Élie Fréron, critique au service du catholicisme : entre insistance et réticence
p. 75-86
Texte intégral
1Le 7 juin 1762, Gervaise, syndic de la Faculté de théologie de Paris, dénonce L’Émile ou de l’Éducation de Rousseau comme un ouvrage « contraire à la foi et aux mœurs1 ». Le 9 juin dans l’après-midi, Rousseau quitte Montmorency pour s’enfuir vers la Suisse, sachant qu’un décret a été pris contre lui le matin même par le Parlement de Paris. Le 11 juin, l’Émile est brûlé à Paris tandis que le Petit-Conseil de Genève condamne à son tour l’ouvrage et élargit la sentence au Contrat social, publié au début du mois d’avril 1762 chez Rey Amsterdam. Notons cependant que le véritable débat idéologique autour de l’Émile opposant d’une part les philosophes et d’autre part les théologiens, tant catholiques que protestants, ne prendra réellement forme que quelques mois plus tard.
2La polémique commence lorsque Christophe de Beaumont, l’archevêque de Paris, expose point par point, dans son Mandement daté du 20 août 1762 et publié le 28 du même mois, les raisons pour lesquelles l’Émile doit être condamné. Rousseau, reprenant une à une les accusations du prélat, y réplique dans sa Lettre à Christophe de Beaumont du 18 novembre 17622.
3Même jeu de questions-réponses lors de la publication, en septembre-octobre 1763, des Lettres écrites de la campagne par le procureur général Jean-Robert Tronchin de Genève Rousseau y répondra en janvier 1765 avec ses Lettres écrites de la montagne, livre qui sera brûlé à La Haye le 21 janvier, et à Paris le 19 mars de la même année. Enfin, dernier acte de cette joute livresque et épistolaire, paraît en 1765 le Déisme réfuté par lui-même ou examen, en forme de lettre, des principes d’incrédulité répandus dans les divers ouvrages de M. Rousseau. L’auteur en est : « M. Bergier, docteur en théologie, chanoine de l’Église de Paris, de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon ».
4Cet ouvrage est réimprimé en 1766, 1768, 1771, 1774, 1775. Autant dire qu’il connaît un réel succès auprès du public français de l’époque3. Il s’agit en fait d’une critique systématique de la pensée religieuse de Rousseau, systématique d’abord parce que l’auteur ressasse tous les points importants de la pensée théologique du citoyen de Genève, ensuite parce qu’il discute dans l’ordre de leur parution les quatre ouvrages à savoir l’Émile, Du Contrat social, Lettres à Christophe de Beaumont et les Lettres écrites de la montagne qui sont au cœur même de la polémique religieuse née autour de J. -J. Rousseau. Bref, le livre de Bergier attaque de front la théologie rousseauiste, et cela non seulement sur le plan doctrinal mais aussi sur les plans politique et social.
5Immédiatement après sa publication, Élie Fréron rend compte de façon très admirative de l’ouvrage de Bergier dans la lettre en date du 17 juillet 1765 de son Année littéraire. Remarquons d’ores et déjà que cet exposé de Fréron est composé en grande partie d’extraits du livre de Bergier. Les remarques personnelles de Fréron servent à introduire, et à relier les écrits de Bergier et puis à en tirer un enseignement en guise de conclusion. Toutefois, réduire l’article de Fréron à un fidèle montage serait simpliste et inexact. En effet, en journaliste très habile, Fréron module à son gré le ton de Bergier tout en prenant garde de ne pas trahir le sens des affirmations principales contenues dans le Déisme réfuté.
6Mon propos dans cette communication est d’examiner l’art du critique à travers les procédés de modulation qu’il emploie dans son compte rendu du livre de Bergier. Il me faut pour cela présenter tout d’abord les arguments de Bergier développés dans le Déisme réfuté. Un tel choix m’oblige à m’attarder plus longuement sur l’ouvrage de Bergier que sur Fréron lui-même. En vous priant donc de faire preuve de compréhension, je vous convie dès maintenant à l’étude de la démonstration de Bergier.
7Le livre en forme de lettres est composé de deux parties, chacune d’entre elles regroupant six lettres (ou chapitres). Dans la première partie, l’auteur examine le problème de la révélation surnaturelle sur laquelle repose à l’origine l’autorité de l’Église. Vers la fin de cette première partie, il aborde le problème, très sensible à cette époque, de la tolérance à l’égard des protestants français. Ici aussi, c’est au nom de l’autorité de l’Église que Bergier essaie de montrer l’inconséquence des défenseurs de la tolérance religieuse.
8La deuxième partie du livre de Bergier s’efforce de réfuter les critiques de Rousseau dirigées aussi bien contre les catholiques en France que contre les calvinistes à Genève. Cette réfutation s’étendra aux opinions de Rousseau concernant les dogmes, les miracles, l’éducation religieuse, la tolérance et la religion civile, etc. Comme Bergier a une approche plus pratique dans cette seconde partie, j’ai choisi d’examiner tout particulièrement la première moitié du Déisme réfuté, car tous les thèmes principaux de la controverse y sont déjà exposés.
9Au tout début de son livre, Bergier explique le motif qui l’a amené à publier une critique contre divers ouvrages de Rousseau, l’Émile en tête, comme suit :
Lorsque la religion est en péril, tout chrétien est obligé de rendre témoignage de sa foi ; quand l’honneur d’un corps est attaqué, chacun de ses membres est en droit de venger sa réputation (I, 1).
10Bergier se sent d’autant plus obligé de se lancer dans cette plaidoirie qu’il est persuadé que Rousseau veut attaquer « tout le genre humain » lorsqu’il feint de vouloir seulement se défendre. Théologien subtil, l’auteur développe sa critique, fidèle à sa propre méthode qui consiste à rapprocher Rousseau de lui-même, à prendre la liberté de lui opposer « [sa] propre autorité » afin de sentir « le faible de [ses] opinions » (I, 14).
11On s’aperçoit aisément que le titre du livre, le Déisme réfuté par lui-même4 est à lui seul un résumé de ce procédé qu’affectionne Bergier, et qu’Albert Monod a désigné dans son livre magistral De Pascal à Chateaubriand (Alcan, 19l6), sous le terme de « rétorsion5 ». La rétorsion, terme de dialectique, est notamment définie dans le Dictionnaire de l’Académie française (5e édition, 1778) comme l’« emploi que l’on fait contre son adversaire des raisons, des arguments, des preuves dont il s’est servi ».
12Pour expliciter cette méthode dont l’emploi est incessant dans le livre du théologien, je ne citerai qu’un exemple. Dans la « Profession de foi du Vicaire savoyard », Rousseau, par la bouche du Vicaire, affirme sans ambages que les dogmes de l’Église ne sont pas plus essentiels que les cérémonies. Il ne voit pas, par exemple, en quoi la décision de savoir si une vierge est la mère de son Créateur ou si la substance du père et du fils sont les mêmes importe plus « l’espèce humaine » (I, 103) que de savoir quel jour de la lune on doit célébrer les Pâques.
13Plus logique sans doute que Rousseau lui-même, Bergier attaque ici le point faible de l’argumentation du Vicaire, en lui reprochant de s’arrêter en chemin et l’invitant à pousser son principe jusqu’à son terme ; il lui propose alors de s’interroger sur le caractère divin de l’Évangile ou du Coran, sur l’importance du baptême ou de la circoncision, sur le monothéisme ou le polythéisme, et conclut non sans ironie « qu’est-ce que cela importe à l’espèce humaine 6 ? » (ibid.) Quand Bergier attaque Rousseau par ce procédé rhétorique, il se montre excellent dialecticien. Sa technique est étayée par sa foi sincère et convaincue en les dogmes de l’Église, et c’est cette position doctrinale qui donne un aspect rigide, voire sévère, à sa réfutation. Tout lecteur du Déisme réfuté par lui-même pourra tout aussi bien s’étonner de la rigueur d’une démonstration si admirablement serrée que ressentir un certain ennui, dû à la répétition fastidieuse des mêmes arguments.
14Toutefois, avant d’aborder l’opinion propre de Bergier, résumons brièvement les prétentions de Rousseau telles que les présente le théologien. Le grand principe de la religion selon Rousseau est, d’après Bergier, la Raison. En effet, Rousseau prétend que Dieu ne peut nous prescrire d’autre religion que celle dont notre Raison nous démontre les dogmes. Quand Rousseau rencontre des mystères qu’il lui est impossible de croire, il se permet donc de ne pas les admettre. Pour lui, la Création ainsi que la Chute de l’homme ou le péché originel sont inconcevables, donc inadmissibles.
15Pour ce qui est du nouveau plan d’éducation développé par Rousseau dans l’Émile, il repose sur la maxime qui prétend que l’homme est un être naturellement bon et qu’il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain. Les règles qu’il tire de sa croyance sont l’Écriture et la Raison à condition que, comme nous allons le voir, la première se soumette toujours à l’examen de la deuxième. Aussi tout homme estil en droit de penser, de dire, d’écrire sur la religion tout ce qui lui paraît conforme aux critères des lumières naturelles. De là, au nom de la liberté de penser, Rousseau s’élève contre l’intolérance, exigeant surtout dans l’Émile et la Lettre à Beaumont que les calvinistes soient tolérés en France. Telles sont les vues de Rousseau.
16Pour sa part, Bergier préfère interpréter le rationalisme rousseauiste de la manière suivante : dès que la doctrine catholique révélée semble choquer la Raison, nous ne sommes pas – affirme Rousseau – obligés de la croire et les missions extraordinaires, les miracles peuvent être des impostures. La divinité de l’Évangile n’a d’autre preuve certaine que la pureté et la sagesse de son auteur. L’autorité de l’Église n’est donc prouvée que par des sophismes et des suppositions non fondées. Si la position de Rousseau peut s’expliquer par la primauté accordée à la Raison, celle de Bergier, qui défend et justifie la doctrine et la politique religieuse de l’Église, est fondée sur la primauté du fait : fait établi dans la tradition de l’Église bien entendu.
17Or, ce qui nous intéresse le plus dans le compte rendu que fera Fréron de l’ouvrage du théologien, c’est tout particulièrement le montage auquel se livre l’auteur de L’Année littéraire. Soit pour la défense des dogmes de l’Église, soit pour la justification de l’intolérance religieuse, Fréron reprend les arguments de Bergier tout en jouant finement avec ceux-ci.
18Aussi allons-nous maintenant analyser la différence qui existe entre le Déisme réfuté de Bergier et le compte rendu qu’en fait Fréron. Nous dégagerons ainsi la stratégie journalistique suivie par un Fréron tout acquis au catholicisme.
Examen des dogmes
1. Bergier
19En premier lieu, examinons comment Bergier défend le bien-fondé des dogmes de la religion chrétienne. D’après lui, il est absolument faux de croire que la raison et le bon sens suffisent pour connaître la vérité ou la fausseté de toute proposition quelconque. Ils ont souvent besoin d’un autre secours qui est, dans le cas de la religion, la révélation surnaturelle.
20A l’origine de la religion chrétienne, Jésus-Christ et les apôtres ont fait des miracles pour attester leur mission. D’après le théologien, pour être sûr d’un miracle, il suffit de constater la résurrection de Jésus-Christ, puisque d’après lui, « c’est un fait vu par plus de cinq cents témoins à la fois » (I, 140) et de pareils témoignages, dit-il, ne sont pas des ouï-dire. L’autorité de l’Église est donc démontrée par ces faits sur lesquels on ne peut former aucun doute raisonnable. Il n’est besoin ni de livre, ni d’érudition. Le simple fidèle voit toujours avec certitude dans le ministère et la mission de ses pasteurs le fruit d’une transmission directe des apôtres et de Jésus-Christ.
21Il se pose là évidemment une difficulté à ceux qui donnent la primauté à la raison tels que Rousseau et les philosophes puisque ce que Bergier appelle « fait » est fondé sur la révélation surnaturelle. Or, dans les arguments dont se sert Bergier pour défendre le christianisme, ce qui apparaît comme novateur c’est ce recours aux arguments familiers des philosophes.
22La première partie du Déisme réfuté est pour moitié consacrée au problème de la possibilité, de la nécessité, et de l’existence et des preuves de la révélation surnaturelle. Cela seul suffit à montrer que Bergier était conscient de l’importance primordiale de ce problème, qui concerne le fondement même du christianisme.
2. Fréron
23Tous ces arguments de Bergier, défenseur de l’Église, comment sont-ils présentés par Fréron dans son compte rendu ? Au début du premier extrait le théologien présente Rousseau comme un « Diogène » moderne (I, 3 ; AL 1765, 316). Dans un second extrait, Bergier se présente lui-même – « avec une modestie très adroite » (AL 1765, 316) d’après Fréron – comme « un de ces cuistres en petit collet, un de ces chétifs habitués de paroisse » (I, 4 ; AL 1765, 316).
24Fréron introduit ensuite la lettre première « sur la possibilité de la révélation surnaturelle » en ces termes :
L’auteur examine ce grand principe des Incrédules que Dieu ne peut nous prescrire d’autre religion que celle dont notre raison nous démontre les dogmes, qu’il ne peut nous enseigner une doctrine qui nous paraît absurde et contradictoire (AL 1765, 317).
25Après cette introduction, le journaliste cite neuf extraits tirés de la première partie du Déisme réfuté. Il faut faire remarquer ici que trois des neuf passages concernent la démonstration de la possibilité d’une révélation surnaturelle. En effet, le premier morceau choisi met en avant la relation entre Dieu et les hommes et établit une analogie entre clairvoyant et malvoyant de naissance :
La raison elle-même, sans se contredire, peut m’obliger à croire, sur le témoignage des hommes, ce qui me paraît absurde ; c’est le cas où se trouve l’aveugle : donc, à plus forte raison, Dieu, sans se contredire, peut m’obliger à croire la même chose sur son propre témoignage (I, 24 ; AL 1765, 317) 7.
26Le second extrait souligne la primauté du fait par deux exemples, afin de confondre « certains raisonneurs ». Le premier a trait à la réfutation contre les arguments de Zénon d’Élée qui prouve par une série de paradoxes restés célèbres que le mouvement est impossible. « Je fais, écrit Bergier contre Zénon, du mouvement ou j’en vois faire ; par ce seul fait, ses preuves tombent, et ne font plus d’impression » (I, 25 ; AL 1765, 318). Le deuxième exemple concerne « La relation des voyageurs » qui « fit cesser les raisonnements [sur l’impossibilité des antipodes] et déconcerta l’incrédulité » (I, 25 ; AL 1765, 318).
27Enfin, le troisième morceau cité traite du problème de la transsubstantiation8. Ici aussi, Bergier s’appuie sur l’exemple d’un malvoyant de naissance pour qui l’idée de perspective renferme une contradiction. Toutefois, le malvoyant en est réduit à nier sa propre conviction sur le témoignage des clairvoyants et sa foi est raisonnable. « Nous devons faire la même chose, continue Bergier, sur la parole de Dieu ou sur la révélation » (I, 40 ; AL 1765, 320). Ainsi, concernant les dogmes de la religion chrétienne que défend Bergier dans le Déisme réfuté, le journaliste insiste sur les points les plus importants de l’argumentation du théologien, passant sous silence les aspects qui lui semblent secondaires, parce qu’il s’agit de discussions destinées plutôt aux spécialistes de théologie, et donc, d’un intérêt moindre pour le grand public.
28Grâce à cette stratégie de montage, Fréron nous présente un Bergier inhabituel, Bergier philosophe en son genre, sans doute malgré lui.
Examen de la tolérance
1. Bergier
29Après avoir passé en revue le plaidoyer de Bergier en faveur des dogmes de l’Église ainsi que la manière dont Fréron nous en fait part, nous allons maintenant examiner en deuxième lieu la défense de la politique d’intolérance de l’Église prônée par Bergier dans son Déisme réfuté et le compte rendu subtil, toujours à base de montages, qu’en fait Fréron.
30Résumons tout d’abord comment Bergier justifie la politique d’intolérance adoptée par l’Église. Thème d’actualité à cette époque, qui préoccupait non seulement les prêtres catholiques, les protestants, les philosophes, les anti-philosophes mais aussi et surtout les apologistes catholiques. D’après Bergier, un des plus grands caractères de l’Église reste l’Intolérance. À l’appui de ses dires, Bergier rappelle que c’est Jésus-Christ lui-même qui, s’adressant à ses apôtres en leur donnant mission de prêcher l’Évangile à toute créature, prononça les paroles célèbres : « Celui qui croira et sera baptisé, dit-il, sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné » (Marc, XVI, 16 ; I, 217-218). C’est aussi Jésus qui déclara : « Hors l’Église, point de salut » (I, 218).
31Ces deux citations du Christ sont suffisamment éloquentes : elles signifient que l’Église est revêtue de l’autorité divine pour enseigner à tous les hommes, et qu’elle est en droit d’exiger qu’ils obéissent à sa voix. S’ils y résistent, elle peut à juste titre les traiter comme des rebelles et les retrancher de sa société en les considérant comme hors de la voie du salut. Ainsi, Bergier insiste de façon primordiale sur l’intolérance de l’Église qui aurait donc pour origine l’enseignement même de Jésus-Christ. Il va même plus loin : selon lui, tous les troubles de la France et de l’Europe viennent de l’abandon de ce « centre d’unité et de vérité établi par J. Christ » (I, 216).
32Bergier se réfère ici à l’agitation née au xvie siècle, de la faute des « deux sectes fameuses » (I, 214) à savoir Luthériens et Calvinistes, qui ont divisé la société chrétienne. Leurs propres principes de ne croire que ce qu’ils jugent à propos, à l’origine même de leur séparation d’avec la société des fidèles de l’Église, ont d’ailleurs bientôt donné naissance, en leurs propres sectes à de nouvelles divisions. La tolérance, ou plus précisément la tolérance mutuelle, serait donc née parmi les infidèles de l’Église pour couvrir ces désunions si contraires à l’esprit de l’Évangile, et pour approuver un désordre qu’il n’avait pas été possible d’empêcher. Le théologien en conclut que la tolérance n’est que « le remède extrême appliqué à un mal désespéré et qui ne sert qu’à le rendre incurable » (I, 215).
33Après avoir justifié ce principe d’intolérance, qui sonne si mal à nos oreilles modernes, Bergier enchaîne logiquement en pourfendant véritablement l’opinion de Rousseau. Il affirme tout d’abord que pour admettre la tolérance telle que Rousseau l’enseigne, il faut renoncer à l’Évangile. Mais d’autre part, il s’engage dans une dénonciation des contradictions rousseauistes, en affirmant que derrière l’apôtre de la tolérance se cache en fait aussi le visage de l’intolérance. N’est-ce pas Rousseau lui-même qui, dans le Contrat social, disait que celui qui dogmatise contre « la religion universelle » détruit les liens de la société ?
34Partant de cette affirmation, Bergier retourne alors l’argument contre Rousseau lui-même en arguant du principe qui veut que tous ceux qui portent atteinte aux liens de la société et qui enseignent une doctrine capable de les affaiblir soient ennemis de la société et donc, dignes d’être punis comme tels. Or, quiconque ose parler ou écrire contre une religion révélée, autorisée par les lois et dont l’un des principaux objets est de resserrer les nœuds qui unissent les hommes entre eux, se rend coupable de cette atteinte.
2. Fréron
35Voilà les principes de Bergier qui justifient le bien-fondé de la politique d’intolérance de l’Église. Apparaissent ici la rigidité et la sévérité d’un porte-parole de l’Église qui ne cède en rien à la demande de tolérance. De quelle façon le journaliste présentera-t-il l’opinion intransigeante de Bergier ? Comment parviendra-t-il à lier dans un même ensemble les propos de Bergier et ses propres vues sur la question ? Chose intéressante, Fréron passe complètement sous silence la justification que Bergier fait de l’intolérance. Il se refuse tout simplement à citer Bergier dans ce domaine ou à faire des remarques sur le sujet. Toutefois, il faut signaler que Fréron a consacré dans son compte rendu du Déisme réfuté un quart des pages à la Lettre V « Sur la tolérance ». D’autre part, sur les onze extraits tirés de la première partie du Déisme réfuté, quatre sont directement issus de la Lettre V « Sur la tolérance ».
36Intéressons-nous donc maintenant à la teneur de ces quatre morceaux choisis. Le premier extrait présente l’argument de rétorsion appliqué à Rousseau. Comme nous l’avons vu précédemment, c’est l’opinion de Rousseau lui-même qui veut que celui qui se prononce contre la religion universelle ne fait que travailler à détruire la société. Appliquant le même argument contre Rousseau, qui prétendait dans le Contrat social que l’esprit du christianisme est « trop favorable à la tyrannie », et que les vrais chrétiens sont faits pour être « esclaves » (OC, III, 467), Bergier a fait remarquer que c’est Rousseau qui tient « un langage séditieux » et digne d’attirer sur lui tout le poids de l’autorité souveraine. « Le gouvernement, conclut Bergier, serait donc aussi bien fondé à sévir contre lui que contre les athées » (I, 226).
37Dans la deuxième partie du même extrait, le théologien a amplifié cette conclusion. Jamais Fréron ne cite directement les passages de Bergier ayant trait à la justification de la politique d’intolérance. Ce n’est qu’à travers cet argument de rétorsion que le lecteur peut se douter que Fréron et partant Bergier ne sont pas favorables à la tolérance.
38Les autres trois extraits n’en révèlent pas plus sur la conviction intime de Bergier en matière d’intolérance religieuse. Fréron tente de présenter les opinions plutôt secondaires de Bergier, qui prennent du coup une importance primordiale aux yeux du journaliste. Il semble vouloir ainsi conduire sur le bon chemin les hérétiques ainsi que les infidèles prêts à recevoir les sacrements de l’Église.
39Ces passages concernent les hérétiques qui sont baptisés, qui croient en Jésus-Christ et qui reconnaissent les principaux mystères de la foi ainsi que les infidèles qui vivent sans religion comme les sauvages. Bien sûr, dans le dernier extrait de Bergier cité par Fréron, le théologien écrit que les infidèles qui résistent à la voix intérieure de leur conscience et qui ne croient pas en Dieu sont « coupables » (I, 232 ; AL 1765, 328). Toutefois, à la fin de ce même passage, Bergier ajoute très clairement que si quelque théologien a enseigné que les enfants morts sans baptême, ou les infidèles qui n’auraient commis aucun péché, sont condamnés au feu éternel, son sentiment particulier ne fait règle pour personne : « L’Église ne l’a point ainsi décidé » (I, 233 ; AL 1765, 330).
40Pour rendre compte de la Lettre V « sur la tolérance », Fréron a donc passé sous silence l’opinion très catégorique d’un fervent défenseur de l’intolérance. Le journaliste a ainsi mis en lumière la possibilité de salut pour les hérétiques et les infidèles.
41Avant de terminer, essayons de déterminer pourquoi Fréron a construit son article autour d’un montage astucieux de citations tirées du Déisme réfuté. Certes, Fréron insère dans tous les comptes rendus de L’Année littéraire des citations du livre auquel il a choisi de s’intéresser. Toutefois, jamais à l’exception du compte rendu du Déisme réfuté, Fréron ne s’est permis de composer un article nourri essentiellement de citations. La question est donc : pourquoi un tel choix pour l’ouvrage de Bergier ? Quelle en est sa signification ?
42Comme nous l’avons examiné, l’ouvrage du théologien s’est révélé être une critique foncière de la doctrine religieuse de Rousseau et Fréron adhère à tous les jugements du théologien contre Rousseau. Dans ces conditions, pourquoi l’auteur de L’Année littéraire ne développe-t-il pas de temps en temps plus amplement ses opinions personnelles contre Rousseau en usant non pas des citations de Bergier mais en s’en remettant à ses propres termes ?
43Il n’existe sans doute qu’une explication raisonnable à cela. Fréron ne voulait pas intervenir directement dans cette polémique entre Bergier et Rousseau. Remarquons que plus d’un an après, le 7 novembre 1766, Fréron consacre un article de son Année littéraire à un ouvrage anonyme intitulé Exposé succinct de la contestation qui s’est levée entre M. Hume et M. Rousseau, avec les pièces justificatives (Londres, 1766) qui traite de la dispute entre l’écrivain français et le philosophe britannique. Dans ce compte rendu, Fréron se montre très favorable à Rousseau en se plaçant plutôt du côté du philosophe de Genève contre Hume. Le journaliste déclarait certes qu’il ne prenait parti « ni pour M. Rousseau ni pour M. Hume » (AL 1766, 57), mais, malgré cette déclaration, il trouvait chez le dernier « un trait de noirceur » (AL 1766, 54) tandis qu’il voyait chez le premier « un homme vrai », « un cœur droit » et « une âme honnête » (AL 1766, 55). On pourrait donc en inférer que déjà dans le compte rendu du Déisme réfuté, la sympathie inavouée éprouvée à l’égard du Rousseau, homme et écrivain, a amené Fréron à taire ses critiques les plus véhémentes et à choisir de s’exprimer non pas directement mais par la voix même de Bergier.
44Il nous faut ensuite considérer la manière dont Fréron a organisé entre elles les différentes citations extraites du Déisme réfuté pour l’organisation d’ensemble de son article. Loin d’être un assemblage fidèle et succinct de toutes les critiques que le théologien adresse à Rousseau, le compte rendu met à jour les points sur lesquels, avec une certaine disproportion, le journaliste a tenu à insister et ceux sur lesquels il a préféré garder le silence. Il nous est donc possible d’y déceler une intention, claire mais inavouée, de notre critique.
45Premièrement, Fréron met en relief les passages de Bergier concernant les dogmes de l’Église, dans lesquels le théologien tente de démontrer le bien-fondé de la révélation surnaturelle. Et Fréron extrait des passages du Déisme réfuté où Bergier s’attarde sur une argumentation qui puisse être facilement compréhensible par le lecteur imprégné de philosophie moderne ou pour utiliser un terme plus récent de philosophie sensualiste.
46Deuxièmement, taisant la justification faite par Bergier de l’intolérance de l’Église, Fréron cherche à mettre du côté du catholicisme les lecteurs peu favorables à la politique très rigide de l’institution terrestre de la foi chrétienne. Vers la fin du compte rendu, il écrit d’ailleurs : « Ce qu’on ne saurait trop applaudir dans le Déisme réfuté, c’est qu’il [Bergier] a évité la sévérité et l’amertume ; excès qui quelquefois se mêlent aux meilleures causes » (AL 1765, 337).
47Néanmoins, comme nous l’avons vu, Bergier s’est souvent montré extrêmement sévère. Celui qui a en fait évité la sévérité et l’amertume, c’est plutôt Fréron luimême travaillant ainsi au service du catholicisme dans une période s’étendant entre 1765 et le début des années 1770, c’est-à-dire à un moment où le combat entre philosophes et apologistes est à son zénith. Remarquons entre parenthèses, comme nous l’avons déjà noté, que durant ce laps de temps, le Déisme réfuté fut réimprimé six fois.
48Présentant Fréron comme « le plus notable journaliste du parti chrétien », Monod ajoute que ses 290 volumes de L’Année littéraire allant de 1754 à 1766 « ne méritent pas de passer pour une apologie de christianisme 9 ». Mais, au regard du compte rendu que fait Fréron de l’ouvrage de Bergier, il nous faut nuancer cette conclusion quelque peu hasardeuse.
49Cette étude aura donc permis, du moins je l’espère, de faire apparaître le visage d’un journaliste très sensible à la situation politico-religieuse du temps. Fréron s’affirme ici comme un ardent défenseur du catholicisme, cause à laquelle il semble tout acquis, et pour laquelle il déploie – non sans habileté – un mélange subtil et paradoxal d’insistance et de réticence.
50Journaliste et critique littéraire, Élie Fréron était certes un catholique fidèle. Toutefois, il n’a jamais énoncé très explicitement sa croyance religieuse en termes théologiques dans L’Année littéraire. C’est pour cela que son catholicisme reste toujours incontournable même aux yeux des spécialistes. Cependant, par la méthode comparatiste dont je me suis servi dans mon étude – et par cette méthode seule sans doute –, on peut accéder aux principes fondamentaux de l’affirmation catholique d’Élie Fréron.
Sigles
51AL 1765 : L’Année littéraire, 1765, t. IV, Amsterdam et Paris, Lacombe.
52 AL 1766 : L’Année littéraire, 1766, t. VII, Amsterdam et Paris, Panckoucke.
53 OC : Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959-1995, 5 vol.
Notes de bas de page
1 Censure de la Faculté de théologie de Paris, contre le Livre qui a pour titre, « Émile ou de l’Éducation », Paris, Pierre-Alexandre Le Prieur, 1762, p. 3. Toutefois la Censure elle-même ne fut publiée que le 14 novembre 1762.
2 Dans cet entre-temps, Jean-George Lefranc de Pompignan, évêque du Puy, prend la « Profession de foi du Vicaire savoyard » pour cible dans son Instruction pastorale sur la prétendue philosophie des incrédules datée du 15 avril 1763, sans qu’il ne reçoive de réponse de la part de l’auteur.
3 J’ai adopté comme texte de base la cinquième édition revue et corrigée en 1771.
4 Ce n’est pourtant pas Rousseau qui s’est servi du terme de « déisme ». Il a toujours utilisé « théisme » ou « vrai théisme » (II, 79) pour qualifier sa propre foi, et on rencontre dans la « Profession de foi du Vicaire savoyard » l’expression suivante : « le théisme ou la religion naturelle » (OC, IV, 606). Sans doute Bergier utilise-t-il intentionnellement le terme « déisme » pour confondre la religion de Rousseau en la taxant d’« une religion étrangère en France » (II, 106).
5 Albert Monod, De Pascal à Chateaubriand. Les Défenseurs français du christianisme de 1670 à 1802, Alcan, 1916, p. 421.
Il faut remarquer que la rétorsion n’est d’ailleurs pas l’apanage de Bergier. L’argumentation de Christophe de Beaumont s’inspire aussi parfois de cette méthode. Par exemple, Rousseau s’élève contre les miracles transmis aussi jusqu’à nous par la voie des témoignages : « Quoi ! toujours des témoignages humains ? Toujours des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté ! Que d’hommes entre Dieu et moi ! » (OC, IV, 610).
Beaumont rétorque ainsi : « pour que cette plainte fut sensée, il faudrait pouvoir conclure que la révélation est fausse dès qu’elle n’a point été faite à chaque homme en particulier » (Mandement de Monseigneur l’Archevêque de ParSis, portant condamnation d’un Livre qui a pour titre : Émile, ou de l’Éducation, par J.-J. Rousseau, Citoyen de Genève, C. F. Simon, 1763, p. 26). Il est donc évident qu’aux yeux du prélat, Rousseau se place en contradiction avec lui-même. Beaumont contre-attaque ici par rétorsion : « Mais, n’est-il donc pas une infinité de faits, même antérieurs à celui de la révélation chrétienne, dont il serait absurde de douter ? » (ibid.). Sans les témoignages humains dont Rousseau semble si prompt à contester la valeur, jamais le philosophe n’aurait eu connaissance des civilisations passées, Athènes, Sparte ou Rome, et Bergier de conclure « que d’hommes entre lui et les événements » (ibid.) qui concernent les origines et la fortune de ces anciennes républiques ?
Notons seulement que l’emploi de ces procédés propres à la controverse est plus systématique chez Bergier que chez Beaumont.
6 Rappelons ici que Bergier usera aussi de l’exemple du malentendant, dont Rousseau s’était lui-même servi dans son Émile, pour démontrer la même difficile évidence. En effet, pour prouver l’absurdité du matérialisme selon lequel le mouvement est inhérent à la matière, Rousseau s’imagine comme un malentendant qui nie l’existence des sons parce qu’ils n’ont jamais frappé son oreille. Voyant sous ses yeux un instrument à cordes dont on fait donner l’unisson par un autre instrument caché, on lui dit que c’est le son qui fait cela. Pourtant, regardant le frémissement de la corde, le malentendant raisonne que la cause en est en elle-même et que c’est une qualité commune à tous les corps de frémir ainsi.
Contre celui qui lui dévoile la vraie cause du phénomène, le malentendant réplique : « mais parce que je ne conçois pas comment frémit cette corde, pourquoi faut-il que j’aille expliquer cela par vos sons dont je n’ai pas la moindre idée ? » (I, 22 ; OC, IV, 585). Pour lui, « c’est expliquer un fait obscur par une cause encore plus obscure » (OC, IV, 585). Pour Bergier, celui qui n’accepte pas la révélation surnaturelle malgré la déposition des témoins est comme ce malentendant de Rousseau.
7 Je me permettrai de citer un autre exemple de ce procédé dialectique. Rousseau a écrit, au chapitre « De la religion civile » du Contrat social (chap. 8, liv. IV), que le souverain peut bannir de l’État quiconque ne croit pas les articles de la profession de foi purement civile. Et Bergier de déclarer : « La profession de foi civile en France est la religion catholique […] ; il [le souverain] peut donc bannir quiconque ne la croit pas » (II, 93). Les magistrats revêtus de son pouvoir ne sont ni injustes, ni incompétents quand ils observent cette décision d’État. Ainsi, d’après Bergier, la conséquence logique est que s’ils peuvent traiter ainsi les compatriotes mêmes, « à plus forte raison doivent-ils sévir contre les étrangers qui ne se soumettent point à cette police » (ibid.).
8 Rousseau prétendait dans sa Lettre à Christophe de Beaumont que le dogme de la transsubstantiation est « une de ces vérités éternelles » qui veut que la partie soit moindre que le tout (OC, IV, 999). A cette objection, Bergier rétorque que le principe qu’allègue Rousseau n’est valable qu’à l’égard d’un corps considéré dans le même état.
Toutefois, dans l’eucharistie, continue Bergier, ce corps du Christ n’étant plus un corps naturel, il peut être renfermé tout entier dans un moindre espace que celui que sa main occupait dans l’état naturel. Portons particulièrement notre attention sur l’argumentation très rationnelle sinon rationaliste, caractéristique que Bergier partage avec les philosophes.
Plaçant Rousseau face à l’impossible contradiction, il le défie en ces termes : « Nierez-vous que Jésus-Christ par toute puissance ait pu réduire son corps à un moindre volume ? » (I, 36). Bergier finit par établir le grand principe pour juger de la révélation de la manière suivante : « Nous ne devons pas juger de ce que Dieu fait par une puissance surnaturelle selon les idées que l’expérience nous donne du cours de la nature » (I, 37).
9 Monod, op. cit., 366.
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