La violence et le sang : la mort révolutionnaire vue par Dumas
p. 125-140
Texte intégral
1Le xix e siècle n’en finit pas de relater et de réinterpréter le séisme de 1789, qu’il place au centre de la réflexion politique et philosophique. Les premières décennies voient poindre un débat très vif entre les historiens contre-révolutionnaires (Maistre, Bonald, Beaulieu) et les autres, d’inspiration libérale ou radicale. Il s’agit pour ceux-ci de faire l’inventaire de l’héritage de 89 et de construire un mythe national. En témoignent, outre d’innombrables Mémoires, apocryphes ou non, les nombreuses Histoire de la Révolution qui voient le jour, et qu’on ne pourra pas toutes citer ici1 : celle de Thiers paraît de 1823 à 1827, celle de Mignet en 1824, celle de Michelet commence à paraître en 1847, ainsi que l’Histoire des Girondins de Lamartine… Le reflet de ces débats passionnés se retrouve également dans la production littéraire, des Chouans (1829) à Quatre-vingt-Treize (1874), en passant par Le Chevalier des Touches (1864). La contribution de Dumas à cet édifice s’étale sur les mêmes décennies, de Blanche de Beaulieu (1826) à Création et Rédemption (1869), son dernier roman, en passant par Le Chevalier de Maison-Rouge (1845), La Femme au Collier de velours (1849) et surtout la quadrilogie des Mémoires d’un Médecin (1846 à 1853), qui nous intéresse ici. Pour lui, comme pour beaucoup de ses contemporains, la Révolution est une affaire personnelle et l’interprétation politique une manière de se situer soi-même dans le fil d’une histoire familiale. Blanche de Beaulieu, par exemple, met en scène le père de l’écrivain, héros des guerres révolutionnaires. On trouve également beaucoup de traits autobiographiques dans Ange Pitou, le troisième pan des Mémoires d’un Médecin. C’est dire l’impossibilité d’une attitude théorique et désengagée dans ce contexte. L’Histoire traduit des idées et des principes, certes, mais prend en compte aussi des hommes, des réactions à chaud, des moments d’enthousiasme et de lassitude, voire de dégoût… Autant de traits qui caractérisent cette relation des années 1789-1793.
À la frontière des genres
2La particularité de Dumas par rapport aux auteurs que nous avons cités (historiens ou romanciers) réside dans la multiplicité de ses choix formels. Pour traiter pareille matière, tous les genres sont mobilisés : la nouvelle (Blanche de Beaulieu), le roman, remanié ensuite en pièce (Le Chevalier de Maison-Rouge), le conte fantastique (La Femme au Collier de velours)… Mais avec Les Mémoires d’un Médecin, cette question prend une importance cruciale, dans la mesure où une mutation essentielle s’opère en plein cœur de l’ensemble. Les deux premiers titres de la quadrilogie (Joseph Balsamo, Le Collier de la Reine) se présentent comme de classiques romans historiques. L’action relatée se situe en 1770-1774 (du mariage du dauphin à la mort de Louis XV) puis en 1784 (l’affaire du Collier). La Révolution est encore loin, même si elle a été planifiée par les Illuminés dès l’« Introduction » de Joseph Balsamo. L’intrigue accorde une place prédominante aux personnages fictifs (Gilbert, Cagliostro, les Taverney, Olivier de Charny), ôte aux personnages réels (Marie-Antoinette, Louis XV, Louis XVI) leur dimension historique et privilégie le registre sentimental ; dans cette optique, Marie-Antoinette est d’abord une femme amoureuse, bien éloignée de toute préoccupation politique. Mais à partir de 1789 (Ange Pitou), l’Histoire qui s’accélère réclame une place de premier plan et le romanesque se voit brutalement relégué dans les coulisses. Le phénomène s’amplifie encore dans le dernier volet (La Comtesse de Charny) : avortements de pans entiers de l’intrigue, héros fictifs littéralement sacrifiés… Le roman se change en chronique, multipliant les gloses, les emprunts à diverses sources historiques souvent nommément citées, cependant que font irruption de nombreux éléments extra-romanesques : transcriptions de discours, de procès-verbaux de séances à l’Assemblée, textes de lois… C’est presque de la compilation. Est-ce encore du roman ? Cette mutation générique importante traduit en tout cas la stature d’historien que veut se donner Dumas. Mais c’est un historien d’un type particulier. Face à un événement aussi déterminant, le genre romanesque lui paraît certes insuffisant. Cela dit, il ne projette pas non plus un essai, une œuvre purement scientifique. Comme l’expose son Introduction à nos feuilletons historiques, les historiens sont d’un abord difficile, trop secs pour faire revivre le passé2. Ce qu’il veut produire, c’est autre chose : une sorte de reportage journalistique plongeant le lecteur au cœur de l’action, reproduite à coups de témoignages et de références attestées. Le narrateur se trouve dans une situation très particulière qui conditionne son regard, sa prise de parole et son engagement. Il se veut journaliste, mais aussi prophète, dialoguant avec les morts aussi bien qu’avec les vivants. C’est ainsi que s’opèrent d’incessants allers-retours du récit au discours, quand le récit lui-même n’emprunte pas les caractères de l’oralité. On peut lui appliquer l’analyse de Paul Viallaneix à propos de Michelet, insistant sur la particularité d’un type de récit « qui demande à être lu tout haut3 ». La relation de la prise de la Bastille, morceau de choix de l’éloquence républicaine, est tout à fait emblématique de ce type d’écriture :
Quand on vit apparaître les premiers vainqueurs sur la plate-forme, tout ce qui était en dehors, c’est-à-dire cent mille hommes, jeta une immense clameur.
Cette clameur s’éleva sur Paris, et s’élança sur la France comme un aigle aux ailes rapides :
La Bastille est prise !
À ce cri, les cœurs se fondirent, les yeux se mouillèrent, les bras s’ouvrirent ; il n’y eut plus de partis opposés, il n’y eut plus de castes ennemies, tous les Parisiens sentirent qu’ils étaient frères, tous les hommes sentirent qu’ils étaient libres.
Un million d’hommes s’étreignirent dans un mutuel embrassement4.
3Jacques Seebacher pointe à ce propos la différence entre des historiens comme Thiers ou Guizot, produisant « une histoire de l’ordre du récit, qui se présente comme objective », et d’autres comme Michelet (et la remarque vaut aussi pour Dumas) qui partent du discours, ce qui montre leur refus de l’aborder comme un pur et sec objet d’étude et de connaissance5. Le but n’est pas seulement de conter, il est aussi de faire revivre à son public un passé proche qui fait partie de son identité. D’où l’irruption du discours dans le récit, apostrophant directement le lecteur de 1851. À l’engagement du romancier ou de l’historien doit correspondre la réaction des contemporains.
L’impossible impartialité
4La question de l’impartialité se rattache à cette situation du narrateur, et nécessite une mise au point qui ne sera dispensée qu’a posteriori dans La Comtesse de Charny, au chapitre CLXXIV (à la fin), comme si Dumas ne prenait conscience du problème qu’après coup :
On a pu voir avec quelle impartialité nous avons, tout en empruntant la forme du roman, mis jusqu’ici sous les yeux de nos lecteurs ce qu’il y eut de terrible, de cruel, de bon, de beau, de grand, de sanguinaire, de bas, dans les hommes et les événements qui se sont succédé.
Aujourd’hui les hommes dont nous parlons sont morts ; les événements seuls, immortalisés par l’histoire, les événements qui ne meurent pas, restent debout.
Eh bien, nous pouvons évoquer de la tombe tous ces cadavres qui y sont couchés, et dont si peu sont morts ayant rempli les jours de leur vie ; nous pouvons dire à Mirabeau : « Tribun, lève toi ! », à Louis XVI : « Martyr, levez-vous ! », nous pouvons dire : « Levez-vous, vous qu’on appelait Favras, La Fayette, Bailly,… Danton, Robespierre, Marat, Vergniaud, Dumouriez, Marie-Antoinette,… roi, reine, ouvriers, tribuns, généraux, massacreurs, publicistes, levez-vous ! et dites si je ne vous ai pas présentés à ma génération, au peuple. sinon comme vous êtes… du moins comme je vous ai vus.
Nous pouvons dire aux événements : « Grande et lumineuse journée du 14 juillet… terrible victoire du 10 août, exécrables souvenirs des 2 et 3 septembre, vous ai-je bien dits ? Vous ai-je bien racontés ? Ai-je menti sciemment ? Ai-je cherché à vous absoudre ou à vous calomnier ?
Et les hommes répondront – et les événements répondront : « tu as cherché la vérité sans haine, sans passion ; tu as cru la dire quand tu ne l’as pas dite ; tu es resté fidèle à toutes les gloires du passé, insensible à tous les éblouissements du présent, confiant à toutes les promesses de l’avenir ; sois absous, sinon loué.
5Mais cette profession de foi rétrospective ne simplifie pas le problème. L’effort vers l’objectivité ne supprime pas l’engagement. Dumas s’est toujours proclamé républicain, et, à l’instar de Michelet, qu’il admire comme un maître, il voit dans la Révolution l’aboutissement logique et nécessaire de l’Histoire, et la matrice de l’époque contemporaine. Des hommes sont là qui jouent un rôle de témoins et marquent la continuité. Ce qui nous vaut de brusques changements de perspective : après avoir mis en scène Rouget de Lisle entonnant La Marseillaise devant un public enthousiaste à Strasbourg6, Dumas saute sans prévenir quelques décennies :
Trente-huit ans après, en me racontant cette grande journée, à moi jeune homme qui venais pour la première fois d’entendre, en 1830, chanter, par la voix puissante du peuple, l’hymne sacré, trente-huit ans après, le front du poète rayonnait encore de la splendide auréole de 1792.
Et c’était justice !
D’où vient que moi-même, en écrivant ces dernières strophes, je suis tout ému ? d’où vient que, tandis que ma main droite trace, tremblante, le chœur des enfants, l’invocation au génie de la France, d’où vient que ma main gauche essuie une larme près de tomber sur le papier ?
6L’émotion de 1792 est toujours intacte en 1830 et en 1853, date de la rédaction, et le prolongement se fait naturellement, tant il est évident, pour un « enfant du siècle », de se définir par rapport à cette scène fondatrice. Dans cette même logique, Dumas aime aussi à adopter un point de vue visionnaire et prophétique (comme son héros Cagliostro), suivant en cela la grande tradition de l’écrivain romantique. On en trouve un exemple très significatif au chapitre LXVIII, intitulé « Le 14 juillet 1790 » et relatant la première fête de la Nation :
Le ciel était parlant comme un augure antique.
À chaque instant, de lourdes averses, des rafales de vent, des nuages sombres : 1793, 1814, 1815 !
Puis, de temps en temps, au milieu de tout cela, un soleil brillant : 1830, 1848 !
7Ici, le cadre historique évoqué reste celui vécu par l’écrivain. Mais Dumas pratique aussi le regard sub specie aeternitatis dans ce même chapitre :
Magnifique cirque, gigantesque amphithéâtre, splendide arène, où eut lieu la fédération de la France, et où aura lieu un jour la fédération du monde !
Que nous voyions cette fête ou que nous ne la voyions pas, qu’importe ? Nos fils la verront, le monde la verra !
8Mille exemples de ce type célébrant la portée universelle de la Révolution se retrouvent dans Ange Pitou comme dans La Comtesse de Charny. Le discours apparaît alors comme l’outil par excellence de la glorification. Mais une autre position plus nuancée se fait également entendre. L’engagement de Dumas n’a rien d’inconditionnel, et, reflétant en cela sa personnalité composite, traduit de brusques passages de l’exaltation au doute, et du doute à l’écœurement… Ce phénomène apparaît avec évidence quand on met en parallèle son œuvre avec celle de Michelet.
Dumas, Michelet et la Révolution : du catéchisme au questionnement.
9« Michelet, mon maître, l’homme que j’admire comme historien, et je dirai presque comme poète au-dessus de tous » : cet hommage rendu dans Le Docteur mystérieux (1869) résume bien la nature des relations entre les deux hommes. Dès 1851, Dumas rencontre Michelet qui vient d’être révoqué de son poste de directeur de la section historique des Archives (en même temps qu’est interdit son cours au Collège de France) et l’assure de sa sympathie. Les deux hommes auront en commun, entre autres, une antipathie appuyée pour le Second Empire. Lorsqu’il rédige La Comtesse de Charny, Dumas est en Belgique, où il attend fébrilement qu’on lui envoie son Histoire de la Révolution, qu’il a oubliée, pour pouvoir s’en inspirer. Et il est vrai que nombre de passages sont littéralement recopiés de Michelet, ce qui est d’ailleurs revendiqué : « On n’a pas encore pensé à me le (Michelet) donner comme collaborateur ; eh bien, si on ne me le donne pas, je déclare, moi, que je le prends ! ». Le roman est donc largement tributaire de la source historique sur le plan littéraire comme sur le plan idéologique : même approche typiquement romantique de la Révolution, même fibre girondine. C’est ainsi qu’on peut dire, comme C. Schopp, que Ange Pitou et La Comtesse de Charny constituent une vulgarisation de l’œuvre de Michelet. Mais l’inspiration, voire l’adaptation, n’est pas l’esclavage ; Dumas est un confrère plus qu’un disciple et son approche, sa sensibilité, ses réactions, sur bien des points, divergent de celles de Michelet. On pourrait opposer, pour simplifier, une approche mouvante et plurielle et un bloc monolithique.
10Le bloc monolithique, c’est évidemment Michelet. Les premières lignes de l’introduction donnent le ton :
Je définis la Révolution, l’avènement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice.
11Dans le chapitre III intitulé « De la méthode et de l’esprit de ce livre », il affirme suivre la voie royale (c’est-à-dire la tradition populaire) et définit une optique qu’il appelle lui-même un catéchisme historique, qui se distingue par son côté figé et simplificateur :
– Qui a amené la Révolution ? Voltaire et Rousseau. – Qui a perdu le Roi ? La reine. – Qui a commencé la Révolution ? Mirabeau. – Quel a été l’ennemi de la Révolution ? Pitt et Cobourg, les Chouans et Coblenz. – Et encore ? Les Goddem et les calotins. – Qui a gâté la Révolution ? Marat et Robespierre.
12C’est là tout simplement une réhabilitation du préjugé, dont les scientifiques, en général, sont portés à se méfier. Mais ce catéchisme constitue pour le peuple, aux yeux de Michelet, « son patrimoine moral, une partie essentielle de la moralité française, un dédommagement considérable de ce que cette histoire lui coûta de sang ». C’est pourquoi il est impossible de le discuter sous peine de s’exclure de la communauté nationale : « Prenez maintenant l’envers de ce catéchisme, […] vous avez contre vous la France ». L’Histoire de la Révolution, imperméable à la nuance, est une œuvre à finalité didactique et idéologique. Il s’agit de célébrer l’action du Peuple, auquel l’historien vient de consacrer un vibrant ouvrage7, afin de construire un mythe pour les générations futures.
13Dumas, malgré ses convictions républicaines, ne peut se satisfaire de cette seule optique. Le lecteur de La Comtesse de Charny est parfois désorienté par le caractère mouvant des points de vue adoptés. On peut l’expliquer par la multiplicité des sources utilisées : à côté de l’œuvre de Michelet, de l’Histoire des Girondins de Lamartine, il s’appuie aussi sur des ouvrages transmettant la vulgate royaliste, comme l’Eloge historique et funèbre de Louis XVI, de Galard de Montjoie, les témoignages de Cléry, le valet de chambre du Roi, et de l’abbé Edgeworth de Firmont, son confesseur. Mais la question des sources n’explique pas tout : plus profondément, Dumas est déchiré entre plusieurs sentiments contradictoires. Tout d’abord, malgré ses sentiments républicains, il n’éprouve aucune haine particulière contre l’Ancien Régime, comme en témoignent ces mots (parus le 9 septembre 1848) dans La Fraternité de l’Yonne 8 :
Ma conviction est que l’ère de la république est arrivée. Ma conviction est que, sans aristocratie, sans noblesse, sans grande propriété, il n’y a plus de monarchie possible, et cela m’attriste profondément, car j’aime mieux […] la royauté de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV que la République de Robespierre et de monsieur Proudhon.
14Dumas n’a donc rien d’un républicain fanatique9 pour qui la fin justifie les moyens. On perçoit chez lui une véritable répulsion pour la violence, quelle que soit sa provenance et sa finalité. C’est ce qui donne aux Mémoires leur caractère ambigu : ils refusent de passer sous silence les excès révolutionnaires et en même temps proclament un attachement indéfectible à l’héritage de 89. La contradiction, apparemment insurmontable, se résout au moyen d’un dédoublement : le discours célèbre, le récit dénonce. Dans le premier, Dumas se présente, on l’a vu, comme narrateur pesant les événements à l’aune de la postérité ; l’éloignement chronologique écarte les images troublantes et permet de se cantonner au domaine des idées. Mais dans le second, le narrateur « en milieu de mêlée » revit les moments qu’il relate et réagit instinctivement. Cette dichotomie se retrouve particulièrement dans les scènes de massacres et d’exécutions. Il y a l’Histoire officielle, qui veut des thuriféraires, et ses à-côtés peu glorieux, dont rendent compte les témoins.
Un peuple sanguinaire ?
15C’est ainsi que l’engagement le plus fort, chez Dumas, ne résiste pas à la vue du sang. Michelet esquive ce problème en s’attachant avant tout au sens plus qu’à l’image. Le sang a une signification, souvent sacrificielle, qui permet de voir au-delà de l’horreur. Mais Dumas, lui, refuse de se réfugier dans l’abstraction et d’éluder ainsi le problème de la violence populaire. D’où le désarroi du lecteur face à un récit dénonçant les sombres aspects de la Révolution, en contradiction avec un discours s’attachant vaille que vaille à la logique de glorification. Qui doit-on suivre, le prophète chantant l’aube de 89, ou le « reporter » relatant impitoyablement les massacres et les effusions de sang ? On a vu comment la prise de la Bastille donne lieu, dans le discours dumasien, à de grands moments de lyrisme républicain. Mais le récit apporte un éclairage différent : cette journée glorieuse est entachée du sang des défenseurs de la Bastille. Comment nos deux auteurs abordent-ils cette réalité ? Certes, ce n’est pas à proprement parler du sang innocent. Les deux auteurs insistent sur la dureté de De Launay et la trahison de Flesselles (en revanche, Dumas a des mots élogieux sur De Losmes). Néanmoins, ces trois hommes, victimes désignées de la vindicte populaire, déclenchent la compassion de Dumas, sans entamer la rigueur de Michelet. Le supplice de De Launay est chez lui éclipsé au profit de l’héroïsme de Hullin, son défenseur, dont le récit adopte le point de vue :
Il (Hullin) perdit terre, fut poussé, repoussé, lancé sur la pierre. Il se releva par deux fois. À la seconde, il vit dans l’air, au bout d’une pique, la tête de DeLaunay10.
16Économie de moyens, sécheresse du constat : la décollation est présentée comme accomplie, sans que soit évoqué l’horrible moment où elle se fait. L’image est certes difficilement soutenable, mais la question de la cruauté populaire est ainsi éludée.
17Dumas, lui, adopte le regard de la victime, ce qui donne à la scène une toute autre allure :
Hullin buta aux premières marches de l’Hôtel de Ville et tomba. Une première fois, il se releva, mais ce fut pour retomber presque aussitôt, et cette fois De Launay le suivit dans sa chute.
Le gouverneur resta ce qu’il était ; jusqu’au dernier moment, il ne jeta pas une plainte, il ne demanda point grâce ; il cria seulement d’une voix stridente :
— Au moins, tigres que vous êtes, ne me faites pas languir, tuez-moi sur le champ. Jamais ordre ne fut exécuté avec plus de ponctualité que cette prière ; en un instant, autour de De Launay tombé, les têtes s’inclinèrent menaçantes, les bras se levèrent armés. On ne vit plus, pendant un instant, que des bras crispés, des fers plongeant, puis une tête sortit, détachée du tronc, et s’éleva dégoûtante de sang au bout d’une pique ; elle avait conservé son sourire livide et méprisant11.
18Les procédés employés (changement de perspective, contre-plongée sur la victime à terre, prise de parole ultime, insistance sur l’aspect sanglant de la tête coupée) traduisent l’émotion du romancier-historien, son dégoût devant la violence et enfin son refus de « couvrir » froidement l’événement. L’horreur de la scène retentit sur le sens de l’Histoire ; certains personnages sentent leur engagement vaciller à la vue du sang versé. Quand au lecteur, déconcerté, il s’interroge : s’agit-il encore de glorifier, de nuancer, ou carrément de condamner ? Michelet, au contraire, dans un souci de cohérence, adapte son récit à sa perspective idéologique et l’hésitation est vite maîtrisée. Le chapitre VII du livre I se termine (après l’assassinat de De Launay et de Flesselles) par l’affirmation de la clémence populaire (les enfants serviteurs à la Bastille sont épargnés grâce à l’intervention de Hullin) et par un hommage rendu aux veuves des assiégeants (qui ont partagé l’argent qu’elles ont reçu avec la veuve d’un laquais de la Bastille, tué dans l’affrontement).
19Tout au long des Mémoires d’un Médecin, l’écart se creuse entre la peinture d’événements de plus en plus sombres (5 et 6 octobre 1789, 10 août 1792, massacres de septembre), et l’idéal républicain. Le romancier, en proie au doute, se livre parfois à des rétablissements in extremis. C’est ainsi qu’après avoir brossé un récit épouvanté du 10 août (où est tué un des principaux héros), Dumas éprouve le besoin (dans le discours) d’équilibrer les plateaux de la balance :
Les récits contemporains, la légende royaliste, se sont longuement et tendrement apitoyés, comme nous sommes tout prêt à le faire nous-même, sur les augustes têtes du front desquelles cette terrible journée arrachait la couronne ; ils ont consigné le courage des Suisses et des gentilshommes. Ils ont compté les gouttes de sang versé par les défenseurs du trône. Ils n’ont pas compté les cadavres du peuple, les larmes des mères des sœurs et des veuves.
Disons-en un mot.
[…]
Le nombre des morts était bien autrement considérable chez les hommes du peuple que chez les Suisses et les gentilshommes12.
20Mais ce discours sonne faux. Tout en rejetant la version contre-révolutionnaire, Dumas laisse percevoir sa répulsion devant la violence du peuple, au risque de susciter la condamnation radicale de son action. C’est une position très difficile à tenir pour un adepte de Michelet (« le Peuple, héros de l’histoire »). Mais, alors que Michelet s’attache à distinguer le Peuple et la populace, pour dédouaner le premier en chargeant la seconde, Dumas avoue son désarroi devant cet acteur incontrôlable :
On le voit, nous ne débarbouillons pas le peuple ; nous le montrons sanglant et crotté comme il l’était. Toutefois, hâtons-nous de le dire, les vainqueurs sortirent du château les mains rouges, mais vides !
[…]
Nous ne sommes pas les flatteurs du peuple, nous ; nous le savons, c’est le plus ingrat, le plus capricieux, le plus inconstant de tous les maîtres ; nous dirons donc ses crimes comme ses vertus13.
21Pour mieux comprendre ces hésitations de Dumas, il faut sans doute rappeler le poids des émeutes de juin 1848, qui vont entraîner son ralliement (de courte durée) au parti de l’ordre, comme en témoigne sa profession de foi aux électeurs de l’Yonne :
Le Socialisme s’agite.
Le Communisme fait des progrès.
La République rouge rêve un autre quinze mai, espère une autre insurrection de juin.
[…]
Nos ennemis politiques seront : MM. Ledru-Rollin, Lagrange, Lamennais, Pierre Leroux, Proudhon, Etienne Arago, Flocon et tous ceux qu’on appelle les Montagnards.
Je ne parle pas de MM. Louis Blanc et Caussidière : ils sont en fuite.
Je ne parle pas de MM. Blanqui, Raspail et Barbès : ils sont en prison.
Mes amis politiques seront ceux dont les chefs me recommandent à vous ; je marcherai avec eux ou plutôt un peu avant eux.
Ce sont MM. Thiers, Odilon Barrot, Victor Hugo, Emile de Girardin, Dupin, Bauchart, Napoléon Bonaparte.
Ce sont les hommes que les anarchistes appellent la Réaction.
Ce sont les hommes que j’appelle l’Ordre.
22Même si ce revirement ne dure pas (Dumas se détachera très vite du Prince-président), juin 1848 aura eu des répercussions profondes sur la rédaction d’Ange Pitou en 1851. Les événements révolutionnaires sont ainsi revisités et réinterprétés à la lumière de l’histoire récente et le récit témoigne du traumatisme déclenché par la vision du peuple en furie14.
Un roi martyr ?
23L’exécution de Louis XVI, si elle s’inscrit dans un contexte différent (il s’agit d’une violence légale et non pas d’un débordement), contribue elle aussi à nuancer le bilan de la Révolution. Tous les historiens de l’époque romantique accordent à cette scène une importance capitale, d’où l’intérêt de confronter ici plusieurs versions. Leurs récits présentent de nombreux traits communs, probablement parce qu’ils s’inspirent tous du même témoignage, celui d’Edgeworth de Firmont15. Pour des raisons de place, il n’est pas possible de citer ici l’intégralité de la scène chez tous ces auteurs. On se contentera de l’instant crucial (la décollation proprement dite) en remarquant qu’elle est souvent éludée. Volonté de s’adresser avant tout à la raison du lecteur, refus d’une complaisance dans le sanglant, désir de privilégier le sens de l’événement sur la relation brute ? Chez l’abbé de Firmont, l’objectif est clair : il s’agit de peindre un roi en majesté, pour la postérité et même l’éternité. C’est ainsi que, refusant de prendre en compte l’indescriptible, il termine son récit sur ce qu’il présente comme les ultimes paroles de Louis XVI :
Je meurs innocent de tous les crimes qu’on m’impute ; je pardonne aux auteurs de ma mort et je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France.
24L’image du roi se fige dans une sorte d’apothéose. Chez d’autres, l’ellipse est encore plus nette, dans la mesure où le récit reprend après la mort du roi. Voici la version de Thiers :
Mgr Edgeworth lui dit ces paroles : fils de Saint Louis, montez au ciel !
À peine le sang avait-il coulé que des furieux y trempaient leurs piques et leurs mouchoirs…
25Voici celle de Mignet, moins théâtrale, sans une goutte de sang :
Les trois bourreaux le saisirent. À dix heures dix, il avait cessé de vivre.
26Lamartine, lui, mentionne sobrement le passage de l’éternité à l’instant fatal :
Il vécut, il posséda son âme entière jusqu’au moment où il la remit à son créateur par les mains du bourreau.
La planche chavira, la haute glissa, la tête tomba.
27Tous ces récits ont ceci de commun qu’ils condamnent cette exécution, jugée à la fois comme acte de barbarie et comme grave faute politique. Mais cette prise de position n’implique pas un traitement particulier de l’événement. L’horreur est ici camouflée, escamotée. Il s’agit de juger, de discuter, certainement pas de faire revivre un pareil moment.
28On s’attardera plus longuement sur la version de Michelet qui représente un point de vue opposé. Voici d’abord la simple relation de l’événement :
Les marches de l’échafaud étaient extrêmement raides. Le roi s’appuya sur le prêtre. Arrivé à la dernière marche, il échappa, pour ainsi dire, à son confesseur, courut à l’autre bout. Il était fort rouge ; il regarda la place, attendant que les tambours cessassent un moment de battre. Des voix criaient aux bourreaux : « Faites votre devoir ». Ils le saisirent à quatre, mais pendant qu’on lui mettait les sangles, il poussa un cri terrible.
Le corps, placé dans une manne, fut porté au cimetière de la Madeleine, jeté dans la chaux…16.
29Le récit apparaît extrêmement sec, dépouillé de tout pathétique, ce qui est inhabituel chez Michelet. La décollation proprement dite est là aussi effacée : volonté d’atténuer le caractère monstrueux et sanglant de l’événement, ou impossibilité de dire l’indicible ? La première hypothèse semble la plus vraisemblable. Le problème qui se pose à Michelet n’est pas d’ordre littéraire, mais bien idéologique. Sa volonté de faire coïncider le discours et le récit se manifeste là encore. Mettre en évidence l’horreur du supplice royal pourrait infléchir le jugement porté sur sa condamnation à mort ; or, l’historien tient à rendre aux régicides un hommage solennel à la fin du même chapitre :
Ils savaient trop, ceux qui jugèrent, tout ce qui leur en coûterait dans l’avenir. Ils savaient qu’en frappant le roi, ils se frappaient eux-mêmes. Et ils se sont dévoués. […] Non, hommes héroïques, vos fils reconnaissants vous tendent la main à travers le temps.
30Par ailleurs, la figure de Louis XVI ne prend guère de relief en ce moment suprême. Michelet s’attache ainsi, tout en combattant les effets d’une pitié naturelle, à discréditer toute tentative d’hagiographie émanant du camp royaliste, propre à brouiller le sens de l’Histoire :
Un résultat très funeste s’accomplit sur l’échafaud, par la mort de ce faux martyr : le mariage de deux mensonges. La vieille Église déchue et la Royauté abandonnée dès longtemps de l’esprit de Dieu, finirent là leur longue lutte, s’accordèrent, se réconcilièrent dans la Passion d’un roi.
31Passons maintenant à la version de Dumas, bien différente :
Les marches de l’échafaud étaient hautes et glissantes ; il les monta, soutenu par le prêtre. Un instant celui-ci, sentant le poids dont il pesait sur son bras, craignit quelque faiblesse dans ce dernier moment ; mais arrivé à la dernière marche, le roi s’échappa, pour ainsi dire, des mains de son confesseur, comme l’âme allait s’échapper de son corps, et courut à l’autre bout de la plate-forme.
Il était fort rouge, et n’avait jamais paru si vivant ni si animé.
Les tambours battaient ; il leur imposa silence du regard.
Alors, d’une voix forte, il prononça les paroles suivantes :
— Je meurs innocent de tous les crimes qu’on m’impute ; je pardonne aux auteurs de ma mort, et je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France ! …
— Battez, tambours ! dit une voix que l’on crut longtemps avoir été celle de Santerre, et qui était celle de M. de Beaufranchet, comte d’Oyat, fils bâtard de Louis XV et de la courtisane Morphise. C’était l’oncle naturel du condamné.
Les tambours battirent.
Le Roi frappa du pied.
— Taisez-vous ! cria-t-il avec un accent terrible ; j’ai encore à parler.
Mais les tambours continuèrent leur roulement.
— Faites votre devoir, hurlaient les hommes à pique qui entouraient l’échafaud, s’adressant aux exécuteurs.
Ceux-ci se jetèrent sur le roi, qui revint à pas lents vers le couperet, jetant un regard sur ce fer taillé en biseau dont, un an auparavant, lui-même avait donné le dessin17. Puis son regard se reporta sur le prêtre, qui priait à genoux au bord de l’échafaud.
Il se fit un mouvement confus derrière les deux poteaux de la guillotine : la bascule chavira, la tête du condamné parut à la sinistre lucarne, un éclair brilla, un coup mat retentit, et l’on ne vit plus qu’un large jet de sang18.
32D’emblée, le récit se distingue par son caractère théâtral, renforcé par une présentation en alinéas. Chaque moment est divisé en plusieurs séquences, enrichies de détails, qui opèrent un effet de dilatation du temps. Le supplice du roi n’est plus du tout, comme chez Michelet, un moment certes pénible mais rapidement expédié. Comme pour les massacres de la prise de la Bastille, Dumas mobilise toutes les stratégies possibles (prise de parole du roi, intervention d’une voix, derniers mots, derniers regards du condamné) pour dire l’horreur de chaque seconde. De même, la décollation est décomposée avec précision, en adoptant toutefois le point de vue d’un spectateur dans la foule : le regard du roi (le fer en biseau, le prêtre agenouillé) est abandonné au profit d’une perspective plus lointaine (ce qui explique le « mouvement confus »), mais gardant néanmoins une précision terrible (la tête du condamné à la lucarne). On sait la fascination horrifiée du romancier pour la guillotine19 et son opposition à la peine de mort : apparu lors des premiers chapitres de Joseph Balsamo, l’instrument trouve naturellement sa place dans le dénouement de la quadrilogie.
33La figure royale, sans être magnifiée, est nettement rehaussée. Pourtant, dans les chapitres précédents, traitant du procès, Dumas avait apparemment adopté la position de Michelet (le roi est falot, se défend mal, se réfugie dans des arguties jésuitiques), ce dont témoigne sa prise à partie de l’accusé :
Comprenez-vous le successeur de soixante rois, le petit-fils de saint Louis, d’Henri IV et de Louis XIV, ne trouvant que cela à répondre à ses accusateurs ?
Mais plus l’accusation était injuste de votre point de vue, sire, plus l’indignation devait vous faire éloquent. Vous deviez laisser quelque chose à la postérité, ne fût-ce qu’une sublime malédiction à vos bourreaux20 !
34Mais le procès appartient au domaine rationnel ; il s’agit de confronter les parties, de mesurer les responsabilités, de prononcer les peines. En revanche, l’exécution s’adresse au cœur, voire aux tripes ; il n’est plus question ici de raisonner, mais de réagir instinctivement et affectivement, d’où cette relation très dramatisée, qui veut provoquer chez le lecteur un effet de répulsion horrifiée, en même temps qu’une sympathie profonde pour la victime. L’ennoblissement de la figure royale va également dans ce sens. De même que le Charles Ier de Vingt Ans après, le roi devient pleinement roi au moment de mourir. Que ce soit l’effet de sentiments personnels ou de la lecture de Cléry et Firmont, Dumas semble adhérer à la légende du roi-martyr. En témoignent de nombreux titres de chapitres (« La voie douloureuse », « Le calvaire », « Le calice », « Le coup de lance »21) qui donnent au couple royal une dimension christique. Les derniers mots du chapitre insistent sur les conséquences fatales de l’exécution :
Son dernier souhait ne fut point accompli, et son sang est retombé non seulement sur la France, mais sur l’Europe tout entière !
35Cette sombre prophétie sonne comme un aveu de désarroi par rapport à une Histoire à la fois terrible et déroutante. Le bilan de la Révolution serait-il négatif ? Dumas n’adhère pas en bloc, il se réserve le droit de trier, de critiquer, de juger. Comme bon nombre de ses contemporains, il célèbre 89 et déplore 93 :
La révolution de 1789, c’est-à-dire celle des Necker, des Siéyès et des Bailly, s’était terminée en 1790, celle des Mirabeau et des La Fayette avait eu sa fin en 1792 ; la grande révolution, la révolution sanglante, la révolution des Danton, des Marat et des Robespierre était commencée22.
36Il y a une « bonne » Révolution, illustrée par l’esprit girondin, et une « mauvaise », meurtrière et inique : la Terreur représente aux yeux du romancier une dégradation des idéaux de 89. Michelet aussi fait cette distinction. Mais on perçoit chez lui une retenue dans le jugement pour ne pas compromettre le bilan global ; chez Dumas, au contraire, le doute, l’accusation et le rejet s’expriment ouvertement. Le séisme révolutionnaire demande à être regardé en face, jusque dans ses aspects les plus sombres.
Écrire la Révolution, pour qui ?
37Le discours de Dumas s’éclaire à la lumière de sa finalité pédagogique, qui sera réaffirmée un peu plus tard, dans Les Compagnons de Jéhu 23 :
Du jour où nous avons mis la main à la plume, nous avons eu un double but : instruire et amuser. Et nous disons instruire d’abord ; car l’amusement, chez nous, n’a été qu’un masque à l’instruction. […] Entre La Comtesse de Salisbury et Le Comte de Monte-Cristo, cinq siècles et demi se trouvent enfermés. Eh bien, nous avons la prétention d’avoir, sur ces cinq siècles et demi, appris à la France autant d’histoire qu’aucun historien.
38Apprendre l’histoire au peuple est certes un grand et beau projet. Mais Dumas poursuit un but encore plus ambitieux. Il s’agit de contribuer à une réconciliation nationale entre les deux France (celle de l’Ancien Régime et celle issue de la Révolution), et ainsi réparer la déchirure profonde de 89 (ou 93). Pour procéder à ce dépassement des antagonismes, le romancier se situe au-delà des factions et en appelle aux valeurs universelles de la France. Le discours univoque lui est interdit, et le bilan forcément mitigé. C’est dans cette perspective qu’il faut aborder les derniers chapitres des Mémoires d’un Médecin, qui ont de quoi surprendre par leur tonalité pessimiste. Une atmosphère de désolation imprègne le dernier chapitre avant l’épilogue24 qui met en scène trois personnages représentant chacun une sensibilité différente : il y a Gilbert, philosophe représentatif de l’esprit des Lumières, farouchement opposé à la mort du Roi, porte-parole de Dumas, Billot, le régicide, sûr de son droit, la tendance Michelet en quelque sorte, et enfin le mage Cagliostro à qui il appartient de faire la synthèse et de réconcilier les deux partis. Cela dit, le plus notable reste que Billot et Gilbert choisissent de partir pour l’Amérique, comme si la France, épuisée par de funestes convulsions, n’offrait plus une Histoire vivable. Bilan sombre pour une ère qui devait marquer « l’avènement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice » ! Puis, sans doute pour nuancer cette tonalité, le roman se conclut sur le destin obscur mais apaisé du petit monde de Villers-Cotterêts, dont Ange Pitou est l’humble et heureux héros. Les philosophes s’exilent, mais la France éternelle continue. Dans ce diptyque, chacun peut, selon sa sensibilité politique, trouver la fin qui lui convient.
39Toute l’œuvre de Dumas traitant de la Révolution illustre cette volonté persistante de réconciliation nationale. À plusieurs reprises, il s’est attaqué à ce défi en utilisant des moyens proprement romanesques, par le biais d’une histoire d’amour impossible entre un républicain et une aristocrate : Blanche de Beaulieu/La Rose rouge, puis Le Chevalier de Maison-Rouge, et enfin Création et Rédemption s’inscrivent dans ce schéma. L’originalité des Mémoires d’un Médecin est de dépasser cette dimension quelque peu restreinte, de poser clairement les points d’achoppement et de déjouer les pièges du manichéisme. Ils nous offrent une traduction des interrogations intimes de Dumas/Davy de la Pailletterie, petit-fils d’un marquis, fils d’un général républicain, écho des soubresauts qui agitent une France encore sous le choc d’un séisme sans précédent.
Bibliographie
1848 : Alexandre Dumas dans la Révolution, articles et discours de Dumas, recueillis par C. Schopp, Cahiers Alexandre Dumas, Éditions Encrage, Amiens, 1998.
Bénichou (Paul), Le Sacre de l’écrivain, Paris Gallimard, 1996.
Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, 40 vol., Paulin, 1834-1838.
Cléry, Journal. Captivité de Louis XVI et de la famille royale, tant à la tour du Temple qu’à la Conciergerie, Paris, Baudoin frères, 1825 [ce journal est suivi du témoignage de l’abbé de Firmont].
Dumas (Alexandre), Joseph Balsamo, éd. présentée, annotée et préfacée par C. Schopp, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990 (Mémoires d’un médecin).
–, Le Collier de la Reine, Ange Pitou, éd. présentée et annotée par C. Schopp, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990 (Mémoires d’un médecin).
–, La Comtesse de Charny, Le Chevalier de Maison-Rouge, éd. présentée et annotée par C. Schopp, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990 (Mémoires d’un médecin).
Firmont (Abbé Edgeworth de), Les Dernières heures de Louis XVI, roi de France, Paris, Baudoin frères, 1825.
Lamartine (Alphonse de), Histoire des Girondins, Paris, Plon, « Les Mémorables », 1984, 1re éd. 1847.
Maistre (Joseph de), Considérations sur la France, Éditions Complexe, 1999, 1re éd. 1796.
Michelet (Jules), Histoire de la Révolution française, éd. par G. Walter, 2 vol., Paris, Gallimard, « LaPléiade », 1962, 1re éd. 1847
–, Journal, 1828-1848), Paris, Gallimard, « NRF », 1959.
Michelet cent ans après, études recueillies par P. Viallaneix, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, « Romantisme », 1975.
Mignet (Charles), Histoire de la Révolution française, Paris, Didot frères, 1836, 1re éd. 1824.
Staël (Anne Louise Germaine de), Considérations sur la Révolution française, Tallandier, 1983, 1re éd. 1818, parution posthume.
Viallaneix (Paul), La Voie royale. Essai sur l’idée de peuple dans l’œuvre de Michelet, Flammarion 1959, nouv. éd. 1971.
Notes de bas de page
1 Mentionnons notamment les Considérations sur la Révolution française de Madame de Staël, condamnant la Terreur, l’ouvrage important de Buchez et Roux, l’Histoire parlementaire de la Révolution française (1834-1838), de tendance jacobine, qui en fait l’apologie, tout comme l’Histoire de la Révolution française de Louis Blanc (1847). Pour insister sur l’importance de ce débat au xix e siècle, on peut citer encore d’autres œuvres de portée essentiellement philosophique, mais cela dépasse totalement le cadre de ce travail : L’Ancien Régime et la Révolution (1856) de Tocqueville, Le Christianisme et la Révolution française (1845) de Quinet, et enfin Les Origines de la France contemporaine de Taine (1878-1884).
2 La Presse, 15 juillet 1836. Précisons que Dumas fait cette critique aux chroniqueurs du Moyen Age. Mais cette opinion peut s’appliquer aussi aux tenants de l’histoire académique (Guizot, Thiers).
3 « Les silences de l’histoire », in Michelet cent ans après, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, « Romantisme », 1975.
4 Ange Pitou, ch. xviii.
5 Voir la « Table ronde » in Michelet, cent ans après, op. cit.
6 La Comtesse de Charny, ch. cxlvi.
7 Le Peuple paraît en 1846.
8 Candidat à la députation pour la Constituante, il est battu aux trois élections complémentaires dans l’Yonne.
9 Voir aussi la « Préface » des Mille et Un fantômes.
10 Histoire de la Révolution, livre I, ch. vii.
11 Ange Pitou, ch. xix.
12 La Comtesse de Charny, ch. clix.
13 Ibid., ch. clviii.
14 Michelet aussi a vécu ce traumatisme : Excidat illa dies aevo (que ce jour s’efface de notre siècle) note-t-il dans son Journal le 23 juin au soir. Mais il n’en tire pas les mêmes conclusions. Il insiste surtout sur la férocité de la répression et affirme l’urgence de mettre en place l’éducation du peuple.
15 Dernières heures de Louis XVI, roi de France écrites par l’abbé Edgeworth de Firmont, son confesseur, Paris, Baudoin frères, 1825.
16 Histoire de la Révolution française, livre IX, chapitre xiii.
17 La Comtesse de Charny, ch. xlvii.
18 Ibid., ch. clxxx.
19 Voir notamment le dernier chapitre du Chevalier de Maison-Rouge et les Mille et un Fantômes.
20 La Comtesse de Charny, ch. clxxix.
21 Respectivement les chapitres xcix à ciii, civ, cv, cvi.
22 La Comtesse de Charny, ch. clxiii. Cela dit, Dumas ne réserve pas le même traitement aux trois. On sent chez lui une volonté de minimiser la responsabilité de Danton alors qu’il manifeste une antipathie appuyée pour Robespierre et une véritable répulsion vis-à-vis de Marat.
23 Les Compagnons de Jéhu, ch. xxvi.
24 La Comtesse de Charny, ch. clxxxi.
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Le récit de la mort
Ce livre est cité par
- Florea, Marie-Laure. (2010) Interpeler l’absent.. Corela. DOI: 10.4000/corela.743
- Rabatel, Alain. Florea, Marie-Laure. (2011) Re-présentations de la mort dans les médias d’information. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.401
- Galván, Luis. (2012) El motivo de la muerte en los libros de caballerías. Bulletin hispanique. DOI: 10.4000/bulletinhispanique.1368
- Rabatel, Alain. Florea, Marie-Laure. (2011) Re-Presentations of Death in the Information Media. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.8885
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