Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1Le dimanche 24 juin 1917, 1056e jour de la Grande Guerre, voit la première, sur une scène montmartroise, du « drame surréaliste » de Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias. Il s’agit d’un théâtre de guerre, burlesque, musical, porteur d’un message positif et optimiste. En même temps, cependant, la pièce porte la trace profonde des batailles esthétiques et politiques qui, sous le masque de l’Union sacrée, divisent alors le pays.
2Le choix du genre dramatique a été motivé par le désir d’atteindre un public large et populaire, voire international, au-delà du lectorat d’Alcools et de Calligrammes. Il s’inspire également d’un amour authentique du théâtre, une passion qui habite Apollinaire depuis sa jeunesse, comme le témoigne la longue série d’inventions et d’expérimentations théâtrales dont il est l’auteur. Notre lecture de la pièce la situe par rapport aux autres œuvres dramatiques et à la totalité des écrits d’Apollinaire afin de démontrer à quel point cette comédie d’apparence légère donne une expression nouvelle aux préoccupations les plus profondes et intimes du poète. S’y retrouvent tous les vecteurs principaux de la création apollinarienne, depuis la quête de l’identité, jusqu’à la tension dialectique entre l’imaginaire poétique et les paramètres spatio-temporels qu’impose le monde matériel.
3Notre deuxième objectif a été de reconstituer toutes les dimensions sonores et visuelles de l’œuvre, afin d’appréhender la réalisation pratique de l’esthétique théâtrale audacieuse et novatrice promulguée dans le prologue et la préface de la pièce. Apollinaire connaît parfaitement l’histoire du théâtre européen, et son drame surréaliste intègre de multiples influences historiques et contemporaines, classiques et populaires, auxquelles s’ajoute l’intervention essentielle de ses propres capacités lyriques et visionnaires. Il en résulte un nouveau langage théâtral qui fournit au dramaturge les moyens de transformer l’espace scénique en un univers complet, dont les dimensions et les limites sont à la mesure de son imagination. L’œuvre s’éloigne du réalisme mimétique afin de devenir une homologue de la vie même, c’est-à-dire une matière faite de contrastes, de surprises et de transformations innombrables, auxquels l’artiste impose la forme qui lui plaît.
4Divers témoignages contemporains, et la consultation de manuscrits, de correspondance et d’autres documents, en partie inédits, nous ont permis de remonter vers la genèse de la pièce et de suivre les différentes métamorphoses qu’elle a subies avant d’arriver à l’état qui nous est parvenu. Les nombreux comptes rendus, soigneusement conservés par Apollinaire lui-même, nous permettent de suivre aussi le déroulement de la journée du 24 juin 1917, de reconstituer la première de la pièce, le jeu des comédiens et la réaction du public, afin de suggérer l’impact et l’influence culturels de cet événement.
5Parmi la jeunesse artistique et littéraire réunie au conservatoire Maubel lors de cette matinée théâtrale, se trouvaient André Breton, Jacques Vaché, Louis Aragon et Philippe Soupault. À partir de leurs diverses réactions, en 1917 ou rétrospectivement, nous nous interrogeons sur les rapports entre le surréalisme d’Apollinaire et le mouvement de l’après-guerre qui adoptera ce néologisme. Les futurs surréalistes ne pouvaient qu’approuver la prise de position d’Apollinaire contre les platitudes du soi-disant réalisme théâtral et artistique. Breton et Soupault furent également très sensibles à la puissance provocatrice de la pièce, dont la représentation divisa le public et souleva un chahut protodadaïste. Le spectacle précipita cependant chez Breton une prise de conscience d’une incompatibilité fondamentale entre l’œuvre d’Apollinaire et l’attitude très influente de son nouvel ami Vaché, conscience qui lui permit de cristalliser certaines de ses propres idées esthétiques et morales. Pour cette raison, entre d’autres, le 24 juin 1917 est une étape décisive dans le processus qui mène à la naissance du surréalisme.
6Une partie de notre propos sera de démontrer l’imbrication dans le drame surréaliste d’une créativité foisonnante et d’une référence permanente à l’actualité sociale et politique. Dans Les Mamelles de Tirésias, Apollinaire a su exploiter et canaliser la concentration extraordinaire d’énergies conflictuelles qui en France atteint son apogée au printemps 1917. Notre analyse de sa démarche a été en partie inspirée par la relecture d’un texte célèbre de Freud, ses « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ».
7La guerre a, en effet, provoqué chez Freud un réexamen de ses théories concernant les forces qui régnent sur le comportement humain, et lui a fait prendre en compte la volonté destructrice inouïe mise en œuvre par les nations européennes dès l’ouverture des hostilités. Dans son essai de 1915, Freud souligne que « l’essence la plus profonde de l’homme consiste en motions pulsionnelles qui sont de nature élémentaire, qui sont identiques chez tous les hommes et tendent à la satisfaction de certains besoins originels ». Il rappelle l’influence positive exercée sur les pulsions égoïstes par l’érotisme, c’est-à-dire le « besoin d’amour de l’homme pris dans son sens le plus large » : « On apprend à voir dans le fait d’être aimé un avantage qui permet de renoncer à tous les autres. » Il voit donc dans cette influence positive de l’érotisme une de clefs de la civilisation. L’avilissement général de l’humanité que représente la guerre en cours l’incite à reconnaître, cependant, tapie au fond de l’âme humaine, une pulsion d’une puissance égale : l’inconscient est assassin, « plein de désirs meurtriers sanguinaires à l’égard de l’étranger. » La guerre nous dépouille des couches récentes déposées par la civilisation, nous ramène à l’état non-civilisé de l’homme des origines, libère et justifie les désirs de mort qui habitent notre inconscient1. L’identité humaine est divisée, et les parts qui la constituent sont dirigées par les forces contradictoires que sont Éros et Thanatos.
8Le texte de Freud fait part de son désarroi devant la faillite d’une civilisation qui s’enterre dans la boue des tranchées. À la fin de 1916, le cours des événements semble confirmer son analyse concernant l’actuel ascendant de Thanatos. Le nombre de morts et de disparus s’élève alors pour la France seule à plus d’un million, et à environ quatre millions pour l’ensemble des belligérants2. Les statistiques officielles sont à l’époque gardées secrètes, mais au front comme à l’arrière, nul ne pouvait ignorer la dimension colossale de la catastrophe. C’est alors que se manifeste en France, au front comme à l’arrière, une réaction multiforme qui, supposant au règne absolu de Thanatos, va se traduire par des interventions sociales et politiques. Au printemps 1917, l’échec de l’offensive du Chemin des Dames déclenche une vague de mutineries dans l’armée française. Un peu plus tard, la vie civile du pays sera à son tour bouleversée par un vaste mouvement de grèves et de manifestations, animé principalement par des femmes. Les fantassins et les ouvrières provoquent ainsi un débrayage temporaire, mais exceptionnel, dans la machine gigantesque de la guerre.
9Journaliste accompli, Apollinaire suit de près le cours des événements, et ses écrits de cette période sont traversés de multiples courants de colère, de révolte, et de patriotisme. Dans Les Mamelles de Tirésias, il habille les personnages du masque de la comédie, mais son drame surréaliste allie humour et tristesse, puise beaucoup de sa matière et de son inspiration dans les événements extérieurs. Les Mamelles de Tirésias captent une part de l’énergie vitale qui anime la vie sociale du pays, la met au service d’un message qui se veut positif et revigorant. Il s’agit, d’ailleurs, d’une « Manifestation SIC » : SIC, titre de la revue de Pierre Albert-Birot, producteur de la pièce, sigle qui, en plus de « Sons Idées Couleurs », signifie l’affirmation latine.
10Dans son agenda de l’année 1917, Apollinaire observe : « ne pas oublier - la joie art fondé sur la joie3 » Les Mamelles de Tirésias dramatisent cette affirmation, rappellent que la joie de vivre fait partie, elle aussi, de l’identité française. Le titre de la pièce à lui seul suggère qu’érotisme et patriotisme, autant que labourage et pâturage, sont les deux mamelles de la France.
11En 1917 à Paris, face à l’austérité qui convient à une époque tragique, s’élève une vague de vitalité irrépressible. Saison des grèves et des mutineries, le printemps 1917 voit également se déployer une extraordinaire renaissance artistique. Les Mamelles de Tirésias constituent le point culminant de ce mouvement exubérant. Établir préalablement les grandes lignes du paysage social et culturel français pendant les premiers mois de l’année 1917, et décrire les événements les plus marquants de cette période, nous permettra de situer la pièce dans son contexte historique et culturel, et de démontrer combien elle s’inspire d’une réalité vécue. Cette approche a l’avantage supplémentaire de révéler un Apollinaire dont les prises de position par rapport à l’actualité s’avèrent à la fois plus complexes et moins bellicistes que ne le laissent croire certaines légendes irréductibles.
12L’esprit d’aventure esthétique et d’érotisme jubilatoire qui caractérise Les Mamelles de Tirésias fut, dès le départ, source de controverses et de polémiques. En temps de guerre, une telle entreprise, qui risquait de paraître inopportune, voire séditieuse, n’a certes pas été du goût de tous les observateurs. Comme l’écrit Louis Laloy, auteur d’une « Critique Musicale » dans Le Pays du 2 juin 1917, « Nos mœurs de guerre ont leurs censeurs. Certains s’alarment d’un sourire comme d’un outrage à nos soldats. » L’on comprend le permissionnaire qui résume, sans doute, le sentiment de beaucoup de ses camarades : « J’ai gros cœur de me faire casser la gueule pour tous ces gens qui s’amusent4. » Sur ce plan-là, cependant, l’on ne pouvait guère accuser Apollinaire d’insouciance : habillé de bleu horizon, il arbore la Croix de guerre, « Croix de lourd tourment5 ». En fait, la seule protestation vraiment blessante que provoquèrent Les Mamelles de Tirésias vint d’une direction inattendue : ce fut celle d’un groupe de soi-disant « peintres cubistes » de l’écurie Léonce Rosenberg, dont nous analyserons la démarche.
13La pièce a continué, toutefois, à diviser les commentateurs, et cela jusqu’à nos jours. Pascal Pia, par exemple, est si peu convaincu par la propagande nataliste d’Apollinaire qu’il « en vient à se demander si, en 1917, sa blessure et sa trépanation laissaient encore intacte la conscience qu’il avait de lui-même et de son art6 ». L’avis de Pierre Caizergues est très différent : « Je vois dans cette œuvre l’une des formules les plus achevées et les plus audacieuses du lyrisme apollinarien7 » Le regard que nous jetons sur ce drame surréaliste tente de prendre en compte à la fois la dimension sociale et pédagogique qui a dérouté quelques-uns de ses détracteurs, et la dimension novatrice et poétique qui lui vaut une place de première importance dans l’histoire du théâtre moderne.
Notes de bas de page
1 Freud s., « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, (1981) 1993, p. 7-40.
2 Becker. J.-J, 1917 en Europe. L’année impossible, Paris, Éditions Complexe, 1997, p. 17.
3 Remarque datée du 12 octobre 1917, Que vlo-ve 27, janvier 1981, p. 13.
4 Propos entendus dans Paris le 18 juin 1917, Mugnier abbé, Journal, Paris, Mercure de France, 1985, p. 314.
5 La formule figure dans le calligramme d’Apollinaire, « Croix de guerre », Apollinaire G., Soldes, Fontfroide, Bibliothèque artistique et littéraire, 1985, s.p.
6 Pia P., Apollinaire, Paris, Seuil, (1965) 1974, (Écrivains de toujours), p. 167.
7 Caizergues P., « Apollinaire, inventeur d’un nouveau langage théâtral ? », Apollinaire inventeur de langages (Actes du colloque de Stavelot, 1970), Paris, Minard, Lettres modernes, 1973, p. 180-196 (p. 193).
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