Avant-propos
p. 9-13
Texte intégral
1Peut-on rendre compte objectivement d’un événement qui nous renvoie à notre propre finitude ? Peut-on dire la mort de l’autre sans que cette parole varie considérablement en fonction du locuteur ? Même si, dans le corpus qui a été retenu, plusieurs narrateurs se veulent consignateurs impartiaux des événements, observateurs attentifs et objectifs de la réalité, l’analyse de leur récit met en évidence les signes de leur engagement, d’une idéologie sous-jacente ou exprimée, d’une intention morale, politique, apologétique, ou encore les marques de leurs émotions et de leur personnalité. Le véritable intérêt de cette étude ne consiste donc pas à définir les exigences d’une impossible objectivité, il est bien plutôt dans l’approche de la situation du narrateur. Lorsque le groupe de recherche « Écriture et Histoire » du Centre d’Études et de Recherche sur Imaginaire, Écritures et Cultures (CERIEC) de l’Université d’Angers s’est fixé comme objectif l’étude des textes historiographiques, il a considéré, sans méconnaître la valeur proprement historique de ces textes, qu’ils méritaient aussi d’être abordés en tant qu’œuvres littéraires. Aussi a-t-il souhaité, en s’attachant à la « relation de l’événement » et, plus particulièrement ici, au récit de la mort, élargir son corpus à d’autres genres ayant une « prétention » historiographique, par exemple l’épopée, le roman historique, la biographie.
2Un programme d’étude a été mis au point pour permettre une cohérence, tout en offrant la possibilité de diverses approches narratologiques, stylistiques ou linguistiques. Le travail a porté principalement sur le narrateur, son statut, son point de vue, ses objectifs ; sur l’utilisation de la matière historique en fonction d’un imaginaire idéologique ou esthétique, d’une sensibilité ou d’une culture ; sur les images, le lexique, la syntaxe. Toutes les contributions proposent, systématiquement ou plus occasionnellement, une démarche comparative qui permet de confronter deux ou plusieurs regards sur l’événement retenu ou les techniques d’écriture et les procédés narratifs utilisés. Malgré l’ordre chronologique qui a été adopté pour présenter ces études, on pourrait tout aussi utilement rapprocher plusieurs contributions dont les auteurs ont choisi des œuvres de genres différents, mais traitant du même sujet. Ainsi la mort de croisés est-elle relatée dans des chroniques du début du xiiie siècle et un roman historique de la fin du xxe siècle ou transposée dans la chanson de geste. De même, l’exécution de Louis XVI est vue par un contemporain de l’événement, Louis Sébastien Mercier, d’une part, par l’historien Jules Michelet et le romancier Alexandre Dumas, au siècle suivant, d’autre part. L’étude comparative met également en évidence les jeux de l’intertextualité, qu’il s’agisse de la réécriture des images homériques de la mort, dans l’Enéide, de certains effets de style et de citations qui rappellent, dans Les Compagnons d’éternité de Jeanne Bourin, le roman médiéval ou les chroniques qui ont servi de sources ou encore de la reprise de motifs épiques dans la Conquête de Constantinople de Villehardouin.
3La mort elle-même, à travers la diversité des textes choisis, prend des visages fort différents. L’étude que Sylvie Camet consacre au Tableau de Paris de Louis Sébastien Mercier et aux Nuits de Paris de Restif de la Bretonne nous en présente des formes très variées. L’accident de rue, par exemple, suscite une compassion spontanée pour la famille du malheureux homme écrasé par le carrosse d’un riche, indifférent à son sort, et, tandis que les cadavres des miséreux, morts à l’Hôtel-Dieu, sont traités comme des objets, sans le moindre égard, une imposante « pompe funèbre » accompagne les puissants jusqu’à leur « dernière demeure ». L’argument est donc social ou tout simplement humain, mais il devient plus politique lorsque le narrateur, témoin d’une exécution en place de grève, s’en indigne et dénonce la peine capitale, contre le sentiment ou le plaisir manifesté par la foule des spectateurs. L’homme de lettres, d’ailleurs, ne manque pas d’opposer les discours et de créer, à partir de la simple chose vue, de véritables tableaux qui ménagent des contrastes.
4Cependant, la mort revêt bien d’autres formes et significations : il s’agit, par exemple, si l’on remonte aux temps mythiques, du meurtre sacrificiel, comme celui qu’accomplit Lycaon. Laurent Gourmelen analyse le récit que Pausanias nous en donne pour en dégager la spécificité par rapport à d’autres versions : l’historien grec, en opposant au sacrifice pur, non sanglant, de Kékrops, roi d’Athènes, le crime de Lycaon, roi d’Arcadie, qui immole un nouveau-né à Zeus, montre combien son geste est « une terrifiante régression vers l’animalité » ; sa métamorphose en loup, aussitôt après, en est d’ailleurs le signe. Pausanias considère alors ce mythe comme le récit d’un événement historique et, en reconstruisant ainsi le temps des origines, il suggère que ce crime « détermine l’identité inquiétante des Arcadiens ».
5La mort violente, c’est aussi celle que donnent ou reçoivent les guerriers au combat. Si le poète épique d’Aliscans rend compte avec réalisme de l’horreur qu’elle suscite, il cherche aussi, comme le montre Julien Vinot, à en exorciser parfois l’angoisse, par l’euphémisme, l’humour ou la parodie du planctus. Par ce jeu sur le langage traditionnel de la chanson de geste, il apprivoise la mort. Ainsi se manifeste un écart entre les façons de mourir ou les expressions du deuil et la dérision. Or ce type d’écart nous le retrouvons particulièrement entre discours et récit dans les deux dernières parties des Mémoires d’un médecin, qu’Anne-Marie Callet-Bianco a retenues pour sa contribution. Dans ce roman historique, qui se change parfois en chronique, cite ses sources et retranscrit des pièces officielles, Dumas veut aussi plonger le lecteur au cœur de l’action, à la manière du journaliste et, par-delà le statut incertain du texte, c’est aussi le « caractère mouvant » des points de vue du narrateur qui s’exprime : alors que le discours glorifie la Révolution, le récit en dénonce les événements sanglants. Mais il s’agit aussi pour Dumas de dépasser ces antagonismes afin de promouvoir des valeurs universelles.
6Le récit de la mort peut, en effet, avoir un objectif didactique ou apologétique, c’est ce que nous-même nous avons voulu mettre en évidence dans la chronique de Villehardouin. Tandis que Clari voit dans la défaite d’Andrinople un châtiment de Dieu pour punir les « hauts hommes » de leur orgueil et de leur cupidité, Villehardouin, malgré un jugement défavorable sur l’imprudence de Louis de Blois, retient, au moment où ce baron va mourir, son courage, son respect du devoir vassalique, moins pour le réhabiliter que pour illustrer ces valeurs et les opposer à la peur et à la lâcheté de certains. Plus encore, à la fin de son récit, il recourt à certains motifs épiques pour glorifier celui qu’il propose en quelque sorte comme modèle de chevalerie, le marquis de Montferrat. Sa mort le désespère, parce qu’elle prive de sens la suite de l’aventure, et l’ample planctus qu’il lui consacre révèle qu’il la perçoit comme un malheur collectif.
7C’est une mort plus étrange qui a frappé Godefroi de Bouillon, le chef de la première croisade, mais qui a affecté aussi toute une population. Le roman historique de Jeanne Bourin, Les Compagnons d’éternité, relate, en effet, comment ce héros, que certains croyaient « prédestiné » à être le roi de Jérusalem pour consolider leur fragile conquête, fut emporté par une maladie inconnue, après avoir été un an seulement avoué du Saint-Sépulcre. Maria Pavel, dans son étude, analyse les différents procédés de la narratrice pour faire revivre le sentiment de « frustration » des croisés, le climat émotionnel et politique de l’aggravation inexorable de la maladie que semblent, illusoirement, démentir les efforts de Godefroi pour assumer ses charges. La romancière recourt, par exemple, aux différentes voix que représentent ses personnages, pour commenter la situation, et fait écho, par une « intertextualité subtile », au récit de la maladie et de la mort de Louis XI dans les Mémoires de Commynes. Elle suggère aussi, par la valeur de plus en plus totalisante de l’indéfini « on », la progression de l’inquiétude, qui, d’abord exprimée par quelques individus, gagne finalement toute la communauté franque.
8Bien que les circonstances soient très différentes, le récit de la mort, dans ce cas, comme pour le marquis de Montferrat précédemment cité, valorise le défunt. Il peut en être tout autrement dans l’Enéide, comme s’attache à le montrer Sophie Jouanno. S’il arrive que Virgile imite fidèlement les comparaisons d’Homère, sa vision est souvent plus radicale : l’image se charge de connotations dépréciatives, elle évoque, par exemple, la mutilation du corps, assimilé à un tronc d’arbre, ou suggère la métamorphose du guerrier en animal. L’univers semble alors retourner à un chaos où s’abolit la frontière entre les espèces et « le guerrier devient l’agent d’une contre-culture ».
9Les textes cités jusqu’à maintenant, à l’exception de la chanson de geste, font apparaître la mort comme une rupture définitive et irréparable, même si le narrateur a foi en une survie de l’âme ou en la résurrection chrétienne. Pourtant la mort peut être ritualisée et représentée comme un passage vers une félicité attendue, désirée. C’est cette tout autre image du trépas que nous donnent les quatre Vitæ qu’a étudiées Sandor Kiss dans sa contribution. Ce sont des biographies de reines et princesses mérovingiennes, retirées du monde pour se consacrer à la vie religieuse. L’analyse de la séquence narrative qui relate leur mort met en évidence les contraintes du genre : d’une part, la nécessité de rendre compte de l’espérance chrétienne, d’autre part, les topoï que constituent certains motifs (vie exemplaire, vision prémonitoire, rituel du trépas, migratio de l’âme). Mais elle permet aussi de discerner les libertés possibles du narrateur dans les variantes du récit, le nombre et la nature des commentaires, notamment dans l’expression du deuil à travers la thématique du manque ou l’image des ténèbres.
10Deux autres contributions, enfin, adoptent un point de vue nettement linguistique. En comparant les récits parallèles que nous donnent Tacite et Suétone de la mort de plusieurs empereurs romains et membres de la famille impériale, Dominique Longrée souligne combien leurs choix historiographiques marquent profondément les structures de la narration. La différence entre la forme annalistique, que conserve Tacite, et la forme biographique, pour laquelle opte Suétone, se traduit dans l’emploi et la distribution des temps et dans la construction syntaxique. L’étude montre, sur ce dernier point, que Tacite favorise la variatio, en jouant sur la concurrence entre les procédés de « rallonge » et de parataxe, tandis que Suétone, qui condense l’expression, présente les données de l’arrière-plan narratif dans des subordonnées circonstancielles qui, souvent, précèdent la principale.
11La contribution de Françoise Daviet-Taylor vient clore cet ensemble en nous invitant à une nouvelle réflexion sur la spécificité de l’événement et la possibilité de dire le fait de mourir : en effet, « le sujet ne peut […] jamais dire qu’il est affecté par l’événement de mourir comme il peut le dire d’autres événements ». À partir d’exemples empruntés à deux ouvrages de Robert Antelme et à une chronique médiévale allemande, F. Daviet-Taylor étudie alors comment la langue traite cette spécificité. D’abord, la prise en charge ne peut se faire qu’à la troisième personne du singulier : « quelqu’un est mort », ou du pluriel. Mais, surtout, lorsque le caractère collectif l’emporte sur le pluriel des morts particulières (pendant une épidémie) ou que la mort, comme la vie, sans que l’on puisse vraiment les distinguer, se déshumanise totalement (dans l’enfer du camp de concentration), la construction impersonnelle apparaît : « il meurt tant de gens… ». Ce traitement se retrouve au passé, dans la chronique allemande, le verbe « mourir » (sterben) étant même conjugué avec l’auxiliaire « avoir » (haben).
12La diversité des textes proposés, de l’Antiquité au xxe siècle, et des méthodes critiques ou des approches adoptées pour les étudier permettent donc de mettre en évidence des façons très différentes de percevoir la mort individuelle ou collective et d’en rendre compte. L’organisation du récit, les choix stylistiques, la langue même nous disent à chaque fois quelque chose sur le sens que chaque narrateur lui donne, l’émotion qu’il éprouve, par-delà les topoï et les motifs traditionnels, ou la raison de la taire ou de la masquer. Le récit de la mort peut valoriser le défunt dont la perte est ressentie comme un malheur, et parfois par toute une communauté ; le trépas, comme le dit l’étymologie du mot, peut être passage vers un au-delà espéré. Mais le récit peut aussi réifier le corps par des images réductrices, l’évocation d’un geste profanateur ou le nombre ; l’événement devient alors parfois si impersonnel qu’il est totalement déshumanisé. Les formes de la mort sont multiples : meurtre sacrificiel, mort violente du guerrier, mort attendue et sereine de la religieuse, assassinat, exécution, fait divers de la rue, maladie fatale… d’autres textes pourraient allonger la liste, mais nous nous proposons plutôt d’appliquer, dans un prochain travail, les mêmes principes à d’autres événements de la littérature historiographique, comme l’acte héroïque, l’ambassade ou la trêve.
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