La fiche de police de Fréron par l’inspecteur d’Hémery
p. 25-30
Texte intégral
1« Nom : Fréron auteur. 1er janvier 1748. Âge : 33 ans. Pays : Quimper. Corentin. Signalement : Taille de cinq pieds, trois pouces, brun et d’une fort jolie figure. Demeure : rue de Seine, chez le lièvre distilateur1 ».
2Cette authentique fiche de police concernant Fréron est due à la plume de l’inspecteur de police Joseph d’Hémery, chargé de la Librairie. Ce fonctionnaire n’est alors qu’au début de la carrière qui fit de lui le policier du livre le plus illustre et le plus compétent. Il rédigea ces fiches sur des écrivains français avant même son arrivée aux affaires de Librairie, le 22 juin 17482 puisque cette fiche concernant Fréron est du 1er janvier de cette même année. Il était cependant attaché à la police depuis 1741, et devint ensuite l’homme de confiance de Malesherbes, directeur de la Librairie puis de Sartine, lieutenant général de la police. Les années 1750 marquèrent pour lui son accession aux plus hautes responsabilités et un élargissement de ses fonctions au service de l’État. Il réorganisa d’abord l’inspection de la Librairie qu’il reprit fermement en mains et s’efforça de rassembler toutes informations sur la production imprimée. Il devint le meilleur expert du livre, tant de celui qui a reçu toutes les approbations et relève du dépôt légal, que de celui autorisé par permission tacite, ou interdit, produit par des réseaux clandestins, pamphlets et libelles, bref les « mauvais livres ».
3La fiche concernant Fréron est extraite du deuxième de ces trois gros registres3 qui contiennent, Shackleton et Darnton les ont comptées4, 501 fiches classées suivant l’ordre alphabétique des noms de personnes. Ont été ainsi fichés par d’Hémery, en cinq ans entre 1748 et 1752, des écrivains français, grands et petits, qu’il qualifie tous, avec une belle équité, d’« auteurs ». Ces dates encadrent, comme l’on sait, la parution d’ouvrages d’importance tels que L’Esprit des lois, la Lettre sur les aveugles, Les Bijoux indiscrets, Le Siècle de Louis XIV, l’Encyclopédie, sans oublier Thérèse philosophe5, un temps fort de la librairie philosophique et il n’est pas besoin de souligner le bouillonnement des milieux du livre, l’agitation des esprits et le développement d’une librairie subversive qui déborde les circuits habituels et contourne de mille manières les règlements pourtant précis et abondants. Face à la tâche ardue et complexe de surveiller tous les livres, on comprend le besoin qu’ait ressenti le consciencieux inspecteur d’Hémery, qui est par ailleurs amateur et collectionneur, de se pourvoir de dossiers solides.


4Pour élaborer ses fiches, il a d’abord établi une sorte de grille de classement imprimée normalisée, divisée en six colonnes inégales, affectée chacune à une rubrique : « noms, âge, pays, signalement, demeure, histoire », remplies par un secrétaire ou greffier non identifié. La colonne « signalement » est un régal pour le lecteur, haute en couleurs et d’un intérêt primordial, tant on est dépourvu de la moindre allusion à l’aspect physique, taille, allure, silhouette des écrivains. Le « signalement » de Fréron est plutôt sobre mais l’inspecteur ne se prive pas d’épingler, avec verve et mordant, les travers des plus grands esprits par des traits qui font mouche à tout coup. Rappelons, pour le plaisir, quelques uns de ces portraits savoureux : Montesquieu est « petit, maigre et la vue basse », Maupertuis « fort maigre, blond et assés bien de figure », Rousseau « petit, completion extremement délicate au point de ne pouvoir aller en carosse, barbe brune, sourcils de même », Montigny « petit, fort noir, fort vilain et fort laid », l’abbé Le Mascrier « assés petit, mince, perdant ses cheveux et l’air d’un polisson », l’abbé Delaporte « petit, maigre, chafouin et d’une fort vilaine figure. C’est un homme de mauvaise compagnie. » Enfin Madame de Graffigny est « grande et d’une figure passable ». On se souvient du « signalement » de Voltaire pour lequel d’Hémery s’est surpassé : « Grand, sec et l’air d’un satyre. C’est un aigle pour l’esprit et un fort mauvais sujet pour les sentiments6. »
5La rubrique « demeure » est un apport non négligeable à la connaissance du vieux Paris. L’adresse révèle aussi bien l’habitat de l’auteur que sa situation matérielle : plus elle est compliquée et pittoresque, plus les moyens d’existence de l’auteur sont médiocres. La dernière colonne dite « Histoire » est la plus longue : elle commence fort méthodiquement par l’indication de la famille et du milieu d’où est issu « l’auteur » mais dérape très rapidement par la mention de ses amours illégitimes, de ses amitiés et protections inavouables. L’inspecteur note en toute liberté et avec une grande précision son appartenance à un clan, une parentèle, une clientèle, sa conduite de courtisan ou de rebelle, bref, cette rubrique affiche en clair les alliances secrètes de la République des Lettres. Parmi ces « renseignements », il en est certains que l’écrivain concerné aurait préféré, sans nul doute, ne pas voir écrits noir sur blanc dans un dossier de police. Voici l’« histoire » de Fréron qui est plutôt contée avec bienveillance : « fils d’un orfèvre de bonne famille, […] élève de l’abbé Desfontaines qui a beaucoup d’esprit ». Notre inspecteur fait grand cas de cette denrée, l’« esprit », et s’arroge le droit – à quel titre ? – de l’évaluer chez ses auteurs. Il joue ainsi à l’arbitre des lettres. Montesquieu : « C’est un homme d’un esprit infini », Madame de Graffigny est une « femme de condition qui a beaucoup d’esprit » ; quant à Diderot : « C’est un garçon plein d’esprit mais extrêmement dangereux. » De l’esprit, notre policier n’en manque pas non plus, ni d’humour ni d’une plume acérée, on peut le constater.
6L’on apprend ensuite que Fréron a été enfermé à Vincennes en 1746, « pour avoir plaisanté de Madame de Pompadour dans les feuillets périodiques qu’il faisoit, au sujet d’une pension que cette dame avoit fait avoir à l’abbé de Bernis. » Selon Robert Darnton, 10% de ces écrivains ont connu la prison. Fréron sera à nouveau inquiété malgré la protection de Malesherbes et c’est d’Hémery en personne qui le conduit en 1760 au Fort l’Évêque et qui écrit à Malesherbes cette lettre étonnante : « Le pauvre diable m’a fait pitié et je ne puis m’empêcher d’implorer votre protection en sa faveur7 ». Tel était ce policier atypique qui répugnait à mettre en prison les délinquants qu’il poursuivait sans relâche. Des liens privilégiés, Jean Balcou l’a montré, existaient entre Fréron et d’Hémery et en 1753, Fréron rédigera même des nouvelles à la main pour l’inspecteur.8
7D’Hémery aborde ensuite le point le plus important pour lui : les écrits de l’« auteur », avec une préférence pour les livres interdits, contrefaits, importés par contrebande et autres supercheries qu’il se fait un plaisir de dévoiler. Il excelle à reconstituer les réseaux de la librairie licite et illicite, identifie et traque les livres dangereux, les imprimeurs et libraires qui les ont publiés et devient indispensable à Malesherbes. En homme de terrain, d’Hémery conçoit sa mission de surveillance de la Librairie en assumant lui-même toutes les tâches : visites de librairies, de presses, de fonderies, visites domiciliaires, saisies, descente dans les hôtels et maisons garnies en épluchant leurs registres, recherche des suspects qui se cachent à Paris, perquisition chez les « auteurs » (il relate celle qu’il fit chez Lonchamp, le valet de chambre de Voltaire). Il arrête les suspects, les interroge puis les conduit luimême en prison, comme on vient de le voir.
8Le dossier Fréron se termine par le récit de sa dispute avec Marmontel, le 5 novembre 1749, à la Comédie française9, bien dans sa veine satirique, assorti de ses commentaires : Fréron « aurait surement battu son adversaire » si on ne les avait séparés alors qu’ils avaient tous deux l’épée à la main. En manière de conclusion, les deux compères furent renvoyés comme « gibier de police » : ce dernier trait nous renseigne sur la considération toute relative qu’il portait à ses « auteurs ».
9Non seulement l’élite des écrivains Montesquieu, Diderot, Voltaire et Rousseau, est ainsi passée au crible, mais le sont aussi la piétaille des écrivailleurs, les libertins et la fameuse « bohème » littéraire ou galante. D’Hémery accumule une masse de rapports et matériaux divers, qui se mêlent aux rumeurs, propos de cafés, enquêtes, filatures, dénonciations avec l’aide d’espions et de mouches. Tout lui est bon, du fait avéré et dûment vérifié aux ragots souvent malveillants sans exclure l’anecdote graveleuse, pêchée dans le ruisseau. Il adopte un ton très personnel, marqué au coin de l’humour, y ajoute souvent son propre jugement lapidaire et nous offre une chronique vive et colorée fort éloignée du rapport bureaucratique froid, sec et distant. Par la maîtrise de son style et de véritables qualités littéraires, il peut lui aussi prendre place dans la galerie des « auteurs ».
10On doit aussi à d’Hémery, outre une importante correspondance administrative, d’autres fiches de police, identiques, concernant cette fois les libraires et imprimeurs10. Il rédigea aussi un Journal en dix volumes, couvrant les années 1750-1769, histoire très vivante de la Librairie qui s’intéresse avant tout aux livres suspects. Ce Journal remplit en partie le rôle statistique de bibliographie courante11. D’Hémery occupait toujours sa charge d’inspecteur de la Librairie quand la Révolution supprima en 1790 l’inspection et la censure. C’est encore lui qui rassembla le riche ensemble de 133 manuscrits sur la Librairie, conservé au département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, connu sous le nom de fonds Anisson parce qu’il vendit cette collection en 1792 à Anisson-Duperron, dernier directeur de l’Imprimerie royale, et qui devrait s’appeler fonds d’Hémery du nom de celui qui l’a constituée presqu’entièrement. C’est un fonds exceptionnel qui a fait l’objet de nombreux travaux de qualité mais peut encore réserver des découvertes surprenantes.
11Ce policier éclairé qui nous a laissé des archives du plus haut intérêt possédait lui-même une très belle bibliothèque. Toutes ces sources ne lèvent pas le voile sur sa personnalité énigmatique. Même s’il n’est pas dupe de l’offensive philosophique lancée contre le régime, – le mot « dangereux » revient souvent sous sa plume selon une échelle graduée sophistiquée –, s’il a bien conscience de l’inefficacité de la législation devenue incohérente, ce personnage équivoque semble en effet se délecter de la fréquentation de ces mauvais sujets qu’il croque avec un plaisir évident et lit volontiers.
Notes de bas de page
1 Bibliothèque Nationale de France, Manuscrit N. a. fr. 10782, f. 30-30v. Ce document n’a jamais été édité, à notre connaissance. D’Hémery se trompe sur l’âge de Fréron, il est né en 1718.
2 E. Coyecque, Inventaire de la collection Anisson sur l’histoire de la librairie et de l’imprimerie…, Paris, 1900, I, introduction.
3 Bibliothèque Nationale de France, Manuscrits N. a. fr. 10781-10783. Notes de police sur divers écrivains français du milieu du xviiie siècle, rédigées par les soins de Joseph d’Hémery, inspecteur de la Librairie, sous les ordres du lieutenant de police Berryer et intitulées « Historique des auteurs en 1752. »
4 R. Shackleton, Deux policiers au xviiie siècle : Berryer et d’Hémery dans Thèmes et figures des Lumières, Mélanges offerts à R . Mortier, 1980. R. Darnton. La République des Lettres : les intellectuels dans les dossiers de la police, dans Le grand massacre des chats, Paris, 1985 ; Les Encyclopédistes et la police dans Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie n° 1, octobre 1986.
5 D’Hémery s’intéressa de près aux circonstances particulièrement complexes de la publication de cet ouvrage, cf. J. Duprilot, Thérèse philosophe, préface à la réédition en fac-similé de l’édition Paris ?, vers 1780. Paris, Genève, 1980.
6 Exposée en 1994 pour le tricentenaire de la naissance de Voltaire, cf. Voltaire et l’Europe, catalogue de l’exposition sous la direction F. Bléchet. Paris, BNF, Monnaie de Paris, 1994, notice n ° 46, p. 68.
7 P. Grosclaude, Malesherbes témoin et interprète de son temps, Paris, 1961, p. 143 et suiv.
8 J. Balcou, Dossier Fréron. Genève, Saint Brieuc, 1975, p. 49-135.
9 Cf. J. Balcou, Fréron contre les philosophes. Genève, Saint-Brieuc, 1975.
10 M. Zéphir, Les Libraires et imprimeurs parisiens à la fin du xviiie siècle (1750-1789), thèse d’École des Chartes, 1978 et les travaux de J. D. Mellot et E. Queval, Répertoire d’imprimeurs / libraires xvie-xviiie siècle. État en 1995, BNF, 1995.
11 R. Estivals, La Statistique bibliographique de la France sous la monarchie au xviiie siècle, Paris, La Haye, 1965.
Auteur
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