Un livre sous les yeux, une plume à la main. De l’usage de la lecture et de l’écriture dans les couvents de femmes (17e-18e s.)
p. 69-80
Texte intégral
1Dès les origines du monachisme chrétien, les règles accordent une importance majeure à la lectio, acte sacré de mise en contact avec les textes de la Révélation. Au commencement, le livre est souvent unique : les Écritures suffisent. Puis surgit un désir de réponse. De l’Écriture naît la Tradition. Les livres se multiplient. Les moines en sont les plus grands producteurs et les plus grands consommateurs. Leurs bibliothèques demeurent célèbres. Quantité de femmes ont été très tôt associées à ces projets de vie. Leur accès aux Écritures, au savoir livresque ou tout simplement à la lecture quotidienne fait l’objet d’abondants commentaires et mises au point de la part des autorités compétentes et suscite chez les intéressées diverses attitudes et commentaires. Quelques évocations du comportement de religieuses francophones des 17e et 18e siècles permettent de les saisir dans leur statut de lectrices, soumises ou audacieuses, et de percevoir certaines de leurs réactions écrites 1.
Lire au couvent selon la règle
2Alors que la vie conventuelle suppose un contact quasi permanent avec le livre, surtout avec la Parole divine, les textes liturgiques et la Règle en usage, la lecture fait l’objet, pour les religieuses, d’une réglementation stricte qui limite cette activité dans le temps et dans l’espace, mais aussi dans son objet et dans ses méthodes.
3Les possibilités de contact avec les textes sont multiples. L’approche la plus régulière s’opère en communauté. Au chœur, l’Écriture sainte peut être écoutée, lue, récitée, proclamée, psalmodiée, chantée… Certains versets bibliques sont éventuellement mémorisés pour nourrir chaque instant de l’existence 2. Les leçons de certains offices comprennent également des passages des Pères de l’Église, modulés selon un rituel codifié.
« […] Elle ne commencera pas à lire dans le livre […] qu’après que les religieuses auront abaissé leurs sièges et qu’elles seront assises ; puis elle chantera sa leçon d’une voix distincte et intelligible, gardant exactement les flexes, les deux points et le point grave 3… »
4Au chapitre, règle et martyrologe font l’objet d’une lecture commentée. Le soir, avant le dernier office, un autre temps peut rassembler le groupe à l’écoute d’un maître spirituel. Tout en travaillant, les religieuses entendent aussi des récits édifiants qui empêchent l’esprit de divaguer. Au réfectoire, les vies de saints sont énoncées recto tono en guise de nourriture spirituelle.
« [La lectrice] s’appliquera à lire clairement et distinctement, s’arrêtant à tous les points, reprenant sensiblement son haleine aux virgules, et un peu plus aux deux points, et faisant toujours une pause après avoir lu une période, ensorte qu’elle fasse connoître qu’elle comprend parfaitement tout ce qu’elle lit, sans pourtant déclamer, mais elle doit lire d’un ton de voix simple et égal, et non pas d’une personne qui paroisse prêcher ; elle lira aussi d’une attention à prendre garde si la supérieure n’exigera pas d’elle qu’elle recommence quelque période. Si cela arrive, elle la répétera jusques à ce qu’elle s’apperçoive que la supérieure est contente 4. »
5Il est aussi des moments réservés à la lecture personnelle, qui tient lieu de lectio divina dans la plupart des communautés féminines. Cette activité pour le moins réduite dans le temps — un quart d’heure le matin, un autre en fin d’après-midi — ne semble pas toujours figurer dans les priorités de l’horaire monastique.
« Le tems de la lecture,… est tout cet intervale qui se rencontre, où on n’est pas occupé à l’Office divin, au travail des mains, au Réfectoire, et à prendre son repos. Durant donc le cours de l’année, hors de ces tems, les Religieuses feront leurs lectures spirituelles 5. »
6Certaines périodes de l’année semblent plus propices à la lecture : chaque religieuse reçoit ainsi un livre à méditer pour le temps du Carême 6. Quant au choix des livres, il doit permettre de maintenir l’ensemble de la communauté dans une saine orthodoxie. La religieuse chargée de la conservation des livres de la communauté veille avec la supérieure à l’usage qui en est fait.
« Les livres dont on se servira à la lecture tant particulière que commune doivent contenir une doctrine solide et des instructions profitables à la réformation des mœurs… 7 »
7La présence de livres dans les cellules est tolérée. Les ouvrages sont cependant supposés appartenir au fonds commun du couvent :
« Les meubles de chacune Cellule seront un lict, un siège, une petite table, accompagnée d’un petit banc à s’agenouiller pour servir d’oratoire, sans armoire fermant à clef, un crucifix, deux images de papier, dont l’une sera de Nostre Dame, un bénitier, une lampe, & autres choses necessaires : un seul livre spirituel, lequel estant achevé de lire par la Sœur elle pourra en demander un autre, avec la permission et l’advis de la Mère Prieure ; oultre lequel livre elle pourra tousiours avoir en sa cellule les escripts contenans nos Règles, avec les livres traittans de l’oraison, de l’extirpation des vices, et acquisition de la vertu, composéz expres pour nostre Ordre en particulier 8. »
8Au fil des ans, les religieuses apprennent à réfréner leur curiosité et à maîtriser leurs désirs. La lecture doit demeurer le socle de la méditation et une aide précieuse pour contenir l’esprit dans les limites autorisées de la réflexion.
« On se souviendra toujours de ne point commencer sa lecture sans s’y préparer par une élévation d’esprit et de direction d’une pure et sincère intention du cœur, afin de s’attirer la grace du Ciel, de bien connoître ce que l’on doit y apprendre et de le mettre en pratique pour le salut de son ame et pour son avancement à la perfection de sa vocation. C’est pourquoi on prendra garde soigneusement de ne point lire par curiosité et d’éviter le dégoût et l’ennuy qui pourroit s’y glisser. On aura soin aussi de détruire cette humeur de précipitation qui porte à lire comme en courant tout ce qui se présente d’abord devant les yeux ; on réfléchira de tems à autres, en interrompant même sa lecture pour élever son cœur à Dieu, afin que la lecture puisse mieux se continuer avec ferveur et qu’elle soit plus fructueuse 9. »
Conseils de directeurs pour une lecture spirituelle
9Facteur stimulant pour vivifier une constante conversion des mœurs, la lecture doit conduire chaque religieuse sur les voies difficiles de l’oraison et contribuer, mais dans une moindre mesure, à une bonne compréhension des doctrines fondamentales. Pratiquée avec discernement, elle participe de cet ensemble de dispositions qui, avec la clôture, la grille et le voile, protège la nonne de toute possibilité ou velléité d’évasion, fut-ce en imagination. La lecture occupe l’esprit, canalise la pensée. Pour autant que les textes soient bien choisis et que la religieuse se soumette aux recommandations d’usage. Car le directeur spirituel sait combien la lecture peut devenir lieu de distraction ou voie d’égarement. Aussi redouble-t-il de conseils pour mettre en garde ses dirigées.
« Bannissez absolument de votre cellule la curiosité inquiète de l’esprit qui porte à introduire des livres dont la lecture dessèche le cœur…, remplit l’esprit de pensées volages, l’imagination d’images indécentes, qui apprennent ce que l’on ne devroit jamais scavoir, qui font dans l’esprit des peintures d’objets qui ne doivent jamais estre regardées, qui donnent des règles d’un amour qui n’est pas du ciel, mais de la terre 10. »
10Les listes de livres conseillés varient selon les écoles de spiritualité. Avant tout, les directeurs en limitent le nombre et privilégient les grands classiques de la littérature spirituelle 11.
« Ne soyés point curieuses de lire des livres qui ne vous sont point nécessaires, où il y a un grand nombre d’obscurités, comme l’Écriture sainte, les Conciles, les Pères, les Cas de Conscience, laissés-les pour vos Directeurs et Prédicateurs ; mais dites dévotement vos chapelets comme vous y êtes obligées ; lisés Grenade, Rodriguèz, le divin Gerson, les Vies des saints pour former les vostres, les livres de Dévotion et de Méditation et ainsi des autres 12. »
11Encore est-il des textes de méditation bien inutiles pour des religieuses qui doivent se limiter à l’essentiel. Il ne faut pas attendre de Madame de Maintenon plus de tolérance à ce sujet que du plus rigoureux des confesseurs.
« Toutes ces écritures-là ne font qu’une grande perte de tems ; il y a tant de si bons livres et il vous en faut si peu ! Le Nouveau Testament, l’Imitation, Grenade, Rodriguez, St François de Salles, le livre de votre ordre, en voilà plus qu’il ne faut pour vous sanctifier. Le long-tems que vous êtes à l’église, joint aux charges de votre maison, ne vous laisse guerre de loisir et ce n’est pas un malheur : la lecture fait plus de mal que de bien aux filles. Celles qui sont simples se contentent des livres que j’ay marqués et encore y en a-t-il qui en sçavent faire un mauvais usage. Les autres font les beaux esprits et excitent la curiosité insatiable et encore une fois, je voudrois bien que vous profitassiez de nos fautes 13. »
12On notera la tolérance de la fondatrice de Saint-Cyr à l’égard de l’accès au Nouveau Testament, également admis dans la liste de livres recommandés par l’abbé de Rancé aux cisterciennes des Clairets, avec des considérations similaires à propos du danger d’égarement encouru par les religieuses mal conseillées quant aux choix de leurs lectures.
« Il ne faut pas s’imaginer que tout livre qui parle de Dieu soit utile à toutes sortes de personnes ; car souvent au lieu d’y trouver de l’édification, on en reçoit du dommage, soit qu’estant au-dessus de la portée, ils donnent de l’enflure et de l’élèvement, soit qu’ils excitent la curiosité par la qualité des matières, soit qu’ils dissipent l’esprit, soit qu’ils dessèchent le cœur. »
13Au contraire doit-on privilégier « celles qui parlent de la vérité de l’état, qui en apprennent les devoirs et qui expriment les maximes et les règles selon lesquelles on doit se conduire ». Et Rancé de proposer lui aussi la lecture de l’Imitation de Jésus Christ, des Père de l’Église — Basile, Jean Chrysostome, Grégoire, Augustin —, de saint Bernard, de Thérèse d’Avila, des pères de la Compagnie — Rodriguèz, Saint-Jure, du Pont, Haineuve, Nouet… —, des commentaires de la Règle, des vies de saints et l’incontournable Religieuse parfaite et imparfaite de la mère Agnès Arnaud. Si le Nouveau Testament « renferme toute la perfection évangélique », l’Ancien « ne convient pas à des religieuses, cette diversité de faits, d’événemens et d’histoires n’a point de rapport à la simplicité dont elles font profession. J’en excepte les Proverbes et les Pseaumes, que l’on ne sçauroit lire avec trop de soin et d’application 14 ».
14Quant aux lectures profanes, elles sont évidemment exclues. La supérieure veillera à extirper des cellules les objets susceptibles de rappeler l’existence d’un monde auquel chacune a renoncé.
« Si la fille Religieuse […] est sacrée à Dieu, que doit elle avoir de commun avec les livres mondains, qui sont fourez de mil et mil abstractions de l’âme ? […] C’est en ces cloistres où sont incogneus ces noms d’Amadis, Floride, Romande et semblables, tant s’en faut, qu’ils passent par les mains des Religieuses qui vivent en iceux. S’il y a des livres, ce sont traitéz et exercice dévots, qui ressentent leur piété à la première ouverture, dans lesquels chacun peut fouiller, comme estant des thrésors inespuisables, pour remplir de spirituelles denrées de son ame, qui est comme le magazin de Dieu 15. »
Des lectrices de choix
15Des religieuses exemplaires apparaissent en tant que lectrices dans les évocations de leurs biographes. Figures d’exception, certaines sont présentées comme familières de l’Écriture sainte et des Pères de l’Église.
« L’on peut dire qu’à l’exemple de S. Augustin, les divines Écritures faisoient ses plus chastes délices. Non seulement elle ne passa pas un seul jour sans lire ou méditer quelque chose de l’Ancien et du Nouveau Testament, mais elle s’en estoit encore rendu les expressions si familières et si propres qu’elle sembloit parler ce divin langage comme naturellement 16. »
16D’autres correspondent davantage aux recommandations habituelles par la modestie de leurs aspirations. L’histoire sainte est préférée aux textes bibliques et de pieuses anthologies aux textes intégraux.
« On peut encore juger de la qualité des Oraisons de nostre pieuse Abbesse, par celle de ses lectures. Ennemie de la curiosité, en garde contre les voyes extraordinaires, simple dans sa foy, elle laissoit aux parfaits les livres qui traitent de la vie contemplative (ce sont ses termes) et se renfermoit dans l’histoire de la Vie de Jésus-Christ et de ses saints. Ce qu’elle pouvoit recueillir des plus beaux passages de S. Augustin et de S. François de Sales faisoient ses délices les plus chères. Ces paroles de S. Thomas qui expriment si divinement la disposition d’un cœur dont tous les désirs se réunissent en Dieu : Non aliam rem Domine, nisi teipsum : Je ne veux que vous seul, ô mon Dieu ! Ces paroles, dis-je, entroient souvent dans son entretien ordinaire ; et afin de les avoir continuellement devant les yeux, elle les faisoit écrire dans tous les livres qui étoient à son usage particulier 17. »
17Confrontées à la direction de leurs semblables, les héroïnes de ces biographies spirituelles adoptent les principes édictés par les directeurs spirituels et surveillent étroitement les comportements de leurs filles.
« Elle ne croyoit rien plus dangereux pour des Religieuses que certaine curiosité qui porte à tout lire et à tout sçavoir ; un de ses soins estoit de précautionner les siennes contre ces sortes de tentations délicates, ne leur permettant que l’étude de la Règle et la lecture des livres qui traitent de la perfection religieuse ou de la morale Chrestienne 18. »
« Elle vouloit que toutes les lectures fussent de bons livres ; ceux de curiosité, de vanité, de matières profanes estoient bannis du Monastère. Elle condamnoit particulièrement les Romans, comme des corrupteurs de bonnes mœurs dont elle disoit que l’usage estoit dangereux, ou du moins inutile19. »
18En arrière-plan de ces personnalités avantagées par le discours hagiographique, des religieuses ont laissé trace de leur activité de lectrices dans les archives de leur communauté. Certaines allusions permettent de situer leur vécu, en écho ou en marge des textes normatifs ou des commentaires spirituels.
Le livre dans les couvents de femmes
19En ces temps de Réforme catholique, il est recommandé aux établissements religieux de ne recevoir au chœur que des personnes à même de pouvoir lire l’office 20. Les communautés se rangent assez scrupuleusement à ces exigences. La plupart des religieuses savent donc lire, à défaut de savoir toutes écrire.
20Il est cependant rare de rencontrer dans les établissements féminins considérés des bibliothèques particulièrement fournies. Les collections tiennent le plus souvent dans une seule armoire et nécessitent rarement l’attribution d’une pièce réservée à cet usage. Les livres sont toutefois indispensables, à commencer par ceux utilisés pour la liturgie — antiphonaires, lectionnaires, livres d’heures, processionnaux, bréviaires — et ceux liés aux fondements mêmes de la vie régulière — règle, coutumiers, martyrologe, nécrologe. Les bréviaires sont aussi utilisés en cellule, pour la récitation des petites heures ou pour une relecture occasionnelle. Chaque religieuse personnalise son exemplaire d’annotations en marge ou de cahiers ajoutés en fin de volume.
21En plus de ces livres à usage commun, les religieuses disposent souvent, à titre personnel, de quelques ouvrages destinés à nourrir les rares temps réservés à la méditation en solitude ou les moments libres grignotés sur l’horaire officiel. L’étude des inventaires de livres et le relevé des marques d’appartenance aident à percevoir les orientations de lecture de ces femmes, qui varient selon les contextes spirituels ambiants.
22Diverses questions se posent à propos de leur approche de la Bible21. Il est rare d’en voir figurer des exemplaires complets. Le plus souvent, et dans le meilleur des cas, les religieuses possèdent des recueils de psaumes, des extraits du Nouveau Testament, et plus encore, des Histoires saintes tirées des évangiles ou de l’Ancien Testament. Le texte biblique in extenso est rarement mis à leur disposition : il comprend trop de passages susceptibles d’égarer des lectrices peu averties et sa lecture exhale un trop grand parfum d’hérésie ! Une jeune lectrice, d’origine protestante, témoigne ainsi de sa conversion auprès d’une religieuse liégeoise qui l’accompagne spirituellement. Son horizon se limite désormais à celui de sa correspondante.
« J’entend […] que vous désirez sçavoir quels sont les livres que je lis et vous me dites que je ne dois plus lire la Bible de Calvin. Je le sçay, ma très chère, et je vous avoue ingénuement que je l’ay autant en horreur que je l’ay jamais eu en estime. Je lis à sa place le livre de Thomas a Kempis que vous m’avez recommandé et j’y trouve beaucoup de satisfaction. Je lis aussi fort souvent un livre plus gros que la Bible qui contient des sermons sur tous les dimanches et toutes les festes de l’année et qui est r’emplis de belles instructions et très dévotes prières avec des images en taille douce sur les principaux mystères. J’ay aussi chez moy plusieurs autres beaux livres catholiques dont je fais lecture et que je laissois inutile sans vouloir les regarder auparavant 22. »
23L’Imitation de Jésus-Christ représente à peu près partout le livre de référence, assorti d’autres textes issus d’écoles de spiritualité agréées par les autorités locales, avec des variantes selon les contextes : des livres composés par la Compagnie de Jésus, chez les unes, par des membres de l’Oratoire, chez d’autres… La production est abondante. Le choix est vaste en ce domaine. Il revient aux supérieures et aux confesseurs d’en superviser la liste, mais il n’est guère malaisé pour une religieuse de se procurer, via le parloir, l’un ou l’autre titre qu’elle affectionne davantage. Si d’aventure, elle se passionne pour un courant de pensée hétérodoxe, des livres prohibés pénètrent au couvent, via les réseaux clandestins. Le cas se produit notamment dans un contexte janséniste. Il arrive aussi qu’en plus des livres pieux, des romans ou recueils de poésie s’égarent dans les tiroirs… On en retrouve dans certaines collections issues de ces établissements, avec des marques d’appartenance de religieuses. Enfin, quelques livres de prestige ornent parfois les lieux de réception ; le décor des reliures importe alors davantage que la qualité du texte.
24Les livres sont donc présents au couvent, mais en quantité réduite. Leur acquisition ne grève guère les finances d’un couvent féminin. À l’exception des ouvrages utilisés pour la liturgie ou le gouvernement de la maison, ils sont souvent reçus ou obtenus par les religieuses à titre privé, plutôt qu’achetés pour le compte de la communauté. Les religieuses entretiennent avec l’objet lui-même un rapport très intime, l’utilisant parfois pour noter des réflexions personnelles ou garder mémoire d’événements familiaux. Il peut devenir cadeau ou legs, lorsqu’on s’en sépare pour l’offrir à une parente ou une amie ou qu’on le transmet à une héritière spirituelle.
25Des allusions à la lecture figurent parmi les traits retenus pour caractériser une religieuse dans son billet mortuaire. Chez les annonciades célestes de Liège, la biographe n’hésite pas à mentionner certaines audaces, manifestées dès l’enfance.
« Com[m]e dautre enfans, elle aimoit à jouer, mais elle avoit une inclination particulière pour la lecture et, lors quelle avoit de l’argent à sa disposition, c’estoit pour acheter des livres, préférablement à toute choses, bons et mauvais, mêmes des rom[an]s23. »
26La curiosité est toutefois perçue comme une menace pour l’équilibre de lectrices intempestives et la tranquillité d’une communauté, surtout quand l’amour de la lecture amène une converse à s’abstenir de son devoir d’état.
« […] ses parens luy avoient fait apprendre dès la jeunesse à lire et écrire ; mais cette science qui bien menagée auroit pu contribuer à son bonheur luy devint funeste et fut la cause de son désastre pour vouloir trop lire et pénétrer ses lectures au delà de sa sphère, son esprit succomba et elle devint une croix fort pesante à la communauté, qui se vid bientôt obligée de la mettre en un lieu séparé, puis de la r’enfermer entièrement 24. »
27La lectrice idéale est donc celle qui se conforme aux conseils de son directeur, puis partage avec ses sœurs le fruit de ses découvertes.
« […] M[onsieu]r n[ot]re confesseur, lequelle […] lui disoit de lire les œuvres de s[ain]t Francois de Salle et le tenir pour son 2ème directeur spirituelle, lectures quelle a seut si bien parcourir que, souvent, elle nous en faisoit parte dans ses amiable conférence de récréation com[m]une, de même des histoire auquels elle avoit grand goût à les lires ; aussy, par le moien de son confesseur M[onsieu]r Pollain, elle en at procurez divers livres qui en rapportent sur toutes événements 25. »
28Acte solitaire, la lecture spirituelle débouche alors sur une mise en commun où les moins chevronnées bénéficient des acquis des religieuses plus familiarisées avec la manipulation des textes écrits. Les récréations s’organisent alors autour d’un livre dont on discute le contenu.
29Au cœur des réseaux jansénistes, des religieuses manifestent un attrait prononcé pour des lectures plus ardues, qui témoigne d’une évidente curiosité théologique doublée d’une volonté d’affirmer des prises de position plus hardies sur le plan ecclésiologique. Dans ce contexte, éprouvant pour bien des communautés, la lecture représente un soutien moral indéniable.
« … La vie m’est tres ennuieuse et que je ne voit gueres de choses a present qui ne contribue a augmenter mes ennuis excepté quelques bons livres dont il a plu a la Bonté de Dieu ne me pas avoir oté l’attrait, votre R[évéren] ce m’avoit autrefois parlé de quelque traitté de monseigneur le cardinal de Berulle sur le mistere de l’incarnation, je n’en ait pu rien recouvrer mais bien les Meditations et quelques autres ouvrages du P. Bourgoin qui dit les avoir tiré des Memoires de M[onsei]g[neu]r de Berulles je pense que ces ouvrages a ce que j’ait pu voir ont eté fait pour les religieuses carmellites de Paris, quoi qu’il en soit nous avons sujet d’en rendre graces a Dieu, nos sœurs les lisent avec bien de l’édification26. »
De la lecture à l’écriture
30Il n’est guère prévu de temps pour écrire dans les textes normatifs, qui se contentent souvent de recommander aux supérieures la plus grande vigilance à l’égard des lettres échangées. Et cependant, même dans les communautés les moins portées aux activités intellectuelles, les religieuses ne se sont guère privées du plaisir de prendre la plume, quand bien même leur syntaxe et même leur graphie se révélaient maladroites. On a beaucoup écrit au couvent, pour administrer, gérer, se défendre, survivre… mais aussi pour raconter son histoire, transmettre la mémoire du groupe, exprimer ses espoirs et ses interrogations, traduire ses joies et ses peines…
31La lecture laisse peu de religieuses indifférentes. Elle suscite des réactions, des réponses personnelles. La retraite annuelle est un moment autorisé pour prendre la plume. Le fruit de certaines lectures est inséré dans les paroles d’engagement soumises ensuite à la relecture attentive du confesseur. Il leur arrive aussi de prendre la peine de travailler le texte, plume en main, pour en transmettre l’essentiel aux autres.
« La lecture des livres sacrés faisoit toutes ses délices. Avantagée des plus beaux dons naturelle, sa mémoire heureuse luy reproduisoit fidellement ce qu’elle luy avoit confiés, tant pour son instruction particulière que pour s’en servire à celle des autres… elle bénissoit Dieu avec le s[ain]t homme Job, dont elle avoit décrit les parties du livre qui luy convenoit le mieux en forme de sentences familières pour s’en servire dans tous ce qui luy arrivoit de fâcheux et de contraire à ses inclinations… 27 »
32Tout écrit n’est pas nécessairement destiné à être communiqué. La religieuse réserve à son usage privé certaines de ses réactions écrites à la lecture d’un passage stimulant. Les plats de couverture ou les marges deviennent alors le support privilégié d’une réponse immédiate et spontanée aux interpellations du texte.
« O doux Jésus, votre amour, je vous prie et non plus très doulce Vierge Marie, votre amour, je vous prie 28 ! »
« Après tous les plaisirs, il faut enfin mourir ! La mort viendra au moin qu’on y pense ! Vous êtes Marie mère de ma vie. Vive Jésus, le Roi des Rois qui a triomphé par sa croix ! O monde malheureux monde ! ceux qui te caresse ne te connoisse pas ! Pécheur fais pénitence. A ! toy, profite de ce tems favorable et crains qu’il ne t’échappe. Ais recours au miséricorde de ton Dieu qui ne veut ta mort mais ta conversion. Peste soit de l’amour, j’y renonce pour toujours. On y trouve que travaux et malheureux jour ! Il ny a rien de plus doux que Jésus se cher époux29. »
33Acte de renoncement, mesure de prudence ou de discrétion, la destruction probable de la plupart de ces écrits par les intéressées elles-mêmes ou leur entourage a privé la postérité de nombreux témoignages d’écriture féminine.
« Possédée d’un vray mépris d’elle même, elle n’estimoit rien faire de bon, ce pourquoy, un peu avant sa préçieuse morte, elle brûla plusieurs écrits des endroits des plus touchans de l’Ecritures, des pseaumes et des Pères… qu’elle avoit retirée avec soins pendant ses retraittes annuelles et en d’autres momens de loisirs, ouvrage qu’elle auroit dû transmettre à la postérité et qui se sentoit de son amour pour la s[ain]te pauvreté, car ce qu’elle a détruit, comme ce qu’elle a laissé de ses écrits, n’est que sur des thèmes d’écoliers ou sur du moindre papier cassé et tout rompus30. »
* * *
34De règles en coutumiers, en passant par les conseils de gens d’Église, les restrictions en matière de lecture semblent bien l’avoir emporté sur l’incitation. Le poids de ces mesures de précaution destinées à préserver les religieuses des dangers du monde et des conséquences de leur faiblesse constitutive se manifeste dans le nombre effectivement restreint de livres retrouvés dans les couvents considérés. Toutefois, et malgré ces contraintes, des religieuses ont réussi aussi à se créer des espaces de liberté intellectuelle ou spirituelle. La lecture de certaines œuvres n’a pas manqué d’éveiller en elles des émotions diverses. Les fragments subsistants méritent une étude plus approfondie que cette approche ne fait qu’évoquer succinctement.
Notes de bas de page
1 Il sera question ici d’exemples observés dans des communautés de cisterciennes et d’annonciades célestes liégeoises. Cf. Marie-Élisabeth Henneau, Les cisterciennes du pays mosan. Moniales et vie contemplative à l’époque moderne, Bruxelles-Rome, Brépols, 1990. Id., « Quand les Annonciades célestes de Liège recevaient Antoine Arnauld ou les préoccupations spirituelles de contemplatives à la fin du 17e s. », Mélanges offerts à R. Sauzet, Tours, 1995, p. 211-221. Id., « Entre stalle et prie-Dieu : la religieuse liégeoise en prière », Revue de l’histoire des religions, t. 217, 2000, p. 327-344.
2 Les Constitutions du Monastère de Port-Royal, Mons, 1665, p. 46.
3 Rituel françois pour les religieuses de l’Ordre de Cisteaux par Monseigneur le Révérendissime abbé général, Paris, Denis Mariette, 1715, p. 31.
4 Ibidem, p. 243.
5 Ibidem, p. 223.
6 Ibidem, p. 166.
7 Les Constitutions du Monastère de Port-Royal, Mons, 1665, p. 45.
8 Constitutions des révérendes mères du monastère de l’Annonciade de Gennes, fondées l’année de nostre salut 1604, Liège, Baudoin Bronckart, 1642, p. 34-35.
9 Rituel françois pour les religieuses de l’Ordre de Cisteaux …, Paris, 1715, p. 124. Cf. Les Constitutions du Monastère de Port-Royal, Mons, 1665, p. 45.
10 Bernardin de Paris, La religieuse dans son cloître où il est traité de l’antiquité de la closture, de sa dignité, de sa sainteté, quel en est l’esprit, avec lequel elle doit être gardée pour la rendre douce, sainte et méritoire et y commencer d’y vivre de la vie des Anges comme dans les Cieux, Paris, D. Thierry, 1678, p. 336.
11 Au 18e siècle, le Père Collet propose un plus large éventail de livres, pour satisfaire la diversité des goûts de ses lectrices, mais prend bien soin de préciser qu’il ne s’agit nullement pour elles de les parcourir tous. « On ne prétend point du tout obliger chacune d’elles à les lire tous les uns après les autres : la multitude des leçons charge l’esprit et ne l’instruit pas. ». Pierre Collet, Traité des devoirs de la vie religieuse, Lyon, t. I, 1765, p. 397.
12 R. de Biesse, La vie de Marie Alvequin, Paris, 1649, p. 119-120.
13 Lettre de Madame de Maintenon à l’abbesse Marie-Anne de la Viefsville, abbesse de Gomerfontaine, 20 décembre 1705, dans Madame de Maintenon, Lettres, Amsterdam, 156, t. II, p. 142.
14 Carte de visite faite à l’abbaye de Notre-Dame des Clairets par le Révérend Père Abbé de la Trappe le seizième février 1690, Paris, François Muguet, 1690.
15 Jacques Le Noir, Le plaisant verger d’amour, Liège, 1621, p. 108.
16 M. Félibien, La vie de Madame d’Humières, réformatrice de l’abbaye de Monchy, Paris, 1711, p. 49.
17 J. Guijon, Relation de la vie et de la mort de madame de Clermont, Abbesse de l’Abbaye Royale de Nostre-Dame de S. Paul près Beauvais, Ordre de S. Benoist, Paris, Jean Mariette, 1709, p. 93-94.
18 Dominique Bouhours, La vie de Madame de Bellefonds, supérieure et fondatrice du monastère des religieuses bénédictines de Nostre-Dame des Anges établi à Rouen, Paris, 1686, p. 89.
19 Chérubin de Marcigny, Le palais de la sagesse … vie de Madame sœur Françoise de Nerestang, première abbesse de l’abbaye royale de La Bénissons-Dieu, Lyon, 1656, p. 82.
20 Archives du Vatican, Archivio della Nunziatura di Colonia, 141.
21 Cf. Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture (1598-1715). Un débat d’idées de S. François de Sales à la Marquise de Lambert, Paris, Champion, 1993, p. 702 et ss.
22 Bibliothèque royale de Bruxelles, Manuscrit n° 19612, Chronique des annonciades célestes en Île [Liège], [18e s.], p. 230-231.
23 Bibliothèque de l’Université de Liège, mss n° 1168, Chronique du couvent des célestines d’Avroy, [m. 18e s.], p. 223.
24 Chronique des annonciades célestes en Île [Liège], [18e s.], p. 429.
25 Chronique du couvent des célestines d’Avroy, [m. 18e s.], p. 269-270.
26 Archives du Royaume à Utrecht, Port-Royal, 1055, n° 2793, Lettre de Marie-Thérèse Victoire Bouhon, supérieure des annonciades d’Avroy (Liège) à Pasquier Quesnel, [1714].
27 Chronique des annonciades célestes en Île [Liège], [18e s.], p. 319-320.
28 Bibliothèque de l’Université de Liège, cote Th 9858 d. Mention trouvée dans un exemplaire de Louis de Blois, Le cabinet de l’âme fidèle, [17e s.], fol. 172 v°, ayant appartenu à Jenne de Nesse, de l’abbaye cistercienne de Robermont.
29 Musée d’Art religieux et d’art mosan, Liège, [Bréviaire cistercien], [page de titre arrachée], provenant de l’abbaye cistercienne du Val Notre-Dame, [17e s.].
30 Chronique des annonciades célestes en Île [Liège], [18e s.], p. 275.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007