Bande dessinée et pédagogie : pour une esthétique du « manga d’information » au Japon
p. 93-104
Texte intégral
1À l’occasion du sixième congrès de la Société japonaise de manga (Nihon manga gakkai) en 2006, une table ronde fut organisée autour du thème « Invisibles mangas1 ». Inspiré par le titre du roman de G. K. Chesterton, The Invisible Man, Kure Tomofusa, l’artisan de cette rencontre, y utilisait l’adjectif « invisible » pour qualifier certains mangas marginaux dont la présence, banale, est devenue invisible2. Il l’appliquait en particulier à des mangas pédagogiques, publicitaires et d’information3.
2Ces mangas souvent exclus de l’historiographie comme de la critique, sont fréquemment publiés non pas sous forme de feuilletons ou de livres, mais de simples brochures destinées à une distribution gratuite, offerts à titre de cadeaux ou de bonus commerciaux, ou encore mis en vente dans des lieux déterminés (comme certains sites touristiques). Ils sont ainsi doublement absents du paysage intellectuel et commercial. Leur invisibilité serait en elle-même un signe évident de la diffusion du support manga dans tous les aspects de la vie des Japonais. Depuis quelques années, leur développement est cependant remarquable.
3Le genre dit « manga d’information » (jôhô manga) se donne pour ambition la transmission d’un « savoir », au sens le plus large du terme, à un public de tous âges. Les mangas pédagogiques traditionnels ayant pour sujet l’Histoire, la science, les « vies illustres » et la littérature classique, destinés en principe à l’enfance, sont déjà bien connus. Les mangas d’information le sont moins. Pourtant, dans la mesure où ils participent « de l’éducation, de la formation intellectuelle des adultes4 », ils peuvent être considérés comme un genre pédagogique à part entière. Les connaissances qu’ils offrent sont variées, allant de sujets très spécialisés comme la médecine5 à des thèmes plus généraux (initiation à la gastronomie par exemple6).
4Le développement de la fonction pédagogique du manga en direction de toutes les générations peut s’expliquer par deux raisons au moins. La première tient à l’histoire du manga dans son ensemble, qui s’est développé de façon à pouvoir séduire des lecteurs de tous âges. La seconde tient aux moyens d’expression dont le manga dispose, particulièrement aptes à susciter l’intérêt du lecteur et à faciliter la compréhension de sujets même difficiles. Natsume Fusanosuke (né en 1950), un des critiques majeurs du manga aujourd’hui, utilise l’expression : « apprendre la vie à travers le manga7 ». Il parle de la diversification et de la complexification du « manga fiction8 » à partir des années 1960, comme du résultat des attentes de la génération massive du baby-boom, au moment où celle-ci entra dans l’adolescence puis dans l’âge adulte. Comme il le dit lui-même, sa génération tira ses connaissances de la vie et du monde du manga, plus que de la littérature ou du cinéma. Les chefs-d’œuvre de « manga fiction » diffèrent des mangas pédagogiques dans le sens où, pour les premiers, le support du manga fait partie intégrante de l’œuvre, tandis que, pour les derniers, le support est considéré comme un outil. Autrement dit, la forme et le fond seraient inséparables pour les premiers, mais séparables pour les derniers.
5Toutefois, ces deux catégories, manga « pur » et manga « appliqué », se rejoignent, dans la mesure où ils partagent le même principe selon lequel le lecteur participe au déroulement du récit en s’identifiant à au moins un des personnages. Cet aspect résulte de l’interaction complexe du texte et de l’image, comme je vais tenter de le montrer par l’étude de quelques exemples.
Le manga comme outil
6Le manga pour enfants, dont l’apparition date du début du xx e siècle9, a acquis la faveur du public dès les années 1920. Sa mise en question du point de vue éducatif a été quasiment immédiate10. Le mouvement le plus notable visant leur élimination, dit Akusho tsuihô undô (la campagne de boycottage des mauvais livres), eut lieu dans les années 1950 à l initiative de parents et d’éducateurs motivés par le souci de protéger les enfants contre les expressions violentes11.
7Cependant, à partir des années 1970, le manga, diversifié, devenu plus populaire et plus mature dans ses modes d’expression, gagna une certaine légitimité culturelle, et fut parallèlement peu à peu reconnu comme un outil précieux pour la transmission des connaissances, des idées et des normes. Le manga pédagogique destiné à l’enfance se développa d’abord notamment dans les domaines de l’Histoire et des sciences naturelles. Aujourd’hui, certains personnages de mangas (Doraemon, Chibimaruko, shin-chan, etc.) sont accueillis dans les manuels scolaires, et les mangas (à condition qu’ils soient « pédagogiques ») trouvent leur place dans la bibliothèque scolaire12. Cette dernière conquête ne se fit d’ailleurs pas sans mal ni sans discussion. Les bibliothécaires en effet acceptent les mangas pédagogiques en raison de leur abord facile et de leur clarté, mais souhaitent avant tout qu’ils servent à l’apprentissage de la lecture, le but final restant la sensibilisation des élèves à la lecture littéraire13.
8Le développement du manga pédagogique a contribué à légitimer le manga en général. Mais dans le même temps, ce type de manga s’est trouvé considéré comme un simple outil didactique et non comme un art. L’adaptation de chefs-d’œuvre du manga à des fins pédagogiques le montre bien. Nombreux sont les petits Japonais qui ont étudié la Révolution française avec la fiction de Ikeda Riyoko, La Rose de Versailles (10 vol., 1972), connue en France par une adaptation en dessin animé sous le titre de Lady Oscar, et le Dit du Genji, œuvre classique du xi e siècle, avec l’adaptation heureuse de Yamato Waki (Asaki yumemishi,10 vol., 1980-1993). Les mangas solidement documentés furent d’autant plus appréciés que le manga était traditionnellement associé à l’extravagance et à l’absurdité. Toutefois, la récupération de chefs-d’œuvre dans un contexte éducatif est bien un « sacrilège » du point de vue « artistique ». La légitimité qu’elle donne au manga est paradoxalement, fondée sur un préjugé contre ce média.
9À partir des années 1980, le marché et le lectorat du manga se sont élargis rapidement, et l’âge des lecteurs s’est diversifié14. Manga Nihon keizai nyûmon (Introduction à l’économie japonaise, 1986) d’Ishinomori Shôtarô, livre à succès, est ainsi connu comme le pionnier du manga pédagogique destiné aux adultes. Selon Kure Tomofusa, la fortune de ce livre résulterait, d’abord, du fait qu’ayant assimilé l’évolution des techniques du manga, il a su les mettre au service de la diffusion de connaissances claires portant sur des faits complexes. Son succès reposerait aussi sur le fait que les adultes sont prêts aujourd’hui à voir dans le manga un moyen d’information. Pour lui, l’année 1986 peut être considérée comme une date décisive dans la reconnaissance culturelle du manga15.
10La désaffection des jeunes à l’égard de la chose écrite (katsuji-banare), grand sujet d’actualité depuis vingt ans, semble avoir accéléré la publication de mangas pédagogiques en tous genres. La variété des domaines dans lesquels le manga est utilisé aujourd’hui comme moyen de vulgarisation est impressionnante. On en trouve sur tous les sujets : les loisirs (sport, jardinage, cuisine), l’économie (les retraites, la mondialisation), la politique, la philosophie et la religion, et même l’art. En littérature, par exemple, on peut se familiariser avec les textes classiques ou l’art d’écrire un roman (fig. 51). Le support manga est utilisé pour transmettre des connaissances pratiques, du type « Comment augmenter son chiffre d’affaires », ou spécialisées, d’une façon rapide et simplifiée (fig. 52).
11Le développement des mangas publicitaires et d’information, qui s’écartent du circuit normal d’édition, fait partie de ce phénomène. Comme le souligne Akitake Hidenori, chef d’une agence spécialisée en mangas publicitaires, le manga est le support le plus adapté à la transmission de concepts abstraits, comme la présentation des entreprises, et il offre un potentiel incontestable dans le domaine des relations publiques et de la formation des employés16.
12La critique du manga au Japon a rarement abordé le manga pédagogique, sans doute parce que dans ce genre le support manga est utilisé comme simple outil, ce qui rend difficile son évaluation en tant qu’œuvre17. L’un des nombreux préjugés concernant le manga pédagogique est que les auteurs, faute de pouvoir publier leurs mangas dans les magazines majeurs, seraient contraints, pour vivre, de faire des mangas d’information, sans droit de regard sur leur réalisation18. Cependant, certains auteurs s’intéressent au manga d’information non seulement pour sa rentabilité, mais aussi pour sa spécificité comme genre. Certains mangas d’information nous semblent mériter une plus grande attention critique.
Le manga médical
13C’est le cas par exemple du « manga médical ». Le pionnier de ce genre est Burakkujakku (Blackjack, 1973-1978) de Tezuka Osamu (1928-1989). Tezuka était lui-même docteur en médecine, et son manga s’appuie sur des connaissances précises, même si les exploits de son héros sont souvent de nature surhumaine et manquent de vraisemblance. Ce manga a donné naissance à d’autres mangas médicaux dont Burakkujakku ni yoroshiku (Mes respects à Blackjack, 2002) de Satô Shûhô, qui, bien que sans rapport avec le contenu du chef-d’œuvre de Tezuka, fait référence à son personnage principal comme exemple de grand médecin.
14La médecine offre de grandes ressources pour le manga pédagogique ou d’information. Des établissements hospitaliers ont remarqué que ce support était un bon outil pour obtenir un consentement éclairé sur telle ou telle opération. Comme l’explique Takemiya Keiko, mangaka et enseignante à l’Université Kyôto Seika, les mangas de ce genre, destinés aux patients et à leurs familles, doivent être descriptifs et « sérieux », dépourvus de mise en scène dramatique19.
15Il existe également des mangas médicaux d’information qui prennent la forme d’une fiction. Par exemple, un manga d’Ishinomori Shôtarô (ou plutôt de son équipe), Meritisu no mado (La fenêtre pour les diabétiques, 1992), a été conçu sous la direction d’un médecin spécialiste, pour diffuser des informations exactes sur le diabète de type 2 (celui des jeunes), qui fait souvent l’objet de préjugés. Le manga se présente sous la forme d’une fiction, dans laquelle l’héroïne, Machiko, attrape le diabète à l’âge de quinze ans. Elle se révolte tout d’abord, mais apprend peu à peu à apprivoiser la maladie en acceptant un traitement quotidien, et recouvre la maîtrise de soi, soutenue par sa famille et ses amis.
16Les notes de bas de page sont pertinentes et d’un volume modéré, mais ce manga ne manque pas d’humour, surtout d’ailleurs dans ses digressions (fig. 53). Les auteurs de mangas d’information doivent ajuster la dose d’humour à l’objectif du manga et au type de lecteurs visés. Ces derniers pourraient s’irriter des passages drôles, surtout quand il est question de maladies graves. Or, ce manga remplit justement sa mission de sensibilisation à une maladie méconnue, à travers un bon équilibre du sérieux et de l’humour.
Le manga juridique
17Le bon équilibre du sérieux et de l’humour est une des conditions de la réussite d’un manga médical. Il en est de même pour tous les mangas d’information dont le sujet est considéré comme difficile d’accès. Je prendrai pour exemple deux mangas liés à l’introduction du système de jury populaire, que le gouvernement japonais a adopté récemment dans le cadre d’une réforme judiciaire.
18Ce système de jury populaire, qui fait participer le citoyen ordinaire à des procès importants (concernant des affaires graves pour lesquelles sont requises, par exemple, la peine de mort ou la condamnation à perpétuité) sera appliqué à partir du 21 mai 2009. Plusieurs moyens de diffusion ont été utilisés pour mieux faire connaître le système du jury : des affiches mettant en scène une actrice ou des personnages dessinés, des publicités à la télévision, des projections d’un film réalisé à cet effet intitulé Hyôgi (La délibération), des forums citoyens, des visites de juges dans des écoles. Toutefois, selon une enquête demandée par la Cour suprême, en 2006, plus de la moitié de la population ne souhaitait pas participer à des procès, même en cas de convocation20. Or, les représentants du Palais ont eu l’idée d’expliquer ce système au moyen du manga. En décembre 2006, un manga sous forme de brochure a été publié par la Cour suprême. Il a reçu des échos positifs, et a suscité un grand nombre de demandes de la part des organisations qui s’occupent de la diffusion du système.
19Alors qu’il était encore à l’état de projet au Parlement, ce système de jury populaire avait fourni la matière d’un manga moins « utilitaire », Sabaite mimasho (Prononçons un jugement), paru en feuilleton dans un magazine bimensuel de manga pour femmes, You, en 2003 (n° 14-18). Ce manga avait un statut intermédiaire entre le manga pédagogique et le manga « ordinaire », parce que, bien que réalisé sous la direction d’un spécialiste (un avocat en l’occurrence), comme la plupart des mangas pédagogiques proprement dits, il comportait des exagérations et des péripéties inacceptables dans un manga publié par la Cour suprême.
20La brochure de la Cour suprême est composée de trente petits épisodes, chacun consacré à une question, et à son éclaircissement. L’éventail des statuts professionnels et des âges est représenté par une dizaine de personnages, qui reviennent dans plusieurs épisodes. On trouve une femme au foyer, un salarié, un couple d’agriculteurs, un retraité et sa femme, un couple d’étudiants, un homme en fauteuil roulant et sa femme. Il y a aussi deux juges, un homme et une femme, qui sont là pour répondre aux questions. Dans chaque épisode, lorsqu’un des personnages se pose une question concernant le système de jury populaire, un des juges surgit d’une façon surnaturelle pour répondre, ce qui produit l’effet d’un gag à répétition (fig. 54).
21 Sabaite mimasho se présente sous forme d’une histoire d’anticipation. Le personnage principal, une jeune femme de 29 ans, Azusa, travaille comme juge au tribunal de première instance de Yokohama. Son fiancé, Shun, est procureur à Kyôto. Dans le premier épisode, Azusa mène pour la première fois un procès dans le cadre du système de jury populaire, et se trouve très embarrassée devant la difficulté de prononcer un jugement avec des jurés ignorants du mode de fonctionnement du Palais. À cette difficulté professionnelle s’en ajoute une autre, d’ordre privé : son projet de mariage s’annonce difficile puisque selon la règlementation en vigueur une juge et un procureur mariés ne peuvent travailler dans le même département (fig. 55).
22Dans la brochure de la Cour suprême, le lecteur s’identifie facilement à l’un des personnages inquiets de devenir un jour membre de jury, ce qui est justement le but de la publication. Dans le cas du manga d’anticipation, le lecteur (le plus souvent féminin) s’identifie plus facilement avec la juge, même si peu de lectrices sont juges, ou sont susceptibles de le devenir un jour. L’identification avec un personnage très éloigné de soi-même est un des plaisirs les plus caractéristiques de la lecture du manga. Vivre virtuellement la situation dans laquelle se trouve une juge au cours d’un procès, face à des jurés citoyens, à ses supérieurs et aux médias, prise entre sa vie sentimentale et ses secrets professionnels, permet au lecteur de mieux comprendre le système judiciaire et doit l’encourager, tel est en tout cas le but de la réforme judiciaire, à laisser son bon sens s’exprimer au tribunal.
Les ressources d’expression du manga d’information : le style autobiographique
23Le manga d’information a généralement recours au cadre d’une fiction mettant en scène un professeur et un élève, ou du moins des personnages impliqués dans une situation concrète d’où ils peuvent tirer une leçon.
24Dans certains cas, l’auteur lui-même figure parmi les personnages et se met à parler, à l’intérieur du manga, à la première personne du singulier. Ici, le lecteur a affaire non pas à l’auteur en personne, mais à un personnage fictionnel, issu de son autoreprésentation. Toutefois, cette mise en scène augmente l’intérêt pédagogique de l’ouvrage, car l’expérience de l’auteur est présentée comme réelle et transmise à travers un point de vue subjectif. Le lecteur devient témoin des préjugés et des émotions « réelles » de l’auteur-personnage, ce qui est plus efficace qu’une transmission neutre et objective des informations.
25Le manga d’information « à la première personne » se rapproche de deux genres du manga : l’autobiographie, dans laquelle un auteur prend pour matière sa propre vie, et le reportage, dans lequel « un journaliste relate de manière vivante ce qu’il a vu et entendu » (Dictionnaire Robert). En France, ces deux genres ont pris une importance particulière ces dernières années à la faveur du « retour au réel » dans les arts. Les bandes dessinées sous forme d’autobiographie, de journal intime, de récit historique ou de récit de voyage, connaissent un beau succès (on peut penser aux ouvrages de David B., à ceux de Fabrice Neaud, d’Emmanuel Guibert, de Baudoin ou encore de Dupuy et Berberian). Les mangas reportages, de leur côté, font de la bande dessinée une forme de journalisme (Joe Sacco, Jacques Faton, Philippe Squarzoni). Au Japon, ces deux genres s’inscrivent dans un contexte indépendant de celui de la recherche du réel. On entend par rupo manga (manga reportage) non seulement des mangas fondés sur le vécu d’un auteur journaliste, mais aussi des fictions qui puisent leur matière dans un domaine spécifique du monde réel – par exemple Zeni (L’Argent, à partir de 2004) de Suzuki Miso, où deux fantômes se renseignent sur le prix de toutes sortes de choses, des salles de jeux vidéo aux superettes (fig. 56) ou Tetsuko no tabi (Le voyage de Tetsuko, à partir de 2005) de Kikuchi Naoe, où une mangaka (nommée Kikuchi) fait un reportage sur les voyages d’un fanatique de chemin de fer.
26Les mangas autobiographiques sont apparus d’abord comme des « mangas du moi » (watakushi manga) dans les années 1960 et 1970, réalisés notamment par Nagashima Shinji, Takita Yû et Tsuge Yoshiharu. Ces livres mettaient en scène un personnage souvent introverti, semblable à l’auteur, puisant sa matière dans sa vie quotidienne, et d’une atmosphère plutôt sombre. Les « mangas du moi » sont assimilables aux « romans du moi » (shishôsetsu), qui forment un courant important de la littérature japonaise21. Puis, à partir des années 1970, les mangas qui se présentaient explicitement comme autobiographies de l’auteur, se sont multipliés.
27Aujourd’hui, le manga reportage et le manga autobiographique sont souvent subsumés dans une catégorie fourre-tout, celle d’essei manga (le « manga-essai22 »). Kawahama Hideaki explique que le « manga-essai » depuis son origine a joué un rôle décisif dans l’évolution de la représentation de l’auteur dans le manga23. Il est l’un des genres qui ont favorisé l’intervention de l’auteur sous forme de personnage, technique de plus en plus fréquente dans le dispositif narratif du manga. Le contenu des « mangas-essais » est variable, mais il est en général d’un ton optimiste, ouvert sur le monde, l’inconnu et autrui. Les « mangas-essais » de Saibara Rieko, avec leurs préjugés et leurs digressions qui se mêlent au récit de sa vie personnelle, sont représentatifs de ce genre (fig. 57). Les « mangas-essais » sur le quotidien d’un couple mixte (fig. 58) ou sur des événements comme la grossesse et l’accouchement (Matsui Natsuki, Sakurazawa Erika et autres) comptent également parmi les plus populaires. Le « manga-essai » est un genre où les auteurs féminins sont jusqu’à présent prédominants.
28Un « manga-essai » a souvent un sujet et une approche semblables à ceux du manga d’information. Tsure ga utsu ni narimashite (Mon mari est dépressif, 2006) de Hosokawa Tenten peut par exemple être lu comme un manga médical. Il met en scène l’expérience personnelle de l’auteur, compagne d’un dépressif. Avec six réimpressions en six mois, ce livre témoigne de la force de ce type de mangas, véritables outils de vulgarisation sur certaines maladies. Ici, l’auteur apparaît comme un personnage et parle à la première personne. Cette caractéristique du « manga-essai » favorise, plus que la proximité entre l’auteur et le sujet de l’histoire, la distance qui les sépare, rendue possible par les spécificités du manga. Au niveau verbal, la subjectivité de l’auteur est répartie entre la voix du narrateur et celle du personnage (caractéristique d’ailleurs de toute littérature autobiographique). Au niveau visuel, elle est répartie entre le texte et l’image, entre les mots et la figure humaine.
29La répartition entre narrateur et personnage exploite la capacité du manga à représenter différents niveaux de l’énonciation d’une manière polyphonique. Au niveau intradiégétique, il y a des paroles, des monologues intérieurs et des onomatopées. Au niveau extradiégétique appartiennent la narration et le commentaire. Prenons pour exemple une page de ce manga (fig. 59). Le texte typographique hors bulles (case 6 : « À la caisse d’un supermarché » ; case 7 : « Soudain, il n’arrivait plus à compter son argent », etc.) appartient à la narration rétrospective, alors que la phrase hors bulle, d’une police différente à la fin de la page (case 10 : accompagnée d’un signe en forme de goutte, qui signifie l’embarras) s’inscrit dans la narration au présent (case 10 : « Que je suis perplexe ! »). Le texte typographique dans les bulles (case 6 : « Ça fait 3 215 yen. » « Eh,… 3 000 yen et… », etc.) reproduit les paroles des personnages. Mais parfois, les paroles du personnage-auteur sont présentées comme un commentaire (case 9 : « Ce genre d’événements le déprime complètement pour le reste de la journée, et cela m’embête. »). Les monologues (case 9 : « Qu’est-ce qui m’arrive enfin… ») et les onomatopées (cases 2, 5, 7, 8 : « pikiiin », signifiant l’arrivée soudaine de la crise ; case 9 : « shikushikushiku », signifiant les larmes qui coulent) sont écrits à la main. Cette structure complexe contribue à mettre en scène la situation, pénible pour les personnages concernés, d’une distance alternative de loin et de près, et ainsi présenter au lecteur plusieurs facettes de la maladie.
30La répartition entre les mots et les images, elle, contribue davantage encore à créer une distance entre le personnage-auteur et son alter ego dessiné. Dans ce manga, l’auteur est également dessinatrice : elle raconte son expérience à travers ses propres narrations et ses propres images. À la fois récit à la première personne et autoportrait, ce manga comporte une dimension explicitement autoréférentielle.
31Le style autobiographique dispose ainsi d’un dispositif narratif complexe qui met en valeur la spécificité du support manga. Il est également un style adapté à la relation des expériences douloureuses et extrêmes qu’aucun autre moyen de représentation ne pourrait peut-être rendre aussi aisément.
32On l’a vu, le manga d’information est un genre prometteur, qui met les ressources d’expression du support manga au service d’idées abstraites ou de faits complexes. Ses potentialités sont soutenues, de plus, par le fait que l’essentiel de la population japonaise aujourd’hui est familiarisée avec la « grammaire » du manga.
33Si le succès du manga d’information a contribué à la reconnaissance sociale et culturelle de l’ensemble des mangas, son statut critique reste marginal. C’est que les mangas de ce type mettent leurs moyens d’expression au service d’un objectif extérieur à l’œuvre elle-même. Leur succès est considéré comme une menace pour les partisans du manga « pur ». L’attitude des critiques suggère que le manga, malgré la prospérité qu’il atteint aujourd’hui au Japon et dans le monde entier, est toujours à la recherche d’une reconnaissance culturelle en tant que genre autonome.
Bibliographie
Références des illustrations
Sugaya Mitsuru, Manga de wakaru shôsetsu nyûmon (L’art d’écrire un roman), Daiyamondo-sha, Tôkyô, 2005, p. 144.
Kageyama Yônosuke et Uchiyama Yasuo, Manga kensetsugyô shin.nyûshain kenshû (La formation des nouveaux employés dans la construction), Keizai chôsakai, Tôkyô, 1991, p. 52.
Ishinomori Shôtarô, Meritisu no mado (La fenêtre pour les diabétiques), Hoken dojinsha, Tôkyô, 1992, p. 71.
Yoku wakaru ! Saiban.in seido Q & A (Pour mieux comprendre le système de jury populaire, questions et réponses), Saikô saibansho (La Cour suprême), Tôkyô, 2006, p. 21.
Kira, Sabaite mimasho, (Prononçons un jugement), Shûeisha, Tôkyô, 2003, p. 27.
Suzuki Miso, Zeni (L’Argent), tome 1, Entâburein, Tôkyô, 2003, p.11.
Saibara Rieko, Dekirukana (Si on essayait ?,1998), Kadokawa bunko, Tôkyô, 2002, p. 112.
Oguri Saori, Dârin wa gaikokujin (Mon chéri est un étranger), tome 1, Media Factory, Tôkyô, 2002, p. 29.
Hosokawa Tenten, Tsure ga utsu ni narimashite (Mon mari est dépressif), Gentôsha, Tôkyô, 2006, p. 66-67. C’est nous qui avons inséré les numéros de case.
Notes de bas de page
1 On peut en lire un compte rendu dans Manga kenkyû, vol.10, mars 2007, p. 64-149.
2 Ibid., p. 64.
3 Ces mangas faisaient l’objet d’une des trois parties de cette table ronde, les deux autres portant sur les mangas moe kei et les mangas pachinko-pachisuro. Les mangas moe kei sont un genre qui met l’accent sur les personnages, afin de susciter de l’amour virtuel chez le lecteur, au détriment de l’intérêt de l’histoire. Les mangas pachinko-pachisuro puisent leur matière dans le pachinko (jeu qui s’apparente au flipper) proprement dit, et dans les machines à sous.
4 Le Grand Robert, entrée « pédagogie ».
5 Voir infra, « le manga médical ».
6 Un des mangas représentatifs de ce domaine est Oishinbo (à partir de 1983) de Kariya Tetsu et Hanasaki Akira.
7 Manga ni jinsei wo manande naniga warui ? (J’ai appris la vie à travers le manga. Et alors ?), Tôkyô, Randamu hausu Kôdansha, 2006.
8 Nous traduisons ici par « manga fiction » le japonais sutôrî manga. Celui-ci, qui se distingue des mangas à une seule case et des mangas à quatre cases, désigne des mangas composés de plusieurs pages et racontant une histoire. Aujourd’hui la plupart des mangas japonais relèvent du sutôrî manga.
9 Le premier cartoon pour enfants date de 1902, et la première histoire en manga publiée en feuilleton de 1916. Voir Shimizu Isao, Nenpyô Nihon mangashi (Chronologie du manga japonais), Kyôto, Rinkawa shoten, 2007, p. 98,104.
10 À propos de la polémique sur le manga pour enfants des années 1930, on pourra se reporter aux travaux de Miyamoto Hirohito, notamment « ‘Mondai’ka sareru kodomo manga » (la problématisation du manga pour enfants), Bessatsu kodomo bunka, n° 5, 2003, p. 41-58.
11 La campagne d’opinion contre la bande dessinée en vue de la protection de l’enfance s’observait à la même époque aux États-Unis, en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Australie et au Canada. Voir Jean-Paul Jennequin, Histoire du comic book, t.1, Paris, Vertige Graphic, 2002, p. 148-149.
12 Selon une étude menée par Itô Yû en 2005 auprès de 153 établissements (écoles primaires et collèges à Hiroshima et à Toyohashi), toutes les bibliothèques scolaires accueillent des mangas, mais Hadashi no Gen (Gen d’Hiroshima) et les œuvres de Tezuka sont souvent les seuls tolérés en dehors des mangas pédagogiques proprement dits. Voir Yoshimura Kazuma et Fukuma Yoshiaki (dir.), Hadashi no Gen ga ita fûkei (Où se trouvait Gen d’Hiroshima), Matsudo, Azusa shup- pansha, 2006, appendice, p. (15)-(23).
13 Ibid., p. 150-153.
14 À l’origine, la distinction était claire entre les « mangas pour adultes » (aux sujets d’actualité ou absurdes, développés depuis l’ère Meiji sous forme de cartoon) et les « mangas pour enfants » (principalement en feuilletons ou en livres). La diversification du manga n’est pas le résultat du mélange des deux, mais celui du développement gigantesque du « manga pour enfants » au détriment du « manga pour adultes » traditionnel. Comme Nakano Haruyuki le souligne dans son essai Manga sangyôron (L’industrie du manga, Tôkyô, Chikuma shobô, 2004), la génération du baby-boom a constitué un public important du manga, et a suscité la création de mangas (fictions en feuilletons et en livres) adaptés à des lecteurs plus âgés.
15 Kure Tomofusa, Gendai manga no zentaizô (Vue d’ensemble du manga moderne), Tôkyô, Futaba bunko, 1997, p. 207-208.
16 Manga kenkyû, vol. 10, mars 2007, p. 70-73.
17 Pour Kure, il est inconcevable que le manga d’information puisse apporter une quelconque contribution au manga en tant que tel, dans la mesure où il ne fait qu’appliquer un héritage technique à un but pédagogique (Kure, op. cit., p. 208).
18 Akitake, en soulignant les potentialités du manga dans le domaine des relations publiques, insiste sur le fait qu’il n’est pas facile de faire de bons mangas d’information. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il y faut à la fois des connaissances approfondies, et la faculté de les visualiser dans un but précis (Ibid., p. 72).
19 Manga kenkyû, op. cit., p. 77. Takemiya et ses étudiants ont reçu des commandes de la part de neurochirurgiens.
20 Saiban.in seido no seidosekkei tô ni kansuru chôsa hôkokusho (Compte rendu des études menées sur l’instauration du système du jury), mars 2006 (document consultable sur le site Internet : http://www.saibanin.courts.go.jp/topics/pdf/houkokusyo.pdf).
21 À propos du « manga du moi », on pourra se rapporter à l’article de Béatrice Maréchal, « La bande dessinée du moi, un genre singulier », Ebisu. Études japonaises, n° 32, printemps-été, 2004, Tôkyô, Maison franco-japonaise, p. 155-182.
22 Le mot essai se comprend différemment en France et au Japon. Si en France un essai est constitué d’une argumentation à la forme relativement libre, on entend par essei (ou zuihitsu) en japonais un texte composé « au fil du pinceau » (dans un style libre) sur des impressions et expériences, souvent dépourvu d’argumentation.
23 « Essei manga no seiritsu katei » (Sur la genèse du essei manga), intervention au septième congrès de la Société japonaise de manga, 16 juin 2007 (on peut en lire un compte rendu dans Manga kenkyû, vol. 12, octobre 2007, p. 62-70). Selon Kawahama, le terme essei manga est apparu pour la première fois dans les années 1970, dans les pages marginales des magazines de manga pour filles Bessatsu shôjo komikku, consacrées à des présentations d’auteurs pour satisfaire la curiosité des lecteurs.
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La pédagogie par l'image en France et au Japon
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