Élie Fréron, promoteur du roman anti-philosophique
p. 87-96
Texte intégral
1Une lecture cursive de la partie de L’Année littéraireconsacrée aux romans procure au lecteur bénévole la très nette impression que la critique de Fréron, loin de s’enfermer dans un dogmatisme étriqué ou un sectarisme morose, a connu une évolution marquée de coups de cœur et de condamnations sans réplique. Critique entier, Fréron est aussi un homme à l’écoute de son temps, attentif à l’émergence des talents et des genres nouveaux ; il est également soucieux de remplir sa mission de critique qui est d’encourager ces derniers, voire de les susciter, et d’y amener le public, dans un double souci de mise à jour des textes et d’éducation du lecteur. Le critique est un promoteur : il amène le texte vers le public et le public vers le texte.
2L’évolution de Fréron au cours de la période, confirmée par les travaux des spécialistes1, fait apparaître une constance des choix critiques et une sensibilité aux mouvements de l’époque. C’est dans cet espace, entre la conviction du choix critique et l’adaptation au goût du temps, qu’il faut situer le roman anti-philosophique, le roman selon Fréron.
3Pour comprendre le rôle de Fréron dans l’émergence de ce genre nouveau, il importe de tenir les deux bouts de la chaîne : la conception du roman selon Fréron telle qu’elle émerge de la critique des romans eux-mêmes d’une part ; l’engagement du journaliste dans les luttes de son temps d’autre part. Mais chez un critique si sensible aux changements de l’opinion, et doué d’une longévité littéraire si peu commune, il faut faire sa part à l’évolution de la position critique. On considérera donc successivement la critique du roman et l’engagement polémique, Fréron critique et Fréron polémiste. C’est bien du croisement entre une expérience critique et un combat personnel qu’est née la promotion du roman anti-philosophique.
Fréron critique du roman
4Il convient d’abord de définir les critères d’évaluation de Fréron critique du roman. Ces critères sont restés constants tout en connaissant un infléchissement dans la place qui est faite à chacun d’eux.
5Quelle est la conception fréronienne du roman ? C’est la conception classique de tout homme de lettres. Le roman est réputé pernicieux en principe, et sans mérite littéraire2. Genre inférieur à la poésie et au théâtre, il n’est qu’une « lecture amusante ». Mais c’est précisément parce qu’il est un genre léger que le roman requiert l’intervention du critique : celui-ci doit orienter le lecteur vers les productions les plus réussies. Cela suppose une sélection préalable et une mise en valeur des qualités ou des défauts du roman choisi. Le lecteur doit savoir ce qu’il peut lire, mais aussi comprendre ce qu’il doit admirer dans ce qu’il lit. La critique est aussi une éducation du goût.
6Ainsi Fréron condamne le roman par principe, mais il lui reconnaît dans les faits une utilité morale. C’est un substitut imparfait – et facile – d’une morale dont l’enseignement doit revêtir une apparence séduisante, sous des déguisements toujours nouveaux3. L’utile dulci demeure donc l’unique justification du genre romanesque.
7Un bon roman pour Fréron est un roman qui comporte une leçon morale, ou c’est – si on le prend dans l’autre sens – une morale mise en action. Il mettra en scène des personnages qui seront des modèles de conduite, montrant de nobles sentiments, et livrera à la méditation du lecteur une critique des usages vicieux ou ridicules de la société et des réflexions morales. Clarisse et Grandisson sont donnés à l’apprenti romancier comme des modèles à imiter : la peinture du cœur humain y est nuancée, et l’histoire suit une progression naturelle4.
8Les notices consacrées aux romans, après la nécessaire introduction et le résumé de l’histoire, souvent agrémenté de citations abondantes, font successivement apparaître trois rubriques qui forment la grille de lecture à travers laquelle est jugé le roman. Ces rubriques sont l’histoire, la moralité et le style, autrement dit les dimensions dramatique, philosophique et esthétique.
9L’histoire est jugée par le prisme du modèle dramatique. L’enchaînement des épisodes, l’originalité de l’invention, la vraisemblance, la simplicité de l’intrigue, la surprise du dénouement sont des qualités fréquemment mises en avant. De formation et de goût classiques, Fréron penche naturellement pour une esthétique du dépouillement ; aussi condamne-t-il les histoires trop chargées5.
10Fréron reproche aux romanciers de se plagier les uns les autres. Il en résulte une uniformité dont il se plaint souvent : « Quiconque en a lu une douzaine, peut se flatter d’avoir lu tous ceux qu’on a faits, qu’on fait et même qu’on fera » (AL 1770, II). Les romans de Richardson, puis celui de Rousseau donnent naissance à quantité d’imitations6.
11Le lien est étroit entre invention et moralité. Une histoire peu vraisemblable, des personnages hors de la nature ne sauraient avoir de réelle efficacité morale. Tout ce qui sort de la nature ne peut y conduire. Le critique condamne donc les romans dont l’imagination s’avère quelque peu délirante. À propos des Vicissitudes de la fortune ou Cours de morale mise en action pour servir à l’histoire de l’humanité, Fréron écrit : « La plupart des héros, enfants de l’imagination de nos romanciers, sont au-dessus de l’humanité ou au-dessous de la raison ; il y en a peu qui ayent un but moral » (AL 1769).
12La moralité est le critère dominant du roman ; c’est celui sur lequel le critique revient le plus fréquemment. À propos de L’Amour éprouvé par la mort ou Lettres de deux amants de vieille roche, il écrit en guise de conclusion : « Ces lettres ont le mérite du sentiment, de la vérité. Les dernières surtout sont pleines de chaleur. Elles ont un autre mérite ; c’est que le but en est moral ; elles prouvent dans quels égarements les passions nous entraînent, et quelles en sont les suites funestes » (AL 1763).
13Des scènes un peu lestes, une peinture des passions trop vive menacent la portée morale du roman7. Toutefois, on se gardera d’un excès de pruderie : le roman n’est pas une histoire édifiante. Aussi, quand Fréron soutient Collet dans sa condamnation du roman, il désapprouve en même temps l’idée d’y substituer des histoires édifiantes : « (…) je ne voudrais pas cependant qu’on leur substituât les histoires de ce recueil8 ; elles sont édifiantes ; mais elles feraient grand tort au goût de ceux que l’on voudrait instruire. Il y en a même quelques-unes qui peuvent échauffer l’imagination d’une jeune personne qui est encore au couvent, lui donner de l’éloignement pour le monde qu’elle ne connaît point, la précipiter indiscrètement dans le cloître, où elle se repentirait peut-être dans la suite d’être entrée » (AL 1767). Les « livres mystiques », comme Fréron les appelle, par la peinture du mal dont ils veulent détourner le lecteur, s’avèrent parfois aussi dangereux que les romans. En définitive, tout l’art est de « montrer le danger sans le faire aimer9 ».
14Genre léger, le roman doit le rester, et ne pas verser dans un moralisme desséchant. Toute son efficacité tient en effet dans son ambiguïté : il faut donner au lecteur ce qu’il attend, un agréable divertissement, mais un divertissement qui fasse passer un enseignement moral. L’utile, fonction essentielle du roman, ne doit pas faire oublier que c’est du dulce qu’il tire son efficacité.
15Le style, dernier critère d’appréciation, comprend la qualité de la langue et la justesse des images et des expressions. C’est le rôle du critique que de veiller au respect du bon usage, selon sa double mission de garant de l’intégrité de la langue française et d’éducation du public.
16Cependant l’insuffisante tenue d’un style ne saurait justifier à elle seule le rejet d’un ouvrage. Il faut distinguer le fond de la forme. Le Chrétien par le sentiment du Père Fidèle – qui, comme le note Fréron, vise à rendre la religion fidèle à l’esprit et au cœur – comporte des bizarreries de style dont s’étonne le critique. Il termine cependant son article en absolvant l’auteur de sa négligence. « Les matières dont il (le Père Fidèle) traite sont respectables ; tout y est édifiant. » (AL 1767, I)
17Le style épistolaire, condamné par Fréron jusqu’à la parution de La Nouvelle Héloïse, qui lui en a révélé tous les atouts, semble ici particulièrement indiqué pour conserver à chaque personnage « sa manière de penser et de s’exprimer ». Il est un compromis entre le dialogue philosophique, trop abstrait et érudit, et la narration pure, qui ne permet pas la confrontation des points de vue. Ce choix s’accommode également de personnages aux caractères peu marqués ; il masque les insuffisances de l’invention, et expose sous une forme attrayante des difficultés philosophiques à des jeunes gens peu versés dans ces matières.
18Ces trois critères d’appréciation ne peuvent qu’artificiellement être considérés séparément : ils entrent en combinaison et produisent un jugement global sur le roman. Or la combinaison de ces critères a évolué au cours de la période : constante, leur présence à chacun d’eux a pourtant connu une place plus ou moins grande dans les notices. C’est à l’évolution de cet équilibre qu’on peut repérer les changements dans la conception fréronienne du roman, et particulièrement du roman moral.
19À partir de 1770, Fréron fait une place plus marquée à la fonction morale, les autres critères étant relégués au second plan. Il considère qu’il faut « dépouiller ce genre (le roman) de la frivolité dont on l’accuse » (1772, tome III). Ce vocable hante Fréron : genre frivole, le roman ne saurait rivaliser avec l’histoire, genre sérieux par excellence ; c’est en prétendant à une finalité morale que la fiction pourra espérer s’affranchir de ce préjugé qui pèse sur elle. Cependant l’utilité morale ne dépend pas seulement de l’intention d’édification de l’auteur ; elle dépend aussi de la force du style, des images, de l’invention10. À partir de 1772, si les notices sont plus rares, elles sont aussi plus étendues et plus élogieuses. Fréron prend le parti de ne souligner dans des œuvres au demeurant très imparfaites que les points avantageux. Pour cela il masque les insuffisances des romans dont il entend assurer la promotion. La grille d’évaluation reste efficace, mais masquée sous un parti pris de polémique.
Fréron polémiste
20L’opposition de Fréron avec les philosophes le porte dans un premier temps vers des genres proprement satiriques, comme l’épigramme, l’épître, la comédie. C’est ainsi que dans les années 1757-1760, il encourage la peinture des ridicules de la « secte philosophique », selon l’expression consacrée, dans le cadre de genres traditionnellement voués à cet effet, tout en marquant cependant de la répugnance à impliquer des personnalités11. Le retour à la satire à partir de 1770 se distingue cependant de la première période, d’abord par le ton, sensiblement plus modéré, puis par le choix du genre, la prose romanesque12.
21Fréron met en cause l’apologétique traditionnelle : son efficacité est douteuse car elle s’adresse à un public d’initiés. Ces textes ne touchent pas ceux qui sont susceptibles d’être intéressés, le grand public, dénué de culture théologique, peu au fait des débats religieux.
22Comment combattre les philosophes ? Non en parlant le langage de la théologie, qui restera toujours froid et pesant comparé à la vivacité du trait satirique13, mais en parlant le langage du sentiment. Pour convaincre autrui il faut être soimême pénétré de l’intime conviction de ce qu’on veut montrer, et manifester cette conviction dans un langage éloquent. Sur les pas de Rousseau et de Baculard, Fréron s’engage dans la voie d’un genre qui réalise l’alliance du didactique et du romanesque14. Ainsi le combat anti-philosophique se déplace du terrain de la réfutation méthodique à la fiction édifiante ou sensible. Ce n’est plus par l’enchaînement des preuves qu’on convainc, c’est par la peinture touchante et vive de la vertu.
23Fréron évite le ton fielleux et excessif de la satire. À propos de La Règle de foi vengée des calomnies des Protestants, il reproche au Père Hayer son ton polémique et fielleux : « Ne saurait-on défendre la religion sans ajouter l’amertume à ses arguments ? Je serais tenté de dire l’invective. » (AL 1761)
24Entre incompétence et invective, les clercs tiennent mal leur place dans ce combat. C’est aux gens de lettres à mener l’offensive contre le parti philosophique. Les recensions d’ouvrages apologétiques ou théologiques au sens large, se font plus nombreuses dans les années 1770, période marquée par un regain de la lutte antiphilosophique, dans la vague d’indignation qui suit la publication du Système de la nature ; elles restent cependant bien distinctes des autres genres littéraires qui prennent part à la bataille. Leur caractère spécialisé les voue à une marginalité de fait.
25Fréron croit en l’efficacité du roman édifiant. Le devoir de l’auteur est de peindre la vertu sous les traits les plus aimables et de donner au vice et à la faiblesse « des couleurs propres à les faire haïr » (AL 1771, I). Le roman sensible veut instruire, il exalte la vertu, l’honnêteté, l’innocence ; il offre l’exemple d’une humanité ennoblie par le sentiment. Fréron définit Les Épreuves du sentiment un « code de morale mis en action » (AL 1770, VII). « (…) Qui peut se flatter d’être plus utile et plus agréable à ses concitoyens qu’un homme de lettres d’un mérite reconnu qui sait parer la vérité des grâces de la fiction, et rendre les hommes meilleurs en amusant leurs loisirs, en exerçant leur sensibilité ? » (ibid.)
26Fréron, dans ses notices, multiplie les recensions des nouvelles de Baculard, dont il a fait son enfant chéri. Baculard est pour Fréron « le vrai philosophe » (AL 1772, III). Ses textes peuvent être assimilés à des ouvrages anti-philosophiques, dans la mesure où l’intention qu’ils traduisent va en sens inverse de l’action menée par les philosophes. Baculard œuvre, selon Fréron, dans le sens d’un soutien aux « institu-tions divines et humaines » ; il ne vise qu’à « rendre ses semblables meilleurs et plus sensibles », « en un mot, qu’à resserrer tous les liens que la fausse philosophie s’efforce de relâcher et de détruire » (ibid.). Ce champion de la nature et du sentiment est donc par le fait un adversaire des philosophes.
Fréron promoteur du roman anti-philosophique
27La critique des romans, des livres de piété, des œuvres apologétiques ou morales, généralement négative, montre la voie d’un nouveau genre. La critique est l’occasion d’une promotion littéraire. Fréron définit un modèle idéal, à la fois dressé contre les philosophes et plein d’agrément pour le lecteur : un texte efficace, formateur et distrayant. La difficulté est de réaliser ce subtil dosage entre la part proprement fictionnelle et la part didactique. On en revient toujours à l’alchimie de l’utile dulci. Les recensions le montrent : ce modèle est loin d’être atteint. À défaut d’obtenir cet équilibre qu’il appelle de ses vœux, le critique modifie l’équilibre de ses propres critères d’appréciation. Ainsi la critique compense la médiocrité des productions critiquées.
28Le roman anti-philosophique répond à trois objectifs : il s’oppose au roman licencieux en retournant les thèmes qui lui sont propres, jusqu’à inspirer l’effroi du vice ; il entreprend la démystification du parti philosophique, dépeint comme une organisation de nature subversive ; il répond aux objections des incrédules sur la religion. Le roman anti-philosophique est le résultat d’un croisement entre roman anglais, satire des philosophes et dialogue apologétique : résultat rarement heureux, parfois même monstrueux.
29Les romans proprement anti-philosophiques font l’objet de recensions généreuses et complaisantes. Le critique voile son jugement derrière de longues citations ou derrière des qualificatifs de sens équivoque.
30La Confidence philosophique de Jacob Vernes, correspondant de L’Année littéraireà Genève, est l’objet d’une recension de quinze pages, pour l’essentiel constituée d’extraits lors de sa parution (AL 1771, IV)15. Le rédacteur des lettres raconte comment il a converti Madame Hébert à la philosophie en lui soumettant des objections devant lesquelles sa foi a dû céder, puis comment il l’a séduite et finalement perdue. Enceinte du philosophe, Madame Hébert a ensuite une liaison avec un autre homme, avec qui elle envisage de se marier. Mais la mort ne lui permet pas de mener à bien son perfide projet.
31Au tome II est esquissé « un grand ouvrage », où l’auteur des lettres s’interroge sur « les moyens de couler à fond le christianisme, et d’établir l’empire de la philosophie par toute la terre » (II, p. 52). Il est question d’une « société » organi-sée, d’un « catéchisme anti-chrétien ». C’est à cet aspect du roman que Fréron fait la plus grande publicité.
32 La Confidence philosophique est saluée par Fréron comme une œuvre inspirée par un esprit de piété et d’édification, et qui « vaut à elle seule les réfutations qu’on a fait des dogmes de la philosophie » (AL 1771, IV).
332. Le Philosophe du Valais ou Correspondance philosophique de l’abbé Gauchat, ouvrage plutôt médiocre tant par le style que par le sujet, bénéficie d’un résumé complet de six pages (AL 1772, IV).
34Un philosophe à la mode, nommé Simpal, s’est introduit tel un nouveau Tartuffe dans la famille du comte de Livert ; il s’en est attiré les bonnes grâces, et doit en épouser la fille. Le baron de Salveri, jeune Italien, se laisse séduire et endoctriner par le philosophe, qui le traite en nouvel adepte et va jusqu’à lui confier tous les secrets de la philosophie. Simpal livre à son élève le « Code philosophique », traité des différentes opinions des écrivains qu’il a choisis pour guides. Le jeune baron, qui entre temps est revenu à la religion grâce aux soins empressés de son père, fait semblant d’être à l’égard de la philosophie dans les meilleures dispositions, afin de se faire remettre le code, dans l’intention de mieux connaître cette secte et d’en réfuter les principes avec l’aide d’un ancien ami de la maison, M. de Monti.
35Dans son article, Fréron s’intéresse tout particulièrement à la partie du roman qui concerne l’initiation du jeune prosélyte aux mystères de la philosophie. Il trouve cette lettre « curieuse », adjectif qu’il répète à deux reprises.
363. En juin 1774, Fréron consacre un long article au Comte de Valmont de l’abbé Gérard.
37Comme Le Philosophe du Valais, qu’il présentait comme « moitié dissertation, moitié roman » (AL 1772, IV), Fréron distingue dans le Comte de Valmont la partie romanesque de la partie « plus philosophique ». Le roman proprement dit est résumé en dix pages. Le jeune comte de Valmont tombe sous l’emprise d’un philosophe courtisan, l’habile baron de Lausane, qui entreprend également de le séparer de son épouse. Le système matérialiste vers lequel incline le vicomte est heureusement combattu par son père, homme loyal injustement banni de la cour et avec qui il correspond assidûment. Dans le même temps que Valmont découvre la vérité de la religion, l’infâme Lausane est démasqué. Blessé au cours d’un duel, il meurt dans d’atroces souffrances, laissant dans ses papiers un Code philosophique, le « Grand-Œuvre », reproduit intégralement par l’éditeur en fin de volume.
38Fréron ne s’arrête pas sur l’aspect romanesque de l’œuvre, de peur sans doute d’y voir les innombrables démarquages de Fénelon, Richardson ou Rousseau, art dans lequel le critique est pourtant passé maître. Il envisage le livre « sous un point de vue plus important, c’est-à-dire comme un excellent code de religion et de morale, et l’une des meilleures réfutations qu’on ait faite des principes également absurdes et frivoles de nos doctes philosophes ». L’œuvre ne vaut que par sa dimension apologétique : elle s’inscrit de plein droit dans la lutte contre les philosophes.
39Fréron s’attarde sur « une pièce vraiment curieuse » (notons au passage qu’on retrouve le même qualificatif qui avait été appliqué au Philosophe du Valais) : le « Grand-Œuvre », sorte de charte des philosophes qui renferme les détails du projet de sape de la société et les règles de fonctionnement interne de leur compagnie. « Elle (la pièce) contient le plan et les détails d’un projet formé en faveur de l’irréligion par nos prétendus sages. On y dévoile leur esprit, leurs intentions secrètes, surtout les moyens et les sourdes manœuvres qu’ils savent employer pour établir leurs systèmes ». Le critique cite le passage sur sept pages.
40Fréron termine en faisant l’éloge de l’ouvrage, « l’un des meilleurs et des plus solidement raisonnés qui aient encore paru sur la religion ». Il se félicite d’y avoir retrouvé « quelques-unes de (ses) idées, avouant que « (s) on amour-propre en est extrêmement flatté » (AL 1774, III). Enfin il en recommande particulièrement la lecture à la jeunesse, en remplacement des romans licencieux, conseil que Gérard lui-même s’empressera de reprendre à son compte, suivi en cela par Jauffret16.
41On s’aperçoit, à partir de ces trois exemples, d’une homogénéité thématique : la séduction du philosophe qui s’introduit sournoisement dans une famille, un couple, dans la faveur du prince ; la perte de la foi dans des débats où l’incrédule en soulevant des difficultés embarrassantes met l’adversaire en défaut ; le danger que court la vertu ; le dévoilement des machinations du fourbe ; le projet concerté de sape de la religion.
42C’est ce dernier point qui retient l’attention de Fréron, comme on l’a déjà noté au passage. Le méchant ne travaille pas seulement pour son compte, il ne menace pas seulement la paix des familles ; il est le bras armé d’une société secrète, qui, tapie dans l’ombre, œuvre à la ruine de l’édifice social. Le thème du complot philosophique porte le roman à une dimension d’intérêt collectif et, pour tout dire, de salut public : il assume alors la haute mission d’alerter l’opinion contre l’action subversive des philosophes, et d’inciter le gouvernement à prendre des mesures.
43Le complot est à chaque fois matérialisé dans un code philosophique, qui tient à la fois du catéchisme et de la charte. Y sont désignés les adversaires à abattre et détaillés les moyens pour y parvenir. C’est sur ce code que Fréron s’attarde le plus volontiers dans ses notices. Il faut prendre cet intérêt au sérieux : il traduit une conviction intime. Le critique, persuadé de l’existence d’un complot, assimile les philosophes à une « confédération », une « corporation », une « ligue ». La nation française, l’Europe entière sont menacées d’une sape généralisée. Les philosophes sont partout, ils se multiplient, recrutent dans leurs rangs, jusqu’à former une armée redoutable. Ils cherchent à détruire tout ce qui leur échappe, tout ce qui leur résiste. « Je sais, par exemple, que ces malheureuses feuilles sont depuis longtemps à l’Index de la philosophie, et que, si quelqu’adepte s’avisait de dire qu’il en a lu seulement une page, il serait expulsé du corps » (AL 1773, I).
44Fréron avance également l’idée que les philosophes tiennent une « cassette philosophique » qui permet aux jeunes gens d’obtenir une pension jusqu’à ce qu’ils se trouvent un établissement. Les philosophes placent leurs disciples dans les bonnes maisons et jusque dans les cours étrangères. Il y aurait une « chancellerie philosophique », un bureau où les philosophes se retrouvent, qui gère leurs intérêts et délivre des passeports. (ibid.) Le délire anti-philosophique ne semble pas connaître de limite.
45La promotion du roman anti-philosophique donne dans les années qui suivent la mort de Fréron de nouveaux fruits : le critique se survit à lui-même dans des œuvres qui répondent à ses vœux. Trois auteurs, trois clercs, réunis autour d’un projet commun, poursuivent dans la même veine : l’abbé Gérard, encouragé une première fois par le critique, donne une suite à son Comte de Valmont en 1776 ; l’abbé Pey livre au public son Philosophe catéchiste en 1779 ; l’abbé de Crillon, la même année, publie les Mémoires philosophiques du Baron de ***.
46Ces romans sont loin d’être des chefs-d’œuvre. D’ailleurs à aucun moment Fréron ne les présente ainsi. Ils offrent un intérêt dans le cadre de la réfutation des principes de la philosophie jugés pervers. À une apologétique usée jusqu’à la trame ces textes offrent une alternative efficace et attrayante. Ils remplissent pleinement le critère de moralité auquel doit satisfaire le roman. Répondant à une attente précise, de la part du critique et de la part du public, ils remportent un succès de circonstance. Mais leur qualité littéraire reste limitée. Fréron ne s’étend pas sur leurs insuffisances d’invention et de style. À cet égard on peut dire que le critique s’efface pour ne pas nuire au polémiste. La promotion est le résultat d’un compromis subtil entre une critique impartiale, qui jamais ne se dément dans ses principes, et un engagement personnel dans un combat aux enjeux publics. La promotion fait connaître des œuvres, ou même les suscite, et porte le public vers elles. Par la promotion du roman anti-philosophique, Fréron accomplissait sa double mission de critique en engageant le roman dans la voie du didactique, et d’éducateur de la nation en prévenant le public des dangers qui le menacent.
47Les réalisations du roman que Fréron appelait de ses vœux sont au total décevantes. Avec des nuances selon les cas, il faut admettre que ces textes ont mal survécu au contexte polémique qui les a vus naître. Fréron lui-même s’y est-il reconnu ? On peut en douter. Peut-être lisait-il autre chose derrière ces romans verbeux et moralisants ; peut-être lisait-il ce roman idéal qu’il n’a pas écrit, mais dont il a frappé en creux l’image dans la longue suite de ses articles, et dans les imperfections mêmes des romans qu’il a critiqués.
Notes de bas de page
1 Particulièrement l’étude de Gordon Murray sur La Critique des romans dans les revues d’E.-C. Fréron (thèse Paris IV-Sorbonne, 1970), reprise et complétée par J. Biard-Millérioux dans L’esthétique d’E.-C. Fréron, 1985 (4e partie, « le genre romanesque dans L’Année littéraire »).
2 La plupart des romans sont « un amas confus et frivole d’aventures licencieuses ou peu vraisemblables, moins propres à éclairer l’esprit qu’à corrompre le cœur ». (AL 1770, VIII)
3 La vérité, dure et sévère, déguisée adroitement sous les traits aimables de la fiction, n’en devient que plus insinuante et plus victorieuse. » (AL 1757, III)
4 Voir AL 1765, V.
5 À propos de Lindor ou les excès de l’amour, Fréron note : « (…) ce n’est point une de ces volumineuses productions de nos romanciers modernes, qui accable le lecteur de fait, d’événements, de révolutions, de tableaux, d’épisodes, entassés les uns sur les autres ». (AL 1772, V)
6 À propos des Lettres d’un jeune homme, Fréron reproche les idées rebattues, et l’imitation de Rousseau.
7 Fréron critique les Erreurs instructives ou Mémoires du Comte de ***, dont le ton trop libre nuit à l’efficacité de la leçon morale. (AL 1765, VII)
8 Les Histoires édifiantes de Collet.
9 À propos des Égarements réparés ou Histoire de Miss Louise Mildmay de Hugh Kelly. (AL 1773, I)
10 Les défauts de L’Histoire de François Wills – intrigue compliquée, fautes de goût, situations scabreuses – sont compensés par « l’imagination » et le « sentiment », qui lui assurent son efficacité morale. (AL 1774, I)
11 Voir J. Balcou, Fréron contre les philosophes, p. 133-202.
12 Ibid., p. 362-363.
13 À propos de L’Accord de la philosophie avec la religion de l’abbé Yvon : « On ne doit pas s’attendre que les écrits apologétiques de la religion aient jamais l’agrément et la légèreté piquante des productions philosophiques, où les bons mots, les saillies ingénieuses, les réflexions hardies, les antithèses brillantes, les contrastes frappants, et souvent l’obscénité mêlée au blasphème, suppléent au défaut de preuves et de dialectique ». (AL 1776, V)
14 « (…) il est un art de revêtir les matières les plus abstraites de corps et d’images qui instruisent et persuadent. » (AL 1772, III)
15 Une seconde recension de vingt-huit pages suivra en 1776, comportant un compte rendu très élogieux (AL 1776, VIII).
16 Gérard, Théorie du bonheur, 1801 ; Jauffret, Avantages de l’amitié chrétienne ou Lettres à Gustave, s. d.
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