Introduction
p. 11-16
Texte intégral
1Comment cartographier l’étrange dans une littérature qui se tient si souvent sur les seuils – du passé, de la langue, du visible ? Paul Muldoon n’affirme-t-il pas que l’expérience de la liminalité est constitutive de la psyché irlandaise1 ? L’étrange se dérobe à l’assignation, même si le gothique du xixe (Maturin, le Fanu, Stoker2) se prolonge et se parodie de manière visible dans la littérature irlandaise au xxe. Dans le texte liminaire de cet ouvrage, qui ouvre le chapitre consacré aux rapports entre territoire, histoire et spectral, Claude Fierobe nous met en garde : « Le roman, de Joyce à McNamee, délimite non pas un, mais des territoires d’inquiétude dont les frontières mouvantes relèvent aussi bien du langage et des formes que des idées, du signifiant que du signifié. » L’étrange dans le roman, la poésie et le théâtre3 irlandais du xxe siècle, c’est le récit de l’Histoire qui échappe, celui des traumatismes majeurs, de la Famine au conflit nord-irlandais, celui de l’inconscient de l’Angleterre, comme a pu le dire Terry Eagleton4. Les territoires de l’étrange dans la littérature irlandaise au xxe siècle sont donc tout conceptuel : ils se situent dans un entre-deux de la représentation de l’Irlande, de l’espace, du temps, du langage, de Flann O’Brien à Beckett, d’Elizabeth Bowen à Eavan Boland. Les textes qui composent cet ouvrage approfondissent les pistes ouvertes par Claude Fierobe ; ils reviennent souvent sur les textes de Freud5 ou de Todorov6, qui restent fondateurs.
2William Trevor (1928-) est certainement un héritier du gothique irlandais du xixe ; comme Elizabeth Bowen ou Jennifer Johnston, il revisite le roman de la Big House anglo-irlandaise pour évoquer les années vingt fondatrices de la nation (Fools of Fortune, The Silence in the Garden, The Story of Lucy Gault), et les distorsions de l’histoire. Stéphane Jousni défend l’idée qu’en infléchissant le discours de l’histoire vers le mélodrame, l’élégie ou le grotesque, Trevor la déréalise et la transforme en cauchemar. Comme Paul Ricoeur l’a montré, mémoire et histoire entretiennent des rapports malaisés. Chez Trevor, l’idéologisation de la mémoire et « l’inquiétante étrangeté de l’histoire7 » condamnent le sujet historique à devenir fiction, voire figure de légende. C’est aussi la représentation de l’histoire irlandaise que Eavan Bolan (1944-) conteste dans une poésie « hantée, peuplée de fantômes, de spectres, de visions, d’apparitions » (Pascale Amiot). Elle défend l’idée que la poésie va justement au-delà du territoire, « This is a poem about what is not on the map8. » Sa poésie convoque les silhouettes oubliées des femmes négligées par l’Histoire, dit leur silence, et tente de faire resurgir le passé, donnant une valeur subversive au spectral.
3Les femmes occupent en effet une place centrale dans les récits de persécution et de terreur irlandais, où château gothique et Big House se rejoignent9. Alors qu’elles se réapproprient le passé chez Eavan Boland, ce sont elles qui exorcisent les spectres dans les deux pastiches de nouvelles de fantômes présentés par Fabienne Garcier, dont l’analyse ouvre la deuxième partie de l’ouvrage consacrée à l’usage ironique des codes et aux décalages vertigineux de l’étrange. « The Canterville Ghost » (1891) d’Oscar Wilde (1854-1900) et « The Cat Jumps » (1934) d’Elizabeth Bowen (1899-1973) utilisent les recettes connues du gothique, et poussent l’ironie jusqu’à se servir des fantômes pour désavouer un monde moderne matérialiste et embourbé dans les jeux sado-masochistes de personnages passés par le moule de la psychanalyse.
4L’univers de la grande maison de Birchwood de John Banville (1945-) est plus sombre. La reprise de motifs gothiques y verse dans la parodie carnavalesque, mais la structure circulaire de ce roman qui se passe pendant la Grande Famine souligne l’enfermement dans lequel se retrouve l’Irlande, que seuls les pouvoirs poétiques et grotesques de l’imagination peuvent libérer du poids de la répétition (Magali Falco). Les jeux génériques de Banville se doublent, comme souvent dans ses romans (Thierry Robin le montre par ailleurs), d’une interrogation fondamentale sur la position liminale du narrateur, la « figure en déséquilibre10 » de Muldoon, que l’on retrouve dans les textes en prose de Ciaran Carson (1948-). Catherine Conan voit dans Fishing for Amber et Shamrock Tea, qui construisent un dédale à la Borgès entre l’Irlande et les Pays-Bas, le texte et le tableau, un questionnement infini sur l’impossible représentation de l’auteur dans le récit de fiction, fantôme ultime de l’écriture. L’histoire et le passé sont mis à distance par les vertiges et les ironies des constructions narratives et langagières.
5La troisième partie de l’ouvrage est consacrée aux seuils d’inquiétude de la langue ; cette question est essentielle, tant il est vrai que dans un pays où se sont côtoyées dans le temps et dans l’espace deux langues, le gaélique et l’anglais, dont l’une a été presque entièrement occultée par l’autre, les rapports entre histoire, territoire et langue sont complexes. L’inadéquation de la langue à signifier le réel est source d’étrangeté radicale. Fionn Bennett rappelle comment dans A Candle of Vision (1918) en particulier, AE (George Russell, 1867-1935), l’ami de Yeats, cherche à retrouver « la langue des Dieux » dans un usage anagrammatique de l’ancien gaélique, vecteur d’énergie magique, de co-naturalité des mots et des choses, du naturel et du surnaturel, et expression du divin dans le langage.
6On pourrait dire que c’est la démarche inverse qui est poursuivie par Flann O’Brien (1911-1966), où le narrateur dialoguiste de The Third Policeman finit par ériger le silence comme « signe de la connaissance cachée et du mystère du monde », à l’inverse de la parole nonsensique de ses personnages et de son propre discours (Flore Coulouma). Il s’agit de silence à nouveau dans la prose de Samuel Beckett (1906-1989), qui cherche à réduire le narrateur à la trace minime d’une énonciation de l’impersonnalité, mais où le corps résiste cependant, férocement. Carle Bonafous-Murat traque dans « Dante and the Lobster », (More Pricks than Kicks, 1934), et Murphy (1938) un souffle ténu et étrange qui dément la vacuité absolue du monde, et qui pose les fondements de l’écriture beckettienne : « Y a-t-il pour l’œil de l’air plutôt que du vide, pour l’oreille du silence plutôt que du souffle, sont des questions d’une acuité qui engage toute son œuvre à venir. »
7La question de la liminalité de l’étrange revient en force, et est reprise sous l’angle des modalités de son énonciation par Maryvonne Boisseau, à l’occasion de l’analyse d’une séquence de poèmes de Robert Greacen (1920-) intitulée Captain Fox, a life. Cet ensemble présente la biographie d’un personnage fictif ayant évolué dans l’Europe des années 40, apparemment dans les milieux du renseignement. Le flottement énonciatif généralisé créé par les espaces entre chaque poème et la linéarité spatiale et temporelle de la série est source d’effets de défamiliarisation et de déshérence référentielles propices au sentiment de l’étrange. Non seulement le fictif et le réel se confondent, mais l’arrière-plan trouble des tribulations du capitaine contribue à faire de cette chronique inventée une fable ironique dont la rhétorique de la désorientation accentue le halo inquiétant. Comme chez O’Brien et Beckett, l’étrange naît de l’ajustement impossible entre énonciation et référent.
8La partie suivante se penche plus précisément sur ce rapport réflexif au réel qui construit des mondes parallèles enchantés, imprécateurs, pétrifiés ou vides. C. S. Lewis (1898-1963) a imaginé un monde allégorique avec le royaume des Chroniques de Narnia. Malgré tout, le choix du merveilleux permet des effets de satire féroce, ou l’insupportable devient familier. À l’inverse, le familier biblique associé à un large syncrétisme crée des effets d’étrangeté inattendus (François Boulaire). Tout effet marqué d’intertextualité joue en effet sur un processus double de reconnaissance et de défamiliarisation qui peut susciter l’étrange. Ainsi on pourrait dire que The Third Policeman qui intègre la figure de l’étranger du Playboy of the Western World (Synge, 1871-1909), la transforme en une figure de l’exil hors du réel, présence absurde dans un monde vide de Dieu (Marie Mianowski).
9C’est aussi cette absence que Victor Sage relève dans la rémanence de l’étrange chez McGahern (1934-2006), enfant des Lumières ayant toujours écarté toute notion de transcendance divine. The Leavetaking (1974) et « The Wine Breath » (1977) offrent une définition de l’inquiétante étrangeté comme une forme de sublime inversé, contenu dans le réel visible mais ne proposant aucun élan ascensionnel. L’étrange vient du halo de l’absence, du spectral quotidien, du manque que la superstition vient remplir11. La position des narrateurs de la tétralogie scientifique de Banville (Doctor Copernicus, 1976, Kepler, 1981, The Newton Letter, An Interlude, 1982, Mefisto, 1986) est plus radicale encore. Le projet explicatif du monde que retracent ces romans se heurte à ce que Clément Rosset appellerait l’idiotie du réel, ce qui installe chez le lecteur le sentiment étrange que le réel n’est appréhendé que par un double construit par l’homme. La science ne rend plus compte du réel mais devient « une thérapie d’acceptation selon laquelle n’existent que des doubles discursifs de protection face à l’anomalie abyssale du monde » (Thierry Robin).
10La dernière partie de l’ouvrage pose la question de la rémanence de l’étrange dans la littérature irlandaise du xxe siècle en termes politiques et récuse la vision romantique d’une Irlande intemporelle indissolublement liée à la tradition du aisling gaélique, portée en partie par Yeats (1865-1939). L’analyse que Sylvie Mikowski fait du roman autobiographique de Seamus Deane (1940-), Reading in the Dark, insiste sur la question de la place de la tradition d’une culture orale qui accepte le surnaturel dans une réflexion nourrie du rationalisme des Lumières et des études post-coloniales. Seamus Deane, dont l’ouvrage critique le plus connu s’intitule Strange Country12, incarne lui aussi à sa manière une figure du seuil ; il se réapproprie la culture orale dans laquelle il a baigné tout en défendant l’idée d’une modernité littéraire irlandaise.
11Cornelius Crowley pose la question de l’utilisation de la tradition et d’un discours romantique sur l’Irlande éternelle et a-historique fétichisée de façon beaucoup plus radicale. Les noces du romantisme et de la politique entamées avec Yeats (moquées par Joyce et niées avec Beckett) ont posé l’Irlande comme objectivement singulière (« 1916 »). « La rhétorique alchimiste du verbe », de la guerre d’indépendance aux années les plus noires du conflit nord-irlandais, a consacré le culte des morts et permis la « transmutation des vies ordinaires en œuvre ou en forme esthétiques » ; ses effets les plus délétères se retrouvent dans la littérature « réaliste » retraçant les violents passages à l’acte des années 713. Cette dissection du désenchantement progressif d’une l’Irlande devenue « globalisée » au tournant du xxie siècle est prolongée par Chris Morash dans le dernier texte de l’ouvrage. Reprenant le concept weberien de désenchantement comme corollaire de la démarche scientifique, il voit dans l’étrange yeatsien de The Celtic Twilight la double hélice de la croyance et de l’incrédulité, et l’amorce d’un mouvement d’abandon du merveilleux qui se poursuivra tout au long du siècle. Les replis du temps (« crumpled times ») qui faisaient coexister passé et présent sur le territoire de l’Irlande ont disparu à mesure que l’île est devenue un pays multiculturel ou le gaélique n’est plus la seule langue minoritaire.
12Pourtant, l’étrange persiste, au théâtre comme en poésie et en fiction, ainsi que les contributions rassemblées dans cet ouvrage le montrent. Si le merveilleux irlandais appartient bien à une littérature du passé, l’inquiétante étrangeté resurgit sans cesse, renouvelée mais déjà là chez le Joyce des Dubliners, chez Mc Liam Wilson, Colum McCann, Patrick McCabe, Jennifer Jonhston, Eoin Mc Namee ; discrète quelquefois, mais toujours implacable.
Notes de bas de page
1 Paul Muldoon, To Ireland, I, Oxford University Press, 2000, p. 8 : « [this] image of a critically positioned figure, a figure who is neither here nor there, at some notional interface, may be traced back beyond the immediate context of early to mid-nineteenth-century Ireland [...] to some deep seated sense of liminality that was, and is, central to the Irish psyche ».
2 Voir Claude Fierobe, De Melmoth à Dracula, la littérature irlandaise au xixe siècle, Rennes, Terre de Brume Éditions, 2000.
3 Si la plupart des analyses de cet ouvrage portent sur des œuvres romanesques, il sera cependant question aussi de poésie (Boland, Greacen) et de théâtre (Synge). Voir la contribution de Maryvonne Boisseau (cf. infra) pour une mise en perspective de cette démarche.
4 Voir Terry Eagleton, Heathcliff and the Great Hunger, Studies in Irish Culture, Londres, Virago, 1995, p. 8-9 : « Ireland, in this as in other ways, then comes to figure as the monstrous unconscious of the metropolitan society, the secret materialist history of endemically idealist England. [...] The unconscious, however, is a site of ambivalence : if Ireland is raw, turbulent, destructive, it is also a locus of play, pleasure, fantasy, a blessed release from the tyranny of the English reality principle. [...] There is another sense in which Ireland figured as Britain’s unconscious. Just as we indulge in the world of the id in actions which the ego would find intolerable, so nineteenth century Ireland became the place where the British were forced to betray their own principles, a kind of negation or inversion of their conscious beliefs. »
5 Sigmund Freud, L’Inquiétante Étrangeté [trad. Bertrand Féron], Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1985. Nicholas Royle reprend les différents aspects de l’acception anglo-saxonne de l’Unheimliche dans The Uncanny, Manchester, Manchester University Press, 2003.
6 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », (1968) 1970 : « Dans les œuvres qui appartiennent à ce genre [l’étrange pur], on relate des événements qui peuvent parfaitement s’expliquer par les lois de la raison, mais qui sont, d’une manière ou d’une autre, incroyables, choquants, singuliers, inquiétants, insolites et qui, pour cette raison, provoquent chez le personnage et le lecteur une réaction semblable à celles que les textes fantastiques nous ont rendu familières. » p. 51-52.
7 sup> Dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Le Seuil, 2000, Ricœur intitule l’un de ses chapitres (2e partie, chapitre 5) « L’inquiétante étrangeté de l’Histoire ».
8 Cf. interview de E. Boland à propos de « That the Science of Cartography is Limited », Lannan Literary Videos, Lannan Foundation, New Mexico, 1994. Dans sa contribution à cet ouvrage, Pascale Amiot s’appuie sur plusieurs recueils de poèmes de Eavan Boland : New Territory (1967), The Journey (1987), Outside History (1990), In a Time of Violence (1994) The Lost Land (1998), Code (2001).
9 Voir Margot Gayle Backus, The Gothic family Romance : Heterosexuality, Child Sacrifice, and the Anglo-Irish Colonial Order, Durham et Londres, Duke University Press, 1999.
10 Voir plus haut note 1, « a critically positioned figure ».
11 Victor Sage, infra : « In these texts McGahern represents the fear of natural death as a superstition, an uncanny shadow, which neither the exposure of religious faith as a consolatory myth, nor the acceptance of the scepticism of the Enlightenment can quite rid us of. »
12 Seamus Deane, Strange Country, Modernity and Nationhood in Irish Writing since 1790, Oxford, Clarendon Press, 1997.
13 Cf. le roman pris en exemple par C. Crowley, The Whore-Mother, de Sean Herron, 1973.
Auteur
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