Rendre étrange le familier et apprivoiser l’étrange : la démarche de C. S. Lewis
p. 167-179
Texte intégral
1Né à Belfast en 1898, Clive Staples Lewis peut, par la simple vertu de son lieu de naissance, être classé au nombre des auteurs irlandais. L’artifice qui lui permet de figurer officiellement dans cette catégorie pourrait certes sembler un peu gros à certains. La plupart des histoires de la littérature anglophone le classent plutôt sous la rubrique « auteurs anglais ». Dès l’âge de 10 ans en effet, Lewis est éduqué en Angleterre. Et par la suite, l’ensemble de sa longue carrière universitaire se déroule dans ce même pays. Néanmoins, cette bizarrerie ne saurait déparer dans un ouvrage sur l’étrange dans la littérature irlandaise du xxe siècle. Elle se justifie de plusieurs façons : Lewis lui-même se considère comme Irlandais, et a fortement été marqué par Yeats et la Renaissance irlandaise de façon générale ; des rapprochements sont aussi possibles avec Swift par exemple. Et les mondes imaginaires inventés par notre auteur le rattachent indubitablement à une tradition fantastique. Celle-ci, sans être « purement » celtique, tient néanmoins une place importante dans la littérature irlandaise où Lewis mérite donc bien de figurer.
2En 1918, après avoir combattu sur le sol français pendant la première guerre mondiale, Lewis réintègre University College, Oxford, où il avait été admis en 1916. Il y étudie les lettres classiques. Il exerce ensuite, dans cette même université, les fonctions de directeur d’études et de « Fellow » à Magdalen College. Puis de 1954 à 1963, année de sa mort, il va occuper un poste de professeur d’anglais médiéval et de la Renaissance à Cambridge. En dépit de cette carrière très classique pour un enseignant anglais, le cheminement intellectuel de Lewis s’avère, lui, peu ordinaire. Dès l’âge de 13 ans, trouvant le monde trop mal conçu et géré, il se laisse séduire par l’athéisme ; ou plutôt, il abandonne la religion traditionnelle pour s’intéresser à diverses mythologies.
3Vers 1929, Lewis effectue une plongée dans une sorte de monde de l’étrange. Il traverse alors une crise spirituelle qui trouvera de nombreux prolongements dans ses écrits. Puis en 1931, il se reconvertit au christianisme de son enfance. Pour le coup, ce nouveau revirement radical de l’auteur ne peut manquer de surprendre. On peut tenter de l’expliquer en rappelant que les événements tragiques du xxe siècle ont souvent provoqué des remises en question personnelles profondes. Sans doute aussi l’athéisme antérieur de l’auteur était-il plus une réaction épidermique contre l’hypocrisie religieuse ambiante qu’une prise de position philosophique longuement réfléchie. Dès lors, une crise existentielle et spirituelle, liée à des réflexions de nature morale, ne serait pas totalement antinomique des positions plus pragmatiques adoptées auparavant.
4Mais la conversion de Lewis s’explique surtout par l’influence qu’exerce sur lui un autre grand de la littérature fantastique anglaise du xxe siècle, à savoir J. R. R Tolkien. Ce dernier, né en Afrique du Sud, avait lui aussi poursuivi ses études en Angleterre et intégré l’Université d’Oxford, d’abord en qualité d’étudiant, puis d’enseignant. C’est dans ce cadre universitaire que, à la suite de longues discussions avec divers collègues, Lewis s’était reconverti au christianisme. Non content de ce premier pas, Lewis va également adopter les positions insolites du futur auteur du Seigneur des Anneaux1 sur des rapprochements possibles entre christianisme et mythologies païennes d’origines diverses. S’ouvrent alors, sur le plan littéraire du moins, des perspectives qui vont s’avérer fort fécondes. Lewis ne suit cependant pas son ami jusqu’au bout de sa démarche religieuse. Plutôt que de passer à l’Église catholique – dont l’audience en Angleterre avait été renforcée par le mouvement d’Oxford et l’adhésion de Newman aux dogmes romains – Lewis préfère se réfugier dans le giron de l’Église anglicane de son enfance. Il partage néanmoins avec l’auteur de l’Apologia pro vita sua ou son collègue d’Oxford certaines exigences de pureté dans la pratique religieuse. Il prendra également bien soin, comme eux, de respecter certaines distances entre la sphère religieuse et le monde politique.
5Ce bref rappel de la biographie de notre auteur permet simplement de souligner à quel point routine familière et événements plus insolites se mêlent dans sa vie. Mais c’est finalement à l’instant même où il vient de disparaître que le fantastique dont il était si friand va envahir l’univers de Lewis. Une fabuleuse coïncidence va reléguer l’annonce de son décès au second plan de l’actualité. Le 22 novembre 1963 en effet, le jour même où Lewis s’éteint à Oxford, on apprend la mort, survenue à Los Angeles, d’un véritable géant de la littérature britannique, à savoir Aldous Huxley. Et, par une extraordinaire ironie du destin, cette date est aussi celle à laquelle un certain John Fitzgerald Kennedy se fait assassiner à Dallas, Texas.
6C’est bien entendu dans ses œuvres que Lewis met essentiellement en scène son goût de l’étrange. Imaginées dans la même perspective que celle du Seigneur des Anneaux, les Chroniques de Narnia2 offrent plusieurs points communs avec la saga de Tolkien, la tonalité générale restant cependant moins sombre. Plusieurs thèmes familiers, tels que la fraternité des êtres, mais aussi la jalousie ou encore l’orgueil démesuré des hommes, trouvent leur place dans les deux épopées. Elles partagent également un goût marqué pour des batailles aussi sanglantes que glorieuses, reflet du combat éternel entre les forces du bien et du mal.
7Cependant, au cœur même des aventures épiques de ces récits inspirés par les légendes des chevaliers arthuriens ou autres, des considérations d’ordre très pratique occupent également une place très centrale dans les diverses intrigues, offrant ainsi un contraste marqué avec d’autres passages où l’imagination débridée prévaut. C’est ainsi que l’une des préoccupations les plus immédiates de la plupart des personnages, lorsqu’ils se trouvent transportés – par magie ou tout autre moyen – dans un milieu différent de leur monde habituel, est de trouver de la nourriture. Les exploits héroïques qu’ils peuvent accomplir ne suffisent pas à rassasier les héros, juvéniles pour la plupart, qui participent à différentes batailles pour la défense de justes causes. On trouve en maintes occasions la composition détaillée des menus qui sont proposés aux enfants à Narnia. Ils sont même souvent très prosaïquement comparés aux repas servis dans les écoles anglaises. Dans L’Odyssée du Passeur d’Aurore3, on trouve des phrases telles que « caught some fish and had them for dinner4 » ; ou encore « a hunting party [was] organised to shoot any game the land might yield5 ».
8Dans la Trilogie Cosmique6, pourtant destinée à un public plus mature, les personnages se soucient également de ce qu’ils vont manger. Lorsque Ransom, le protagoniste de Sortie de la Planète Silence débarque sur Mars, il se demande immédiatement quelle nourriture il va trouver7, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que : « the fish which [the oyster-like shell] contained was their only animal food. Vegetable fare they had in great plenty and variety [...]8 ». Ce genre d’inquiétudes très terre à terre rapproche davantage les personnages de ces contes fantastiques de Gulliver ou de Robinson Crusoë que des héroïnes radcliffiennes ou de celles d’autres auteurs « gothiques ».
9Lewis s’efforce par ailleurs d’expliquer de façon imagée à ses jeunes lecteurs certaines notions fort complexes comme celle de durée. Bien qu’encore des enfants, les héroïnes et héros de La Dernière Bataille9 ne paraissent nullement surpris de ce que la notion d’âge perd, à Narnia, son sens habituel. Pourtant, le rôle dévolu au temps dans l’ensemble des Chroniques peut paraître étrange au lecteur adulte, prisonnier de ses schémas de pensée trop logiques. En effet, le Temps est personnifié par une sorte de géant qui passerait sa vie à dormir, ne se réveillant que pour annoncer la fin du Monde. C’est à lui que va revenir le rôle dévolu d’ordinaire aux anges de l’Apocalypse10. C’est lui qui sonne le cor annonçant la fin de l’univers de Narnia ; lui encore qui presse le soleil comme une orange, provoquant ainsi une obscurité totale quoique passagère. Par ailleurs les personnages, pourtant tout jeunes, ne semblent nullement surpris de se souvenir de choses qu’ils auraient vues dans un passé déjà éloigné. Ils se rappellent par exemple avoir aperçu, au cours de leurs très anciennes aventures dans le Fauteuil d’argent11, ce même géant endormi. Pour mieux familiariser ses jeunes lecteurs avec cette notion d’un temps à géométrie variable (temps des horloges et temps psychologique, devenir historique et éternité divine), Lewis a pris bien soin tout au long de ses Chroniques de souligner que le temps ne s’écoule pas à la même vitesse en Angleterre et dans leur pays d’adoption. De retour à Narnia après quelques jours, mois ou années passées en Angleterre, les visiteurs ne savent jamais, avant d’arriver, si quelques minutes ou au contraire des centaines d’années se seront écoulées dans l’univers narnien.
10Divers éléments fantastiques chers aux auteurs gothiques trouvent également leur place dans la symbolique au caractère régressif de Lewis, dans son goût pour le monde nocturne. Ainsi, même dans ses ouvrages de science-fiction, c’est-à-dire dans sa trilogie cosmique, la part jouée par l’obscurité est loin d’être négligeable. Ce choix correspond à ce que préconisait Edmund Burke dans A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful :
« To make any thing very terrible, obscurity seems in general to be necessary. When we know the full extent of any danger, when we can accustom our eyes to it, a great deal of the apprehension vanishes. Every one will be sensible of this, who considers how greatly night adds to our dread, in all cases of danger, and how much the notions of ghosts and goblins, of which none can form clear ideas, affect minds, which give credit to the popular tales concerning such sorts of beings12. »
11Lewis fait sienne cette pensée de Burke – l’un des maîtres à penser d’Ann Radcliffe par exemple – et invite ses lecteurs à le suivre le long des sentiers bien répertoriés du fantastique littéraire. Lorsque Ransom arrive sur Perelandra, c’est-à-dire sur la planète Vénus, à bord de son cercueil cosmique, la clarté aveuglante qui l’avait accompagné à la fin de son voyage disparaît et c’est l’obscurité qui l’accueille : « Then suddenly there came a great green darkness, an unidentifiable noise – the first message from the new world – and a marked drop in temperature13. » L’obscurité est bien là même si, verte, elle intrigue plus qu’elle n’effraie.
12Dans La dernière Bataille, l’obscurité qu’ils s’attendent à trouver dans l’étable où on les force à pénétrer effraie le Prince Tirian et ses amis. Pourtant quand ils sont jetés dans l’antre béante par leurs ennemis, les partisans d’Aslan se retrouvent sains et saufs en pleine lumière, mais en présence d’un démon :
« It was not dark inside the Stable, as [Tirian] had expected. He was in strong light : that was why he was blinking. He turned to look at Rishda Tarkaan, but Rishda was not looking at him [...]. A terrible figure was coming towards them [...]. It had a vulture’s head and four arms. Its beak was open and its eyes blazed14. »
13Avec cette « delightful Horror, terrible Joy » dont parlait, dès 1688, le critique John Dennis pour qualifier des récits de terreur spirituelle, on touche au domaine du sacré tel que peuvent l’entendre des esprits qui savent, depuis Locke, que toute émotion provient des sens. Il s’agit là d’une expérience confuse, familière aussi bien aux anciens Grecs qu’aux Hébreux et aux Romains. C’est le sentiment d’une présence étrangère, troublante, obscure, numineuse. C’est le « mysterium tremendum », le frisson non pas démoniaque, du diable, mais démonique, du « daimon », de la divinité. C’est le préalable nécessaire à la révélation semi-païenne d’une sorte de pré-dieu.
14Parce que, dans les Chroniques du moins, Lewis visait avant tout un lectorat jeune, il choisit de présenter ce mélange de données banales et de notions insolites sous forme d’histoires mystérieuses, de contes de l’étrange. Il n’hésite pas à transformer des contrées mille fois visitées en pays à la fois merveilleux et ordinaires. Ainsi, le lecteur ne s’étonne guère de voir licornes ou centaures, créatures mythiques sorties tout droit des contes et légendes grecques et latines, côtoyer castors ou chiens, animaux domestiques ou sauvages tout à fait communs. A côté des innombrables échos bibliques qui forment la trame même de divers passages, on trouve encore de nombreuses références intertextuelles qui contribuent également à rendre familiers des tableaux dont elles complexifient pourtant la portée. Dans Le Cheval et son écuyer15, les chevaux parlent et, comme chez Swift, font souvent preuve de davantage de bon sens que leurs compagnons humains. Esope ou La Fontaine viennent aussi à l’esprit dans la mesure où non seulement des animaux, mais des arbres également, réagissent et donnent leur opinion. Ainsi, il devient vite clair qu’il est inutile d’essayer de trouver chez Lewis une logique véritable. Les rapprochements qu’il opère entre croyances ou légendes puisées à des sources extrêmement diverses ont avant tout un aspect ludique. Ils sont le résultat d’une imagination fertile.
15Dans On Fairy-Stories, Tolkien déclarait que « The human mind is capable of forming mental images of things not actually present. The faculty of conceiving the images is [...] called Imagination16. » Je n’ai par contre trouvé nulle trace chez Lewis d’une définition précise de l’imagination. Il semblait donner à ce terme des sens différents selon le contexte. Ce peut être parfois l’imagination poétique comme principe de création artistique dans le sens où l’entendait Coleridge. Mais il s’agit plus généralement du pouvoir de créer des fictions, de la faculté de concevoir des objets ou des créatures, de forger des images. Selon ses biographes, Lewis souhaitait en fait introduire dans ses œuvres tout ce qu’il aurait aimé trouver dans les livres qu’il avait lus dans son enfance. A quelques exceptions près, ceux-ci l’avaient cruellement déçu car ils n’offraient pas l’ironie, l’héroïsme, l’immensité, l’unité dans la multiplicité auxquels il aspirait.
16C’est pourquoi, à l’époque où naît le genre littéraire majeur inventé par le xxe siècle – la bande dessinée – Lewis s’efforce, comme Tolkien, de peupler l’esprit de ses jeunes lecteurs d’images vivantes. Chez l’un comme l’autre de ces auteurs, spécialistes de littératures anciennes, l’imagination invente moins qu’elle ne puise largement dans des souvenirs livresques. Ainsi, nous ne sommes guère étonnés de détecter une ressemblance entre Tash, le dieu-démon qui se cache dans l’étable de La dernière Bataille et le dieu condor de l’art précolombien ou le dieu Horus de l’ancienne Egypte17. Les descriptions de Lewis sont si vivantes que les scènes se peignent d’elles-mêmes. Collaborant avec l’auteur, la dessinatrice Pauline Baynes parvient à illustrer l’ensemble des Chroniques de façon fort gracieuse. Et, dans un film récent basé sur L’Armoire Magique, l’équipe des Studios Disney est également parvenue à restituer la magie de l’ouvrage18. Ainsi, les jeunes enfants entrent sans inquiétude dans un monde plein de mystère.
17Les véritables difficultés d’interprétation de l’œuvre de Lewis proviennent en fait des divergences sérieuses qui se font jour entre l’universitaire logicien et l’écrivain imaginatif. On a le sentiment que ce dernier use de métamorphoses et d’interprétations singulières pour échapper au schéma fixe, immuable du noyau logique, de l’identification précise, de l’analyse, des abstractions. Ecrivant en des siècles peu enclins à croire au surnaturel, les auteurs gothiques classiques pensaient qu’il fallait rester dans les sages limites du vraisemblable. Ayant connu la folie sans limite des hommes engagés dans les deux guerres mondiales, Lewis ou Tolkien ne se sentent pas contraints par les exigences du vraisemblable. S’ils ne prônent pas le retour à l’ignorance et à la superstition que Sir Thomas Wharton estimait être les parents de l’imagination, il est néanmoins clair que, pour l’un comme pour l’autre, l’invraisemblable est plus acceptable que la vérité et la fiction plus précieuse que la réalité.
18L’art de Lewis consisterait donc essentiellement à surprendre ses lecteurs, à les bousculer dans leurs habitudes de pensée. Mais il use de cette méthode pour atteindre son but ultime, à savoir obliger ses contemporains à s’interroger, à remettre en question leurs certitudes trop établies. Il veut les amener à se convertir, au sens étymologique du mot, à se tourner vers autre chose. Parue en 1933, la première oeuvre de Lewis, The Pilgrim’s Regress : An Allegorical Apology for Christianity, Reason and Romanticism19 va connaître une certain succès. Par sa référence obvie à Bunyan, le titre même de l’ouvrage incite à penser que, en dépit du contrepoint ironique introduit par le Regress, des rapprochements entre les deux écrivains ne sont pas à exclure. Il est clair que des divergences doctrinales majeures sépareront toujours Lewis de l’auteur calviniste. On ne peut s’empêcher néanmoins de constater que, tout comme l’avait fait Bunyan au xviie siècle, Lewis s’efforce lui aussi d’exprimer ses pensées par le truchement d’allégories. Et au cœur même de l’œuvre de Lewis, on perçoit le même souci que chez Bunyan. Ils invitent l’un et l’autre leurs contemporains respectifs à purifier leurs mœurs, à moraliser leurs vies.
19Pour illustrer ceci, j’aimerais prendre quelques extraits des Lettres de Screwtape20, ouvrage paru en 1942 et dédié à Tolkien. Dans ces missives Screwtape, démon bien placé dans la hiérarchie diabolique, explique doctement à son neveu Wormwood, simple diablotin débutant dans le métier, comment parvenir à satisfaire Notre Père ci-bas et à contrer l’Ennemi, à savoir Dieu le Père. Cet ingénieux renversement de perspective permet à l’épistolier de surprendre ses lecteurs. Wormwood – dont on ne connaît les propres réflexions qu’à travers les réponses qu’y apporte Screwtape – s’est dit « fou de joie21 » à l’annonce qu’une guerre vient d’éclater en Europe. Lewis écrit cet ouvrage, ne l’oublions pas, en 1941. Le diablotin se réjouit de ce que le « patient » dont il a la charge ait passé une nuit agitée en apprenant cette nouvelle. Si cette réaction semble naturelle venant d’un disciple de Satan, la véritable « bizarrerie » se trouve plutôt ici dans la réaction de Screwtape qui écrit :
« Of course a war is entertaining. The immediate fear and suffering of the humans is a legitimate and pleasing refreshment for our myriads of toiling workers. But what permanent good does it do us unless we make use of it for bringing souls to Our Father Below ? [...] The Enemy, true to His barbarous methods of warfare, allows us to see the short misery of His favourites only to tantalize and torment us – mock the incessant hunger which, during the present phase of the great conflict, His blockade is admittedly imposing. [...] Let us therefore think rather how to use, than how to enjoy, this European war. For it has certain tendencies inherent in it which are, in themselves, by no means in our favour. We may hope for a good deal of cruelty and unchastity. But, if we are not careful, we shall see thousands turning in this tribulation to the Enemy, while tens of thousands who do not go so far will nevertheless have their attention diverted from themselves to values and causes which they believe to be higher than the self. [...]22 »
20Cette longue citation permet de mieux saisir la méthode qu’emploie Lewis pour tracer sa propre cartographie de l’étrange. Il entame ce passage avec une ironie mordante digne du Swift de The Modest Proposal. Lorsque Screwtape déclare sans ambages que la guerre est divertissante, le lecteur ne peut s’empêcher d’être surpris, voire choqué – là encore, n’oublions pas la date – par l’incongruité du propos. De même, lorsque l’archi-démon présente les cohortes diaboliques comme autant de travailleurs laborieux – prolétaires de la terre et des enfers, unissez-vous ! – la formule ne manque pas de piquant. Les allusions à « Our Father Below » ou à « the Enemy » prennent également le contre-pied des litanies habituelles. Cette étrange façon de procéder va obliger les lecteurs à reprendre avec une attention redoublée des expressions consacrées comme celles de « Père » ou d’« Ennemi » qu’ils ont tendance à utiliser sans en mesurer la portée.
21Pourtant, si l’on oublie un instant le renversement Dieu/Diable, Screwtape n’aborde guère que des sujets familiers. Contrairement à ce qui se passait déjà en France à la même époque, la grande majorité des Anglais avaient, dans les années 50, appris dans leurs écoles les principes de base du Christianisme, qu’ils acceptassent ou non les doctrines enseignées. Les notions de péché, de rédemption, de présence permanente du Mauvais étaient donc des concepts parfaitement assimilés. En même temps, s’il faut en croire l’adage selon lequel « familiarity breeds contempt », la force de l’habitude faisait que c’était là des idées auxquelles on ne prêtait en général qu’une attention distraite. Or, reconverti au christianisme à un âge mûr Lewis, tout empli de l’ardeur des néophytes, désirait convaincre ses contemporains de la validité d’une lecture religieuse des événements de leur vie. Dans le cas présent, dès l’instant où l’on accepte de rentrer dans le jeu de Screwtape, où l’on adopte le « raisonnement diabolique », il paraît naturel que la guerre, si elle est une calamité pour les partisans du Prince de la Paix, soit au contraire une période faste pour tous les fauteurs de troubles, les marchands d’armes, les suppôts de Satan. C’est une situation propice à toutes les cruautés, les lâchetés, les compromissions. Ainsi, l’étrange nous devient familier, ce qui était saugrenu nous paraît très vite ordinaire. Mais dans le même temps, l’énormité de la satire nous oblige à réagir.
22Lewis procède en gros de la même façon avec les enfants. Reprenant des thèmes rebattus comme les rapports entre mondes imaginaires et monde réel, l’auteur pose les problèmes en inversant certaines données de base. Lorsque les participants à La Dernière Bataille parviennent sur la terre d’Aslan, la Jérusalem céleste de l’Apocalypse, Lord Digory résume l’argument qui a opposé les enfants à propos de la nature de cette nouvelle Narnia. Il déclare que cette contrée est « More like the real thing23. » Il adapte ensuite très librement le mythe de la caverne de Platon. Il explique que l’ancienne Narnia et la nouvelle Narnia sont « just as our own world, England and all, is only a shadow or copy of something in Aslan’s real world24 ». Puis, pour mieux faire comprendre les différences subtiles entre la Narnia-Jérusalem terrestre et la Narnia-Jérusalem céleste, c’est au tour du narrateur d’utiliser de façon très étrange l’image d’un paysage reflété dans un miroir :
« You may have been in a room in which there was a window that looked out on a lovely bay of the sea or a green valley that wound away among mountains. And in the wall of that room opposite to the window there may have been a looking-glass. And as you turned away from the window you suddenly caught sight of that sea or of that valley, all over again, in the looking-glass. And the sea in the mirror, or the valley in the mirror, were in one sense just the same as the real ones ; yet at the same time they were somehow different – deeper, more wonderful, more like places in a story : in a story you have never heard but very much want to know25. »
23Dans cette perspective, le monde réfléchi du miroir devient plus profond, plus désirable que le monde réel. On pourrait éventuellement comprendre ceci dans le contexte de la guerre. Mais en 1956, à l’époque où il rédige ce dernier volume des Chroniques, on peut s’interroger sur les motifs qui poussent Lewis à inviter ses jeunes lecteurs à se tourner vers un monde imaginaire plutôt que vers un monde réel. Il s’agit sans doute pour lui d’initier ses lecteurs et lectrices aux dimensions spirituelles de l’existence. Un décrochage significatif se produit d’ailleurs à cet instant précis au niveau du dispositif énonciatif. L’énonciateur prend le pas sur le narrateur habituel et adopte un mode didactique, un ton moralisateur. Le monde intérieur du miroir, sans dimension tangible, devient plus essentiel, pour la vie intérieure de chaque individu, que le monde réel.
24Diverses aventures des Chroniques de Narnia nous rappellent des épisodes bien connus de la Bible ou de divers contes mythologiques. Mais ils sont présentés sous un jour si nouveau qu’ils offrent des aspects souvent insolites, voire inquiétants. C’est l’Apocalypse de saint Jean qui sert de point de départ à La Dernière Bataille. Apprivoisant les notions fantastiques ou même effrayantes de « mort », de « temps », ou encore des oppositions fondamentales comme « l’ici-bas et l’au-delà », Lewis les met à la portée de ses jeunes lecteurs. Pourtant, si nous essayons d’entrer plus profondément dans ces récits, nous nous rendons bien compte que Lewis ne simplifie pas particulièrement les choses. Il ne se contente pas d’oppositions manichéennes entre « lumière et ténèbre » ou entre « le bien et le mal. » Au cours de son épopée, il oppose non pas un monde à un autre mais plusieurs univers à d’autres. Plusieurs sociétés imaginaires – celle de Narnia, celle des Calormènes, celle que veulent instaurer par eux-mêmes et pour eux-mêmes les nains rebelles pour qui « The Dwarfs are for the Dwarfs26 » – font face à divers mondes réels, que ce soit celui de l’Angleterre en guerre ou celui de la vie quotidienne des lecteurs.
25Mais ceci ne suffit pas puisqu’à ces mondes fantastiques va encore s’opposer l’univers spirituel de la Terre d’Aslan, la Nouvelle Narnia. Comme les événements qui mènent à cette dernière évoquent directement pour nous la Nouvelle Jérusalem de l’Apocalypse, la plupart de ces mondes pourront paraître familiers. Mais l’imbrication de toutes sortes de notions hétéroclites crée néanmoins une impression d’étrangeté. Au sein même de chacun de ces univers, l’introduction d’éléments hétérogènes suscite la surprise du lecteur, l’aide à pénétrer plus avant dans un monde étrange. Dans son livre des Révélations, saint Jean s’efforçait de répondre à la sensibilité des juifs ou païens de son époque en utilisant des comparaisons et allégories qui étaient courantes pour un auditoire habitué au genre apocalyptique, très répandu à l’époque. À son tour, Lewis s’ingénie à retrouver, dans un fond commun de mythes et légendes quasi universels, des manières d’exprimer des croyances spirituelles qui « diront » quelque chose, même aux plus jeunes. Mais le résultat n’en est pas pour autant banal. L’auteur s’évertue à illustrer de façon très imagée ses propos les plus abstraits. Prenons par exemple le passage suivant, à première vue tout simple :
« It seems then », said Tirian, smiling himself, « that the Stable seen from within and the Stable seen from without are two different places. » « Yes », said the Lord Digory. « Its inside is bigger than its outside. » « Yes », said Queen Lucy. « In our world too, a Stable once had something inside it that was bigger than the whole world27. »
26L’allusion transparente au mystère de l’étable de Bethléem nous rend la scène familière. Mais dans les Chroniques, loin d’être un havre de paix, l’étable va abriter aussi bien le cruel dieu Tash qu’une sentinelle Calormène qui, sur les ordres de son supérieur hiérarchique, s’apprête à massacrer le premier être qui franchira la porte28.Cependant, parce qu’il habite un monde de ténèbres, ce soldat s’avère incapable de voir Lucie et les autres, qui ont déjà franchi la porte de cette étable. Ainsi, c’est sous la forme d’une fable modernisée, en des termes compréhensibles par des enfants, que Lewis exprime sa croyance au triomphe final des forces du bien, de la lumière, sur les forces du mal. Mais il souligne aussi que pour lui, chaque homme tient en ses mains les clefs de son Salut. Aux nains qui ne perçoivent que ténèbres à l’intérieur de l’étable, Lucie, sorte d’innocente visionnaire des temps modernes, s’efforce de faire voir la lumière. Malheureusement, la majorité des nains refusent d’accepter l’ultime chance de Salut que leur offre Aslan – le somptueux banquet de l’agape qui leur est offert devient pour eux une nourriture infâme29. Ainsi, ils se condamnent volontairement eux-mêmes aux ténèbres éternelles.
27Dans l’ensemble, ce qui semble importer à Lewis est moins la lettre des textes et des préceptes divins que leur esprit. Pour mieux convaincre, Lewis n’hésite pas à recourir à des éléments de toute provenance. Mais alors que l’on s’attendrait à ne pas s’y retrouver dans ces ensembles tout à fait éclectiques, le résultat global s’avère relativement cohérent. Le mélange de doctrines et de systèmes qu’il évoque aboutit à un syncrétisme surprenant, certes, mais somme toute assez convaincant. Par exemple, le fait que la tradition chrétienne reste extrêmement discrète sur la place accordée aux espèces animales dans la Jérusalem céleste n’arrête pas Lewis. Au portail de la nouvelle Narnia, Aslan le lion et Reepicheep la souris accueillent aussi bien animaux réels que mythologiques au même titre que les humains, sans autre critère de sélection que la pureté du cœur.
28Après ces détours par des contrées étranges, nous nous retrouvons tout de même au final en terrain familier dans la mesure où, comme dans toute bonne légende, les bons sont récompensés et les méchants punis. Ainsi le dieu Tash, sorte d’incarnation du diable, ne peut emporter que ses propres serviteurs. Ou alors éventuellement ceux qui, comme Rishda Tarkaan, chef des Calormènes, se moquent de tout ce qu’ils considèrent comme simples superstitions et ne croient ni en Aslan ni en Tash. En revanche, dans la trame logique des fables morales, les forces des ténèbres ne peuvent rien contre ceux qui, comme Tirian, ont toujours fidèlement servi Aslan. Dans cette perspective tout à fait orthodoxe de la récompense accordée au serviteur fidèle, Lewis fait passer un message d’espérance et de tolérance. En effet, Tash doit également laisser partir au moins l’un de ses serviteurs Calormènes. Emmené devant Aslan, ce valeureux guerrier déclare « I am Emeth, the seventh son of Harpa Tarkaan of the county of Tehishbaan, Westward beyond the desert30. » Il a été un adorateur de Tash toute sa vie. Mais parce qu’il a toujours refusé de mentir et de tricher, parce qu’il a adopté un mode de vie fondé sur l’honneur et la bonté il a ainsi, à son insu, suivi les préceptes du véritable Dieu, Aslan.
29On voit ainsi comment Lewis intègre dans son surprenant récit de batailles entre ethnies différentes le discours familier des ouvriers de la dernière heure. En tout état de cause, l’auteur fait preuve d’un irénisme certain. Il s’arrange pour que paraisse somme toute comme familière, naturelle la compréhension dont font preuve les héros à l’égard de leurs adversaires. Ainsi, la longue litanie des batailles entre forces du bien et forces du mal s’achève par un hymne à la gloire des êtres de toute race – et même de tout règne animal – capables de faire preuve d’amour, de compassion, susceptibles d’éprouver des sentiments fraternels, humains pour tout dire. Sur le plan théologique il est vrai, Lewis navigue en eaux sinon troubles, du moins agitées. Le mélange insolite de diverses traditions chrétiennes (anglicane bien sûr, mais aussi catholiques) et païennes qui émaille ses ouvrages n’en font guère des œuvres canoniques.
30En revanche, les leçons que l’on peut tirer de ces récits et de la vision du jugement dernier correspondent bien à une doctrine relativement orthodoxe. Les critères de bonté et d’honnêteté qui permettent aux uns et aux autres de parvenir à la terre sacrée d’Aslan sont relativement simples et compréhensibles par tous, quelle qu’ait été leur appartenance sociale, raciale, religieuse, pour ne rien dire des ordres animaux. Lewis propose ainsi une conception très large, très universaliste de la notion de Salut. En conclusion, au delà de la bizarrerie des récits où se mêlent toutes sortes de légendes, il semble bien que, au-delà du simple divertissement, la seule véritable leçon que voulait transmettre Lewis était essentiellement un simple message de tolérance, vertu familière à tous, mais toujours difficile à pratiquer et qu’il convient donc d’évoquer sans cesse.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Burke Edmund, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, Oxford, OUP, 1990 (1re éd. 1757).
10.7312/burk90112 :Lewis C. S., The Chronicles of Narnia, 1950-1956, New-York, Macmillan-Collier Books, 1970.
Lewis C. S., The Cosmic Trilogy, 1938-1945, Londres, Harper-Collins, 2005.
Lewis C. S., The Screwtape Letters, 1942, New-York, Harper-Collins, 2001.
Lewis C. S., The Pilgrim’s Regress : An Allegorical Apology for Christianity, Reason and Romanticism, Londres, Geoffrey Bles, 1933.
Tolkien, J. R. R., The Lord of the Rings, Londres, Allen & Unwin, 1954-1955.
Tolkien, J. R. R., « On Fairy Stories », in Essays presented to Charles Williams, C. S.
Lewis (éd.), Londres, OUP, 1946.
Walt Disney Pictures and Walden Media, The Lion, the Witch and the Wardrobe, 2005.
Notes de bas de page
1 Tolkien J. R. R, The Lord of the Rings, Londres, Allen & Unwin, 1954-1955.
2 Lewis C. S., Chronicles of Narnia [CN] : i. The Lion, the Witch and the Wardrobe [LWW] ; ii. Prince Caspian [PC] ; iii. The Voyage of the Dawn Treader [VDT] ; iv. The Silver Chair [SC] ; v. The Horse and His Boy [HB] ; vi. The Magician’s Nephew [MN] ; vii. The Last Battle [LB], New-York, Macmillan Publishing Company, Collier Books, illustrations Pauline Baynes, 1970 [1re éd. 1950-56].
3 VDT.
4 VDT, p. 62.
5 VDT, p. 63.
6 Lewis C. S., The Cosmic Trilogy [CT] : i. Out of the Silent Planet [OSP] ; ii. Perelandra : Voyage to Venus [PVV] ; iii. That Hideous Strength [THS], Londres, Harper-Collins, 2005 [1re éd. 1938-1945].
7 OSP, p. 60.
8 OSP, p. 80
9 LB.
10 LB, p. 149-157.
11 SC, p. 126-127 ; LB, p. 149-150.
12 Burke Edmund, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, Oxford, OUP, 1990 (1re éd. 1757), part II, section iii, p. 54.
13 PVV, p. 35.
14 LB, p. 131-132.
15 HB, p. 8.
16 Tolkien J. R. R., « On Fairy-Stories » in Essays presented to Charles Williams, C. S. Lewis (dir.), Londres, Oxford University Press, 1947, p. 66.
17 Voir citation plus haut : « A terrible figure was coming towards them. It was far smaller than the shape they had seen from the Tower, though still much bigger than a man, and it was the same. It had a vulture’s head and four arms. Its beak was open and its eyes blazed », LB, p. 132.
18 Walt Disney Pictures et Walden media, The Lion, the Witch and the Wardrobe, 2005.
19 Lewis C. S., The Pilgrim’s Regress : An Allegorical Apology for Christianity, Reason and Romanticism, Londres, Geoffrey Bles Ltd, 1933.
20 Lewis C. S., The Screwtape Letters [SL], NY, Harper Collins, 2001 (1re éd. 1942).
21 « delirious with joy », SL, p. 21.
22 LB, p. 169.
23 LB, p. 169.
24 LB, p. 169.
25 LB, p. 170.
26 LB, p. 121.
27 LB, p. 140-141.
28 LB, p. 141.
29 LB, p. 147.
30 LB, p. 161.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007