La mort de deux barons dans les chroniques françaises de la IVe croisade
p. 93-108
Texte intégral
1La chronique de Geoffroi de Villehardouin (composée entre fin 1207 et 1218)1 mentionne la mort de nombreux chevaliers et barons de la quatrième croisade, mais, même lorsque le narrateur distingue un personnage, qu’il se borne à annoncer son décès ou qu’il souligne sa valeur et le chagrin causé par sa perte, il relate rarement les circonstances précises de sa mort. Deux passages, cependant, font exception en nous donnant le récit de la mort au combat de deux hauts barons, le comte Louis de Blois (§ 357-360) et le marquis Boniface de Montferrat (§ 498500). D’autres chefs de l’expédition, en effet, sont morts de maladie, comme Thibaud III de Champagne (§ 35-37) ou le comte Hugues de Saint-Pol (§ 334), ou de vieillesse, comme le doge Henri Dandolo (§ 388), ou encore en captivité, comme Baudouin de Flandre, empereur latin de Constantinople (§ 439). Il nous semble intéressant de comparer d’abord le récit que fait Villehardouin de la mort de Louis de Blois avec la version qu’en donnent deux autres textes, la chronique de Robert de Clari et la chronique d’Ernoul2. Cette confrontation permettra, à partir de l’analyse du récit, de définir la situation du narrateur et de préciser son point de vue et ses choix. Compte tenu de nos premières conclusions, il conviendra ensuite de comparer, dans la seule chronique de Villehardouin, le récit de la mort de Louis de Blois avec celui de la mort de Boniface de Montferrat, pour compléter cette approche du point de vue du narrateur et de ses objectifs, en repérant notamment les modèles ou les traditions qui influencent son écriture.
2Le récit de la mort du comte Louis de Blois, dans les chroniques de Villehardouin, de Clari et d’Ernoul, fait partie d’un ensemble plus vaste qu’on a coutume d’intituler la bataille d’Andrinople. En effet, après la conquête de l’Empire byzantin et le partage des terres entre Vénitiens et hauts barons de l’armée des croisés, les Grecs se révoltèrent à Andrinople3 et dans sa région. Le nouvel empereur latin de Constantinople, Baudouin de Flandre, fit aussitôt appel à toutes les forces des croisés, y compris en Asie Mineure. Mais au moment où il mit le siège devant Andrinople et avant d’avoir pu rassembler tous les renforts sollicités, survinrent des troupes de Valaques et de Koumans4, pour prêter main-forte aux Grecs. Au cours d’une attaque des Koumans, qui s’acheva par une sévère défaite des croisés, Louis de Blois fut tué, ainsi que de nombreux chevaliers, et l’empereur Baudouin fut fait prisonnier. Le maréchal de Champagne et le vieux doge de Venise organisèrent la retraite vers Rodosto5, puis Constantinople.
3En ce qui concerne la mort proprement dite de Louis de Blois, le déroulement des faits et les principales circonstances sont identiques ou très semblables, à première lecture, dans les trois chroniques. Le cadre de l’événement, ce sont le siège d’Andrinople et l’attaque des Koumans, mais, d’emblée, le récit de Clari se caractérise par sa brièveté, et, du combat, le narrateur ne nous donne que le bilan : le décès du comte Louis de Blois est simplement mentionné entre la disparition de l’empereur dont « on ne seut onques que il devint » (CXII, 22-23) et la mort de nombreux autres « haus hommes » (ibid., 23-24). La seule précision qu’il fournisse est l’évaluation des pertes : « bien i perdi on trois chens chevaliers » (ibid., 25-26). Une vue aussi générale peut surprendre, quand les chapitres précédents de la chronique abondent en détails, parfois pittoresques, ou en traits anecdotiques. Ce changement, qui se traduit aussi par une accélération croissante du rythme narratif dans les derniers chapitres (CXII-CXIX), s’explique par le retour de Clari en Picardie, très probablement dans les mois qui ont suivi la mort de son suzerain, Pierre d’Amiens, au cours de l’été 12046. Désormais, Clari n’est plus un témoin oculaire et il complète sa chronique en fonction des informations qui lui parviennent, lacunaires et discontinues. Pourtant nous retiendrons deux explications qu’il donne de la défaite et qui font l’originalité de son témoignage.
4D’abord il suggère le mépris des croisés envers les Koumans, « vêtus de leurs pelisses » et qu’ils « ne redoutèrent pas plus qu’une troupe d’enfants7 » (CXII, 17-18). À ce mépris s’oppose l’efficacité des Koumans : la rapidité de leur course, le massacre et la déroute des Français. Mais si Clari attribue cette erreur d’appréciation indistinctement à toute l’armée (CXII, 16), on ne peut s’empêcher de se rappeler le passage dans lequel il dénonce l’orgueil des barons refusant, avec le même mépris, la proposition d’alliance de Johannitza, le roi des Valaques et des Bulgares, auquel s’allièrent les Koumans (LXV, 42-48). Et surtout il conclut ce récit de la bataille d’Andrinople par son ultime et plus sévère jugement :
Ensi faitement se venja Damedieus d’aus pour leur orguel et pour le male foi qu’il avoient portee a le povre gent de l’ost, et les orribles pekiés qu’il avoient fais en le chité, aprés chou qu’i l’eurent prise (CXII, 31-35).
5Il voit donc dans le désastre d’Andrinople, c’est-à-dire dans la disparition de l’empereur, la mort de Louis de Blois et d’autres « haus hommes », une punition divine, un châtiment de l’orgueil, de la cupidité des barons et des injustices dont ils se sont rendus coupables envers les plus modestes8.
6Les chroniques de Villehardouin et d’Ernoul donnent un récit beaucoup plus détaillé. Elles s’accordent pour dire que Louis de Blois sortit le premier et poursuivit les Koumans, qu’il fut rejoint par l’empereur Baudouin, et que la riposte des ennemis fut très meurtrière : Louis de Blois, en particulier, fut mortellement blessé. Certaines circonstances sont identiques dans les deux récits, du moins au début, et exprimées dans les mêmes termes ou à l’aide d’expressions équivalentes. Ainsi, avant même l’arrivée des Koumans, est indiquée ou rappelée la mission des différents corps de troupes (Villehardouin, § 354 et 356 ; Ernoul, p. 382, § 2), mais surtout est mentionné l’ordre qui fut proclamé à travers le camp de ne s’écarter des lices en cas d’attaque sous aucun prétexte :
Et i fisent crier par tote l’ost que nus ne fust si hardiz qu’il passast cel ordenement por cri ne por noise qu’il oïst (Villehardouin, § 356)
Atant fist crier li empereres par l’ost que, pour cose qu’il oïssent ne veissent, ne se meussent des lices (Ernoul, p. 382, § 3).
7Les deux narrateurs s’accordent aussi sur la date et le moment de la journée où eut lieu l’attaque : c’était le jeudi après Pâques, après la messe et le déjeuner, selon Villehardouin (§ 357), pendant que le comte de Blois déjeunait, selon la chronique d’Ernoul (p. 382, § 3). Celle-ci a cependant précisé, peu avant, qu’il était bien « none », soit environ quinze heures, lorsque chacun quitta le conseil des barons pour regagner son campement. Enfin les deux chroniques soulignent la distance importante parcourue par Louis de Blois, en poursuivant les Koumans, près de deux lieues, selon Villehardouin (§ 358), trois lieues ou plus, d’après Ernoul (p. 383, § 3). Une importante divergence, toutefois, apparaît au terme du récit : la chronique d’Ernoul précise, après les dernières paroles du comte de Blois mourant, que l’empereur et ses chevaliers furent encerclés, que Valaques et Koumans « ocisent tous ceus de le compaignie l’empereur », mais il ajoute par erreur : « et lui aveuc9 ». Villehardouin donne la version correcte : « l’empereres Baudoins fu pris vis, et li cuens Loeys fu ocis10 » (§ 360).
8La chronique d’Ernoul se caractérise, par opposition au récit de Clari surtout, mais aussi, sur certains points, à la version de Villehardouin, par sa précision et même par l’abondance des traits anecdotiques. Certes, le continuateur d’Ernoul est très certainement un chrétien de Terre sainte et il n’a pas participé à la bataille d’Andrinople, mais il a disposé d’informations assez complètes, à moins que ce ne soit Bernard le Trésorier qui, dans son travail de compilation, ait inséré, dans cette chronique, l’histoire de la quatrième croisade d’après les documents que pouvait lui fournir la riche bibliothèque de l’abbaye de Corbie. Quoi qu’il en soit, les précisions et les traits anecdotiques que nous relevons apportent-ils un éclairage particulier sur la mort de Louis de Blois ?
9Le récit de sa mésaventure est encadré de deux discours directs. La première intervention de Louis (p. 382-383) est provoquée par l’attaque des Valaques et des Koumans, qui viennent jusqu’aux lices du camp croisé, et exprime sa colère d’être dérangé pendant son repas. Elle commence par un juron : « “Vois, pour les trumiaus Dieu !”11 », suivi d’un terme de mépris ou d’injure, pour désigner les ennemis : « garçon » (vauriens, goujats) ou, dans le manuscrit G, « glouton » (canaille). Viennent ensuite les ordres que donne Louis pour qu’on lui amène un cheval et que ses deux cousins, Étienne du Perche et Renaud de Montmirail, le suivent. La seconde intervention (p. 384, § 2) est d’une tonalité tout à fait différente : Louis, grièvement blessé au cours du combat, est mourant, lorsque l’empereur le retrouve, et, dans une attitude très noble, il invite ce dernier à ne pas s’affliger, mais à songer à lui-même et à la « Crestienté ». Conscient qu’il est perdu, il lui donne quelques conseils pour assurer la survie de ses gens et le met en garde contre le nombre d’ennemis en embuscade. L’émotion que suscite la scène se prolonge avec la réponse, au style indirect, de l’empereur, qui ne veut pas abandonner le comte de Blois.
10Dans la narration qui se développe entre les deux interventions de Louis, le chroniqueur retient d’abord un certain nombre de traits montrant l’imprudence et même la désobéissance du comte. Celui-ci n’a pas pris le temps de revêtir un équipement adapté, mais, au moment de monter sur son cheval, il a seulement jeté sur son dos un « haubregon » (ou haubergeon), c’est-à-dire un « petit haubert sans coiffe, porté par les écuyers, les archers12 ». Imprudent, le comte de Blois transgresse même les ordres qui ont été donnés par l’empereur, peu de temps auparavant : il sort des lices et poursuit les ennemis. Certes, le narrateur n’intervient pas pour porter de jugement, mais son récit de l’action de Louis met en évidence, par des répétitions insistantes, un comportement en contradiction avec l’interdiction formelle de sortir, qu’il a rapportée quelques lignes plus haut (p. 382, § 3) :
issi hors des lices, et si chevalier aveuc lui (p. 383, § 1)
si fuirent et il apriés eaus, à encauç (§ 2)
on dist que li quens Loeys estoit issus et aloit apriés les Comains (ibid.)
li quens Loeys encauça tant […] ; et bien avoit encaucié13 (§ 3).
11Il précise même que la poursuite des ennemis l’a entraîné à «. III. lieues ou plus » du camp. En agissant ainsi, Louis de Blois donne également le mauvais exemple et incite ses compagnons à sortir eux aussi :
Quant cil de l’ost virent que li quens Loeys issoit, si crierent as armes ! et issirent apriès (p. 383, § 2).
12L’empereur lui-même décide de le suivre, mais le chroniqueur a soin de noter que c’est pour faire revenir le comte de Blois : « et iroit apriès, si le feroit retorner » ; ou encore : « et il iroit apriès le conte Loeys, pour lui faire retourner »(ibid.). Ainsi, le comte met en danger ses compagnons et l’empereur.
13L’expression « faire retourner » prépare, cependant, le renversement qui va s’opérer dans la narration : en effet, la décision de l’empereur Baudouin de faire revenir Louis de Blois montre bien que ce dernier, en s’aventurant loin du camp, a pris des risques importants. D’ailleurs, l’empereur, avant de partir, arrête quelques mesures de sécurité et exige, notamment, de n’être accompagné que de chevaliers ; il sera question, plus loin, de deux cents chevaliers, « des mellors de l’ost » (p. 383, § 3). Louis de Blois, qui se précipite sur une troupe ennemie en embuscade, fait demi-tour, lorsqu’il s’en aperçoit, mais il est trop tard :
si retorna ariere. Et une partie de l’agait, qui fres estoit, si sailli après, si l’abatirent et navrerent à mort, et ocisent ceuls qui aveuc lui estoient14 (p. 383, § 3).
14Le narrateur, revenant à l’empereur et aux chevaliers qui l’accompagnent, ne dit plus désormais qu’ils sont sortis « por faire retourner », mais « por aller secorre le conte Loey » (p. 383-384). La tonalité du récit devient pathétique ; l’image du baron emporté, imprudent et impulsif, enfreignant les ordres, s’estompe devant une scène émouvante, avant que ne soient rapportés les propos de Louis, empreints de noblesse et de dignité :
[li empereres] trouva le conte Loey où il se moroit, et les chevaliers qui mort estoient. Si fu mout dolans, et mout grant duel commença à faire sor le conte (p. 384, § 2).
15Le ton de ce passage est donné par les occurrences de « moroit » (§ 2, l. 1), « mort » (l. 2), « mors » (l. 6), de « dolans » (l. 2), « duel15 » (l. 3 et 4) et les formes intensives « mout » et « mout grant » (l. 2 et 3).
16Le narrateur ne met donc pas véritablement Louis de Blois en accusation, comme si sa blessure et sa mort, la noblesse de son comportement, dans ses derniers instants, rachetaient son imprudence et sa désobéissance. Ceux que vise presque toujours la chronique d’Ernoul, ce sont les Vénitiens. Ainsi, dans cet ensemble narratif, sont-ils accusés d’avoir provoqué la révolte des Grecs à Andrinople, à cause de la dureté avec laquelle ils les traitaient, (p. 381) et d’avoir contraint l’empereur Baudouin à assiéger la cité (p. 381-382). Le chroniqueur met les Vénitiens à part et ne les compte pas parmi les deux cents meilleurs chevaliers qui accompagnaient l’empereur pour porter secours à Louis de Blois (« estre les Venissiens qui apriès aloient16 » p. 384, l. 1). Enfin, il précise que le même détachement vénitien, lors du combat qui fut fatal à l’empereur, après la mort de Louis, prit peur et s’en retourna vers le camp (p. 385, § 1). Ce point de vue est partagé par Clari qui insiste encore plus sur la déroute et cite le doge :
et qui escaper peut, si s’en vint fuiant en Coustantinoble, si que li dux de Venice s’en vint fuiant et assés gens avec lui, et laissierent leur tentes et leur harnas […] si i fu le desconfiture grans (CXII, 26-31).
17Reprenons maintenant la version que Villehardouin nous donne de l’événement. Nous avons déjà remarqué une grande similitude avec la chronique d’Ernoul dans le déroulement général des faits et les circonstances initiales. De même, les derniers instants du comte de Blois sont marqués, dans les deux textes, par son courage et, surtout, la dignité de ses propos, que les deux chroniqueurs rapportent, ou plutôt recomposent, au style direct. Mais nous n’observons pas dans le récit de Villehardouin la même évolution du pittoresque, voire du trivial, vers le pathétique, pour deux raisons. D’une part, les mots, et notamment le juron, que la chronique d’Ernoul prête à Louis de Blois, au début de l’épisode, sont impensables dans la bouche d’un personnage de Villehardouin, même sous l’effet de la colère ; d’autre part et surtout, son récit a une tonalité pathétique dès le début : avant que l’attaque des Koumans de ce jeudi de Pâques ne soit mentionnée, des informations nous sont déjà fournies qui expliquent la tragédie finale. À la différence d’Ernoul, Villehardouin ne se contente pas de faire apparaître la contradiction entre les ordres diffusés dans le camp et le comportement de Louis de Blois, il intervient pour déplorer cette transgression, il en souligne la gravité et, par avance, la rend inexcusable.
18En effet, Villehardouin rapporte que, la veille de cette défaite d’Andrinople, un événement semblable s’était produit : Johannitza avait envoyé les Koumans jusque devant le camp des croisés et, l’alarme donnée, ces derniers étaient sortis en désordre (« a desroi ») et avaient poursuivi les ennemis « une bone lieue molt folement » ; les Koumans les avaient alors attaqués, au moment du retour vers le camp, blessant beaucoup de leurs chevaux (§ 355). Certes l’incident était moins grave, mais cette première expérience imprudente et fâcheuse devait servir de leçon. De fait, revenus au camp, les barons, réunis en conseil autour de l’empereur, condamnèrent leur « grant folie » et décidèrent que, en cas de nouvelle attaque de Johannitza, ils sortiraient « et se rengeroient devant lor ost, et que enqui l’atendroient et d’enqui ne se movroient17 » (§ 356). Le chroniqueur met donc bien en évidence l’imprudence d’une poursuite, en recourant à l’adverbe « folement » et à l’expression « grant folie », mais il insiste aussi sur la décision des barons, en la présentant d’abord comme conclusion de leur conseil, puis comme ordre proclamé dans le camp. La formulation de cet ordre est d’ailleurs très ferme :
et i fisent crier par tote l’ost que nus ne fust si hardiz qu’il passast cel ordenement por cri ne por noise que il oïst (ibid.).
19Le lendemain, lorsque l’attaque des Koumans se renouvela, la décision adoptée sembla d’abord respectée : dès que l’alerte fut donnée, les différents bataillons sortirent en ordre, « si com il avoient devisé devant18 » (§ 357). Mais, aussitôt après, Villehardouin ajoute :
Li cuens Loeys s’en issi premiers a la soe bataille ; et conmence les Conmains a porsevre19 (§ 358).
20Le chroniqueur souligne ainsi la faute de Louis de Blois. Comme l’a nettement mis en évidence Jean Dufournet20, il recourt à la technique des passages parallèles pour montrer, dans les paragraphes 355 et 357-358, à l’aide de mots, expressions et tours identiques ou proches par leur sens, comment, dans les mêmes circonstances, les mêmes faits, survenus le mercredi, se renouvelèrent le jeudi, malgré les mesures arrêtées entre temps par les barons. Ce qui distingue le second passage c’est que Louis de Blois prend l’initiative de la poursuite, qui n’était imputée à aucun chef, la première fois, et relevait d’une responsabilité collective. Villehardouin précise, en effet, que le comte Louis sortit le premier et, aussitôt après, qu’il commença à poursuivre les Koumans. Dans la chronique d’Ernoul, Louis, par son comportement, donne le mauvais exemple et c’est sa sortie qui déclenche l’alerte :
Quant cil de l’ost virent que li cuens Loeys issoit, si crierent as armes ! et issirent apriès (p. 383, § 2).
21L’empereur s’informe alors de ce qui se passe en entendant « le cri et la noise en l’ost » (ibid.) et il décide, de lui-même, de suivre Louis pour le faire revenir. Au contraire, dans le récit de Villehardouin, le cri d’alarme est mentionné dès l’arrivée des Koumans et tous les croisés se sont armés et rangés devant le camp ; en poursuivant l’ennemi, le comte Louis ne transgresse pas seulement les ordres, il ne donne pas seulement le mauvais exemple, il invite aussi, explicitement, l’empereur Baudouin à le suivre : « et mande l’empereor Baudoin que il le perseüst21 » (§ 358).
22Louis de Blois est donc le premier responsable, par son initiative, de la tragédie qui va suivre, mais il est vrai que Villehardouin garde le silence sur les intentions de Baudouin et qu’il l’associe, dans sa condamnation, à Louis de Blois. En effet, le chroniqueur intervient dans son récit pour déplorer leur comportement :
Ha las ! cum malement il tindrent ce qu’il avoient devant devisé le soir : que ensi porsivirent les Conmains bien prés de. II. lieues loing22 (ibid.).
23La suite du récit continue d’associer les deux barons, sans laisser penser que l’empereur veuille faire revenir Louis, comme le suggère la chronique d’Ernoul. Au contraire, tous les deux poursuivent l’ennemi sur près de deux lieues et – autre net écart par rapport à Ernoul – ce sont eux qui engagent le combat : « et assemblerent a als » (§ 358) ; le sujet sous-entendu de « assemblerent » représente bien Baudouin et Louis, tandis que « als » désigne les Koumans. Il n’est donc pas question ici d’une embuscade dans laquelle serait tombé le comte de Blois. La poursuite se prolonge encore longtemps (« grant piece ») et la situation se retourne alors, avec une riposte de l’ennemi, selon Villehardouin, comme cela s’était déjà produit la veille. Le parallélisme et la similitude des phrases qui viennent clore les paragraphes 355 et 358 soulignent bien ce recommencement :
li Conmain conmencierent a traire sor als mult durement (§ 355)
et li Conmain recuerent sor als, et conmencent a huer et a traire23 (§ 358).
24Cependant, dans le premier engagement, seuls des chevaux avaient été blessés et les croisés avaient pu revenir au camp (§ 356), alors que, dans le second, un violent combat s’ensuivit, particulièrement meurtrier.
25Bien que tout le passage se maintienne, à la différence de la chronique d’Ernoul, dans le même registre grave, nous observons cependant un changement, qui n’affecte pas la tonalité du récit, mais modifie l’éclairage porté sur Louis de Blois. En effet, après avoir fortement insisté sur les fautes de ce dernier, Villehardouin met en cause ceux qui cédèrent à la peur. Alors que Clari voit finalement dans la défaite d’Andrinople un châtiment voulu par Dieu pour punir les grands barons de l’armée, le chroniqueur champenois reproche, lui, aux petits, à ceux qui n’étaient pas chevaliers, de ne pas avoir su, par incompétence ou manque d’expérience, apporter le soutien nécessaire à Louis et d’avoir lâché pied dans le combat :
il orent bataille d’autre gent que de chevaliers, qui ne savoient mie assez d’armes ; si s’escomencent a esfreer et desconfire24 (§ 359).
26Le texte ne semble pas exclure que le comte Louis, l’empereur Baudouin et leurs chevaliers auraient pu, sinon vaincre, du moins repousser l’ennemi et rentrer sans subir de graves dommages, si ces hommes n’avaient pas fait défaut. Villehardouin précise encore, dans le paragraphe suivant, que l’empereur dut rappeler ses gens et leur demander de ne pas l’abandonner ; enfin il clôt le récit du combat en ajoutant que, si certains se conduisirent avec courage, d’autres s’enfuirent : « telx i ot qui le guerpirent » (§ 360).
27Ernoul, qui mentionne la valeur des chevaliers (« des mellors de l’ost », p. 383, § 3), met en cause, lui, les Vénitiens, comme nous l’avons vu : devant le grand nombre des ennemis, ils retournèrent au camp, parce qu’ils savaient bien qu’ils ne résisteraient pas (« il n’i aroient durée » p. 385, § 1). Or Villehardouin ne les mentionne pas, du moins dans ce passage. Nous touchons là à ce qui distingue les deux chroniqueurs dans leur parti pris : Ernoul ou son continuateur est hostile aux Vénitiens, Villehardouin leur est favorable et manifeste toujours son admiration pour le doge. Pour lui, relever la présence de Vénitiens auprès de Baudouin ou de Louis, ce serait reconnaître qu’eux aussi ont transgressé les décisions arrêtées d’un commun accord. D’autre part, alors que les chroniques de Clari et d’Ernoul notent ou soulignent l’affolement et la fuite des Vénitiens, Villehardouin va montrer, dans les paragraphes suivants, le courage et la sagesse du doge, au cours de la retraite qu’il organisa avec lui. Le chroniqueur champenois, en effet, se distingue des deux autres par sa présence à Andrinople, même s’il ne participe pas en personne à l’engagement, puisqu’il nous apprend qu’il était chargé de garder le camp du côté de la cité (§ 356). Lié aux grands barons de l’armée, il défend leur point de vue, alors qu’Ernoul ou son continuateur adopte celui des Francs de Terre sainte ; quant à Clari, comme nous l’avons dit, il était déjà, à cette date, retourné en Picardie, mais il gardait sans doute un mauvais souvenir du séjour à Venise et du rôle des Vénitiens dans la conduite de la croisade.
28Mais Villehardouin ne modifie pas seulement l’image de Louis de Blois par la critique de ceux qui, manquant d’expérience, cédèrent à la peur. Bien que, d’une manière générale, il brosse un portrait peu flatteur du comte et de la plupart de ses vassaux25, il souligne ici, comme la chronique d’Ernoul, la grandeur de son comportement et de ses propos, au moment de mourir. Ainsi sa double blessure apparaît davantage comme le résultat de son courage que d’une imprudence, parce qu’elle est évoquée entre la mention de la défaillance de ceux qui n’étaient pas chevaliers et la seule formule à deux termes du passage, désignant l’ennemi (§ 359). En effet, alors qu’Ernoul associe toujours, à une exception près (p. 383), Valaques et Koumans, dans ce récit de la bataille d’Andrinople, et que Villehardouin lui-même recourt, au début et à la fin du même récit, à des expressions à deux termes (§ 363) ou à trois termes26 (§ 352), dans les paragraphes 355-358 il ne cite que les Koumans comme adversaires des croisés. La formule « li Conmain et li Blac » crée donc, au paragraphe 359, un effet d’amplification.
29Le chroniqueur insiste également sur la blessure de Louis : il la mentionne d’abord dans le récit, puis la rappelle, en des termes presque identiques, dans un propos collectif au style direct, attribué aux gens du comte de Blois. Dans les deux cas, il emploie des tours intensifs pour en souligner la gravité et précise qu’il fut touché en deux endroits :
Et li cuens Loeys […] fu navrez en. II. los mult durement
[…] quar trop malement navrez estes en. II. leus » (§ 359).
30Tombé de son cheval, Louis est remis en selle par l’un de ses chevaliers ; c’est alors que les siens l’invitent à se retirer (« Sire, alez vos en », ibid.). Pour eux, la gravité de ses blessures justifie cet abandon ; mais Villehardouin lui prête une réponse aussi noble que le propos que lui attribue la chronique d’Ernoul :
« Ne place Dam le Dieu que ja més me soit reprové que je fuie de camp et laise l’empereor27 » (ibid.).
31Tandis que ses gens parlaient de s’en aller, lui refuse de fuir et de laisser l’empereur, c’est-à-dire d’abandonner son suzerain. Ce changement de vocabulaire est très révélateur des véritables intentions de Villehardouin ; nous pouvons, en effet, remarquer qu’aussitôt après, il prête des propos semblables, au style indirect, à l’empereur : bien que ce dernier ne fût pas blessé, lui aussi se trouvait dans une situation difficile et à ses gens il « disoit que il ne fuiroit ja et qu’il ne le laissent mie » (§ 360). Ce sont donc avant tout des valeurs et des comportements que le chroniqueur veut mettre en relief : le courage et la fidélité vassalique. À la différence d’autres points, son récit fournit plus de détails que la chronique d’Ernoul sur les derniers instants de Louis de Blois, parce que ces précisions font de ce passage un véritable exemplum.
32Le sentiment profond de Villehardouin a-t-il changé ? Il a déploré l’imprudence de Louis et sa désobéissance aux ordres ; maintenant, il souligne sa bravoure et son dévouement, mais moins pour célébrer l’individu que pour opposer le caractère exemplaire de son comportement à ce qu’il dénonce constamment, la lâcheté et la trahison. Cependant, les conséquences de la transgression initiale apparaissent pleinement, aggravées par la peur et la fuite de certains. Le ton pathétique devient ici presque désespéré : résigné face à la nature humaine partagée entre courage et abandon (« Telx i ot qui bien le fisent, et telx i ot qui le guerpirent », § 360), et face au mystère de Dieu qui permet les « mésaventures », Villehardouin constate la défaite de ses compagnons et nous fait imaginer l’empereur Baudouin et Louis de Blois restés seuls sur le champ de bataille. Une formule laconique annonçant la capture de l’un et la mort de l’autre (« l’empereres Baudoins fu pris vis, et li cuens Loeys fu ocis », ibid.) vient clore le passage, avant l’énumération des principaux personnages qui périrent dans ce combat (§ 361). Mais quelques indices laissent penser que Villehardouin conserve un avis assez peu favorable sur Louis. En effet, lorsqu’il associe Baudouin de Flandre à Louis, il insère, par deux fois, une remarque élogieuse sur l’empereur (§ 361), d’abord, un témoignage concernant sa vaillance : jamais un chevalier ne se défendit mieux que lui ; puis un rappel de sa ferme volonté de ne pas fuir. Mais il n’ajoute rien de tel sur Louis, qu’il cite pourtant. Enfin, il mentionne simplement sa mort (« fu ocis »), sans la moindre formule de planctus. Cette absence est d’autant plus significative que Villehardouin joue constamment sur les possibilités de variations et de développements du motif de la déploration (annonce, expression du chagrin ou de la perte que représente le décès, rappel des qualités du défunt et, pour chaque élément, la présence ou l’absence de formes intensives et de doublets), pour établir une hiérarchie nuancée qui va du regret conventionnel à l’émotion profonde et sincère ou un équilibre entre son sentiment personnel et le rôle joué par le défunt28.
33Ce dernier point nous conduit tout naturellement à comparer ce récit de la mort de Louis de Blois avec celui que Villehardouin consacre à la mort du baron qu’il admira le plus, Boniface de Montferrat. Alors que Clari et Ernoul signalent très brièvement l’événement29, Villehardouin lui consacre les trois derniers paragraphes et le planctus le plus développé de sa chronique. Certains faits rappellent la mort de Louis de Blois : ainsi Boniface est-il blessé pendant qu’il poursuit l’ennemi (§ 498-499) et une grande partie de ses gens cèdent à la peur et l’abandonnent (§ 499). Pourtant les circonstances sont bien différentes, d’après le narrateur qui veut manifestement montrer que le marquis de Montferrat, lui, n’a commis aucune faute. Après une rencontre, à Ipsala, avec Henri, le second empereur latin de Constantinople, à qui il a prêté hommage pour sa terre, il revient dans son royaume de Thessalonique et séjourne à Messinople30. Il entreprend alors une chevauchée dans les montagnes de l’arrière-pays, mais, précise le chroniqueur, sur le conseil des Grecs de la région, comme s’il voulait suggérer que Boniface avait été victime d’une trahison (§ 498). C’est au moment de revenir à Messinople qu’une troupe de Bulgares attaque son arrière-garde. Si Villehardouin précise alors qu’il sauta sur un cheval, « toz desarmez, un glaive en sa main » (ibid.), c’est-à-dire sans équipement défensif (haubert, heaume), muni seulement d’une lance, ce n’est pas pour noter quelque imprudence de sa part, mais pour montrer qu’il porte rapidement secours aux siens, sans veiller d’abord à sa propre sécurité. La poursuite des ennemis ne constitue pas, non plus, une désobéissance, comme ce fut le cas pour Louis de Blois : son action manifeste sa détermination et son efficacité face aux Bulgares : « si lor corut sus et les chaça une grant piece arriere » (ibid.).
34Certes la gravité de sa blessure va retourner la situation, mais la défaite s’explique aussi par l’inégalité du rapport des forces (« li Bougre de la terre se furent assemblé, et virent que li marchis fu a pou de gent. Et vienent de totes parz » ; et de ceux qui restèrent avec Boniface, le narrateur dit encore : « et ce fu po » § 498 et 499) et surtout par le désarroi et la défection des siens. Deux fois, en effet, Villehardouin insiste, par d’amples formules, sur ce comportement provoqué, non par la vaillance de l’ennemi, mais par la vue de l’état désespéré de leur chef, sur lequel ils ne peuvent plus compter :
il comença a espandre del sanc. Et quant sa gent virent ce, si se comencierent a esmaier et a desconforter et a mavaisement mantenir […]. Et quant ses genz virent que il n’avroient nulle aïe de lui, si s’escomencierent a [e]smaier, et le comencent a laissier31 (§ 498).
35Il n’y a place pour aucun reproche envers ce baron et l’événement est qualifié trois fois de « mesaventure » (§ 499-500). Mais le chroniqueur ne cherche pas seulement à justifier le marquis, il veut aussi faire de lui le dernier héros de cette croisade. Sa fin est particulièrement pathétique : dès qu’il mentionne sa blessure (§ 499), Villehardouin précise qu’elle est mortelle (« La fu feruz li marchis […] parmi le gros del braz desoz l’espaule mortelment ») et, deux fois, il note qu’il perd du sang (« il comença a espandre del sanc […] il perdi mult del sanc »), puis qu’il s’évanouit. À cette scène succède l’horreur : les Bulgares tranchent la tête du marquis de Montferrat et l’envoient à leur roi, Johannitza, le plus redoutable ennemi des croisés, qui en éprouva « une des granz joies que il aüst onques » (§ 499). Ce comportement prouve toutefois que Boniface était tout aussi redouté de son adversaire et que seule une telle preuve de sa mort pouvait réjouir ce dernier.
36Nous pouvons également remarquer, dans ce récit, certaines similitudes avec la Chanson de Roland : le décor montagneux, une possible trahison, la disproportion des forces, l’attaque de l’ennemi qui se produit au moment du retour et se porte sur l’arrière-garde, la mort même des derniers compagnons (ici le petit nombre des chevaliers restés fidèles). Le chroniqueur veut donc manifestement donner une dimension épique à son héros. L’ensemble de l’unité narrative que forment les trois derniers paragraphes de la chronique se caractérise d’ailleurs par l’emploi de motifs ou de formules stéréotypées pour évoquer les phases successives de l’événement. On relève ainsi la chevauchée, l’attaque qui se décompose elle-même en attaque proprement dite, cri d’alarme et riposte, puis le bilan du combat, introduit par la formule « Ensi furent desconfiz per mesaventure32 » (§ 499).
37Mais le motif le plus développé est le planctus qui vient conclure à la fois l’unité narrative et la chronique. Nous remarquons d’abord que la forme exclamative fixe qui l’ouvre et constitue le noyau du motif de la déploration, au sens strict, n’est employée nulle part ailleurs par Villehardouin pour annoncer le décès d’un individu. Elle est toujours associée à un événement qui concerne le destin collectif, la défection d’un groupe, une défaite et, une fois (§ 409), elle accompagne l’énumération des principaux personnages tués lors d’une bataille. Son emploi permet donc de donner à la mort de Boniface la gravité d’un malheur qui touche tout l’empire latin de Constantinople, comme le dit explicitement la suite de la phrase :
Halas ! com dolorous domage ci ot a l’empereor Henri et a toz les Latins de la terre de Romenie (§ 500).
38Le motif se développe ensuite en une ample hyperbole qui met en relief la valeur de Boniface de Montferrat ; l’accumulation des superlatifs en fait un héros hors du commun :
de tel home perdre per tel mesaventure, un des meillors barons et des plus larges et des meillors chevaliers qui fust el remanant del monde (ibid.).
39Le narrateur recourt enfin à une formule de datation qu’il n’emploie, dans sa chronique, que pour situer, avec une certaine solennité, les cinq ou six principaux événements :
Et ceste mesaventure avint en l’an de l’incarnation Jhesu Crist. MCC. et. VII. anz (ibid.).
40Jean Frappier remarque que Villehardouin « termine brusquement son récit, à la façon d’un auteur de chanson de geste et en pur féodal, sur la mort tragique de Boniface de Montferrat et le regret du chef le plus aimé33 » ; on a pu conclure, de cette fin brutale, que son récit était inachevé, mais le planctus et la formule de datation indiquent plutôt qu’il s’agit d’un arrêt volontaire : il semble bien que ce malheur, qui lui fait perdre un suzerain34 et un ami, prive désormais de tout sens cette aventure et l’incite au silence.
41La comparaison des trois chroniques nous a d’abord permis de relever des convergences sur les circonstances générales de la mort de Louis de Blois. Toutefois, Clari, qui n’est plus présent sur le théâtre des opérations, n’a pas disposé d’informations précises et détaillées, alors que Villehardouin, même s’il n’a pas participé à l’engagement avec les Koumans, a pu recueillir des témoignages directs immédiatement. Quant au narrateur de la chronique d’Ernoul, quels que soient sa véritable identité, son statut, et le lieu où il a vécu, il disposait d’une version détaillée dont le point de vue était celui d’un chrétien de Terre sainte. Malgré la brièveté du récit de Clari sur cet événement, le chroniqueur laisse transparaître et, dans une intervention au ton sévère, exprime même nettement son hostilité envers les chefs de l’armée : la mort du comte Louis n’est, selon lui, que l’une des conséquences de leur orgueil ou plutôt l’une des formes du châtiment que Dieu leur envoie. Si les versions de Villehardouin et Ernoul concordent sur de nombreux points, la présentation de certaines circonstances fait apparaître des divergences révélatrices. En effet, hormis quelques notations défavorables aux Vénitiens, la chronique d’Ernoul donne une impression d’impartialité, le regard du narrateur semble même naïf tant il évolue au gré de l’événement : tous les détails montrent d’abord l’impulsivité de Louis, qui désobéit et commet de graves imprudences ; mais, dés qu’il est mortellement blessé, c’est la dignité de ses derniers instants qui est soulignée. Villehardouin, lui, donne le ton d’emblée par une intervention qui laisse deviner la tragédie finale. De plus, il rassemble avec soin et organise les données qui rendent inexcusable l’attitude de Louis et, s’il ne tait pas le noble comportement du comte au moment où il est blessé et va mourir, c’est surtout, semble-t-il, pour l’opposer au manque de courage de ceux qui n’étaient pas chevaliers ; c’est la leçon qu’il veut retenir. La fin du passage montre assez, par l’absence de toute formule de déploration, qu’il n’a pas fondamentalement changé d’avis sur Louis de Blois et la comparaison avec le récit de la mort de Boniface de Montferrat permet de mettre en évidence la différence de traitement. Tout, dans ce second passage, tend à prouver que le marquis, lui, n’a commis aucune faute et, bien que son rôle soit moins important depuis l’élection d’un empereur latin de Constantinople, Villehardouin, en lui consacrant son plus ample planctus et en se référant à des modèles épiques, révèle bien son propre sentiment. Si les circonstances de la mort du comte de Blois sont habilement utilisées à des fins didactiques, pour dénoncer l’individualisme, la lâcheté et mettre en relief le courage, le respect du devoir vassalique, celles qui accompagnent la mort de Boniface le sont à des fins apologétiques, pour honorer un ami.
Bibliographie
Éditions de référence
Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, éd. M. L. de Mas Latrie, Paris, Renouard, « Société de l’Histoire de France », 1871.
Geoffroi de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, éd. et trad. E. Faral, Paris, Les Belles Lettres,
«Les Classiques de l’Histoire de France », n° 18 et 19, 1938, 2e éd. 1961.
Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, éd. Ph. Lauer, Paris, Champion, « Les Classiques Français du Moyen Âge », n° 40, 1924.
Études
Buridant (Claude), « Motifs et formules dans La Conquête de Constantinople de Villehardouin », Revue des sciences humaines, juillet-septembre 1973, fasc. 151, p. 355-376.
Dufournet (Jean), Les Ecrivains de la IV e croisade, Villehardouin et Clari, Paris, Sedes, 1973.
Frappier (Jean), « Les discours dans la chronique de Villehardouin », Études romanes dédiées à Mario Roques, Paris, Droz, 1946.
Jacquin (Gérard), Le Style historique dans les récits français et latins de la quatrième croisade, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1986.
–, « Robert de Clari, témoin et conteur », Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble, Hommage à Jean Dufournet, Paris, Champion, 1993, t. 2, p. 747-757.
Morgan (M. R.), The Chronicle of Ernoul and the Continuations of William of Tyre, Oxford, Oxford University Press, 1973.
Notes de bas de page
1 Nous nous référerons à l’édition de Faral (E.), 1938.
2 Nos éditions de référence seront, pour la chronique de Robert de Clari, l’édition de Lauer (Ph.), 1924, et pour la Chronique d’Ernoul, l’édition de Mas Latrie (M. L. de), 1871. Sur les données du débat concernant l’attribution de la seconde chronique à Ernoul et Bernard le Trésorier, cf. l’éd. cit., p. I-XLIV et 473-565, et Morgan (M. R.), 1973, notamment ch. IV-VIII.
3 Aujourd’hui Edirne, en Turquie d’Europe, à la frontière grecque et près de la Bulgarie.
4 Population d’origine turque, établie en Moldavie, les Koumans se sont alliés au tsar des Valaques et des Bulgares, Johannitza.
5 Aujourd’hui Tekirdag, en Turquie d’Europe, sur la mer de Marmara.
6 Cf. Clari, CIII, 1-6. La bataille d’Andrinople eut lieu le 14 avril 1205 ; à cette date, le contingent picard avait quitté Constantinople (sans doute entre octobre 1204 et mars 1205).
7 Trad. Dufournet (J.), in Croisades et pèlerinages, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1997, p. 798.
8 Cf. Jacquin (G.), 1993, t. 2, p. 755-756.
9 Cf. éd. cit. de Mas Latrie (M. L. de), p. 384, note 6 : les mss C, D, G, I, J, O portent cette mention, A et B la donnent un peu plus loin dans un rappel de l’événement ; seuls E et H l’omettent.
10 « Vis » = vivant.
11 « Trumiaus » : ce terme désigne la partie charnue de la jambe, le jarret ; associé à « Dieu », il est ici utilisé comme juron.
12 Greimas (A. J.), Dictionnaire de l’ancien français, Paris, Larousse, 1968, s. v. I. halberc, p. 327-328.
13 « Issi » : sortit ; « encauç » : poursuite ; « encaucier » : pourchasser, poursuivre.
14 « Agait » : troupe en embuscade ; « fres »= frais (« agait » est masculin).
15 « Duel » : chagrin.
16 Trad. : outre les Vénitiens qui suivaient.
17 « Enqui », adv. de lieu : là (i. e. devant le camp).
18 « Devisé » : décidé.
19 Trad. : sortit le premier avec sa compagnie et commença à poursuivre les Koumans.
20 Dufournet (J.), 1973, t. 2, p. 270.
21 Trad. : et il fait dire à l’empereur Baudouin de le suivre.
22 « Cum malement il tindrent ce qu’il avoient devant devisé » : comme ils respectèrent mal ce qu’ils avaient décidé auparavant (i. e. la veille).
23 « Traire » : tirer (à l’arc) ; « recuerent » : forme du verbe « recorre » (6e personne de l’indicatif présent) : courir sus à son tour (les Koumans chargent à leur tour).
24 « Il orent bataille d’autre gent » : ils avaient une compagnie composée d’autres gens que de chevaliers.
25 Cf. Dufournet (J.), 1973, t. 2, p. 272-275.
26 Cette formule regroupe non seulement Valaques et Koumans, mais aussi les Bougres (Bulgares) : « Blas et Bogres et bien. XIIIIm. Cumains ».
27 « Ne place […] me soit reprové que » : plaise au Seigneur Dieu qu’il ne me soit jamais reproché de.
28 Cf. Jacquin (G.), 1986, p. 284-288.
29 Clari indique que Boniface se trouvait dans son royaume de Thessalonique, lorsqu’eut lieu une nouvelle invasion des Valaques et des Koumans ; il alla les combattre et « il fu ochis en cele bataille et se gent toute desconfite » (CXVI 5-6) ; la chronique d’Ernoul (p. 391) est encore moins précise : elle rapporte que l’empereur Henri (frère et successeur de Baudouin) se rendit dans le royaume de Thessalonique et « quant il vint, si trova mort le marcis » [Boniface était marquis de Montferrat].
30 Ipsala domine la plaine de la Maritza (l’Hèbre antique, dont le cours inférieur sert aujourd’hui de frontière entre la Grèce et la Turquie), à l’est de ce fleuve ; Messinople est une ville de Thrace, sur la mer Égée.
31 « Soi esmaier » : s’inquiéter ; « soi desconforter » : perdre courage ; « soi mavaisement mantenir » : mal se comporter ; « aïe » : aide.
32 Pour plus de précision sur ces motifs, cf. Buridant (C.), 1973, p. 364-366, et Jacquin (G.), 1986, p. 266-269.
33 Frappier (J.), 1946, p. 53.
34 Villehardouin venait d’obtenir « la cité de Messinople a totes ses apertenances » de Boniface et était devenu son homme lige (cf. § 496).
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