Précédent Suivant

Les temps longs de l’audiovisuel instructif

p. 141-147


Texte intégral

1En Occident, les dispositifs de projection lumineuse par lanterne magique trouvent leur origine dans la camera oscura. Utilisée très tôt, on n’en connaît pas véritablement l’origine. Les peintres flamands s’en servirent notamment pour reproduire les arrière-plans de leurs tableaux avec une précision photographique (fig. 79). La chambre noire servira de modèle pour la construction par Descartes de son explication du fonctionnement de l’œil. Des travaux récents confirment la très grande antériorité chinoise à propos de la lanterne magique. Son existence est en effet attestée en -121 avant J.-C. On connaît le nom de son détenteur, Shao Weng. On dispose également de la relation d’un dispositif antérieur, qui aurait montré des dragons tourbillonnant. Divers textes confirmeraient la préoccupation de projeter le mouvement, selon des procédés qui, à en croire l’imagerie de l’époque, sont similaires à ceux que vendent toujours les marchands chinois. Un paysage ou des sujets, par exemple les « chevaux caracolant », attestés au iie puis au xiie siècle après J.-C., défilent sur un transparent cylindrique et sont projetés sur les parois translucides d’une « boîte » en forme de parallélépipède. Un autre dispositif est celui d’une boîte munie d’œilletons par lesquels on voit à l’intérieur des scènes peintes sur un transparent, éclairés par derrière.

2De tels dispositifs n’apparaissent dans l’iconographie occidentale qu’au début du xviie siècle. Le plus intéressant sans doute est décrit dans la relation par un jésuite revenant de Chine, le Père Gabriel de Magalhâes :

« Il y a un nombre infini de lampes et de chandelles dans chaque lanterne. Les lumières se mélangent avec tant d’artifices et de bonheur qu’elles rehaussent la beauté des peintures. La fumée donne vie et esprit aux images de la lanterne, avec un art si convaincant que l’on croit voir des personnages marcher, monter et descendre1. »

L’illusion qui convainc

3Comment ne pas retrouver dans les textes du Père Kircher sur la lanterne magique, jésuite lui aussi, sinophile, contemporain de l’auteur, les accents enthousiastes sur la capacité de conviction des projections lumineuses ? N’écrira-t-il pas en 1671 :« Dico eorum ope […] quidquid volueris demonstrare potest » (Je dis que grâce à elles [les plaques transparentes], […] on peut démontrer ce que l’on veut2) ? « Summo stupore […] auditoribus » (Pour le plus grand étonnement des spectateurs), ajoute-t-il un peu plus loin.

4Kircher développe cette présentation dans un in-octavo intitulé Ars Magna Lucis et Umbrae3. Il y examine toute une série de magies parastatiques (littéralement :qui font apparaître les choses à côté d’elles-mêmes). Il est fort probable que plusieurs des procédés décrits sont d’origine chinoise, tant leur constitution même paraît étrangère à l’histoire occidentale des techniques. Je pense, par exemple, à un problème que traite Kircher, non loin de celui de la projection lumineuse, ainsi formulé « Comment faire fumer un diable sur un autel à heures régulières. »

5L’argument de la conviction par l’étonnement que suscite la perfection de l’illusion est déterminant dans la pensée de Kircher. Il en voit l’instrumentation pour la Propagation de la Foi, mission principale de la Compagnie de Jésus. On comprend alors l’iconographie qu’il retient pour l’édition de 1671 de l’Ars Magna (Hypothèse : entre les deux éditions, aurait-il rencontré le Père de Magalhâes ?) : une lanterne dissimulée derrière un mur projetant des apparitions sur la paroi d’en face, pour la plus « grande stupeur » des fidèles4 (fig. 80).

Une technologie de l’illusion

6Ainsi débute au xviie siècle en Occident une filière technologique de la production d’illusions visuelles qui aboutira au cinéma. Rappelons-en les principales caractéristiques.

7Elle est fondée sur le dispositif de la salle obscure. Pénétrer dans le cubiculum obscurum est en soi une mise en condition. Pendant la Révolution française, Gaspard Étienne Robertson perfectionnera le procédé pour que le public adhère mieux à ses Fantasmagories. Évoquant les prêtres de Memphis, il faisait apparaître sur écran de fumée et à la demande des spectateurs, le portrait de leurs proches disparus. Pour pénétrer dans la salle, le spectateur devait suivre un guide muni d’une torche et passait devant des spectres, une jeune femme nue allongée sur un suaire, etc. La mise en condition est celle que décrit Umberto Eco dans Lector in fabula, transposée dans le domaine de l’image5. Celui qui organise la projection est un stratège. Le sort interprétatif par le spectateur, l’Auditor, doit faire partie de son propre mécanisme génératif. Au stratège incombe la tache d’inciter ce dernier à participer à l’interprétation.

8Les dispositifs sont fixes ou mobiles. Celui du Collège Romain, cité plus haut, est fixe, de même que ceux qui sont installés autour d’une lanterne dans une salle rassemblant fidèles ou étudiants. Mais il y en a aussi de mobiles. Robertson utilise des lanternes portables. Des assistantes projettent ainsi sur la paroi des images de spectres qui se balancent au rythme de leurs mains. Dans le courant du xviiie siècle, la lanterne sera montée sur roulettes, ce qui permettra des travellings avant la lettre, l’opérateur assurant la mise au point de l’optique à mesure du déplacement.

9La sonorisation, autre caractéristique, apparaîtra aussi au cours du xviiie siècle. De deux façons, par la voix et par le bruitage. La voix est celle du commentateur des vues projetées. Au xviiie siècle, les colporteurs lisent ou récitent des textes d’accompagnement dont peu nous est resté. Ils sont truffés de jeux de mots et illustrent ce qui faisait rire alors les villageois. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, la voix est celle du maître, qui lit indications et commentaires sur une brochure accompagnant la série de plaques. Robertson est un maître du bruitage : la plaque de tôle agitée simulant l’orage, c’est à lui qu’on la doit. On lui est redevable aussi d’un accompagnement olfactif du spectacle : odeurs de plumes brûlées, d’encens, de bitume, de produits chimiques en soulignent l’intensité dramatique.

10Très tôt (pour l’Occident), la projection est animée, dans les années 1720. Divers inventeurs conçoivent alors des plaques conçues de la façon suivante (fig. 81). Le support principal est en bois. Une vitre circulaire y est enchâssée. Est peinte dessus, par exemple, la tour d’un moulin. Une autre plaque circulaire est agencée au niveau du haut du moulin. Elle en représente les ailes. Un système de poulies actionné par une manivelle fixée au bord de la plaque permet de faire tourner celles-ci. La projection montrera alors un moulin dont les ailes tournent. Un peu plus tard, on superposera deux, puis trois, et jusqu’à cinq lanternes qui joueront chacune un rôle dans une projection animée globale. Avec trois lanternes, je peux faire tomber la neige sur un paysage verdoyant puis lui donner un aspect hivernal. Comment ? La première lanterne projette le paysage initial, la seconde, la neige qui tombe (une plaque analogue à celle du moulin dans son principe), la troisième, sa forme enneigée. Mais il convient d’aménager les transitions : il faut que le premier paysage s’estompe progressivement dans le temps même où le second apparaît, tandis qu’il neige. En d’autres termes, les deux lanternes à paysage doivent être équipées de diaphragmes coordonnés de sorte que l’un se ferme tandis que s’ouvre l’autre (fig. 82, lanterne du milieu). C’est ce que nous appelons aujourd’hui le fondu enchaîné.

11Au-delà de ces réalisations techniques, il y eut à la fin du xviie siècle, en 1699 précisément, une innovation conceptuelle très importante dont découlent ces dispositifs jusqu’au cinéma y compris. Un père jésuite, encore un, Johannes Zahn fait alors une remarque qui a été peu relevée. Parlant de la chambre obscure, il rapporte qu’il y a vu un oiseau voler sur la toile translucide. Comment simuler ce vol, se demande-t-il, et plus généralement le mouvement grâce aux projections ? Cette interrogation ne trouvera sa réponse définitive qu’avec le cinéma des frères Lumière, en 1895, c’est-à-dire deux siècles plus tard. Zahn expérimente des lanternes qui projettent le mouvement. Une gravure de 1699 représente quelques applications : la projection de l’heure au travers d’une horloge transparente (une plaque animée) et celle d’un cadran solaire depuis l’extérieur (fig. 83).

Un fil rouge :la transmission du savoir

12Dans l’histoire de cette technologie et de ses usages, attachons-nous ici à en suivre le fil rouge de la transmission du savoir. Il est instituant puisque la première finalité de la lanterne a été en Occident la catéchèse, en tant qu’instrument pour la Propagation de la Foi, mouvement que la Compagnie de Jésus avait en charge. À suivre ce fil de la communication du savoir, on se retrouve au xviiie siècle dans les milieux populaires. Il y a des plaques drolatiques, on l’a dit plus haut, mais il y en a aussi qui sont des abécédaires. Sur les plaques défilent des animaux, réels ou fabuleux, l’assistance décode et apprend les lettres initiales et les mots qui les décrivent. On apprenait ainsi des rudiments de lecture. Plus tard, à partir des années 1860, la lanterne affiche un grand rôle éducatif qui ralentira autour des années 1900. Monsieur Cinéma est arrivé et suggère d’autres applications. Rappelons les grandes étapes de cette période. En 1871, on réussit à reporter sur plaque de verre des positifs photographiques. La « réalité » devient projetable, donc montrable à une assemblée. En 1875, les sociétés philanthropiques, la Ligue de l’Enseignement, récemment créée, des sociétés régionales, telle la Société Havraise des Conférences par l’Aspect6, promeuvent la projection des vues sur verre pour l’éducation populaire. La grande croyance dans le progrès scientifique et technique porte ce mouvement. Ces sociétés achètent des lanternes et des plaques qu’elles prêtent aux instituteurs pour leurs cours du soir. On découvrira, par exemple, bien plus tard que dans l’hiver 1896, il s’est fait en France 14 000 conférences ainsi illustrées. En 1884, huit éditeurs vendent des séries de plaques sur la place de Paris. Un des plus importants, A. Molteni, a cette année-là huit mille titres dans son catalogue. À l’occasion du centenaire de la Révolution française, la Ligue de l’Enseignement éditera une boîte de plaques commémoratives. Le transfert de la photographie sur plaque a permis la création et la diffusion de nombre de sujets contemporains, géographiques, sociaux notamment, qui constituent une source d’informations précieuse pour le chercheur. Un grands fonds en est constitué au musée national de l’Éducation à Rouen/Mont-Saint-Aignan.

Les moteurs du développement occidental

13On peut s’étonner que la culture chinoise n’ait pas développé des usages diversifiés de cette technologie qui est dans son patrimoine. On se tournera à cet égard vers les travaux du grand anthropologue britannique Joseph Needham qui a montré comment le système technique de la Chine fut bloqué par le pouvoir mandarinal. Ce qui s’est passé en Occident retient ici notre attention sous la forme de deux questions. La première est celle de l’instrumentation de la lanterne à des fins de communication du savoir. La seconde est celle de la création d’une filière technique qui, au cours de trois siècles jusqu’à nos jours, a accumulé les avancées techniques.

14L’information sur l’existence de la lanterne en Chine tombe en Europe dans un milieu et à un moment propices. La Compagnie de Jésus est un milieu de science et de foi. Le Père Kircher est connu pour ses très nombreux ouvrages d’érudition et de classification des savoirs dans des domaines très divers. La Foi est pour les Pères le moteur de la conquête eucharistique. Le moment est propice. Dans la première moitié du xviie siècle, les Pères diversifient en effet les instruments de la catéchèse. Il y a tout d’abord les exempla, des textes élaborés avec le plus grand soin de sorte que les auditeurs se représentent mentalement des scènes de l’Évangile. Marc Fumaroli parlera métaphoriquement à ce sujet d’《 audiovisuel jésuite », car il ne traite pas du tout de lanternes. À cette époque aussi, les jésuites utilisent le théâtre pour la même fin, avec des machineries très sophistiquées qui, elles aussi, sont de nature à provoquer la stupeur par les illusions qu’elles créent. Autant dire que la projection lumineuse arrive à point nommé. Grâce à Kircher, Magalhâes, Zahn et à quelques autres Pères, l’audiovisuel jésuite n’est bientôt plus une métaphore mais une réalité. C’est l’amorce du fil rouge qu’est la transmission du savoir par une technologie. Est inaugurée ainsi une lignée plus générale des machines à enseigner. Il semble bien que ce soit un trait propre à la culture occidentale d’ajouter au livre des technologies pour la transmission du savoir qui, de la lanterne et du théâtre didactique du xviie siècle jusqu’au e-learning actuel par Internet, se diversifieront au cours des siècles7.

15La seconde question est celle de l’étirement de ce fil rouge sur un temps long. Deux ordres de raison semblent justifier cela. La première est l’esprit de conquête qui a souvent accompagné la lanterne. Forgé par son utilisation pour la Propagation de la Foi, un modèle instrumental s’inscrit dans les mentalités. Au siècle des Lumières, la lanterne servit à l’éducation de Monseigneur le Dauphin, ce qui fit suggérer à son précepteur, le comte de Paroy, s’adressant à la reine Marie- Antoinette, que la France tirerait un grand avantage de diffuser les projections lumineuses de la Chine jusqu’au Canada ! Au xixe siècle, lanternes et plaques instructives sont expédiées dans les colonies françaises. Les enquêtes de 1896 et 1897, consultables aux Archives Nationales, nous permettent d’en connaître quelques usages en AOF, en AEF et en Extrême-Orient. Nous chercherons la seconde raison dans ce que j’ai appelé le déterminisme de l’illusion8. Je dois d’avoir construit cette notion après la lecture d’un article déjà ancien d’Umberto Eco9. Eco met en évidence un processus chez l’Homme qui le conduit à rechercher des procédés iconiques qui dupent de mieux en mieux ses sens. Le propos convient parfaitement à l’histoire de la projection lumineuse depuis la lanterne éclairée par une lampe à huile jusqu’au cinéma numérique en 3D. Il y a là un moteur sans fin qui enclenche une expérimentation par les sens et incite, par saturation des effets de la technique actuelle, à en imaginer de nouvelles qui créeront la stupeur du spectateur.

16Ainsi l’audiovisuel instructif a-t-il connu en Occident une évolution qui s’étale sur trois siècles, contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres aires culturelles. Selon cette analyse, la raison en est double. Plusieurs moteurs ont fonctionné : l’instrumentation d’une machine pour la transmission du savoir, l’esprit de conquête et le déterminisme de l’illusion. L’histoire des techniques dispose ici d’un objet dont le modèle n’a pas varié jusqu’à l’application, à partir de 1980, de l’informatique à la reproduction de l’image. Un nouveau modèle technique s’est substitué au précédent fondé sur la chambre noire, l’optique et la lumière artificielle. Ce nouveau modèle fait appel à la mémoire magnétique, au calcul, à l’écran cathodique ou à plasma. Mais il semble bien, à en juger par l’histoire récente de l’apprentissage en ligne, qu’il fonctionne sous l’impulsion des mêmes moteurs qui ont poussé son prédécesseur.

Bibliographie

Références des illustrations

Camera oscura portable à l’usage des peintres (extrait de A. Kircher, Ars Magna Lucis et Umbrae, 1671

Dispositif de projection caché derrière une paroi (Ars Magna Lucis et Umbrae).

Plaques animées de Van Musschenbroek (début du xviiie siècle).

Lanternes, dont une à fondu-enchaîné (milieu du xixe siècle).

Johannes Zahn, Projection de mouvements d’horlogerie sur verre, 1699.

Les illustrations 79 à 83 sont extraites de Jacques Perriault, Mémoires de l’ombre et du son, Une archéologie de l’audiovisuel, Paris, Flammarion, 1981.

Notes de bas de page

1 Robert Temple, Le Génie de la Chine. Trois mille ans de découvertes et d’inventions, Le Mas de Vert, Éditions Philippe Picquier, 2007.

2 Jacques Perriault, Mémoires de l’ombre et du son, Une archéologie de l’audiovisuel, Préface de Bertrand Gille, Paris, Flammarion, 1981.

3 Athanasius Kircher, Ars Magna Lucis et Umbrae in X libros digesta, Amsterdam, 1671.

4 François Cagnetta avançait que c’était dans le Collège Romain à Rome.

5 Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985.

6 On nommait ainsi entre autres l’enseignement par les projections lumineuses.

7 Jacques Perriault, L’Accès au salon en ligne, Éditions Odile Jacob, Paris, 2002.

8 Jacques Perriault, Mémoires de l’ombre et du son…, op. cit.

9 Umberto Eco, « Pour une reformulation du concept de signe iconique », Communications, Éditions du Seuil, n° 29, 1978.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.