Éveil religieux, éveil poétique ?
p. 321-330
Texte intégral
1Tandis qu’en France, à côté de la poésie sacrée, faisant partie du culte chrétien, exista, dès le Moyen Âge, une poésie religieuse personnelle, l’Ancienne Russie ne connut la poésie religieuse que sous la forme canonique et invariable des chants liturgiques, des prières et des psaumes traduits en slavon. La Russie ne vit la naissance de la poésie religieuse personnelle que dans la deuxième moitié du xviie siècle, lors des contacts avec la littérature européenne. Laissant de côté « le vers liturgique » et transplantant sur le sol russe la versification propre à la poésie laïque polonaise, le moine Siméone Polotskï (1629-1680), appelé à la cour, donna en 1678 le premier recueil russe de poèmes, et en 1680 parut, pour la première fois en Russie, sa traduction rimée des psaumes de David. Les contacts de notre pays avec l’Europe se sont surtout accrus au xviiie siècle à la suite des réformes de Pierre Ier, lesquelles avaient pour but le rapprochement de la culture russe des modèles européens. La formation de la poésie personnelle en général était liée en Russie à la sécularisation de sa culture, ce qui constituait l’essentiel de la révolution de Pierre le Grand1, et aux changements imposés à la mentalité canonique de la nation. C’est ainsi que la poésie religieuse comme production individuelle apparut en Russie au sein de la littérature laïcisée. Un des partisans les plus zélés des réformes de Pierre Ier, l’archevêque de Novgorod Féofane Prokopovitch (1681-1736), fut un des premiers poètes russes, auteur en même temps de chansons lyriques et de poèmes d’inspiration religieuse.
2Dans la littérature européenne les psaumes de David servaient d’exemple d’un discours direct adressé à Dieu, et prouvaient la possibilité d’une expression poétique individuelle des vérités divines, l’existence de liens spontanés et organiques entre l’éveil religieux et l’éveil poétique. L’inspiration d’ordre religieux pouvait se manifester tant par une parole poétique plus ou moins « libre » que par un recours aux textes sacrés. Les offices, les prières canoniques et les traités théologiques devenaient matière de la poésie – ainsi Pierre Corneille traduisit en vers l'Imitation de Jésus Christet l’Office de la Sainte-Vierge, et Jean Racine les hymnes du bréviaire romain.
3Boileau, dans son Discours sur l’Ode, donne comme exemple de l’enthousiasme lyrique, nécessaire dans les odes, les psaumes de David, « s’il est permis, – ajoute-t-il, – de parler de ces saints cantiques à propos des choses si profanes »2. Les réticences de Boileau ne l’empêchent pas de voir dans le saint prophète biblique le modèle du poète profane. La tradition de s’approprier le rôle prophétique et des paroles « saintes » pour les transformer en œuvres littéraires fut à l’origine, en France notamment, d’une abondante production poétique religieuse, et tenait en grande partie à cette absence d’une stricte frontière spirituelle entre la parole canonique et la parole personnelle, qui permettait de mêler l’inspiration religieuse et l’inspiration poétique. Cette frontière était devenue encore plus floue avec la propagation du protestantisme, lorsque chaque fidèle acquit le droit d’être auteur des cantiques exécutés pendant l’office divin.
4« Rien ne pouvait être plus opposé à la poésie que cette philosophie à laquelle le xviiie siècle donna son nom. – écrivait Alexandre Pouchkine en traçant une brève histoire de la littérature française – Elle était dirigée contre la religion dominante, source éternelle de la poésie chez tous les peuples… »3. Cependant cette source ne tarit pas au xviiie siècle, et la philosophie rationaliste affirmait les poètes dans leur conception optimiste des pouvoirs et des droits de l’homme et de la valeur de ses œuvres. C’est la volonté de s’imposer comme interprète de hautes vérités, « la confiance accordée à la solidité et à l’efficacité de l’outil dont il [le poète] dispose, jointe à l’état d’euphorie intellectuelle »4 qui assurent à cette époque la possibilité d’un élan religieux. L’éveil des Muses, la hauteur de l’envol dépendaient d’un effort d’esprit qu’encourageait l’exemple des prophètes bibliques :
… autrefois d’un prophète fidèle
L’esprit, s’affranchissant de sa chaîne mortelle
Par un puissant effort,
S’élançait dans les airs comme un aigle intrépide,
Et jusque chez les dieux allait, d’un vol rapide,
Interroger le sort.5
5Les poètes comme Jean-Baptiste Rousseau et Lefranc de Pompignan « remplissent une fonction prophétique »6 puisqu’elle rehausse leur fonction poétique, tandis que Louis Racine est prêt à « renoncer […] au titre de poète, et se contenter du rang de versificateur »7 en abordant les mystères de la religion : pour lui l’inspiration religieuse ne peut se manifester d’une manière authentique sans une certaine réserve poétique. « L’humilité de ce lyrisme »8 le transforme souvent en discours prosaïque. En même temps « la hardiesse de l’entreprise »9 qui caractérise les poèmes de L. Racine La Grâce (1722) et La Religion (1748) vient de cette attribution à la poésie d’une mission exceptionnelle, de cette absence de doutes d’ordre poétique qui sont propres à son époque. Cette tendance aboutit à ce que l’expession littéraire prend définitivement la place de la pratique religieuse, comme c’est le cas chez Voltaire10. Pour André Chénier la poésie, dont il fait « un sacerdoce », devient « l’unique religion »11.
6Si vers la fin du siècle Louis-Claude de Saint-Martin « martèle la solidarité entre l’efficacité du langage et la conscience religieuse »12, c’est parce que, comme il affirme, « le droit des poètes (comme dans la Bible) marche d’un pas égal à celui des prophètes »13. Et il souhaite « créer lui-même ses psaumes, et non pas se contenter d’en lire »14.
7Les poètes russes du xviiie siècle tentèrent d’adopter cette position « hardie » face au sacré. Mikhaïl Lomonossov (1711-1765) et Alexandre Soumarokov (1717-1777) publient des odes spirituelles et des paraphrases lyriques des psaumes. Gavrila Derjavine (1743-1816) écrit l’ode Dieu (1784), dans laquelle il s’adresse au Créateur comme ayant force et pouvoir de le faire. Dans cette œuvre l’existence de Dieu a comme une de ses preuves l’existence du « moi » : « Je suis, donc, sûrement, tu es aussi ! »15, et ce « moi » est « merveilleux » :
Par mon corps je suis poussière,
Par mon esprit je commande aux tonnerres,
Je suis roi – je suis esclave – je suis ver – je suis Dieu !16
8Dans l’œuvre de Derjavine, comme c’est aussi le cas d’autres poètes russes du xviiie siècle, l’influence des différentes formes de la religiosité occidentale, y compris le piétisme allemand, le déisme voltairien et le mysticisme de Saint-Martin, était liée à l’affranchissment du canon littéraire traditionnel et à la formation d’un discours religieux personnel. C’est la possibilité de prendre la parole, une sorte de vertige poétique qui provoquent un élan spirituel dans l’œuvre des poètes russes du xviiie siècle.
9Au début du xixe siècle, à l’époque qui est considérée comme celle de l’éveil religieux, la poésie française a l’air plutôt languissant. Si pour Jacques Delille « l’heure est au lyrisme expiatoire qui remplit la fonction d’une catharsis »17, son Dithyrambe sur l’immortalité de l’âme, publié en 1802, se rattache à la tradition du xviiie siècle par son allure prophétique et triomphante. Cette langue ne paraît pas véhiculer beaucoup d’échos des ruines du monde. L’éveil de la foi trouve une expression plus adéquate dans la prose, tandis que la poésie cherche les moyens d’intérioriser le sentiment religieux grâce notamment au « discours mélancolique », présent dans l’œuvre de Millevoye ou de Legouvé, tendance qui remonte à l’Ode imitée de plusieurs psaumes (1780) de Gilbert. La plus haute « note » religieuse que prend Millevoye est une humble prière, composée peu de temps avant sa mort :
Vous qui priez, priez pour moi !
(Priez pour moi, 1816)18
10Les hésitations de la poésie religieuse en France au début du xixe siècle aboutirent à l’affermissement de la conception du poète-créateur, qui avait dès lors non seulement le droit de tenir un discours personnel à Dieu, mais était divinisé lui-même par le « sacre de l’écrivain ». Dans les Méditations poétiques (1820) Lamartine fait de l’homme l’égal de Dieu, affirmant dans la préface tardive à son premier recueil : « L’homme est dieu par la pensée »19. Il essaie de reprendre la tradition de la poésie philosophique et religieuse du siècle précédent : « L’hymne de la raison s’élança de ma lyre » (L’Homme)20. Mais la raison chancelle, « en ténèbres abonde » (La Providence à l’homme)21, la détresse règne au cœur (« Mais ton cœur endurci doute et murmure encore… », La Providence à l’homme22), et la foi n’est qu’un « doux souvenir » (La Foi)23 ; « […] il faut que j’espère », – se persuade le poète dans L’Immortalité24, mais l’hymne de l’espérance se transforme en hymne de désespoir :
Ô néant ! ô seul Dieu que je puisse comprendre !
(La Foi)25
11« Pascal dans sa nuit avait rencontré Dieu. Cette grâce a été refusée à Lamartine »26. La poésie de Lamartine progresse par des doutes. Ce qui provoque le torrent poétique des Méditations, c’est une soif inassouvie de l’absolu qui n’est autre chose que le désir de créer sa propre religion et de s’imposer comme son prophète.
12En Russie le début du xixe siècle est marqué par une intense quête spirituelle. Les courants maçonniques, le piétisme allemand, une influence considérable du catholicisme propagé par des émigrés français et une tendance prononcée à la fusion des différentes confessions caractérisent la vie spirituelle russe de cette époque27. En même temps la poésie religieuse acquiert un caractère plutôt marginal. Le maçon et mystique connu Alexandre Labzine (1766-1825), en publiant en 1804 sa traduction du Dithyrambe sur l’immortalité de l’âme de Delille, laisse à peu près de côté sa valeur poétique pour ne s’occuper, comme il souligne lui-même dans sa préface, que de son contenu moral28. Dans la revue Sionskï vestnik (Messager de Sion) éditée par Labzine, la poésie est en principe bannie, et s’il en publie parfois quelques échantillons « naïfs » que lui envoient ses lecteurs, ce n’est que comme illustration de la foi dont l’expression maladroite atteste la sincérité.
13Les Odes sacrées de Feodor Glinka (1786-1880), publiées en 1826 mais qu’il a commencé à écrire en pleine époque mystique, à partir de 1815 (l’année où fut conclu le traité de la Sainte-Alliance, lorsque l’atmosphère religieuse en Russie est devenue intense), restent une exception dans la littérature russe de cette époque. Les poèmes de Glinka qui présentent des imitations des psaumes de David et des hymnes spirituels s’appuient sur la tradition de la poésie religieuse du xviiie siècle, et sont nourris de la littérature mystique européenne. Les visions grandioses, les élans nostalgiques vers l’au-delà occupent une grande place dans les hymnes et provoquent une sorte de secousse à l’intérieur du discours poétique qui n’est pas sans conséquence pour la qualité de ces œuvres : l’élan religieux l’emporte sur la poésie qui est mise souvent en lambeaux, notamment par une suite continuelle d’exclamations surchauffées. Dans ses paraphrases des psaumes Glinka est plus mesuré et tâche de maintenir la prédominance du texte canonique, ce qui est souligné aussi au niveau polygraphique : chaque imitation porte en épigraphe des vers initiaux de tel ou tel psaume, imprimés en caractères slavons.
14L’attrait de la religiosité occidentale au début du xixe siècle en Russie s’accompagnait d’un éveil progressif de la conscience nationale et de la valorisation des anciennes traditions culturelles. La poésie religieuse personnelle subit une certaine réduction, par rapport au siècle précédent, surtout dans l’œuvre des poètes russes du premier rang. Vassilï Joukovskï (1783-1852) dans la première moitié de sa carrière s’inspire beaucoup du mysticisme européen, sans avoir, comme il le confesse lui-même dans son journal intime de 1805, une foi ferme « dans la vérité de la religion ». « Cette foi, je ne l’ai pas encore et n’ai pas pu l’avoir », – écrit-il dans son journal29, et en 1806, il constate dans sa lettre à un de ses amis : « Je ne trouve pas en moi ce sentiment fort, intime, ineffaçable qui doit servir de base ferme à la religion »30. Une série d’épreuves morales amène après 1815 un affermissement de Joukovskï dans la foi traditionnelle russe. En même temps la source purement lyrique de sa poésie commence à tarir. Dans le poème L’Indicible(1818) il insiste sur l’impossibilité d’exprimer le sacré :
Ce sentiment du sacré qui nous vient d’en haut,
Cette présence du Créateur dans la créature, –
Quelle langue peut les exprimer ? – L’âme prend l’envol,
Tout l’infini se contient dans un soupir
Et seulement le silence parle clair.31
15L’élan spirituel s’achève donc par « un soupir » et « le silence ». Pourtant il ne s’agit pas, dans le cas de Joukovskï, d’un mutisme absolu, mais de la poésie qui sait bien délimiter le champ du sacré. Dans les œuvres plus tardives de ce poète le discours religieux prend l’allure d’une parole impersonnelle, indirecte et se présente sous forme de ballades, de cantates (Mort de Jésus, 1818, Stabat mater, 1838) ou de contes épiques reprenant la tradition de la littérature de l’Ancienne Russie (Conte du Beau Joseph, 1845). « La présence du Dieu invisible », conclut le poète dans son conte Le Tulipier (1845), fait « se taire »32 tout le monde. Dans son article Du poète et de son rôle actuel (1848), écrit sous forme de lettre à Nikolaï Gogol, qui avait renoncé à l’activité littéraire par suite d’un intense éveil religieux, Joukovskï résume ainsi sa position face à la poésie et le sacré : « Est-ce que le poète doit se borner à composer des hymnes à Dieu et considérer toute autre œuvre poétique comme péché contre la divinité et l’humanité ? La réponse est simple : ne prononce pas le nom de Dieu, mais connais-le, confie-toi à lui, va vers lui, conduis d’autres vers lui… »33. La poésie doit « comme une hirondelle » « voler entre le ciel et la terre »34. Joukovskï est conscient de ce que la poésie ne franchit pas « les portes mystiques » (il s’agit des portes qui en Russie séparent l’autel du reste de l’église) et ne peut que s’approcher du sacré « avec espoir et foi »35 (ces mots précèdent la communion des fidèles).
16Un autre célèbre prédécesseur de Pouchkine, le poète Konstantine Batiuchkov (1787-1855) qui débuta comme admirateur de la poésie fugitive française, « le Parny russe », subit après la guerre de 1812 une profonde crise spirituelle. Dans son article De la morale, basée sur la philosophie et la religion (1815), il proclame la prédominance de la religion révélée sur tous les systèmes philosophiques. Mais dans son œuvre cet éveil religieux se manifeste d’une manière très discrète. Seulement dans les deux poèmes écrits en 1815, il parle de sa foi. Dans le poème de trente vers L’espoir, il chante « la confiance en [son] Créateur »36 et exprime le désir de se débarrasser de son vêtement terrestre – c’est une sorte de psaume en miniature. L’autre poème, A un ami, plus long – il contient dix-huit strophes de quatre vers chacune - présente une plainte mélancolique sur la vanité des choses terrestres, pleine de réminiscences antiques. Seulement les deux dernières strophes ont une couleur spécifiquement religieuse : après la constatation que « son esprit succombait sous le poids de doutes », que « son génie a éteint sa lampe » et que « les Muses radieuses se sont enfuies », le poète conclut :
La foi versa une huile salutaire
Dans la lampe pure de la foi.
Ma voie vers le cercueil est éclairée comme par un soleil,
Et, secouant la poussière de mon vêtement de pèlerin,
Je m’envole en idée dans un monde meilleur.37
17Cet envol ne fit pas rentrer les Muses, au contraire. En 1821 Batiuchkov détruit les œuvres qu’il a écrites lors de son séjour en Italie (en 1819-1821) et s’enveloppe dans un mutisme complet. En 1823 il plonge dans la folie et vit encore plus de trente ans au nord de la Russie dans une solitude complète.
18Quant à Pouchkine (1799-1837), quelques mois avant sa mort, en 1836, il écrit un cycle de courts poèmes (dit de Kamennyï ostrov, d’après le nom du lieu aux environs de Pétersbourg où ces poèmes furent composés) à tendance religieuse prononcée. L’un de ces poèmes est caractérisé par « un laconisme vertigineux » (selon l’expression d’Anna Akhmatova) et se présente d’autant plus concentré que son contenu est dramatique :
C’est en vain que je cours vers les hauteurs de Sion,
Le péché avide me suit pas à pas…
Ainsi, enfonçant les narines poussiéreuses dans le sable aride,
Un lion affamé suit les pas odorants d’un cerf.38
19L’élan vers le sacré que les poètes du xviiie siècle prenaient sans hésiter, se confiant au pouvoir de la poésie, est freiné ici par la conscience de l’impossibilité d’atteindre les sommets saints, ce qui en quelque sorte coupe le souffle et a comme conséquence d’ordre poétique l’élargissement jusqu’au maximum de la zone du silence.
20Le poème du même cycle, Les pères du désert et les femmes saintes…, peut être considéré comme le retour à la mentalité canonique traditionnelle : après avoir dit, au début, qu’il n y a pas de prière qui le touche autant que celle qui est lue par le prêtre aux jours du Carême, l’auteur s’efface pour donner une interprétation rimée très proche de cette prière du saint Ephrem de Syrie. Pouchkine ne s’éloigne de l’original qu’une seule fois. Si saint Ephrem énumère simplement les péchés dans lesquels il prie Dieu de ne pas le laisser tomber – le désœuvrement, l’ennui, l’ambition et les propos futiles – Pouchkine met en relief le péché de l’ambition, en ajoutant : « l’ambition, ce serpent caché »39. Il reprend la formule d’André Chénier qui dit dans la strophe XV de l’ode Le Jeu de Paume : « Tout mortel dans son cœur cache, même à ses yeux,/L’ambition, serpent insidieux »40. La traduction exacte des mots « l’ambition, serpent insidieux » se trouve dans le brouillon de Pouchkine41, qui a ensuite modifié cette formule, s’appuyant sur le texte de Chénier. Ainsi Pouchkine met en évidence le danger qui guette les poètes : la tentation d’« être comme dieu » à laquelle ont succombé les premiers mortels. Le poème de Pouchkine suggère que seules la manière la plus silencieuse, l’humilité devant le sacré conviennent à l’expression du sentiment religieux.
21« On n’attend pas de l’art qu’il dogmatise ni qu’il catéchise, mais qu’il invente figures et incantations où se reflète l’alternative pérenne de l’âme engagée à opter entre immanence et transcendance », – remarque Édouard Guitton42. Dans la poésie française la tradition du discours religieux per reflète le caractère actif, dynamique du christianisme occidental, un vrai « engagement » de l’âme. Les méditations de Charles Péguy sur les mystères de la foi et les concepts théologiques, son procédé de faire parler Jésus et la Vierge, la conception de la poésie comme imitation de la Création et comme révélation tout court, propre à Paul Claudel, les élans religieux de Pierre-Jean Jouve, de Pierre Emmanuel, de Patrice de La Tour du Pin font ériger des constructions verbales proches des cathédrales gothiques qui percent audacieusement le ciel, et à l’intérieur desquelles l’autel se dresse sans aucun voile. Dans l’église russe les portes dites saintes ne s’ouvrent pour faire voir l’autel qu’aux moments les plus solennels de l’office divin. La poésie russe paraît entendre les paroles d’un des chants de la Semaine Sainte : « Que toute chair se taise… ». Lors du renouveau religieux en Russie au début du xxe siècle, c’est le poète le plus « taciturne », Anna Akhmatova, qui incarne le discours religieux russe. Dans ses poèmes, brefs comme un soupir (la plupart contient huit ou douze vers), ce ne sont que quelques traits délicats, intégrés dans la mise en scène du quotidien, qui évoquent la présence du sacré (« …et moi, insomniaque,/J’ai dormi comme celle qui a communié », Le 8 novembre 191343). C’est « prosterné » devant Dieu, « les cils baissés », que le poète attend l’approche du « feu céleste »44. Et c’est « son mutisme merveilleux »45 qui est le gage du contact avec le sacré.
Notes de bas de page
1 Voir : Gueorguï Florovskï, Pouti rousskogo bogoslovïa (Voies de la théologie russe), Paris, Ymca-press, 1983, p. 82.
2 Boileau, Œuvres, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, t. II, p. 119.
3 « De la misère de la littérature russe » (1834) dans Alexandre Pouchkine, Œuvres complètes en dix volumes, Moscou, izdat. ANSSSR, 1958, t. 7, p. 312.
4 Édouard Guitton, Jacques Delille (1738-1813) et le poème de la nature en France de 1750 à 1820, Lille, Université de Lille III, 1976, p. 81.
5 Jean-Baptiste Rousseau. « Odes sacrées », Livre III, ode I (À Monsieur le comte de Luc), Poëtes français, ou collection des poëtes du premier ordre, Paris, Dabo, 1821, p. 136.
6 Sylvain Menant, La Chute d’Icare. La crise de la poésie française. 1700-1750, Genève, Droz, 1981, p. 332.
7 Louis Racine, « Préface » dans Louis Racine, La Religion, poème suivi du poème De La Grâce, Paris, Charles Froment, 1826, p. 14.
8 Édouard Guitton, Jacques Delille (1738-1813) et le poème de la nature en France de 1750 à 1820, op. cit., p. 86.
9 Préface de Louis Racine à son poème La Grâce, cité dans : Édouard Guitton, « Un poème hardi et singulier : La Grâce de Louis Racine », La Régence, Paris, Colin, 1970, p. 165.
10 Voir : René Pomeau, La Religion de Voltaire, Paris, Nizet, 1956, p. 460.
11 Édouard Guitton, Jacques Delille et le poème de la nature en France, op. cit., p. 418, 419.
12 Michel Delon, « Préface » dans Anthologie de la poésie française du xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1997, p. 30.
13 Cité dans : Auguste Viatte, Les Sources occultes du romantisme. Illuminisme – Théosophie. 1770-1820, Paris, Champion, 1979, t. I, p. 195.
14 Ibid., p. 288.
15 G. R. Derjavine, Stikhotvorenïa (Poèmes), Leningrad, Sovetskï pissatel, 1957, p. 115.
16 Ibid., p. 116. Ici et plus loin c’est moi qui traduis.
17 Édouard Guitton, « Jacques Delille et la Terreur : du silence au lyrisme expiatoire » dans Les poètes sous la Terreur : de l’événement au mythe, Textes réunis par Édouard Guitton, Cahiers Roucher-André Chénier, N 15, 1995, p. 171.
18 Œuvres de Millevoye, édition publiée par P.-L. Jacob, Paris, A. Quantin, 1880, p. 253.
19 Lamartine, « Première préface des Méditations poétiques » (1849) dans Œuvres complètes, Paris, chez l’auteur, 1855, t. 1, p. 7.
20 Lamartine, Méditations. Introduction, note bibliographique, chronologie, relevé de variantes et notes par Fernand Letessier, Paris, Garnier, 1968, p. 9.
21 Ibid., p. 6.
22 Ibid., p. 31.
23 Ibid., p. 76.
24 Ibid., p. 19.
25 Ibid., p. 73.
26 Édouard Guitton, « De Delille à Lamartine : périphrase, métaphore, mythe » dans Lamartine : Le livre du Centenaire, Études receuillies et présentées par Paul Viallanex, Paris, Flammarion, 1971, p. 357.
27 Voir : Gueorguï Florovskï, op. cit., p. 128 et passim.
28 « J’ai traduit ce dithyrambe non pas à cause de ses vers, mais à cause de son contenu… » – Alexandre Labzine, Difirambe na bessmertié douchi (Dithyrambe sur l’immortalité de l’âme), Saint-Pétersbourg, tip. gos. meditsinskoï kolleguï, 1804, p. IV.
29 V. A. Joukovskï, Polnoïé sobranïé sotchinenï v trekh tomakh (Œuvres complètes en trois volumes), Petrograd, lit. -izdat. otdel kommiss. nar. prosvechtch., 1918, t. 3, p. 549-550.
30 Ibid., p. 510.
31 Ibid., t. 1, p. 236.
32 Ibid., p. 430.
33 Ibid., t. 3, p. 230.
34 Idem.
35 « Sur le décès de Sa Majesté la Reine de Wurtemberg » (1819) dans Vassilï Joukovskï, op. cit., t. 1, p. 244.
36 Konstantine Batiuchkov, Opyty v stikhakh i prosé (Essais en vers et en prose), Moscou, Naouka, 1977, p. 201.
37 Konstantine Batiuchkov, op. cit., p. 252.
38 A. S. Pouchkine, op. cit., t. 3, p. 368. A. Akhmatova a rapproché les deux derniers vers de ce quatrain d’un fragment du poème d’André Chénier Hermès (publié d’ailleurs seulement en 1839, après la mort de Pouchkine) :
Ainsi […]
[…] une meute pressante,
Aux vestiges connus dans les zéphyrs errants,
D’un agile chevreuil suit les pas odorants.
Voir : Anna Akhmatova, O Pouchkiné. Stat’i i zametki (Articles et notes sur Pouchkine), Moscou, Kniga, 1989, p. 242.
39 A. S. Pouchkine, op. cit., t. 3, p. 370.
40 André Chénier, Œuvres complètes, édition établie et commentée par Gérard Walter, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 174.
41 A. S. Pouchkine, Œuvres complètes, Moscou-Leningrad, izdat. ANSSSR, 1937-1949, t. III, p. 1033.
42 Édouard Guitton, « Ce n’est pas ma faute ! » dans La culpabilité dans la littérature française, Travaux de littérature, publiés par l’ADIREL, N° VIII, Paris, Klincksieck, 1995, p. 23.
43 Anna Akhmatova, Stikhotvorenïa i poemy (Poèmes), Leningrad, Sovetskï pisatel, 1976, p. 72.
44 « J’ai tant prié : « Étanche ma soif… », ibid., p. 90 (poème de 1913).
45 Idem.
Auteur
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