Conclusion
p. 165-170
Texte intégral
1Le récit de la mort ne peut pas être un récit tout à fait comme les autres. Certes, comme tout récit, il obéit à des règles précises que son analyse met en lumière. C’était, du reste, l’un des enjeux du présent recueil que de soumettre des textes d’époques, de natures et de genres très divers à une « grille d’étude » définie pour permettre de rendre compte de plusieurs principes narratologiques : le statut du narrateur, son point de vue et ses visées ; l’utilisation de la matière historique en fonction d’un imaginaire idéologique ou esthétique ; le phénomène d’intertextualité et le système d’échos ou d’écarts que peut révéler une analyse comparative.
2Et pourtant, de par son objet même, le récit de la mort ne peut qu’être singulier : aucune mort ne ressemble vraiment à une autre. Singulier, il l’est aussi de par les conditions particulières et extraordinairement contraignantes de son énonciation : le récit de la mort ne peut se faire qu’à la troisième personne. Comme l’a rappelé Françoise Daviet-Taylor, « la mort ne peut en effet être dite que par quelqu’un d’autre que celui qui meurt » et « le sujet ne peut ainsi jamais dire qu’il est affecté par l’événement de mourir comme il le peut dire d’autres événements ». Forcément troublant également, il renvoie toujours son auteur et son lecteur à leur propre condition de mortel tout en les confrontant à leur expérience de la mort de l’autre. Paradoxal enfin, car il se heurte nécessairement à un non-dit obligé : celui de « l’instant mortel », pour reprendre l’expression de V. Jankélévitch. Le moment même de la mort ne peut se raconter ; il relève de l’indicible absolu. Les seuls mots que le langage concède à l’auteur se réduisent à une formule stéréotypée et minimale : « il/elle mourut ». Le narrateur doit se contenter de l’énoncé d’un simple constat : que l’on songe au récit de la mort de Manon Lescaut et aux propos de Des Grieux : « Je la perdis ». Le risque induit se devine aisément : et si le récit de la mort n’était rien d’autre que la mort du récit ou, tout au moins, la mise en péril de ce dernier ? Il n’en est rien, bien au contraire. Tout se passe comme si le narrateur, pour conjurer cette hantise de la disparition des mots et, plus largement, son angoisse face à la mort, n’avait d’autre ressource que de développer un récit autour de ce gouffre insondable.
3« Il est mort, et je parle ». C’est en ces termes que Restif de la Bretonne clôt le récit dont il demeure le seul survivant. Tel est finalement, comme l’a montré Sylvie Camet, le pouvoir du narrateur et la seule réponse possible face à cette apparente aporie.
Tout récit de la mort paraît donc le triomphe d’un vivant. Il se donne comme la revanche de celui que n’a pas encore atteint le silence. Au fond, mourir, pour un homme, c’est peut-être cesser de parler. L’écrivain tire de la parole écrite une sorte de pouvoir démiurgique : l’œuvre le maintient dans le monde par-delà la disparition du corps.
4En fin de compte, le récit est aussi une victoire sur la mort.
5Tout récit est d’abord affaire de point de vue : celui du narrateur, dont le statut et les engagements déterminent nécessairement, parfois à son insu, l’acte d’écriture. En ce sens, la situation temporelle du narrateur par rapport à l’événement qu’il évoque n’est jamais anodine. L’ensemble des contributions donne un large aperçu de la diversité des cas de figure possibles. Témoin direct, l’auteur rapporte un fait auquel il a lui-même assisté (L. S. Mercier et Restif de la Bretonne) ou qu’il a lui-même vécu dans son horreur (R. Antelme). Sans avoir pu en être le témoin, l’auteur peut aussi, par les témoignages indirects (Villehardouin) ou par les ressources du langage, rapporter la scène « comme s’il en avait été lui-même le témoin », à l’instar de Suétone, mais aussi de Dumas. L’éloignement temporel maximal du temps des origines fait de Pausanias un historien en apparence impartial, mais le temps de son récit oscille constamment entre celui de la fiction et celui de la narration. Le biographe du haut Moyen Âge n’a pas la prétention d’être un narrateur omniscient ; bien au contraire, ses récits adoptent le point de vue de l’entourage de leurs héroïnes. En revanche, dans le cas de l’épopée (virgilienne et médiévale), le narrateur est forcément omniscient ; ce statut particulier lui confère une réelle liberté grâce à laquelle il peut, à sa guise, remodeler, reconstruire ou déconstruire le récit de la mort.
6L’implication du narrateur dans son récit, grandement déterminée par cette situation temporelle, peut prendre diverses formes. La palette des sentiments et des dispositions d’esprit est étendue : froideur « déréalisée », impartialité objective, effort de compréhension rationnelle, compassion et sympathie, admiration et éloge, indignation et révolte, effroi et horreur, répulsion, mais aussi – comment en serait-il autrement ? – fascination et, de façon plus inattendue, humour et distanciation ironique. Le parti pris n’est pas nécessairement intangible et la réalité de la mort peut modifier considérablement le point de vue de l’auteur. Ainsi L. S. Mercier, assistant à des scènes de dissection de cadavres, est-il brutalement confronté à la vision terrible du corps outragé d’une jeune fille qu’il connaissait. Le même auteur, en présentant son œuvre, revendique, tout comme Restif de la Bretonne, une volonté de froideur analytique ; mais, lorsqu’il s’agit d’évoquer la mort, le trouble se manifeste souvent. L’auteur peut aussi, de lui-même, assumer ses propres contradictions et tenter, face à la mort, de les surmonter : Villehardouin critique et dénonce l’imprudence téméraire de Louis de Blois, mais reconnaît le courage et la valeur exemplaire du baron au moment où il va mourir ; Dumas, quant à lui, éprouve un profond dégoût face à la violence incontrôlée de la foule, mais doit, en même temps, affirmer son attachement indéfectible aux valeurs de la Révolution.
7S’inscrivant dans une lignée, l’auteur est influencé par ses prédécesseurs ; nourrie de ses propres lectures, son œuvre révèle diverses formes d’intertextualité. Car tout récit, on le sait bien, est un « palimpseste » : le narrateur, dépositaire d’une mémoire et de souvenirs littéraires, le compose « en surimpression » et son acte d’écriture se double souvent d’un travail de réécriture. Toutes les contributions en ont fait apparaître la part et l’influence considérables. Suétone rédige ses Vies et, tout particulièrement les nombreux récits de mort qu’elles renferment, en réponse bien souvent à Tacite. Dumas a constamment à l’esprit l’œuvre de son maître Michelet et le récit qu’il propose de l’exécution de Louis XVI s’éclaire au travers d’un rapprochement avec celui de l’historien. J. Bourin reprend, par le jeu de la typographie, les termes mêmes des chroniqueurs. Une démarche comparative permet toujours de mieux comprendre le récit : celui de Villehardouin, évoquant la mort de Louis de Blois, révèle sa spécificité dès lors qu’on le confronte à ceux de Clari et d’Ernoul, mais aussi, au sein même de la chronique, à celui qui rapporte la mort de Boniface de Montferrat. L’auteur modèle son récit en reprenant divers archétypes : Pausanias se conforme explicitement aux données des mythes athéniens et, de façon implicite, à celles du mythe du sacrifice de Prométhée ; Virgile est tributaire d’Homère auquel il emprunte diverses comparaisons pour les transformer ; Villehardouin reprend plusieurs motifs de la Chanson de Roland et, inversement, l’auteur d’Aliscans les thèmes des chroniqueurs. Enfin des rapprochements peuvent se faire au sein de l’ensemble de l’œuvre d’un même auteur, révélant ainsi un système d’échos et d’annonces : les enjeux du récit du supplice de Damiens, coupable de tentative de régicide, se comprennent mieux si l’on rapproche celui-ci du récit de l’exécution de Louis XVI figurant dans un texte plus tardif de L. S. Mercier, Le Nouveau Paris.
8Le récit est inséparable de l’action et s’accompagne souvent d’une forme de dramatisation. Dans le cas du récit de la mort, un mot semble s’imposer, souvent employé, du reste, dans les contributions : spectacle. Raconter la mort c’est aussi la donner à voir tel un spectacle. Le narrateur peut en avoir été le témoin, composer son récit à la manière d’un peintre, voire d’un cinéaste, et transmettre ainsi ses impressions au lecteur devenu lui-même spectateur. Au sein même de la fiction, la mort est très fréquemment donnée à voir à plusieurs témoins-spectateurs. L’auteur rend alors compte des effets produits sur l’assistance. Ceux-ci se manifestent le plus souvent au travers des sentiments et des expressions de douleur et de compassion, premières formes du deuil. Ce sont les textes médiévaux qui font apparaître le plus clairement ces comportements codifiés lorsqu’il s’agit de « mener grant dolor ». Le pathétique peut prendre d’autres formes et c’est parfois à l’auteur qu’il revient de le susciter par le langage et les mots, par le jeu sur les temps verbaux (usage du présent historique chez Tacite, du passé simple chez J. Bourin), par la syntaxe et son bouleversement (lors de la scène de l’accident de rue racontée par Restif) ou même sa totale absence (usage concerté de la parataxe par Tacite), par le jeu sur les changements de points de vue (manifeste dans le récit de l’exécution de Louis XVI pour lequel « Dumas mobilise toutes les stratégies possibles »), de registres ou de tonalités (usage, exceptionnel pour une personne, de la forme exclamative en ouverture du planctus consacré par Villehardouin à Monferrat)… Parfois les mots ne suffisent plus et c’est alors leur absence même qui rend au mieux le pathétique et l’intensité de l’émotion éprouvée : dans la scène de dissection déjà évoquée, L. S. Mercier, tout en privilégiant une économie de mots, recourt de façon expressive aux points de suspension. Douleur et émotion gagnent souvent les témoins d’une mort. D’autres sentiments peuvent néanmoins les saisir : l’horreur et l’effroi, la stupéfaction, mais aussi la curiosité voyeuriste, le plaisir malsain et la joie du spectacle. Le narrateur peut alors marquer sa distance, exprimer sa réprobation et s’interroger sur ces sentiments troubles. Mais il peut aussi lui arriver de se laisser prendre au piège de la fascination morbide et, pour ainsi dire, tendre au lecteur le miroir de ses propres ambivalences. Il peut enfin, comme Virgile, refuser tout effet de pathétique en inversant, par « une pratique poétique subversive », une esthétique établie.
9Comme tout spectacle, la mort peut obéir à un rituel codifié par des topoï et des moments attendus : l’agonie, le songe prémonitoire, les dernières paroles (ultima verba), les derniers sacrements, l’adieu, le trépas, la migratio de l’âme, l’éloge funèbre, les déplorations… Ce rituel peut relever d’une forme de perversion, au sens premier du terme : celle du rituel sacrificiel pratiqué par Lykaon, celle par laquelle le sacrificateur Laocoon devient lui-même sacrifié… Mais, à l’inverse, dans le cas d’un accident ou d’un génocide, la mort peut aussi nier toute logique en relevant du pur hasard ou de l’absurde effrayant et inhumain.
10Il est finalement un moment qui ne peut se dire puisqu’il relève, comme on l’a déjà dit, de l’indicible : celui-là même où la personne meurt. C’est souvent l’expression la plus neutre qui s’impose : « il/elle mourut » ; Villehardouin évoquant la mort de Louis de Blois peut seulement écrire qu’il « fu ocis » et, de même, Restif rapporte que « l’homme mourut à minuit ». Et, surtout, s’impose alors le silence : silence de l’être qui « dit » sa mort, silence de l’assistance, silence des mots du narrateur. À plusieurs siècles d’intervalle, dans des textes relevant tous de genres fort différents, la permanence de ce même motif ne peut que troubler.
11Raconter la mort, mais à quelles fins ? Pour éviter que ne se perde le souvenir d’un moment, de toute façon, inoubliable. Mais aussi, et surtout, pour tenter de trouver un sens à ce qui ne semble pas en avoir, tant est grand le mystère de la mort qui échappe à toute justification et ne peut que s’admettre.
12Trouver un sens à la mort nécessite d’abord sa représentation qui, seule, peut permettre de la définir. Elle est moment du passage irrémédiable, mais pouvant parfois se révéler incertain, trouble, voire réversible. Le personnage est-il vivant ou mort ? Quand peut-on dire de lui qu’il est mort ? Françoise Daviet-Taylor a rappelé les critères qui déterminent cette affirmation, pour aussitôt, à la lecture de R. Antelme, en démontrer le caractère aléatoire, lorsque l’être n’est plus qu’un « corps-cadavre » et que « la mort non seulement ne peut se dire, mais devient indiscernable, n’a plus d’instant propre ». Cette mort incertaine peut devenir l’objet même du récit : deux anecdotes rapportées par Restif de la Bretonne l’attestent.
13Moment de l’entre-deux, la mort en elle-même est double. Aux origines de notre culture occidentale, chez Homère, elle présente « deux faces » contradictoires, pour reprendre les termes de J.-P. Vernant. D’un côté, la « belle mort » du guerrier mort au combat en pleine gloire et dans la fleur de l’âge ; de l’autre, l’horreur absolue de la mort infâme incarnée dans le cadavre outragé et méconnaissable. Idéalité et réalité macabre : la perception de la mort oscille entre ces deux extrêmes. L’horreur de la mort peut revêtir divers aspects : le sacrifice d’un enfant servi en festin, les massacres et les champs de bataille jonchés de cadavres, l’exposition du corps mort privé de sépulture et abandonné aux animaux prédateurs, le supplice, la pendaison, la décollation (celles du marquis de Montferrat, de Louis XVI, mais aussi celle de De Launay, plus terrible encore puisqu’elle s’accompagne d’un outrage infamant), les atteintes de la dissection… Selon un motif établi, la mort équivaut alors, bien souvent, à une régression vers l’animalité : métamorphose en loup, identification de Laocoon au bœuf sacrifié, assimilation des Sarrasins à des sangliers ou des monstres anthropophages, cadavres humains disséqués mêlés à ceux d’animaux… Lorsque le nombre semble mettre en péril l’horreur de la mort, la froideur de l’image ou de l’expression en exprime l’insoutenable réalité : celle des « corps que l’Hôtel-Dieu vomit journellement », celle de l’enfer des camps de concentration que seul l’usage de la tournure impersonnelle permet d’évoquer. Inversement, la mort peut être valorisée comme moment de passage. Elle devient le point d’orgue à une vie de bravoure chevaleresque ; elle est le passage attendu et espéré vers un autre monde de félicité éternelle.
14Raconter la mort est, finalement, une question de choix. Choix qui amène l’auteur à donner un sens à la mort, en accord avec les engagements qui soustendent et déterminent son projet narratif. Le récit de la mort acquiert ainsi une nouvelle raison d’être. Il est mis au service d’une entreprise historienne ou biographique visant à restituer, au plus près de la vérité, une vie et sa fin. Il est déterminé par le choix et la pratique d’une esthétique permettant de dépasser et de surmonter l’horreur de la mort par une poétique de l’image ou le recours à un humour distancié et parodique. Il est enfin indissociable d’un parti pris idéologique qui l’informe autant qu’il le justifie : principes fondateurs de la civilisation et critères de différenciation entre l’humain et l’animal, valeurs épiques et chevaleresques, foi chrétienne en la résurrection et le rachat des fautes, valeurs politiques de la Révolution, principes de l’identité humaine… Le récit de la mort permet ainsi une réflexion sur les valeurs essentielles d’une société ou d’une classe. Cette réflexion peut prendre différentes formes et révéler diverses visées : informatives, apologétiques, didactiques, mais aussi subversives et contestatrices. Car, si la mort est un scandale, c’est elle aussi qui fait apparaître au mieux les scandales, notamment ceux qui ressortent de l’injustice sociale. « Chacun a la mort qu’il mérite », constate Julien Vinot au regard des différences de traitement réservé par le poète d’Aliscans aux morts selon qu’ils sont simples soldats (un vers) ou héros guerriers (plusieurs laisses). Le poète obéit alors à un code social. Il en va tout autrement lorsque L. S. Mercier ou Restif de la Bretonne s’indignent des inégalités sociales face à la mort ou aux honneurs funèbres dans une société agonisante qui, quelques années avant la Révolution, va à sa perte. Le récit de la mort conforte les certitudes aussi bien qu’il les remet en question de la façon la plus radicale qui soit : face à la mort, on ne peut plus mentir.
15Portant sur un même thème, mais abordé dans des textes très différents, selon des approches variées, les analyses du présent recueil font apparaître autant de différences qu’elles révèlent de similitudes et de points de convergence. C’est dans ce paradoxe apparent que se dévoilent au mieux les vérités du récit de la mort.
Auteur
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