L’esthétique théâtrale d’Apollinaire : une dramaturgie universelle
p. 61-75
Texte intégral
1En temps de guerre, le grand public et les soldats permissionnaires sont avides de divertissements et se tournent vers le théâtre, le music-hall et d’autres attractions. Le 24 juin, aux Bouffes-Parisiens, Sacha Guitry joue avec Gaby Morlay dans Trois Comédies nouvelles. Les music-halls sont ouverts : Mistinguett et Maurice Chevalier sont à l’affiche du théâtre Fémina ; aux Folies Bergères, c’est La Grande Revue avec Dorville, 200 artistes, 450 costumes. Paulette Duval vient de remplacer Damia sur la scène des Ambassadeurs (Le Pays et Le Journal, 24 juin 1917). À côté d’une telle vitalité, la programmation des grands théâtres paraît assez terne, car ils se contentent, généralement, de « tenir », avec des reprises. Dans le prologue des Mamelles de Tirésias, Apollinaire regrette l’état moribond du théâtre parisien, affirme son intention « d’infuser un esprit nouveau au théâtre/Une joie une volupté une vertu1 », déclaration qui vient du cœur, car Apollinaire a le théâtre dans le sang.
2Chez Apollinaire, la pratique du théâtre correspond à l’esthétique théâtrale qu’il énonce à maintes reprises. Dans un texte inédit, et incomplet, datant probablement de 1916-1917, il associe une ébauche de bilan personnel à une réflexion sur l’avenir de la création artistique, considérée comme une entreprise d’ordre dramatique :
Dramaturgie universelle
J’étais la voix qui clame dans les cris de la foule et cet appel solitaire qui seul était la mélodie s’accordait par sa justesse à l’harmonie du monde.
C’est ainsi qu’au-dessus du lyrisme personnel, au-dessus de l’impersonnalité collective j’avais conçu un lyrisme plus élevé où ces deux alternatives de l’être se répondraient, s’aimeraient, se combattraient. C’est ainsi qu’avec tout ce que les lettres et les arts comptent de plus pur, de plus élevé je me passionnai pour le drame universel.
[…]
Il ne s’agit plus comme au temps des romantiques de réhabiliter les expressions vulgaires, d’employer quand il le faut les mots techniques, il faut en outre les employer avec les sens qu’ils n’ont jamais eus, étendre leur puissance selon la fantaisie psychologique qui suscite les images et les sensations de la façon la plus imprévue et la plus surprenante et les images seules ne donneraient point toute son intensité dramatique au climat psychologique, il faut qu’y concoure aussi le conflit permanent des mots, de la syntaxe. Le mouvement, la vie même voilà ce que la dramatisation des œuvres apporte à l’art.
Soudain tous les sujets sont renouvelés, toutes les images sont neuves, tous les genres acquièrent une force qui leur échappait.
Hors du dramatique, il y a aujourd’hui pour la plupart des genres une certitude d’industrialisation qui les voue à [la] perte de tout caractère artistique. Le théâtre, la musique, même si l’art ne s’y manifeste que superficiellement, sont destinés à n’être plus exploités qu’industriellement pour le cinématographe et le phonographe2.
3Apollinaire semble envisager ici l’application de principes théâtraux à tous les genres de création littéraire, afin de douer l’écriture d’une intensité et d’une énergie dialectiques. L’ambition du poète est élevée, car l’œuvre doit s’accorder à la vie, constamment en mouvement et remplie de contrastes étonnants.
4Dans le prologue des Mamelles de Tirésias, Apollinaire imagine ce que serait l’application pratique de sa « dramaturgie universelle » ; il envisage un spectacle qui dépasse de loin les moyens dont il disposait alors. Son théâtre idéal serait un espace rond à deux scènes, une au centre, l’autre formant un anneau autour des spectateurs. Le cercle : piste de cirque et symbole de l’univers, tremplin pour ce que l’auteur appelle
Le grand déploiement de notre art moderne
Mariant souvent sans lien apparent comme dans la vie
Les sons les gestes les couleurs les cris les bruits
La musique la danse l’acrobatie la poésie la peinture
Les chœurs les actions et les décors multiples
5Un tel programme situe Apollinaire aux antipodes du réalisme théâtral, considéré comme réducteur par rapport à notre expérience multi-sensorielle de la vie. À l’opposé du théâtre futuriste3, il retient le principe d’un fil narratif, car il parle d’actions secondaires « qui s’ajoutent au drame principal et l’ornent. » Sinon, il exige pour le dramaturge une liberté absolue par rapport à la nature :
Son univers est sa pièce
À l’intérieur de laquelle il est le dieu créateur
Qui dispose à son gré
Les sons les gestes les démarches les masses les couleurs

Couleur du Temps, dessin du « théâtre nouveau »
évoqué dans le prologue des Mamelles de Tirésias :
« Un théâtre rond à deux scènes/Une au centre l’autre formant comme un anneau/Autour des spectateurs ». Feuille de cahier retrouvée parmis les papiers d’Apollinaire conservés à la bibliothèque littéraire Jacques Doucet (ms. 7556.1). Au recto, les mots « Partout et nulle part/Personnages ».
6Le champ du spectacle varie entre le cadre de la scène et la totalité de l’espace théâtral, le temps devient une matière extrêmement malléable, qui s’étire, puis se comprime. L’action, ponctuée d’intermèdes musicaux et choréographiques, ralentit, puis s’accélère : au discours solennel du Mari (acte I, scène VIII) répond le monologue très rapide du fils journaliste (acte II, scène IV), qu’accompagnent les « une, deux ! » mécano-militaristes du père. Ce rythme variable n’a rien de commun avec l’écoulement du temps réel, mais s’accorde aux mouvements imprévisibles de la pensée et de la vie moderne.
7L’ambition du poète est bien de « faire surgir la vie même dans toute sa vérité », et c’est afin de désigner cette intention que le programme de la pièce va employer le terme de « drame sur-réaliste », néologisme qui, dans la préface de la première édition, deviendra « le surréalisme ». Une telle maîtrise du temps et de l’espace implique, cependant, un degré élevé de contrôle artistique, ce qui différencie le surréalisme d’Apollinaire de celui de Breton, à base d’écriture automatique.
8La quête d’une fausseté plus vraie que le réalisme est un des vecteurs principaux de la création apollinarienne. Apollinaire a toujours été passionné par la question des faux, par les œuvres des faussaires et par les fausses apparences en général. Il s’agit d’une mise en cause fondamentale de la réalité apparente, position à la fois philosophique et esthétique. L’esthétique dramatique d’Apollinaire découle directement des considérations sur la peinture qu’il avait cristalisées dans son œuvre d’avant la guerre, Méditations esthétiques les peintres cubistes. L’artiste, avait-il écrit, « doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité » : afin de réussir une véritable œuvre de création, il doit s’éloigner de la reproduction servile de la nature afin de créer une réalité nouvelle. Dans le prologue des Mamelles de Tirésias, Apollinaire applique à la création dramatique une semblable volonté de démiurge. À la palette élargie qu’il avait mise à la disposition du peintre (« On peut peindre avec ce qu’on voudra, avec des pipes, des timbres-poste, des cartes postales ou à jouer, des candélabres, des morceaux de toile cirée, des faux cols, du papier peint, des journaux ») correspond la grande variété de moyens d’expression qu’il propose d’incorporer dans la création théâtrale (« Les sons les gestes les couleurs les cris » etc.). Sans être dogmatique, l’esthétique d’Apollinaire est cohérente et s’applique à tous les moyens d’expression artistique et littéraire4.
9Dans un entretien publié à l’automne 1916, Apollinaire conseille au dramaturge de puiser une nouvelle vitalité dans l’art populaire : « Le théâtre de chambre ou de scène aura moins d’importance qu’autrefois. Peut-être qu’un théâtre de cirque naîtra plus violent ou plus burlesque, plus simple aussi que l’autre. Mais le grand théâtre qui produit une dramaturgie totale c’est sans aucun doute le cinéma5 » Fidèle à ses propres recommandations, Apollinaire va créer avec Les Mamelles de Tirésias une œuvre burlesque qui emprunte au cirque ses traits contrastés et multicolores. Comme l’a observé Pierre Caizergues, nulle autre œuvre d’Apollinaire n’accorde une telle importance, d’un bout à l’autre, à la surprise, qualité majeure du cirque, ressort principal de l’esprit nouveau6.
10Au printemps 1917, Apollinaire est attaché par des liens d’amitié et d’admiration à Gaston Cony, le célèbre marionnettiste des Buttes-Chaumont, auquel il dédie son « Guignol-Poilu », poème épistolaire daté du 3 avril 1917, qui commence :
Guignol, depuis ma tendre enfance,
Je t’aime et toujours pense à toi,
N’es-tu pas un vrai fils de France ?…
Honnête, tu nargues la Loi7.
11Apollinaire intègre dans Les Mamelles de Tirésias l’esprit frondeur de Guignol, y ajoute la candeur et la simplicité qui caractérisent autant le cirque que les spectacles de marionnettes.
12Dans sa préface aux Mamelles de Tirésias, Apollinaire se réclame du théâtre des tréteaux du Moyen Âge, citant La Farce de Maistre Pierre Pathelin, et des drames comiques d’Aristophane. Les recherches d’Apollinaire s’inscrivent dans un contexte qui le rapproche aussi des grands créateurs contemporains.
13Le souvenir de Jarry plane sur la pièce de façon irrécusable. L’enthousiasme pour Guignol que partagent Apollinaire et Jarry leur permet d’imaginer un théâtre antinaturaliste, aussi novateur qu’enraciné dans un profond patrimoine culturel. Selon Apollinaire, « Alfred Jarry disait une fois "Quelle belle pièce de guignol on pourrait tirer de La Chartreuse de Parme si elle n’était pas de Stendhal." C’est que Jarry, tout facétieux qu’il fût, avait le respect des réputations établies. » (OC II 763.) Jarry parodie, néanmoins, Macbeth dans Ubu Roi ; Apollinaire parodie à son tour l’histoire de Tirésias, l’oracle d’Œdipe-Roi. Même si Thérèse n’a rien d’une Lady Macbeth, les pièces de Jarry et d’Apollinaire dramatisent les rapports entre un homme aux appétits primaires et son épouse ambitieuse, d’une intelligence supérieure.
14Un élément essentiel, commun aux deux pièces, est l’emploi d’un rythme rapide et de transitions abruptes, comme le précise Apollinaire dans la préface des Mamelles : « Cet art sera moderne, simple, rapide avec les grossissements qui s’imposent si l’on veut frapper le spectateur. » (Po 868.) Jarry et Apollinaire emploient des effets de caricature où, comme chez Guignol, l’amplification de certains traits véri- diques est mise au service de l’humour satirique. L’anti-naturalisme se retrouve dans l’emploi d’un seul comédien pour jouer l’armée polonaise et le Peuple de Zanzibar, et sur le plan du lexique où, par exemple, les jeux de mots d’Apollinaire sur « mer- decin »/« merdecine » rendent hommage à l’exclamation la plus célèbre d’Ubu. Dans une version manuscrite de la préface des Mamelles, Apollinaire prit soin de récuser, cependant, ceux qui prétendaient qu’il avait « imité » Jarry. Il affirme que « l’r de merdecin et de merdecine provient tout simplement d’une prononciation facétieuse entendue par moi maintes fois, quand j’étais enfant, dans un collège du Midi, il n’a pas plus affaire avec l’r supplémentaire du mot fameux d’Ubu Roi que n’a affaire avec cet r l’r supplémentaire de mirlitaire prononciation facétieuse de même origine que celle de merdecin fort anciennes l’une et l’autre8 ».
15Dans Le Petit Bleu du 26 juin 1917, Davin de Champclos compare Les Mamelles à Ubu Roi et à « ces attristantes Impressions d’Afrique où le bon tragédien Dorival, barbouillé de suie et hérissé de plumes, compromit son renom artistique. » Il n’est pas impossible, en effet, que le Zanzibar d’Apollinaire soit en partie redevable à l’Afrique de Roussel. Apollinaire avait vu Impressions d’Afrique en compagnie de Picabia et Duchamp en 1911 ou 1912, au théâtre Antoine. Gabrielle Buffet, épouse de Picabia, rappelle la pièce délirante « où Guillaume nous entraîna avec Marcel Duchamp. J’en conserve le souvenir d’un fou-rire continu, et du ton grave dont il annonça l’avènement d’un nouveau Père Ubu9 »
16Impressions d’Afrique présente l’histoire des passagers d’un paquebot, naufragés en Afrique et faits prisonniers par un roi indigène, le roi Talou VII (joué par Dorival). Les captifs, pour tromper leur ennui, fondent une association, le club des Incomparables, dont chaque membre est tenu de se distinguer par la création d’une œuvre originale. Parmi les inventions présentées sur la scène du théâtre Antoine figurèrent une machine à peindre, un orchestre thermodynamique dans une cage, une horloge à vent La pièce provoqua un tollé général dans la salle, mais la soirée acquit une valeur de révélation essentielle pour Marcel Duchamp, qui dira plus tard : « Apollinaire fut le premier à me montrer les œuvres de Roussel. C’était de la poésie. […] C’est Roussel qui, fondamentalement, fut responsable de mon Verre, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Ce furent ses Impressions d’Afrique qui m’indiquèrent dans ses grandes lignes la démarche à adopter10 » Apollinaire pour sa part, rédigeant en 1913 le manuscrit de son Antitradition futuriste, va offrir une rose à « l’auteur d’Impressions d’Afrique », omis du texte définitif sans doute parce que son nom échappait au poète (Pr 2, 1681). Il revient à la charge dans sa conférence de la même année sur « La sculpture d’aujourd’hui », rappelant le même spectacle : « L’auteur, dont j’ai oublié le nom, avait imaginé une statue en baleines de corset qui roulait sur des rails en mou de veau : prodige propre à émouvoir ceux qui aimaient l’art et ses monstres sublimes. » Les moyens mis en œuvre, « misérables accessoires de théâtre », ne furent certes pas à la mesure de l’imagination de l’auteur ; selon Apollinaire, cependant, l’existence textuelle, conceptuelle d’une telle œuvre constitue en soi un événement considérable (Pr 2, 594-595). Si les procédés de création littéraire employés par Roussel ne correspondent guère à l’écriture apollina- rienne, Impressions d’Afrique a néanmoins fourni au poète un modèle d’art plastique et dramatique qui se situe aux antipodes des conventions naturalistes et mimétiques, indiquant, après Jarry, la voie d’un renouveau théâtral, ouvrant un champ illimité de possibilités créatrices.

Raymond Roussel, Impressions d’Afrique, acte II, le duel de Talou VII et de Yaour IX
Le Théâtre, n° 323, juin 1912 (BHVP, photo Fémina/Gérard Leyris).

Dorival dans le rôle du roi Talou VII, Impressions d’Afrique
Le Théâtre, n° 323, juin 1912 (BHVP, photo Fémina/Gérard Leyris).
17Par sa théorie et sa pratique dans Les Mamelles de Tirésias, Apollinaire participe à un mouvement contemporain de recherche théâtrale très large qui s’intéresse tout particulièrement à l’agencement des rapports entre la scène et la salle. Un compte rendu note que dans Les Mamelles de Tirésias il y a « des scènes dans la salle, et des entrées semblables à celles du Marchand de Venise » (Anonyme, [Guillot de Saix], Carnet de la semaine, 29 juin 1917), référence à la mise en scène remarquable du Marchand de Venise créée par Firmin Gémier, au théâtre Antoine, le 23 avril 1917. Le spectacle fut couronné d’un grand succès : 86 représentations ainsi que de nombreuses reprises. Gémier déploie des moyens considérables (cinq décors et deux cents costumes), mais l’aspect le plus marquant du spectacle fut qu’il demanda aux comédiens de passer parmi les spectateurs, empruntant un immense escalier qui reliait toute la largeur de la scène à la salle. Ils apparaissent et interviennent aux places de balcon, entrent et sortent par les portes latérales et les portes du fond, habituellement destinées au public : « Il permettait aux acteurs des allées et venues plus variées, plus dégagées et vivantes, en leur donnant l’occasion de côtoyer les spectateurs, surpris et charmés de voir les artistes de si près11 » Apollinaire brise le cadre de la scène de façon semblable, et la communauté d’esprit qui réunit les deux hommes est confirmée dans Le Pays du 24 juin où, dans la rubrique « À travers les revues », s’annonce le nouveau projet de Gémier, qui veut donner au théâtre la forme d’un cirque : « Il dit son intention de monter, l’an prochain, un Œdipe-Roi sans décors, avec des acteurs et des figurants au milieu du public. » Lugné, en décembre 1898, avait déjà monté un Mesure pour Mesure dans le hall du cirque d’Été, avec une estrade au milieu du public et des comédiens qui circulaient dans la salle, tentative révolutionnaire qui se solda par un échec commercial12. En 1917, Gémier fournit à Apollinaire un exemple contemporain et encourageant de modification des rapports entre la scène et la salle, et confirme son désir d’insuffler au théâtre une part de la vitalité inhérente à l’art populaire13.
18Les travaux de Max Reinhardt, depuis 1905 directeur du Deutsches Theater de Berlin, corroborent également les aspirations d’Apollinaire. Reinhardt dispose de moyens dont Apollinaire ne peut que rêver : il généralise l’usage de la scène tournante, met à profit les dernières innovations techniques, monte un Œdipe au cirque Schumann. Poursuivant un rêve de démiurge, il déclare que « l’homme créé à l’image de Dieu recrée une seconde fois grâce à l’art, l’univers tout entier avec tous les éléments » ; par le théâtre, il souhaite découvrir « la vie dans son immensité14 ». Sans parler d’influence, l’on peut admettre une ressemblance certaine entre la vision et les propos d’Apollinaire et de Reinhardt.
19Plus proche, évidemment, d’Apollinaire est Pierre Albert-Birot qui, dans les pages de SIC, s’exprime souvent au sujet du théâtre. La ligne directrice de son esthétique est son opposition au réalisme et au trompe l’œil. Dès le mois de juin 1916, il conçoit un réalisme théâtral « en profondeur et non en surface ». Quelques mois plus tard, il produira son manifeste dramatique « À propos d’un théâtre nunique », où il suggère que le dramaturge doit prendre le monde entier comme modèle, mélangeant tous les registres et les genres, tous les temps et tous les lieux, sans décors, à part des éclairages et des projections, afin de créer « un grand tout simultané » qui se déroulera à la fois sur la scène et dans la salle. Le cadre d’un tel spectacle « ne peut être qu’un cirque dont le public occupera le centre tandis que sur une plateforme périphérique tournante se déroulera la majorité du spectacle relié encore au public par des acteurs parsemés dans son enceinte15 ».
20Le projet d’Albert-Birot est plus redevable que celui d’Apollinaire au futurisme italien. Il partage cependant avec Apollinaire le souci fondamental de représenter non pas une tranche de vie, mais la vie même, dans toute sa diversité. En cela, son « réalisme profond » est proche du « surréalisme » apollinarien.
21Albert-Birot reviendra sur une partie de son projet dramatique en avril 1918, déclarant qu’il faut quand même respecter la frontière qui sépare la scène de la salle, car « l’art est un monde créé par l’homme et l’homme doit le contempler à distance ». Il s’en prend à Gémier, qui fait descendre l’action dans la salle ; Birot, ce faisant, renie implicitement un des éléments essentiels du théâtre d’Apollinaire, tel qu’il se pratique dans Les Mamelles de Tirésias16 . Il n’empêche que les deux hommes partagent, selon la formule de Marie-Louise Lentengre, un souci commun « de transformer le théâtre en une sorte d’homologue de la vie17 ». Tel fut l’accord fondamental qui permit à Albert-Birot d’appuyer pleinement le projet théâtral d’Apollinaire.
22André Warnod, dans son compte rendu des Mamelles de Tirésias, écrit : « C’est un art qui fait penser à Jarry, un Jarry à la vingtième puissance, avec un tel souci de l’actualité qu’on croit, par instants, assister à une revue de fin d’année18 » (L’Heure, 25 juin 1917.) En effet, Apollinaire se réfère à la presse et à l’actualité tout au long de la pièce ; il récupère et adapte ainsi l’élément principal de la « revue ».
23Victor Basch donne une bonne définition de la « Revue de fin d’année », précisant que l’objet essentiel du genre, « chose éminemment parisienne », était de « faire défiler devant le spectateur, en une cohue versicolore et pittoresque, les événements les plus frappants, les personnages les plus notoires, les incidents les plus sensationnels de l’année. On ne demandait à ces pièces ni d’être construites, ni d’être charpentées, ni d’avoir de la cohérence et de l’unité. » La présence sur scène du compère et de la commère crée quand même un lien entre les épisodes disparates. La revue doit contenir « un peu de satire, un peu de patriotisme, un peu de polissonnerie et, comme il convient - un peu d’esprit réactionnaire ». La satire du revuiste ne doit pas être uniquement négative : « s’il dénonce la petitesse des événements et la médiocrité de ceux qui les agissent, c’est que, dans son âme, vit un idéal de grandeur auquel il mesure la réalité’19 »
24Le rôle primordial de l’actualité dans Les Mamelles de Tirésias est indiqué dès le lever du rideau par le Kiosque à journaux, personnage ambulant décoré d’un large éventail de revues et de quotidiens. Il constitue une variante originale d’un élément courant du théâtre populaire et satirique français, le personnage qui paraît sur scène habillé d’une robe ou d’un costume fait de journaux imprimés. Il s’agit d’une mode théâtrale lancée dès 1831 par Mlle Déjazet qui, dans le rôle de « la Politique », au théâtre du Palais-Royal, portait une robe sur laquelle avaient été collées des pages de journaux imprimés20.
25Apollinaire connaissait très bien cette catégorie de théâtre : vers 1910, il avait lui- même esquissé une Revue de l’année, destinée à la Gaîté-Rochechouart, dont il nous reste des fragments manuscrits (Pr 3, 1017, 1329-1330). Il n’empêche qu’il prend l’observation de Warnod pour un reproche, et y répond dans la préface de la pièce :
On a dit que je m’étais servi des moyens dont on use dans les revues : je ne vois pas bien à quel moment. Ce reproche toutefois n’a rien qui puisse me gêner, car l’art populaire est un fonds excellent et je m’honorerais d’y avoir puisé si toutes mes scènes ne s’enchaînaient naturellement selon la fable que j’ai imaginée et où la situation principale : un homme qui fait des enfants, est neuve au théâtre et dans les lettres en général. (Po 866.)
26Il affirme, avec raison, que l’unité narrative différencie son oeuvre des revues de fin d’année. Il n’est pas moins vrai qu’il adopte la structure en tableaux successifs et les stratégies satiriques qui caractérisent le genre. L’efficacité d’un tel humour dépend d’un auteur perspicace et d’un public bien informé. Elle implique également une mise à jour régulière, afin que la satire reste branchée sur l’actualité récente, tâche à laquelle Apollinaire se serait sûrement adonné avec plaisir lors d’éventuelles reprises. Il est certain également que l’esprit satirique d’Apollinaire s’accompagne d’un « idéal de grandeur », de visées positives, qui le rapprochent de la revue, telle qu’elle a été définie par Victor Basch, et qui l’éloigné de l’humour dévastateur d’un Jarry.
27Il a été suggéré que Les Mamelles de Tirésias s’approprie l’esthétique et certaines caractéristiques d’un spectacle de vaudeville. Le Directeur qui récite le prologue n’est pas sans ressemblances avec le présentateur, ou « Professeur », d’un spectacle de variétés, qui passe facilement d’un registre sérieux à celui de la légèreté21. Un spectacle de music-hall présente une série extrêmement variée d’artistes, tels des chanteurs, musiciens, jongleurs, acrobates, danseurs, magiciens, comiques qui se succèdent sur un rythme rapide. Sur une affiche parisienne figuraient souvent également des artistes d’outre-Atlantique, représentés par le Journaliste américain dans la pièce d’Apollinaire. Les cartes à jouer et la Cartomancienne rappellent également les tours des prestidigitateurs. Le sujet de la pièce constitue une source parfaite d’humour gaulois, et les calembours qui fusent à tout moment sont également typiques du genre.
28Cet aspect des Mamelles de Tirésias rapproche la pièce d’oeuvres de Picasso et de Braque dans lesquelles sont juxtaposés des extraits de musique, des coupures de presse, des fragments de publicité. Le cubisme de Picasso, de réputation austère et abstruse, donne de l’importance à la chanson populaire et au music-hall, notamment dans Ma Jolie, tableau cubiste de 1911-1912, dans lequel s’inscrivent les mots « MA JOLIE », extraits de la « Dernière chanson », succès de Harry Fragson, vedette de l’Alhambra22.
29Les Mamelles de Tirésias constitue donc un hybride de culture populaire et de recherches d’avant-garde. Aucun des genres mis à contribution par Apollinaire n’est, toutefois, adopté de façon gratuite. L’assimilation de tant d’influences a permis à Apollinaire d’inventer un langage théâtral à la fois neuf et très personnel.
30Presto et Lacouf, par exemple, sont des clowns qui tombent et se relèvent à volonté, comme au cirque Medrano. Leur duel ludique est cependant porteur d’éléments fondamentaux pour l’esthétique d’Apollinaire, car ils refusent les lois de la nature, résistent au pouvoir du temps et de la mort, donnent une réalité dramatique au thème de la renaissance cyclique qui structure la majeure partie des écrits du poète. De façon comique, ils s’interrogent sur l’identité du lieu où ils se trouvent, ce qui accentue la simultanéité spatiale de l’action. En fait, l’action se déroule à la fois dans un Zanzibar de fantaisie et dans un lieu très parisien. Zanzibar est à la fois le nom d’un jeu de dés et celui d’un pays réel. Le débat entre Presto et Lacouf soulève donc des questions fondamentales sur les rapports entre création artistique et réalité extérieure ; Les Mamelles de Tirésias s’avère être un drame dont un sujet principal est l’art théâtral lui-même.
31Apollinaire adopte certains procédés mis en oeuvre par Lugné-Poë et par Gémier. La conception qu’il propose de l’espace théâtral participe, néanmoins, à la projection tous azimuts de l’identité apollinarienne, stratégie fondamentale de toute sa création littéraire. À cette fin, il dépasse l’exemple de Gémier, car le déroulement de son drame surréaliste s’accompagne de l’occupation progressive de la totalité de l’espace théâtral. Une première brèche dans le mur qui sépare scène et salle est créée par Thérèse qui lance des balles sur les spectateurs, suivie de son mari, qui lance un bouquet de fleurs. Presto et Lacouf sortent de dessous la scène, puis jouent devant elle, avant de monter dessus. Suite à leur duel, ils s’allongent dans les coulisses, laissant seuls leurs pieds dépasser, ce qui ouvre la frontière latérale de la scène. La Cartomancienne arrive du fond de la salle ; une pluie de cartes tombe du plafond ; Thérèse lâche des ballons qui montent vers les cintres, avant de relancer des balles sur les spectateurs, actions qui opèrent une occupation à la fois verticale et horizontale de l’espace. La cacophonie des nourrissons, dont les braillements sont projetés sur les spectateurs depuis la scène, les coulisses et les deux côtés de la salle, fait que l’espace sonore est également totalement investi.
32Des poèmes de première importance, tels « Vendémiaire » ou « Onirocri- tique », et maintes œuvres en prose, comme « Le Toucher à distance » ou « Le Poète assassiné », pratiquent une stratégie semblable de l’omniprésence. Dans Les Mamelles de Tirésias, la prolifération de l’action, qui remplit l’espace théâtral, est une expression supplémentaire d’une imagination expansive et d’une aspiration fondamentale vers l’ubiquité.
33En 1917, l’esprit patriote fait peser sur toute innovation artistique de dangereuses accusations, qui glissent facilement du « défaitisme pacifiste » à « l’art boche ». Apollinaire s’en plaint lui-même dans un article de 1916 : « Une certaine presse a réussi à faire croire au public français que moderne et boche sont synonymes. Et l’on profite autant de l’union sacrée que du fait que la plupart des artistes modernes sont en âge de servir et sont mobilisés, pour leur décocher chaque fois que l’occasion se présente l’épithète de boche. » (Pr 2, 861.) Les créateurs subissent la pression d’un académisme qui cherche à s’imposer au nom de l’Union sacrée et d’une définition particulière de l’identité nationale dans laquelle prédominent des valeurs traditionnelles telles que « pureté » et « classicisme ». Apollinaire refuse les contraintes qu’implique une telle austérité, attitude que partage, entre autres amis, Louise Faure-Favier qui, le 16 juin 1917, fait paraître dans Paris-Midi un article intitulé « Les femmes et la Guerre. Les mamans de bonne humeur. » « Il ne faut jamais être maussade, écrit-elle, surtout quand il s’agit de la repopulation. Ce n’est pas avec des visages sévères que l’on fit jamais des enfants, n’est-il pas vrai. Lorsque Jean-Jacques Rousseau remit la maternité à la mode, il se garda des ennuyeux discours. » Louise intervient afin de prévenir et de neutraliser la critique patriotique et puritaine que risque d’offusquer la joie de vivre et de jouer apollinarienne.
34Lieu de rencontre entre l’Antiquité et l’avant-garde, la scène apollinarienne est un espace vers lequel convergent un assortiment de genres et de médias extrêmement divers. Contre les normes de la « pièce bien faite », Les Mamelles de Tirésias est un drame au carrefour de tous les moyens de communication, qui incorpore presse écrite, radiotélégraphie, musique, danse, théâtre de boulevard, music-hall, cirque, marionnettes, cinéma, bal musette, haute culture et culture populaire. La complexité d’une telle recette est en elle-même porteuse d’un message. En effet, le sujet, le style et le genre du drame surréaliste, qui ensemble constituent une sorte de métissage théâtral, sont en contradiction flagrante avec les préférences esthétiques de ceux qui, en 1917, voulaient imposer une idée étroite et conventionnelle de « l’identité française ».
35Dans la préface des Mamelles, Apollinaire affirme que son art dramatique « ouvre carrière à l’imagination du dramaturge, qui, rejetant tous les liens qui avaient paru nécessaires ou parfois renouant avec une tradition négligée, ne juge pas utile de renier les plus grands d’entre ses devanciers » (Po 869). Il « vénère les Grecs Shakespeare Molière Racine Goethe et Jarry », avait-il ajouté dans le manuscrit23. Dans Les Mamelles de Tirésias, inspiré par son rêve expansif d’une dramaturgie universelle, Apollinaire associe les traditions dramatiques les plus diverses et les plus authentiques afin d’engendrer un nouveau lyrisme théâtral, surprenant, et riche de perspectives.
Notes de bas de page
1 En septembre 1917, dans un écho intitulé « À la Comédie-Française », Apollinaire écrit : « Il est vrai que nous sommes en temps de guerre et que les théâtres gagnent ce qu’ils veulent, même avec des pièces anciennes, ce qui dispense les directeurs de se mettre en frais pour offrir des nouveautés aux spectateurs. Et cependant l’art théâtral n’est pas si brillant que l’on puisse se dispenser d’encourager les jeunes dramaturges. » (Pr 2, 1335.)
2 Sept feuillets manuscrits, dont il manque les f. 2 et 3, et dont nous avons transcrit les f. 1, 5, 6, 7. BJD 7433.
3 « Fi de la logique et de la suite dans les idées ! » avait proclamé Marinetti dans son manifeste Le Music-Hall de 1913 (Lista G., Le Futurisme. Manifestes, proclamations, documents, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1973, p. 249-254 (p. 253).
4 Voir Campa L., L’esthétique d’Apollinaire, Paris, SEDES, 1996.
5 Albert-Birot P., « Les tendances nouvelles. Interview avec Guillaume Apollinaire », op. cit.
6 Caizergues P., « Apollinaire inventeur d’un nouveau langage théâtral ? », op. cit., p. 187-188.
7 Richard H., « Apollinaire retrouvé », Journal de Genève, 195, 22 août 1970, p. 13. Le 16 juin 1917, Apollinaire annonce dans le Mercure de France la fondation par Gaston Cony de l’association « Nos Marionnettes », créée pour faciliter et encourager le développement en France de Guignol et d’autres marionnettes. Voir Caizergues P., « Apollinaire le cirque et les marionnettes », Apollinaire/Teatro, Berenice, 3, juillet 1981, p. 32-44 (p. 38-39).
8 Passage rayé dans le manuscrit de la préface, BJD 1091 B-VI-6.
9 Buffet G., « Rencontre avec Apollinaire », Le Point, novembre 1937, p. 197-198.
10 Duchamp M., Duchamp du signe Écrits, Flammarion, 1975, p. 173.
11 Mégard-Gémier A., Et l’on revient toujours… Souvenirs d’une comédienne, Paris, Société française d’éditions littéraires et techniques, 1932, p. 232.
12 Blanchart P., Firmin Gémier, Paris, L’Arche, 1954, p. 150-151.
13 En avril 1918, Apollinaire note que Gémier a l’intention de monter son Aristophane sur une piste de cirque (Pr 2, 1424). Ce projet n’aboutira pas mais, après la guerre, Gémier va monter l’Œdipe de Saint-Georges de Bouhélier au cirque d’Hiver, avec l’appui de Serge Sandberg (BLANCHART P., op. cit., p. 216). En 1917, Sandberg avait commandé La Bréhatine à Apollinaire et André Billy.
14 Reinhardt M., « Discours sur l’acteur », traduit dans La Revue théâtrale, 13, été 1950 ; cité dans Dusigne J.-F., Le Théâtre d’Art. Aventure européenne du xxe siècle, Paris, Éditions Théâtrales, 1997, p. 125.
15 Albert-Birot P., « À propos d’un théâtre nunique », SIC, 8, 9, 10, août, septembre, octobre 1916. Le terme de « nunisme » employé par Albert-Birot vient du grec nun :maintenant, à présent. Une esquisse de son théâtre nunique, qui incorpore un plateau tournant, sera reproduit dans SIC, 21-22, septembre-octobre 1917.
16 Albert-Birot P., « Théâtre Antoine. Les essais de Gémier », SIC, 28, avril 1918.
17 Lentengre M.-L., Pierre Albert-Birot L’invention de soi, Paris, Jean-Michel Place, 1993, p. 158.
18 Un compte rendu anonyme publié dans une petite revue qui se proclame « seule gazette non censurée de la République », et qui ne figure pas dans le dossier de presse d’Apollinaire, critique l’emploi dans Les Mamelles des « pires trucs de revue » Anonyme, « Une manifestation de “défaitisme” en art… », La Feuille de chou, 61, série III, 1917 ; Décaudin M., « Les Mamelles de Tirésias, Documents - dossier de presse (compléments) », Que vlo-ve ?, 4+ série, n° 4, octobre-décembre 1998, p. 105-116 (p. 107-108).
19 Basch V., Études d’esthétique dramatique. Première série. Le théâtre pendant une année de guerre, Paris, Librairie Française, s.d. (1920), p. 251-264.
20 En 1913, une colonne Morris ambulante en carton se déplaçait dans les rues de Paris pour annoncer un spectacle de variétés à la Comédie des Champs-Élysées, ce qui n’est pas sans rappeler le Kiosque ambulant d’Apollinaire. Voir Weiss J., The Popular Culture of Modem Art. Picasso, Duchamp, and Avant-Gardism, New Haven and London, Yale University Press, 1994, p. 18, 220. Weiss consacre quelques paragraphes intéressants aux Mamelles de Tirésias, qu’il traite, cependant, de « Parade du pauvre ».
21 ewertz harris J., The Theater of Guillaume Apollinaire, (Ph. D., University of California, Berkeley, 1975), Ann Arbor, University Microfilms International, 1979, p. 110.
22 Weiss J., op. cit., p. 3-4.
23 Passage rayé dans le manuscrit de la préface, BJD 1091 B-VI-6.
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