Reading in the dark de Seamus Deane : entre ombre et lumières
p. 223-231
Texte intégral
1L’unique roman de Seamus Deane, l’un des plus importants critiques et intellectuels irlandais d’aujourd’hui, a déjà suscité nombre d’articles et de commentaires, et ne manque généralement pas d’être cité parmi les œuvres de fiction les plus remarquables de la fin du xxe siècle. L’une des raisons de ce fort intérêt, mise à part la réussite esthétique du roman, réside probablement dans la variété des genres qu’il illustre — roman de formation, enquête policière, témoignage historique sur le conflit en Irlande du Nord, roman familial — et des modes de représentation qu’il emprunte, qui vont du réalisme au fantastique. Cependant on n’a pas fini de citer et d’analyser toutes les contradictions et les tensions qui sous-tendent ce livre, et qui rendent particulièrement délicate à définir la position de l’auteur dans une œuvre que Deane a reconnu être largement autobiographique. C’est d’ailleurs sur ce point que souhaite déboucher cette analyse, qui développera l’idée que Reading in the Dark pourrait se lire comme une mise en fiction du cheminement intellectuel de son auteur, qui fut un des principaux fondateurs de Field Day, et qui a souvent décrit la situation de l’Irlande en empruntant les concepts des études postcoloniales.
2Parallèlement, l’auteur de Strange Country, essai sur la modernité et l’idée de nation en Irlande depuis le xviiie siècle, a également consacré nombre de pages au philosophe anglo-irlandais Edmund Burke, considéré comme un des théoriciens de la contre-révolution et comme un des partisans de la tradition à l’époque des Lumières. Entre l’attirance qui caractérise le narrateur-protagoniste de Reading in the Dark pour la lumière de la raison, et les ténèbres du passé à la fois effrayantes et « sublimes », comme le disait Burke, qui entourent les années de formation du jeune héros, le roman de Deane nous appelle à une lecture plurielle et résistant à la clôture, dans un monde de conflits où aucune résolution ne peut s’imposer de manière simple, claire et évidente, et où tout récit est nécessairement frappé du sceau de l’étrange.
3Le protagoniste de ce roman à la première personne est donc caractérisé par sa nature curieuse et inquisitrice qui le désigne, parmi tous les membres de sa famille et de sa communauté, comme un herméneute, un déchiffreur, un limier, qui cherche, fouille et enquête, pendant que tous ses frères et sœurs dorment paisiblement. Il se cache sous une table pour entendre les conversations des adultes, observe ses parents à la dérobée, se rend dans la partie de la bibliothèque réservée aux adultes, profite de se trouver au chevet de son grand-père mourant pour lui arracher des révélations au sujet de son oncle Eddie. Renvoyé de la chambre par le prêtre venu donner l’extrême-onction au vieil homme, le garçon essaie d’abord d’entendre une partie de ce qui se dit derrière la porte close, et même une fois chassé dans le jardin, continue cependant d’observer ce qui se passe par la fenêtre. Dévoré par le besoin de savoir, le garçon en vient presque à hurler ses questions à son grand-père :
« What story ? I was standing, almost shouting at him. What story ? He shut his eyes
4and he told me, told me. » (p. 126)
5Par ce désir de connaître et de comprendre, le héros de Deane évoque le protagoniste de la nouvelle de Joyce « The Sisters », qui, sous la fenêtre de Father Flynn, cherche à déchiffrer les signaux de lumière censés signifier la mort du vieux prêtre, tout en méditant sur le sens possible de trois termes qui restent opaques à ses yeux, « paralysis, simony and gnomon », trois termes, qui, comme l’a montré la critique, offrent des clefs de lecture du texte de Dubliners dans son ensemble. De même, le jeune protagoniste de Reading in the Dark, dont le prénom n’est jamais utilisé, cherche à attribuer un sens aux événements auxquels il est confronté, à déchiffrer les signes, à rétablir un récit cohérent à partir de bribes et de fragments de conversations ou de confidences à moitié énoncées, et le lecteur le suit évidemment dans cette quête herméneutique. Ce garçon possède donc toutes les caractéristiques du héros d’un récit d’initiation, qui le conduit effectivement de l’ignorance vers la connaissance, et qui lui fait traverser un certain nombre d’épreuves. Or dans la tradition des récits d’apprentissage, qui, comme nous l’a enseigné Ian Watt dans The Rise of the Novel1, prend son essor sous sa forme romanesque en Angleterre au xviiie siècle, ce passage de l’aveuglement à la lucidité, de l’obscurité à la lumière, s’accompagne d’un progrès vers la maturité, de l’épanouissement de l’individu, de son acceptation des lois de la société, et vers le bonheur.
6Dans la tradition romanesque, les Tom Jones, David Copperfield, ou même Elizabeth Bennet, commettent d’abord des erreurs, apprennent progressivement, grâce à la raison, à les reconnaître et à les corriger, puis sont finalement récompensés, le plus souvent par le mariage et la fortune. Or, de même que la quête de savoir du jeune héros joycien de « The Sisters » débouche sur la frustration, l’amertume et l’échec, le personnage de Deane, par sa volonté de comprendre et d’établir la vérité sur le passé, ne fait qu’attirer sur lui et sa famille la souffrance, la folie et l’aphasie. Dès lors que son grand-père lui révèle enfin la vérité qu’il désirait avec tant d’ardeur, il ne peut plus s’adresser de manière naturelle et confiante à son père, qu’il dépasse à présent par un savoir plus grand que le sien, puisqu’il a découvert que son oncle Eddie n’était pas un mouchard, comme le croit toujours son père, mais la victime d’une machination orchestrée par son beau-père. Il ne peut pas non plus confier à sa mère qu’il sait ce qu’elle fait de son mieux pour cacher à tout le monde.
7La connaissance de la vérité et le rétablissement des faits exacts survenus dans le passé apparaissent donc comme un poison, un feu dévorateur qui brûle tous ceux qui s’en emparent, comme le suggèrent les multiples images de flammes et d’incendies qui parcourent le roman, depuis les feux d’artifice du 12 juillet, du 15 août, l’incendie qui ravagea la distillerie et dans lequel Eddie est supposé avoir disparu, le feu allumé pour chasser les rats de la ville, la destruction par le feu de l’effigie de Lundy, les hallucinations de la mère du narrateur qui répète sans cesse « burning, burning », jusqu’aux flammes de l’enfer évoquées pendant la retraite spirituelle du narrateur. Le poison du secret a contaminé son détenteur : « How I had wanted to know what it was that plagued her, then to become the plague myself » (p. 230), regrette le narrateur. Nous avons donc affaire à un récit d’apprentissage à rebours, dans lequel la quête de connaissance par un individu doué d’énergie et de persévérance ne résulte que dans la dislocation des liens familiaux, sur le silence, sur l’impossibilité de surmonter le passé, et sur le déclenchement de désordres privés et publics, puisque le roman se termine alors que les troupes britanniques viennent de débarquer à Derry et que les lois sur l’internement ont été mises en place.
8Si un parallèle peut en effet être aisément établi entre la querelle familiale qui ronge les parents du narrateur et la querelle nationale qui, prenant sa source dans la colonisation de l’Ulster au xviie siècle et la Partition de 1921, repart comme un feu mal éteint à la fin des années 1960, à cet égard aussi la leçon à tirer de l’expérience du personnage est plutôt déconcertante. En effet, on pourrait penser que les conditions d’émergence d’une réconciliation nationale pourraient dépendre d’une mise à jour, d’une remise à plat, d’une relecture éclairée des faits du passé, afin qu’un savoir partagé prenne la place des croyances propres à chaque camp. Ainsi, se mettre d’accord sur les complexités de l’histoire, sur le rôle exact joué par chaque groupe ethnique ou religieux, sur la nature précise des événements s’étant déroulés, pourrait permettre de renoncer au culte des symboles et des mythes, tels que le Massacre des Protestants de 1641, le siège de Derry par les troupes de James II, la victoire des Orangistes à la Bataille de la Boyne, les destructions perpétrées par Oliver Cromwell, le martyr des prêtres pendant les lois pénales, le sacrifice des United Irishmen, de Robert Emmet, des insurgés de 1916, etc. En remettant chaque événement à sa place, dans son contexte exact, et en le désacralisant, on pourrait peut-être enfin abandonner ces images au passé, afin de mieux pouvoir imaginer l’avenir. Mais l’exemple offert par Deane, d’un jeune garçon qui parvient à reconstituer l’histoire de sa famille, à réévaluer la responsabilité de chacun dans la disparition tragique de Eddie et dans toutes les souffrances qui en ont découlé, et qui n’obtient en conséquence qu’une souffrance encore aggravée et la persistance du chaos, oppose un démenti patent à cette vision progressiste et à cette foi dans le sens de l’histoire, propre à la modernité. Le roman suggère ainsi que la voix de la vérité, de la raison, de l’histoire — au sens de reconstitution du passé — n’amène pas au progrès, à la liberté, ou à l’épanouissement de l’individu.
9Le jeune protagoniste reçoit deux types d’éducation : l’une, assurée par les institutions que sont l’école et l’église, et qui lui transmettent un savoir universaliste et respectueux des contraintes de la raison. Ainsi, le narrateur étudie des langues étrangères, comme le français, des langues anciennes, comme le latin, ainsi que l’histoire ancienne. En entendant cela, son grand-père s’exclame : « I’ll be bound, it couldn’t be ancient enough for that lot. There’s a lot of ancient history in this town they couldn’t teach and wouldn’t if they could » (p. 118). Le professeur de mathématiques s’obstine à faire retenir aux élèves ce qu’il appelle les « ground rules » (p. 91), le directeur spirituel de l’école est chargé de leur faire comprendre « the facts of life » (p. 149), et même la religion, aux mains des Jésuites, se présente comme un culte du dogme et de la raison : contraint de retenir par cœur des passages des Exercices spirituels de Loyola, le narrateur trouve une consolation dans « the balanced rationality and fervour of the chosen passages », et trouve « their clarity appealing » (p. 167). En 1956, alors qu’un prêtre anglican vient de faire un discours aux élèves sur les dangers du communisme, le professeur d’histoire leur explique ensuite : « We must recognize the irrelevance of our own internal differences in face of the demands of world history. That’s where we should set our eyes-on the global horizon. » (p. 199)
10Par opposition à cet enseignement universaliste, fondé sur la rigueur, la rationalité et la clarté, la famille du protagoniste lui transmet un ensemble de récits oraux, ancrés dans la vie locale, et ayant tous trait au surnaturel et à l’irrationnel. Cela commence dans la petite enfance du narrateur lorsque sa mère lui « montre » un fantôme dans l’escalier de la maison familiale. Les gens disent que sa mère « had a touch of the other world about her » (p. 51). Le père du narrateur lui raconte la croyance attachée à ce qu’on appelle « the field of the disappeared » (p. 53) ; sa tante Katie pour sa part lui confie l’histoire de Brigid, une gouvernante chargée de s’occuper de deux enfants qui se révèlent être possédés par le diable, histoire qu’elle tient de la mère du grand-oncle Constantine, lui-même mort depuis longtemps. Son frère Liam lui raconte à son tour l’histoire d’un couple adultère puni par une malédiction qui affecte leurs deux familles, dont les maisons sont dorénavant hantées : « People said that no one from those families should ever get married. They should be allowed to die out. That was the only way to appease the ghost. » (p. 165) Il y a aussi l’histoire du fantôme de Lord Leitrim, rapportée à Katie par son mari — lui-même disparu quelque part aux États-Unis :
« He still rode that road every night as dusk was falling, up to the hedge where they shot him from, a figure on a horse, like a silhouette, with a broad-rimmed hat and a cloak […]. And Lord Leitrim and his kind would be like that until the Day of Judgement : never alive, never dead, just shadows in the air » (p. 211).
11Ainsi deux cultures, deux formes de savoir nourrissent l’imagination du protagoniste, qui sont clairement opposées l’une à l’autre, l’une, universaliste et rationnelle, et que l’on peut identifier comme la culture de la modernité, l’autre, ancrée dans la communauté locale et empreinte de croyances et de superstitions, et que l’on peut qualifier de traditionnelle. De plus, comme nous l’avons déjà remarqué, non seulement l’entreprise d’historien du narrateur ne produit pas la transition vers le progrès ou l’apaisement comme le promet le discours de la raison universelle, mais le texte lui-même tend à mettre en valeur un attachement romantique et sentimental aux lieux, empruntant à cet égard le ton et les procédés du genre gothique, qu’on a pu analyser comme une réaction aux forces de la raison et du progrès. On peut en prendre pour exemple la description des ruines de la distillerie dans l’incendie de laquelle Eddie est supposé avoir disparu : le passage est caractérisé par l’emploi d’un réseau de signifiants ayant tous trait à l’obscurité, à l’étrangeté, à l’effroi, et aux spectres : the « dismembered streets », the « glow of mist that must have loomed over the crouching houses », « the high Gothic cathedral overlooking the abandoned site », « people angled past like shadows », « Daddy Watt’s ghost haunted it », « there, vast and red-bricked, blackened and gaunt, was the distillery », « I would hear the terrified squealing of pigs from the slaughterhouse » (p. 34-35), tous ces éléments descriptifs s’ajoutent à l’atmosphère de mystère qui entoure la disparition de l’oncle Eddie.
12Par ailleurs, même si Reading in the Dark est surtout un roman urbain, il contient également des descriptions de paysage qui tendent vers un certain lyrisme propre à exalter une mystique de la terre irlandaise, comme on le voit dans la description du fameux « Field of the Disappeared », un « champ magique », où les âmes des disparus se rassemblent trois ou quatre fois par an « to cry like birds and look down on the fields where they had been born » (p. 53). Dans le chapitre suivant, c’est Grianan, la forteresse circulaire située dans le Donegal et remontant à l’âge de bronze, qui est évoquée, alors que quelques pages auparavant, le narrateur avait déjà signalé la signification ironique du mot Grianan, « le fort de la lumière ». Le lieu, supposément hanté par les Fianna, devient dans l’imagination du narrateur un creuset où se mêlent histoire réelle et mythe : « I imagined I could hear the breathing of the sleeping Fianna waiting for the trumpet call that would bring them to life again to fight the last battle which, as the prophecies of St Columbcille told us, would take place somewhere between Derry and Strabane, after which the one remaining English ship would sail out of Lough Foyle and away from Ireland for ever » (p. 57).
13Le protagoniste fait par ailleurs son apprentissage de la lecture avec un roman d’aventures qui s’appuie sur une allégorisation traditionnelle du soulèvement de 1798, et intitulé The Shan Van Vocht. Du mouvement initié par les Irlandais Unis, inspirés par les idéaux de la révolution française et donc de la philosophie des Lumières, le garçon ne retient qu’une imagerie d’un romantisme intense, dans lequel se mêlent amour, danger et héroïsme, sans qu’aucune allusion ne soit faite à l’établissement d’une république, à la conquête de la liberté ou de l’égalité. Ainsi l’imagination du futur universitaire est-elle bercée par des récits dans lesquels l’Histoire donne lieu à l’expression d’un sentimentalisme figé, plutôt qu’à une investigation rationnelle du passé.
14La part du roman de Deane qui ressort du récit d’apprentissage ou de l’enquête policière, visant le rétablissement des faits, la découverte de la vérité et le triomphe de la raison, est donc subsumée par ce recours au « sublime » du gothique, au lyrisme du mythe, à l’exaltation du surnaturel. Or cette tension apparemment irréconciliable entre raison et surnaturel, entre histoire et mythe, entre modernité et tradition, entre universalisme et attachement sentimental au territoire local, peut poser problème si l’on envisage le roman comme l’autobiographie d’un intellectuel : le récit s’achève peu après que le protagoniste a réussi les examens d’entrée à l’université et s’apprête à entreprendre une carrière d’homme de lettres. Cette contradiction s’éclaire singulièrement à mes yeux si l’on met en relation cet unique roman de Deane avec son œuvre critique. On s’aperçoit en effet à l’examen des ouvrages publiés par Deane que la question de la philosophie des Lumières, de la révolution française et de ses répercussions en Angleterre et en Irlande y tiennent une place prépondérante, surtout à travers le grand intérêt porté à Edmund Burke. Deane a ainsi publié en dehors de Strange Country2, dont le premier chapitre est consacré à Burke, The French Revolution and the Enlightenment in England 1789-1833, et plus récemment, Foreign Affections : Essays on Edmund Burke4. Dans un article récent, Conor McCarty5 rapporte d’ailleurs qu’au cours d’une conférence, Deane a reconnu que les deux influences prépondérantes sur sa pensée étaient celles de Burke et d’Adorno.
15McCarthy considère que Burke est « foundational » dans la théorie de Deane, qu’il désigne par ailleurs comme le plus grand critique irlandais contemporain, le seul qui ait été capable d’élaborer une théorie de la littérature irlandaise. McCarthy fait ainsi allusion aux premières lignes de Strange Country dans lesquelles Deane affirme que certains textes de Burke, en particulier les Reflections on the Revolution in France, sont des textes fondateurs pour une interprétation de la littérature irlandaise, dans la mesure où ils décrivent l’opposition et la rivalité entre tradition et modernité6. Pour Burke, théoricien de la contre-révolution en Angleterre, les philosophes français tels que Voltaire ou Rousseau détruisaient les fondements de la civilisation traditionnelle en élevant la raison et la théorie, accusées d’être impersonnelles et inhumaines, à un niveau d’importance jamais encore atteint en Europe7. Or, comme le commente Deane, la théorie est « fantasmatique » parce qu’elle tend vers l’universel, niant ainsi le « caractère national » né de l’enracinement d’une communauté humaine dans un territoire précis. Le jacobinisme, directement inspiré par les philosophes des Lumières, est une énergie destructrice qui s’attaque à ce que Burke nomme les « natural affections », au sein desquelles la famille joue un rôle prépondérant. Burke voyait un lien entre les Jacobins français et la Protestant Ascendancy anglo-irlandaise : ces deux systèmes politiques se déployaient, selon lui, aux dépens des mondes traditionnels qu’ils cherchaient à dominer, en détruisant leurs coutumes et pratiques ancestrales.
16Il me semble que Deane illustre dans son roman semi-autobiographique, ou « autofictionnel », cette méfiance envers la rationalité, cet attachement à la tradition, et aux « natural affections » soutenus par Burke. Il n’est à cet égard pas étonnant que le jeune protagoniste soit impressionné par l’histoire du grand-oncle Constantin, « le seul hérétique de la famille » (p. 116), grand lecteur de Voltaire, qui avait accroché au mur de son salon la célèbre phrase du philosophe : « Écrasez l’infâme », par ailleurs citée par Deane dans un chapitre de Foreign Affections : Essays on Edmund Burke. Le protagoniste est implicitement comparé à ce grand-oncle subversif, ne serait-ce que parce qu’il était « a know-all, a man who read too many books and disagreed with everybody, especially the priests » (p. 116). En cherchant à imposer une lecture éclairée de l’histoire de sa famille et en détruisant les mythes pour faire place à une vérité rationnelle, le jeune narrateur a, à l’instar des philosophes et des révolutionnaires français qui osèrent s’en prendre à la personne de la Reine Marie-Antoinette, épisode de la révolution mis en exergue par Burke et longuement commenté par Deane, détruit pour toujours le lien naturel qui l’unissait à sa famille et surtout à sa mère. Quant à son père, il l’offense gravement en détruisant son jardin de roses. L’attaque sauvage de ces roses demande à être interprétée sur un mode aussi symbolique que dans la poésie de Yeats où elles jouent un rôle central, et symbolisent à la fois l’Irlande archaïque, l’amour et le Christianisme.
17La manière dont est rapportée la destruction du jardin suggère l’idée d’un viol de la nature, en ayant recours à une forme de personnification des fleurs : « the bush trembled […] the roots yielded more […] a diseased leaf », accentuée par l’insistance sur la couleur de sang des pétales : « the petals were shining crimson all over the path and glinting weakly in the disturbed earth » (p. 104). Il en ressort que la destruction du jardin est non seulement une grave attaque contre le père, mais un crime blasphématoire contre l’ordre sacré de la nature : d’ailleurs, pour finir, le père du protagoniste recouvre tout le jardin de ciment, évocateur cette fois d’une modernité froide et stérile. Il faut aussi mentionner le rôle joué dans la résolution de l’énigme de la disparition de l’oncle Eddie par Crazy Joe, sorte de fou du village, qui néanmoins détient la clef de la vérité, ridiculisant ainsi la science méthodique du jeune Sherlock Holmes. Il ne se prive pas de se moquer de lui : « Don’t spend your life as a pupil. It’s insulting. You’re always running around like a dog, sniffing at the arse of every secret, a dirty habit » (p. 189), phrase dans laquelle le mot « pupil » dénigre les efforts du narrateur, futur universitaire, pour accumuler un savoir encyclopédique et théorique ; Crazy Joe compare la quête de la vérité à une sorte de perversion encore une fois opposée à l’ordre naturel.
18La critique implicite de la modernité héritée des Lumières, telle qu’elle se perçoit dans Reading in the Dark, s’inscrirait sans difficulté dans la tradition d’une « natural expression of national character-antiquity, “home-bred” affection, complexity, nostalgia, mystery, and the spectacle of ruin », comme l’écrit Seamus Deane lui-même à propos du premier Celtic Revival8, si le roman n’était pas, comme nous le disions, largement autobiographique. On ne peut en effet que s’interroger sur les paradoxes d’un intellectuel si convaincu de la supériorité des particularismes locaux sur l’universalisme, d’un républicain si nostalgique d’un ordre traditionnel soit-disant conforme à la nature. Edmund Burke, qui fascine tant Deane, était d’ailleurs lui-même également pétri de contradictions, comme le résume Conor McCarthy : « the great critic of tyrannous British colonial rule was also the first critic of the French Revolution ». McCarthy résume à sa manière ce que je perçois comme des contradictions décrivant Seamus Deane comme « un romantique radicalisé, un anti-capitaliste romantique ». Mais c’est peut-être David Lloyd, dans un article publié sous la direction de Seamus Deane et de Krzysztof Ziarek dans Future Crossings : Literature between Philosophy and Cultural Studies qui peut mieux nous aider à comprendre les tensions inhérentes au nationalisme comme celui de Deane entre tradition et modernité :
« Nationalism requires the establishment of cultural differences from the colonial power in order to legitimate its own claims to statehood, but the cultural difference it requires must, in order to fit with its modernizing drives, be a difference contained and refined into the canonized forms of tradition9. »
19Le nationalisme appartient à la modernité, mais il se nourrit de tradition, qu’il se réapproprie en en réorganisant les structures, faisant par exemple passer une culture ancestrale de l’oral à l’écrit. C’est ainsi que, une fois devenu Seamus Deane, universitaire et critique mondialement reconnu, héritier des Lumières, de la modernité et lui-même acteur de la postmodernité, le jeune protagoniste de Reading In the Dark est en mesure d’évoquer avec nostalgie le mystère, l’obscurité et l’étrangeté de la tradition et du mythe propres au monde dont il est issu mais dont il s’est irrémédiablement coupé. C’est cette coupure que l’autobiographie plus ou moins déguisée tente probablement d’apaiser et de suturer.
Notes de bas de page
1 Watt I., The Rise of the Novel, Londres, Chatto & Windus, 1957.
2 Deane S., Strange Country : Modernity and Nationhood in Irish Writing Since 1790, Oxford, Clarendon Press, 1997.
3 Deane S., The French Revolution and the Enlightenment in England 1789-1832, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1988.
4 Deane S., Foreign Affections : Essays on Edmund Burke, Critical Conditions, Field Day Essays, Cork, Cork University Press in association with Field Day, 2005.
5 McCarty C., « Seamus Deane : Between Burke and Adorno », Yearbook of English Studies, vol. 35, jan. 2005, p. 232-249.
6 « In that sense, Burke’s Reflections, as well as his other writings, especially in the 1790s, constitutes a foundational text. » Seamus Deane, Strange Country : Modernity and Nationhood in Irish Writing Since 1790, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 2.
7 Deane S., Strange Country, p. 7.
8 Deane S., The French Revolution…, p. 150-151.
9 Lloyd D., « Counterparts : Dubliners, Masculinity and Temperance Nationalism » in Deane S. et Ziarek K. (eds), Future Crossings : Literature between Philosophy and Cultural Studies, Evanston, Ill., Northwestern University Press, 2000.
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