaires d’une vérité peu commune, il fut possible de s’auto-convaincre, puis de convaincre d’autres, que la nation était le creuset (dionysiaque) du possible, au-dessus duquel se dresserait la scène (apollonienne) où la politique prendrait figure, enfin redevenue une admirable cérémonie, belles paroles, beaux gestes. Après 1913 viendrait donc 1916, et ainsi de suite, en une succession de renoncements et de redressements au cours du siècle, la politique entendue comme une procréatique des rêves qui s’obstinent à survivre, malgré tout et contre tout : contre la politique de classe ou la géopolitique des guerres mondiales ; contre la bienveillante sollicitude de la sociale démocratie et de son état-providence. Renaissance ou réanimation de la politique comme chose de l’esprit, de génération en génération : de la mort resurgira la vie, a nation born again, interminablement, puisque l’histoire irlandaise s’entend comme unfinished business où il reste à faire.
4Bien sûr, une politique romantique, politique du désir et de l’avènement des rêves, peut ne pas toujours être une politique si clairement littéraire, ou de littéraires. Comparée à l’Irlande, la formation culturelle qu’est la France moderne témoigne d’un plus grand écart entre l’élaboration politique et l’invention littéraire, sans pour autant que la politique de la France s’envisage, jusqu’à De Gaulle ou François Mitterrand, comme une simple affaire de comptes et de comptables4. Côté français, littérature et politique peuvent s’établir comme deux champs séparés, largement autonomes. Il existe donc une littérature française et une histoire française. De temps à autre, en des moments de détresse, ces domaines peuvent converger, mais les conditions d’émergence et de survie d’une politique de la France ne dépendent pas, ou ne dépendent plus directement, de l’émergence et survie d’une littérature française. Au plus, il y aura une politique publique de la littérature et de la culture : un ministère de la culture. Alors qu’il en va autrement de l’Irlande, contrainte de s’autodéterminer en tant qu’entreprise tardive de construction nationale compensatoire. Ici la chose poétique a pu s’ériger en condition de possibilité du politique : ministère et affaires publiques sous la gouverne poétique. Ici la concomitance entre le politique et le littéraire, voire la prédétermination du politique par la matrice poétique, a pu avoir valeur de destin.
5Inutile donc de vouloir clarifier l’ambiguïté qui est au cœur de nos débats : l’appel à cartographier l’étrange suppose l’inventaire et le cadastrage d’une terre étrange, « strange country5 ». Hypothèse donc d’une étrangeté objective, résultat d’une histoire culturelle bâclée, d’une terre ni entièrement aspirée ni réformée par l’Angleterre, encore moins restée imperméable à la puissance anglaise ; ou, au contraire, hypothèse d’une étrangeté subjective et autoproclamée, celle d’une l’Irlande conçue comme le produit d’un atelier de creative writing, que suscite et tolère, à titre de divertissement, la vaste entreprise mondialisée qu’est la modernité anglophone, la société anonyme domiciliée à Londres. Inutile de choisir entre ces deux hypothèses, entre l’étrangeté supposée, subjective, et une étrangeté effective, la définition même du fantastique consacrant l’impossibilité de décider entre les deux. Une littérature irlandaise se lira donc comme l’étrange effet d’une singularité historique réellement supposée et supposée réelle, comme la manifestation d’une celticité d’outre-monde ou indifférente aux mondanités (qui sont mortelles, nous dit Beckett6), en marge ou en dehors des prosaïques politesses de l’Angleterre impériale.
Une affaire de cent ans
6Entre 1881 et 1984 – à peine avant, et seulement à titre de réplique depuis – il existe un grand récit de la politique irlandaise et de la littérature irlandaise. Et je n’entends pas par là une politique ou une littérature entreprise ou écrite par des Irlandais et Irlandaises qui se nomment Seamus ou Imelda « on the dotted line », comme la Lolita de Nabokov se nomme Dolores Haze pour les besoins de l’état civil. N’est-ce pas contre la dictature de l’état civil, où les sujets sont homme ou femme, majeur ou mineur, vivant ou mort, que s’exerce l’attrait d’une littérature et d’une politique de l’étrange ? (À la fin, le roman de Nabokov, comme tous les romans, est d’un prosaïsme antiromantique avéré, puisque Doroles Haze, sublimée en Lolita, éphémère objet de la fantaisie érotique, mourra, post puberté et postpartum, son destin étant de mourir un jour de Noël sous le nom de Mrs Richard F. Schiller, jeune épouse d’un homme aussi peu digne que celui que Maud Gonne épousera). Le réel s’entend ici comme un affligeant démenti anti-romantique, comme « ce qu’on ne peut pas ne pas connaître », pour citer Henry James7. Il s’entend comme un devenir Mrs Schiller, enceinte et vêtue d’une salopette, sa mort tout sauf la tentative échouée de vivre à la hauteur du paradoxe yeatsien des « dying generations8 ».
7Je sais pertinemment la futilité épigonale qu’il y a, désormais, à déclarer morte l’Irlande romantique, en politique et en littérature. Le constat de mort a été contemporain de la déclaration de sa naissance ou renaissance. Si désormais la mort se laisse certifier par le médecin-légiste comme ayant été par « mésaventure », elle ne mérite aucunement d’être qualifié de « painful case », comme le décès de Mrs Sinico dans Dubliners. Non, l’ultime disparition a été peu remarquée et peu pleurée. S’il y a eu travail de deuil, ses rituels pourront intéresser les futurs historiens de la culture irlandaise, à interroger comme des jalons dans l’entreprise de congédiement par lequel la communauté imaginaire nommée Irlande, une communauté qui, pauvrement, massivement, avec le culot du joueur qui a peu de cartes en main, avait investi son dépôt subjectif dans un maigre corpus de textes promus canoniques dès leur mise en circulation, fait désormais le constat que les conditions ayant rendu à la fois possible et nécessaire un intense dispositif de réanimation littéraire ne sont plus réunies.
8La machine est à débrancher donc, la ligne de vie tracée sur le papier-graphe de la renaissance irlandaise désormais à plat, le dernier frémissement celui qui a signalé le voyage occidental, depuis le Mater Hospital à Dublin, de la dépouille de John Mc Gahern, l’ironie étant d’avoir laissé à un écrivain pastoraliste et antiromantique la charge d’incarner le deuil du besoin collectif d’une littérature de l’Irlande, sorte de viatique ou pain-surprise qui tenait lieu de tout le reste quand tout le reste était indisponible, sauf par émigration et par la métamorphose, sea change, qu’elle requiert. Une telle littérature, répondant aux besoins d’assouvissement d’un pays étrangement dépourvu, recevable comme un supplétif d’estime de soi, n’aurait plus lieu d’être. Débranchez donc la machine, car le pronostic vital n’est plus réservé. Le sujet irlandais est désormais autonome, socialement, économiquement, la littérature ayant joué pour le moteur de l’économie irlandaise, désormais automobile, le rôle d’un choc-batterie au démarrage.
9Que reste-t-il donc, après 1984 ? Reste la production, potentiellement illimitée et à envergure planétaire, de textes littéraires de langue anglaise, de la part d’écrivains pouvant se déclarer irlandais pour leur passeport ou leur domiciliation fiscale. S’agissant de ces textes, il se peut que l’appellation à origine contrôlée littérature irlandaise ne soit plus la plus apte : ni herméneutiquement, pour les besoins de la lecture critique, ni commercialement, pour les besoins de leur publication. Car la cartographie n’est pas qu’une affaire de lieu. Elle est aussi une affaire de moment, de circonstance, d’appareillage technique. Yeats est bien un auteur irlandais (n’a-t-il pas créé sa petite entreprise artisanale, en partie inspirée de la grosse entreprise wagnerienne de Beyreuth ?), sa raison d’être l’invention d’une littérature et d’un théâtre irlandais de langue anglaise ; Joyce, également ; Sheridan et Sterne, marginalement, voire pas du tout. Pour Bishop Berkeley ou John Toland, l’appartenance relève en grande partie de l’annexion rétrospective. Car une littérature s’écrit dans un rapport de dépendance dialectique avec une langue, mais dans un rapport discrétionnaire et de détermination insuffisante avec un lieu et un temps, ou avec toute une communauté, identifiée ou identitaire, immédiatement alentour.
10La durée de vie d’une littérature de l’Irlande aura donc été de cent ans environ : 1881-1984. Au commencement donc le souffle d’un logos, un fiat créateur veillé par les parrains, marraines et sages-femmes qui furent au chevet de cette singulière floraison : une littérature irlandaise de langue anglaise. Précédée d’une gestation longue de trente ans, dans l’Irlande d’après la famine, temps requis pour que l’irréversible mutation dans la cartographie linguistique du pays s’imprimât dans la tête et sur la langue des sujets irlandais : désormais, et pour les générations à venir, les irlandais sont anglophones. Temps requis, aussi, pour qu’une élite anglo-irlandaise, son imagination piquée par les augures que le temps était venu de la vague montante d’une paysannerie catholique, enfin en voie d’ascension sociale (si on peut parler d’élévation, s’agissant d’un déferlement sans grâce), ses rejetons consignés dans les pensionnats des congrégations religieuses, ses malades et ses vieux dans l’hôpital du comté, et ses fous dans l’immense county asylum, s’accordât la largesse d’une réinvention de soi comme incarnation de la sprezzatura, du don de soi sans calcul. Mais que pouvait-elle faire d’autre, alors que la paysannerie se réinventait dans les petites villes, par de menus progrès matériels ?
11Pouvoir fantastique de la renaissance irlandaise : faire advenir comme revenant ce qui n’a jamais été une première fois, en chair et en os. Un avènement permettant la disparition en beauté de l’Irlande anglo-protestante, disposée à tout dilapider en un dernier geste ; prenant enfin ou pour la première fois superbement la pose, contre la marée montante. « The rising tide lifts all boats », pour citer la mantra du Celtic Tiger, adaptation locale (avec une rémanence de Synge ?) de la percolation reaganienne, trickle down, des richesses. Déjà Yeats avait recouru à la figure de la marée montante, mais entendue comme « filthy modern tide9 » des sans grâce, qui ne laisse d’autre possibilité que l’immolation en beauté. La littérature irlandaise de la renaissance celte se donnerait donc comme tâche la cartographie d’un pays étrange et insouciant ne regardant pas à la dépense, de vie ou de langue ; à l’opposé de la scrupuleuse mesure, en mots et gestes, en temps et argent, qui est le propre de l’Angleterre sobrement efficace. Or la carte dessinée d’un pays qui n’existe pas, « doesn’t exist,… is but a dream10 », est bien autre chose qu’un système GPS, autre chose qu’un panoptique du positionnement terrestre. Une telle cartographie de l’étrange s’entend avant tout comme la possibilité de se perdre, dans l’ivre oubli des contraintes du réel, de ses rapports de forces et ses leçons de vie recevables comme autant de leçons de renoncement.
12Les littératures nationales n’ont d’autre choix que de marquer leur territoire. Ainsi elles peuvent revendiquer d’avoir remis en culture une terre en apparence pauvre, longtemps laissée en friche. Trésors cachés, en attente de leur exhumation et de leur exposition. Il y a l’Irlande cachée de Daniel Corkery11. Bien après, tout à la fin, il y aura le postulat d’une cinquième province12, domaine de la pensée souveraine, hors référence au sol ou à la partition binaire, nord/sud ; supplément extraterrestre où, par la grâce de la parole poétique, on s’affranchira des querelles de clocher et du marquage identitaire exclusif. Mais quelles que soient les richesses retrouvées de ces friches, de ces terres qui par essence sont à usage strictement poétique, le travail de cadastrage littéraire sera toujours moins simple que la scène d’ouverture de La petite maison dans la prairie. (Et la duplicité trouble de tout travail poétique sera, justement, le prix exigible pour compenser l’absolue simplicité, candide ou cruelle, d’une telle entreprise d’installation, où la cartographie se fait avec une bêche à même la terre, en une inversion du geste de Heaney, jeune poète : With this spade I write on earth my possession of the land I here survey (de cette pelle je marque mon domaine, je m’anoblis à envergure de ma capacité d’inscription territoriale). La poésie sera pratiquée comme une étrange duplication de cette cartographie qu’effectue toute civilisation possessive, tant qu’il faudra peser le poids, dans la langue et dans la terre prise, de cette mainmise, mortmain primitive, qui est consubstantielle à l’arraisonnement anthropologique des terres.
Complicités antithétiques
13Comme il sied à une terre dont l’histoire est faite de querelles de cadastre, de possession disputée, l’invention d’une littérature irlandaise se fera à coup de définitions concurrentes, antithétiques. Cela, Declan Kiberd le démontre admirablement13, avec cependant un ton de célébration liturgique peut-être inutile. En effet, le geste de commencement antithétique qui institue une littérature irlandaise, par le biais d’une gaélicisation affichée de la langue anglaise, ne peut que s’appuyer sur une volonté de négation de ce qui est couramment donné : la massive substance de l’Empire britannique. Il en résulte que le destin d’une politique irlandaise ou d’une littérature irlandaise a pu se jouer du côté d’une folie « anti-moderniste », sous la forme d’une perversité collective, d’une volonté de ne pas reconnaître que les dès sont jetés, the writing is on the wall. Pas d’autre choix donc que de nier les évidences, en démontrant l’aptitude précisément à ne pas savoir lire les cartes. Par une telle inaptitude s’accomplirait un singulier et sublime exhaussement de la commune aptitude humaine, fût-ce au prix d’une volonté de devenir inhumain : « Too long a sacrifice can make a stone of the heart14. »
14Pourquoi les romantiques, en littérature ou en politique, ne seraient-ils pas fous de rage ? Devant ces jeunes et ces moins jeunes, tous sages, vêtus de leurs costumes à rayure, leur vie se déroulant selon un plan de carrière aussi morne et prévisible que la journée de la dactylo dans « The Waste Land » d’Eliot, ou Prufrock, toujours chez Eliot, qui vieillit et fatigue ? Ainsi parle l’animus réactif et insatiable du parti de la littérature romantique ou du parti de la politique romantique. En guerre contre la langue grise et contre la banalisation du monde, contre la politique devenue l’art du possible, soucieux du concret et de la vie de tous les jours. Pâques 1916 (l’événement, non le poème de Yeats) s’inscrivant, ou plutôt s’interjetant, comme une sublime rupture, la figure d’une politique enfin performative, raccourci entre le désir et le réel : politique de l’action directe, politique du coup exemplaire, sacramental, à la fois efficace et attestation, coups portés, paroles proférées ; républiques autoproclamées, déclarations, oraisons funèbres, épitaphes, par lesquels passe, dans le geste de ceux qui se lèvent pour porter un coup – « to strike for her freedom15 » – la grâce de l’éternité.
15Cartographie du désenchantement wéberien : de l’enserrement toujours plus complet de la terre, au point de ne laisser place à nulle Irlande cachée ; finies donc les Celtic twilight zones. Flaubert et Joyce sont tous deux les cartographes d’un espace isomorphe où plus rien n’est étrange. Constantinople, Yvetot, (désormais on pourra goûter aux deux, avec des avions low cost à partir de Beauvais), Dublin, Buenos Aires, partout la même chose, Araby désormais et depuis toujours une foire d’attractions pour pré-pubères. À coup d’implacables disqualifications des avatars masculins où successivement Emma Bovary s’admirera, alors que ces objets ne valent vraiment pas la peine, la compulsion au surinvestissement témoignant d’une inaptitude à se plier à la sécheresse mathématique d’un libertinage d’ancien régime : ce corps quelconque qui m’échoit par le hasard de la contiguïté sera mon Yvetot à moi. Yvetot vaut bien Yvetot.
16Quiconque recherche des exemples de ré-enchantement anti-moderniste lira dans la préface de Synge au Playboy sa célébration d’une langue (encore) riche comme une pomme ou une noix, sa promesse vis-à-vis de son lecteur/spectateur que la langue de son drame sera celle entendue dans la nursery, une langue préscolaire improbablement fécondée par la langue des bouviers et des mendiants16, langue de ceux qui ne sont de nulle part (mais pas d’un lieu rayé de la carte, plutôt d’un impossible mallarméen du hors carte, lieu absent de toutes les cartes, ultime lieu de l’étrange, strange country, comme si pareil endroit était habitable ou connaissable sans passer par le portique de la mort). Une version plus récente, plus roublarde et, pour tout dire, trop « canny », trop « cosy », résonne dans les allocutions de Francis Stuart depuis le Berlin en guerre des années quarante17. Cartographie ici du « heimlich » et non de l’étrange, car à trop vouloir aspirer à l’étrange comme à un lieu connaissable où le présumé anonymat métropolitain sera contredit, on risque, au mieux, le ressassement du répertoire convenu de la piété nationale.
17Au début des années 1970, la chanson intitulée « The Men Behind the Wire18 » devint l’unique mégatube des Troubles, de cet affolement de l’ordinaire que fut le conflit nord-irlandais. Pour quelques années encore, ceux qui reprenaient la chanson dans les pubs, au sud comme au nord, s’appliquaient à faire sonner les voyelles comme des voyelles chantées par un jeune homme de Derry. Et toujours, dans la chanson comme chez Francis Stuart, mais déjà chez Yeats, dans « No Second Troy », l’attente de quelque chose qui viendra transformer ces « little streets », comme si la vie ne valait d’être vécue qu’à condition de passer par l’épreuve de sa réanimation symbolique. Comme si le constat d’Adorno de la pauvreté ou petitesse de la vie mutilée appelait un traitement de choc symbolique. Tiochaigh an là, le jour viendra, où tout changera : la politique de l’attente apocalyptique a son côté Walt Disney.
18« The Men Behind the Wire » se tient en équilibre instable entre la répétition épigonale de la tradition nationaliste et l’industrie planétaire du spectacle marchandisé. Laissant de côté la question de la disparité (flagrante) de la qualité de ces différentes figurations poétiques, on lira cependant la chanson des années 1970 comme une pièce de plus à verser au dossier des réponses fournies à l’accusation formulée dans « September 1913 » ou dans « No Second Troy », dans ces poèmes lisibles comme la mise au défi proféré par un poète-prophète, qui n’en peut plus de son peuple, trop veule. Trop occupé, trop pris pour oser, pour prendre exemple sur l’aviateur yeatsien, « I balanced all, brought all to mind,/The years to come seemed waste of breath,/A waste of breath the years behind/In balance with this life, this death19. » Puis, une fois de plus, le sacré démenti, par la réanimation in extremis de la politique ; renaissance du geste et des paroles, par le coup de force d’un soulèvement qui mettra à feu à et à sang ces petites rues, de Belfast et de Derry.
19Mais cette dernière ivresse avant la fermeture allait se doter d’agents et d’objets de ré-enchantement aussi douteux que les amants en série d’Emma Bovary : Joe Cahill, Daithi O Conaill, Rose Dugdale, Sean Mac Stiofain, Ruari O Bradaigh, Gerry Adams. Le registre du ré-enchantement et de la sacralisation christique, mâtiné de quelques incursions du côté de James Bond ou OSS 117, allait s’épuiser, et le répertoire des actes commis et des paroles mises en scène raterait le virage médiologique qui nous fait passer de la logosphère à la cybersphère. Bien avant que celle-ci ne s’impose comme notre modalité rhizomante indépassable, la plus appropriée donc à l’anti-moderne thérapie d’Al Qaida, les noces irlandaises entre le roman de la littérature et le roman de la politique prenaient fin, par inaptitude à se maintenir en dehors de l’ère anglophone, avec son invitation à une absolue inclusion. Felix culpa comme toujours, une perte pour un gain, pendant qu’une Irlande enfin entreprenante se délestait d’un devoir de fidélité à l’impératif catégorique de ré-enchantement naguère supposé constitutive, inscrite donc dans sa carte-mère, où elle aura joué son rôle comme condition de certaines possibilités et de certaines impossibilités.
20Qu’à force de tourner les pages où s’inscrivait, sur une face, la matrice d’une littérature romantique de l’Irlande et, sur l’autre, le programme d’une politique romantique, on était arrivé en fin de partie, cela devient manifeste dans le poème de Paul Muldoon intitulé « Christo’s20 » :
« We drove all day past mounds of sugar-beet,
hay-stacks, silage-pits, building sites,
a thatched cottage even-
all of them draped in black polythene
And weighed against the north-east wind
By concrete blocks, old tyres ; bags of sand
At a makeshift army post
Across the border. By the time we got to Belfast
The hole of Ireland would be under wraps
Like, as I said, “one of your man’s landscapes”.
“Your man’s ? You don’t mean Christo’s ?” »
21Parmi les conditions de possibilité culturelles du poème, il faut compter la dissémination des effets visibles ou des marqueurs de la mondialisation – dont les emballements de Christo, désormais à la disposition de Paul Muldoon, poète à l’origine nord-irlandais ; à la disposition aussi des habitants des petites rues de Belfast ou de l’Irlande rurale, au nord comme au sud. L’acte consistant à requalifier en emballement collectif – comme si l’art plastique devait être fait par tous – les cérémonies de deuil de 1981 que fut l’hommage aux grévistes de la faim (alors que quelques-uns, avec six décennies de retard sur le calendrier nationaliste, se lancèrent, depuis les petites rues d’une petite ville, pour incendier la big house d’une grande famille, absent landlords fiscalement domiciliés dans l’île de Man), avec les drapeaux noirs flottant dans les campagnes, bricolés à partir des rouleaux de polythène qui d’ordinaire servent à couvrir le foin coupé du début de l’été irlandais.
22Cela nous emporte loin du roman de l’Irlande, nous fait entrer dans la médiathèque de la culture mondialisée, où les conditions de survie et d’épanouissement n’exigent plus un travail d’auto-définition antithétique, l’Irlande envisagée comme le complément lunaire de la mondanité anglaise, solaire. Plutôt l’accumulation des facteurs permettant l’agencement mobile des affects et énergies, aisément réallouables, inscrits sur un planisphère anti-romantique, sous le signe d’une catholicité pauline : il n’y a ni territoire de l’étrange ni propriété non-négociable, car tout désormais est possible et articulable, Christo avec Bobby Sands, les filles et les fils de Gerry Adams et les filles et les fils d’Ian Paisley, un jour appelés à s’asseoir pour gouverner ensemble, selon une complexe procédure de conventions et de coupe-circuits digne d’un paisible et prosaïque canton suisse, la politique enfin devenue une sorte de politesse plurivocale, en aucun cas baktinienne. N’est-ce pas, à la fin, l’issue la plus étrange, la plus pacifiquement improbable, après tant de morts ?
Dernière animation avant la fin
23La séquence de crises cardiaques qui allait conduire au dépérissement d’une politique romantique et d’une littérature romantique de l’Irlande, commença au début des années 1970, alors même que, par la ruse de l’histoire, on assistait à une renaissance de plus, à une reprise des coups portés, blows struck for Freedom, avec tout le répertoire habituel de paroles et de gestes : héroïsme des innocents, attaques à mains nues des voitures blindées, mères éplorées, fils sublimés par la mort qui met fin au désœuvrement et ennui des petites rues de Belfast ou de Derry, le mouchoir blanc d’un prêtre brandi devant les soldats casqués. Ultime ruse de l’histoire, car ce fut justement par ce retour de flammes que le foyer celte devait se consommer, puis s’éteindre.
24En regardant les flammes lécher la demi-lune de verre au dessus de la porte géorgienne de l’ambassade britannique à Dublin en 1972, pendant la semaine d’union sacrée autour des Bloody Sunday, alors que l’Irlande du sud clamait « we stand for Derry », en une dernière tentative d’une possible sympathie entre nord et sud, entre la droite passion communautaire de Belfast et de Derry et l’effort acharné, côté sud, vers sa réinvention comme une terre d’entreprise, enfin moderne, ne fallait-il comprendre, devant ces flammes si physiques, aucunement métaphoriques, et cependant si téléguidées, télévisuellement projetées, que « Romantic Ireland » était bel et bien « dead and gone », n’ayant pas supporté cet ultime excès d’excitation. Toute cartographie de la géographie sociale et culturelle de l’Irlande contemporaine, lancée vers son ultime destination de la modernité désenchantée (comme partout ailleurs, elle n’aura donc fait, par ses détours romantiques, que retarder le terme) implique l’enregistrement de la faille grandissante entre le nord (encore en proie aux passions, encore affectée, jusqu’au sang) et le sud (déjà passé par la cellule de dégrisement).
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La sale histoire
25The Whore-Mother21 fut publié en 1973. En aval donc de Bloody Sunday, alors que les attentats à la bombe relevaient déjà de la répétition. Au même titre que les assassinats tac-au-tac, un catholique tué au hasard du nom des rues et de leurs fréquentations supposées pour un protestant tué dans les rues avoisinantes ; ou les annonces nocturnes, voix calme de la BBC Northern Ireland sur image fixe, invitant les gérants de magasin, à Coleraine, Craigavon, à Larne ou à Ballymena, Keady ou Newry, à retourner vérifier leurs locaux, à la recherche de dispositifs incendiaires susceptibles d’enflammer leur fonds de commerce de centre ville : stock de râteaux ou d’engrais pour rosiers, articles pour bricolage ; robes à bretelles vert-pomme en crimpelene pas encore en solde, l’annonce des explosions du jour devenue aussi attendue que les résultats des courses de Redcar, prenant durablement place dans la routine du coucher, avec la sortie du chien et la préparation du porridge du lendemain.
26Je citerai trois passages de ce roman, qui se présente comme le bildungsroman de Johnny Mc Manus. Le parcours de celui-ci vaut moins pour son réalisme immédiat – rares sont les militants de l’IRA des années soixante-dix à être, comme lui, des transfuges de la bourgeoisie catholique de Belfast – que pour ses connotations emblématiques, pour l’excès d’intertextualité culturelle qu’il suppose.
« La première chose qu’il apprit, en venant ici dans le quartier des Falls – lui le jeune catholique d’Ulster, toujours essayant, comme Conor Cruise O’Brien l’avait dit, de recréer romantiquement le passé héroïque – était qu’il venait de la classe moyenne catholique d’Ulster, aussi éloigné donc des catholiques d’Ulster de la classe ouvrière qu’un protestant de la classe moyenne. […] La troisième chose qu’il apprit, c’était leur sauvagerie, en toute sa rectitude. Mon Dieu, ce n’était pas comme dans les légendes héroïques ! Il y avait beaucoup réfléchi, au cours de ces neuf mois – Finn Mc Cuill et les Fianna, l’antique armée des héros ; Cuchulain et toute la foutue bande, qu’on lui avait inculquée sur les genoux de son père […]. Mais quand il déclara à son père son intention de s’engager dans l’IRA Provisoire, pour prendre place dans la longue lignée, “non, s’il te plaît, non, Johnny, mon cœur”, répondit le vieil homme. “Toutes ces affaires de héros, tout ça, ce ne sont que des paroles en l’air.” Et tout ce qu’il avait appris à l’école – Wolfe Tone, Robert Emmet, Daniel O’Connell, Patrick Pearse, Michael Collins – ça aussi, ce n’était que “des paroles en l’air”, quand il rendit visite à Bull Baillie, le maître d’école qui lui avait appris tout cela pour commencer. » (p. 14)
27Tout se passe comme si c’était d’un excès de lecture ou de discours entendus qu’on passe à la fatalité des armes et de l’action directe, la pratique terroriste de la politique s’entendant comme l’aboutissement sanglant d’un goût quichottesque pour l’anachronisme héroïque. Ce fut là, peut-être, le drame des mouvements d’action directe, en Irlande, en France, en Italie (en l’Allemagne, les choses sont plus compliquées) : d’avoir tenté, une fois encore, une dernière fois, le coup de l’événement, le pur geste de la violence légitime et salvatrice, en se laissant hanter par un présumé devoir de fidélité aux générations d’avant. Au risque de la répétition épigonale, en politique ou en littérature, par incapacité à pratiquer le geste de l’infidélité libératrice.
28La première mission de Mac Manus exige sa collaboration avec Powers, un militant plus aguerri, dans le châtiment corporel de Mavis Mc Gonigal, coupable d’une liaison avec un soldat britannique. Ensemble ils doivent perpétrer et mettre en scène (à destination de la communauté rassemblée) le châtiment exemplaire de l’époque : goudron et plumes, humiliation publique :
« Tout le nécessaire avait été soigneusement consigné dans une boîte en carton placée dans le coffre de la voiture : un pot de cinq litres de peinture noire, avec un bâton pour l’agiter avant usage, une paire de ciseaux de coiffeur, un fil à linge en nylon. Powers et Callaghan l’immobilisèrent, Kelly l’attacha au lampadaire, par les chevilles et les poignets. “Tu gardes le moteur au point mort et fais gaffe tu ne cales pas”,
Powers dit à Mc Manus, puis il avança la voiture, s’écartant de la foule composée de femmes et d’enfants qui grandissait […].
On l’aurait cru occupée à la réalisation de quelques travaux pratiques dans une salle de classe. On l’avait élevée à coup de chants de ce genre. Chez elle comme à l’école confessionnelle qu’elle avait fréquentée, sa tête s’était laissé imprégner des maux de l’Irlande, car l’histoire de l’Irlande, lui avaient dit ses enseignants, est un catalogue de torts, dont aucun n’est dû aux Irlandais. La fillette ne ressentait rien pour la jeune fille, désormais muette et immobile, attachée au réverbère. En aucun cas la souffrance de Mavis n’était injuste. Elle s’était montrée coupable d’un manque de loyauté et de solidarité : n’était-elle pas fiancée à un soldat ? Mavis était une putain, et ça, ce n’était pas irlandais, ce n’était pas bien. » (p. 18)
29Puis le récit fera route vers le sud, le roman d’éducation prenant le rythme d’une histoire de traque d’un héros mi-traître, vrai candide, par ses anciens complices. Côté sud, les militants républicains ne sont que bavardage et rêverie sentimentale. Côté nord, ce sont des psychopathes ou des logopathes (même lorsqu’ils ne parlent pas), des soûlés de discours, embarqués sur un chemin qui ne peut mener qu’à la mort nihiliste, où, en vérité, « all is changed, changed utterly » ; non pas par la vertu d’un héroïsme sacrificiel, plutôt par l’équivalence démontrée entre un sadisme de la mort donnée et un sadisme de la prédation sexuelle, tous deux envisagés comme les modalités d’une réduction et démembrement des corps vivants.
« Elle recula vers le mur, puis souleva le tabouret. Powers enleva sa ceinture. Il ouvrit sa braguette. Regarde donc ! “C’est avec ça que je vais te battre, enlève ton manteau.” Il laissa tomber son pantalon jusqu’à ses pieds, elle fonça en balançant le tabouret. Ce fut un coup vicieux, où elle mit toute sa force. Trop de force. Il se courba, puis accrocha sa cheville. Elle bascula en avant, sa tête cognant contre la porte. Elle fut sonnée, pas encore k. o. Sa lutte devenait faible et pour l’affaiblir davantage il lui giflait la mâchoire du revers de la main, il lui écharpait les vêtements. Ce fut difficile, car elle lutta de son mieux, à moitié consciente, chaque difficulté ne faisant qu’augmenter sa colère. » (p. 98)
30Le bilan de ce viol et de ce meurtre sera énoncé par Powers quelques page plus loin, en réponse à la question posée par un autre militant de l’IRA :
« Powers leva la tête, regarda autour de lui avant de le voir.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– C’est quoi le meilleur : baiser ou tuer ?
– Sais pas.
Il se leva.
– L’un vaut l’autre.
Il monta se coucher. » (p. 108)
31Il est sans doute inutilement frivole de vouloir prouver que The Whore Mother est l’exemple d’un mauvais roman, fruit d’un mauvais conflit, dans tous les cas une sale histoire. La « mauvaise histoire », ou la « sale histoire », j’entends comme une possible qualification du chaos sans relève des événements ; d’un chaos resté imperméable aux pouvoirs de signification historiographique ou herméneutique. Mais cette définition n’est que provisoirement et localement valable, car la « sale histoire », sans possibilité de relève ou de rachat, est bien une histoire faite de corps à jamais déchiquetés par des actes accomplis dans le vif des chairs ; par excès, justement d’attente et de sur-signification herméneutiques. Car ceux qui versent du goudron sur la chair pour y coller des plumes, ceux qui tirent une balle dans les genoux, agissent dans un horizon indépassable d’interprétation et d’attente. Leurs gestes en chair et en os sont l’exécution d’un programme politico-littéraire.
32Déjà « Easter 1916 » est la singulière cartographie yeatsienne de cette étrangeté-là : l’excès littéraire, entendu comme réserve ou comme amont d’une action dont on ne reviendra pas. Yeats fera œuvre poétique à partir de, mais aussi contre, son propre penchant pour la transmutation des paroles en actes. En 1916 ou en 1971, l’échange reste donc à double sens : transmutation des vies ordinaires en œuvre ou en forme esthétiques ; incarnation de cette exigence et désir politico-littéraires dans la chair, dans l’os, dans les cheveux, de ceux qui doivent permettre l’accomplissement de ce drame. En ce sens, toute histoire relève, pour commencer et pour finir, de la sale histoire. En l’absence de tout grand récit ou de tout mythe compréhensif par lequel le fatras des événements et tout cet amas de corps démembrés se laisseront remembrer. Par la sale histoire, j’entends l’amas des événements, sans forme et sans signification possible, dont nous ne savons plus quoi faire.
33Mais l’étrangeté, c’est que le constat d’une absence de forme et d’une déshérence symbolique n’est que la contrepartie à retardement d’un excès d’investissement antérieur dans les procédures de requalification signifiante. Les déchiqueteurs inscrivent, dans les corps trouvés à portée de main ou de flingue, la grave contrepartie de leur candeur romantique, de leur conviction légère quant à la plasticité des mots, des vies, de l’espace-temps. Et dans ce cas, la sale histoire n’est rien d’autre que le mode de présentation de toute histoire, quand les habituelles roueries par lesquelles nous avons réussi à faire sens finissent par nous faire défaut. La sale histoire ne laisse à la fin d’autre issue que de vivre avec, comme deux époux résignés à vivre ensemble, lorsque la désintrication n’est plus possible ou, trop fatigués par le cauchemar de l’histoire domestique, ils savent qu’il faut simplement faire avec, fais comme si je n’étais pas là, à coup d’évitement prudent, à coup de volonté de ne pas se souvenir, après effondrement et banqueroute des schémas téléologiques et romantique qui ont fait leur temps, qui les ont autrefois dressés et animés, les époux fatigués comme les combattants épuisés.
34La mère putain est donc l’ultime avatar de Kathleen Ni Houlihan. Notez ce qu’il y a de gâché et de fatigué dans la relation sexuelle entre Johnny Mc Manus et Mrs Burke, veuve d’un romancier rencontrée durant sa fuite. Une nouvelle fois, le roman trace l’impuissance désormais à faire adhérer parole et chair, à faire résonner la concomitance mythique entre parole et événement, selon le schéma matriciel d’une romantique irlandaise, en littérature et en politique. Le roman de Shaun Herron offre une cartographie convaincante de la sauvagerie et la boursouflure sentimentale qui sont les traits de la dernière phase de cette prétendue paranormalité irlandaise. Elle convainc moins dans sa représentation d’une liaison entre Mc Manus, embarqué dans un car rempli d’américains partis faire du tourisme culturel dans l’ouest d’Irlande, et une jeune étudiante américaine, à la recherche de la littérature et de l’histoire, les deux susceptibles d’être incarnées par le premier jeune homme rencontré.
35Plus convaincante, en revanche, la fin sanglante de ce roman, où l’accumulation des morts a l’absurdité du chaos terminal d’une tragédie jacobéenne : Powers traque et achève sa proie en invoquant les puissances tutélaires de la geste nationaliste, la mort généralisée étant le préalable à sa propre entrée dans la légende. À travers le respect scrupuleux par Powers du règlement de l’armée secrète de l’IRA, alors que tout autour n’est que chaos domestique et corps en charpie, le récit fait passer la singularité des atrocités à l’irlandaise de l’époque : une brutalité intense, mais à l’échelle de la petite ou moyenne entreprise terroriste, le dernier soupir d’une gesticulation historique et téléologique, en voie accélérée vers son dépérissement.
36Une nation irlandaise anglophone, une littérature anglophone de l’Irlande : c’étaient donc les deux élaborations concomitantes de la formation culturelle d’un pays en cours de redressement et de réinvention après la famine. Le postulat d’un point d’achèvement – autour de 1984 – à cette histoire laisse entendre que les conditions de possibilité et de nécessité d’une politique et d’une littérature de l’Irlande sont désormais, à l’ère de l’hypermodernité mondialisée, autres, tout autres, la grammaire d’une politique et d’une littérature irlandaises ayant été transformée, à travers l’abandon du postulat d’une singularité antithétique de l’Irlande. Abandonné, car désormais inutile, la posture antithétique (l’Irlande comme l’autre île, ou l’autre de John Bull) n’ayant plus à répondre à la nécessité symbolique de tirer subjectivement avantage de l’immensité d’un manque matériel, en postulant l’immensité compensatoire de sa réserve secrète.
37Trésor caché, d’âmes, de fantômes, de langues : a way with words, the gift of the gab et tout ce qui va avec, notamment l’intensité d’un désir performatif de faire advenir dans le réel la force sauvage du verbe. Voilà donc la littérature irlandaise désormais réinscrite dans la matrice générale de l’anglophonie prosaïque, dans une littérature-monde qui fait pendant à une économie-monde. Et parmi les effets collatéraux de cette réinscription on doit compter l’atténuation d’un sentiment d’affinité supposée entre l’Irlande et la France, tous deux en posture d’opposition antithétique à la solidité massive d’une Angleterre industrieuse et mercantile. Finies donc les singularités sublimes, que le culte de la celtitude avait si vaillamment voulu préserver. Il en résulte une infliction généralisée de quelques menues blessures narcissiques : la blessure narcissique pour tous, c’est la maison commune de la mondialisation qui paie la tournée, un dernier remontant pour la route.
38Dans la mesure où histoire et littérature ne peuvent contrer l’inscription du vivre et de l’écrire, de leur prétendue singularité, dans la modalité d’une temporalité déflationniste générale, elles subissent une épreuve de rétrécissement antinarcissique. La cartographie de la littérature irlandaise, telle qu’on peut l’observer depuis un point désormais en retrait, se laisse anamorphiquement modéliser comme un corps qui, pour commercer, avait la glorieuse ampleur du corpus yeatsien ; qui allait ensuite passer par l’épreuve anorexique et involutive du corpus beckettien. Ce rythme d’amplification et de contraction peut s’entendre comme l’ajustement cartographique de l’écriture littéraire au roman d’éducation de la nation irlandaise au cours du xxe siècle. Amplification, contraction, affirmation, dépression : ce sont les moments successifs dans l’ajustement entre l’Irlande de la projection romantique et un pays enfin revenu de la magie des mots. Pourquoi ne pas rêver, lorsque les poches sont vides ? Et dans le cas contraire ? Cette alternance entre amplification et contraction était à la fois possible et nécessaire.
39Désormais les possibilités sont autres, car la situation n’est plus désespérée et sans issue. Impossible désormais de faire de Dublin le topos joycien de la paralysie, à l’ère de la mobilité et de la fluidité capitalistiques. À la fin donc, cette cartographie anamorphique fait place à une échelle uniforme normalisée. Ultime singularité, d’avoir à cartographier l’ordinaire d’une Irlande mondialisée, de moins en moins hantée ; Comme si la tuerie des années soixante-dix avait été l’ultime parade visant à retarder le moment où l’on eût à faire face à la banale absence de toute exceptionnalité : tuer et se faire tuer, pour qu’il soit encore possible de supposer des fantômes, des dettes et des remords. La relation nouée entre le texte littéraire et la formation culturelle plus générale où elle prend place, dont elle émerge et à laquelle réflexivement elle répond, aura fait d’une littérature romantique irlandaise un accélérateur de la normalisation, dans la mesure où elle aura agi comme un catalyseur de l’action politique censée s’inscrire comme exception à la banalité quotidienne, bourgeoisement résignée. Ainsi la violence des années 1970 aura singulièrement contribué à l’épuisement d’une rhétorique du geste et du verbe, qui laissait entendre qu’il y avait encore en Irlande la possibilité d’un dépassement de la grammaire des paroles et échanges ordinaires.
40Au terme ce ces réflexions il me reste le sentiment d’une double étrangeté : l’étrangeté du violent passage à l’acte, rendu possible par la fiction d’une continuité entre parole et geste, une telle continuité étant l’ultime effet d’une rhétorique alchimiste du verbe ; puis l’étrangeté complémentaire, devant l’épuisement de la rhétorique ayant cautionné cet accouplement confondant entre une politique de l’action directe et une poétique postulant la puissance d’accomplissement du verbe.
Notes de bas de page
1 W. B. Yeats, « September 1913 », The Poems, édition Albright, Londres, Everyman, 1990, p. 159.
2 Ceci, notamment, dans « No Second Troy » : « Why should I blame her that she fill my days/With misery, or that she would of late/Have taught to ignorant men most violent ways, Or hurled the little streets upon the great,/Had they but courage equal to desire ? » Ici la perspective yeatsienne sur l’Irlande converge momentanément avec celle de Joyce dans Ulysses, avant de diverger fondamentalement, en vertu de la supposition d’une possible coïncidence entre « courage » et « désir », en un accomplissement d’autant plus héroïque qu’il est intempestif et improbable.
3 Patrick Pearse, « Graveside Panegyric for O Donovan Rossa », août 1915, http://website.lineone.net/~pearsebaby/ROSSA2.htm.
4 « Je suis le dernier des grands présidents : après moi, il n’y aura que des comptables et des financiers. » C’est par ces mots que commence le film de Robert Guediguian, Le Promeneur du champ de Mars (2005) de Robert Guediguian, adaptation du livre de Georges-Marc Benamou, Le dernier Mitterrand, Plon, 1997.
5 Seamus Deane, Strange Country. Modernity and Nationhood in Irish Writing since 1790, Oxford, Clarendon Press, 1997.
6 C’est l’idée centrale dans l’essai (1930) de Beckett sur Proust, Proust, traduit de l’anglais et présenté par Édith Fournier, Paris, Éd. de Minuit, 1990.
7 Henry James, Préface à The American, La Création littéraire, Préfaces de l’édition New York, introduction et traduction de Marie-Françoise Cachin, Paris, Denoël/Gonthier, 1980, p. 47.
8 Yeats, « Sailing to Byzantium », op. cit., p. 239.
9 « The Statues », op. cit., 1939, p. 385.
10 Variation sur l’évocation yeatsienne d’un fisherman, « A man who does not exist/A man who is but a dream », « The Fisherman », op. cit., p. 197-198.
11 Daniel Corkery, The Hidden Ireland, M. H. Gill & Son, Dublin, 1924.
12 Richard Kearney, Myth and Motherland, Field Day Publications, Derry, 1984.
13 Declan Kiberd, Inventing Ireland : The Literature of the Modern Nation, Jonathan Cape London 1995. Le ton de retrospection euphorique de ce livre convient bien à l’avènement du Celtic Tiger.
14 Yeats, « Easter 1916 », op. cit., p. 229.
15 « IRISHMEN AND IRISHWOMEN : In the name of God and of the dead generations from which she receives her old tradition of nationhood, Ireland, through us, summons her children to her flag and strikes for her freedom. » http://www.1916rising.com/proclamation.html
16 Synge : http://www.online-literature.com/synge/playboy-of-western-world/0/ : « In writing The Playboy of the Western World, as in my other plays, I have used one or two words only that I have not heard among the country people of Ireland, or spoken in my own nursery before I could read the newspapers. A certain number of the phrases I employ I have heard also from herds and fishermen along the coast from Kerry to Mayo, or from beggar-women and balladsingers nearer Dublin ; and I am glad to acknowledge how much I owe to the folk imagination of these fine people. »
17 The Wartime Broadcasts of Francis Stuart 1942-1944, édité par Brendan Barrington, Dublin, The Lilliput Press, 2000.
18 Chanson composée par Paddy Mc Guigan, du groupe de musique Barleycorn, en 1971. Un extrait, pour l’évocation des « little streets » (http://www.celtic-lyrics.com/forum/index.phpiautocom=tclc&code=lyrics&id=327) :
« Armoured cars and tanks and guns/Came to take away our sons/But every man must stand behind/ The men behind the wire/Through the little streets of Belfast/In the dark of early morn/ British soldiers came marauding/Wrecking little homes with scorn. »
19 « An Irish Airman Foresees his Death », op. cit., p. 184-185.
20 Paul Muldoon, « Christo’s », Meeting the British, Londres, Faber, 1987.
21 Shaun Herron, The Whore-Mother, Londres, Jonathan Cape, 1973. Les traductions en français sont de ma responsabilité.
Auteur
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