Instruire par l’image : encyclopédies et manuels illustrés pour enfants à l’époque d’Edo1
p. 75-91
Texte intégral
1Dans l’immense production du livre illustré de l’époque d’Edo (1600-1868), il est possible de distinguer trois grandes catégories d’ouvrages à caractère pédagogique destinés à un public d’enfants, et qui reposent en partie sur l’image. Il s’agit, premièrement, des livres illustrés fondés sur un contenu textuel didactique ou moral. Deuxièmement, des manuels illustrés pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture et, troisièmement, des encyclopédies ou des lexiques illustrés.
2Il serait vain d’établir dans le cadre de cette communication un panorama complet de ces différents genres. Nous voudrions plus modestement essayer de montrer, à partir de quelques exemples concrets que nous avons pu étudier directement, quels sont la nature et l’objectif de ces livres, en insistant sur le discours qui les accompagne parfois, c’est-à-dire sur la conscience, chez ceux qui les conçurent, du rôle de l’image dans la pédagogie, en particulier pour l’instruction des enfants. Le paratexte auctorial ou éditorial de certains de ces ouvrages nous livre en effet des informations sur leur « lecteur implicite2 », pour reprendre la formule de Chartier à propos de ce lecteur idéal envisagé par l’auteur ou l’éditeur au moment de la production du texte.
3Sur cette question de la place de l’image dans les ouvrages éducatifs, nous disposons d’un intéressant témoignage, celui du baron Charles de Chassiron, qui séjourna à Edo en 1858 comme membre de la mission diplomatique française chargée de signer le premier traité de paix, d’amitié et de commerce avec le Japon, et qui évoque dans son rapport les livres dont il a pu faire l’acquisition :
« J’ai pu également [...] me faire une collection assez complète de manuels des sciences, des arts, des métiers au Japon ; même de recueils de caricatures. Ces petits livres, imprimés ou gravés sur bois, je ne sais encore, avec le plus grand soin, bien mieux incontestablement que les manuels semblables en usage en France, servent à l’éducation du peuple ; ils sont du plus bas prix, de la valeur de 25 à 30 centimes de notre monnaie, par conséquent à la portée de tous. Les planches y dominent sur le texte, d’après le principe adopté au Japon dans l’instruction des classes inférieures de parler aux yeux plutôt que d’occuper l’esprit3… »
4Ce précieux témoignage nous confirme qu’à la fin de l’époque d’Edo, un large ensemble de livres éducatifs était accessible au plus grand nombre et que ces ouvrages accordaient une place importante à l’image – une place « dominante » au dire de cet auteur –, par rapport aux livres du même type en France. Cette idée de « parler aux yeux » est d’ailleurs une formule que l’on retrouve dans certains livres didactiques japonais de cette période pour justifier le recours à l’illustration dans un but pédagogique. La préface du Kyôkun zue 教訓I図会 (Préceptes par l’image), par exemple, un petit livre publié en 1843 par l’écrivain Tamenaga Shunsui et ayant pour but de présenter une suite de brèves sentences morales sous la forme de poèmes et de dictons illustrés, explique ainsi que :
« D’après un dicton ancien, il vaut mieux voir une chose une fois que de l’entendre cent fois. Le regard est le plus bref chemin pour parvenir à la compréhension. C’est pourquoi, à l’intention des enfants, nous avons mis en image des poèmes familiers qui évoquent autant de préceptes moraux. »
Les ouvrages didactiques illustrés
5À partir de la fin du xviie siècle, avec la diffusion de plus en plus large du livre imprimé dans la société japonaise, va se répandre une multitude d’ouvrages didactiques dans lesquels l’image joue un rôle central. Une abondante iconographie populaire confirme la présence de ces livres illustrés dans le quotidien au Japon et son usage par les enfants. Une estampe réalisée par le peintre Torii Kiyonaga dans les années 1796-1797, qui représente l’une des cinq fêtes populaires de l’année, montre par exemple l’utilisation par des enfants de deux types de livres illustrés, pour composer des « poèmes votifs » lors de la fête de Tanabata, le 7e jour de la 7e lune (fig. 40). Il était en effet de coutume, dans les cours privés (terakoya ou « école de temple »), de donner à cette occasion aux enfants des modèles, afin qu’ils écrivent des poèmes sur des bandelettes de papier qui étaient ensuite nouées sur un bambou que l’on fixait au toit de la maison.
6La petite fille au premier plan consulte l’anthologie la plus commune à cette époque, à savoir le célèbre Hyakunin isshu 百人一首 (De cent poètes un poème), dont circulaient d’innombrables versions illustrées par les portraits de chacun des poètes, selon une mise en page qui apparaît dès les premières éditions du début du xviie siècle. Le second personnage féminin, installé à une petite table de travail typique des terakoya, prend pour modèle une édition de l’Onna daigaku 女大 学 (La Grande Étude pour les femmes), ce livre fondamental pour l’éducation des jeunes filles, publié au début du xviiie siècle sur la base de textes du penseur confucianiste et pédagogue Kaibara Ekiken (1630-1714 4).
7L’Onna daigaku connut d’innombrables éditions illustrées, qui étaient souvent précédées de versions condensées en images de grands textes de la littérature recommandés aux jeunes filles, comme le Genji monogatari (Le Dit du Genji), ou de séries de poèmes classés par saison et imagés, extraits de célèbres anthologies, dont le Hyakunin isshu. Ces éditions de grand format (environ 25 x 18 cm), au texte soigneusement calligraphié de manière cursive, servaient avant tout de modèle pour l’apprentissage de l’écriture, et la partie imagée, au début et à la fin du livre ou en bandeau dans la partie supérieure des pages centrales, n’avait pas nécessairement de rapport direct avec le texte principal. La toute première édition de cet ouvrage réalisée en 1716 à l’initiative d’un éditeur d’Ôsaka, Kashiwaraya Seiemon, sous le titre Onna daigaku takarabako 女大学宝箱 (Le coffre à trésors de la Grande Étude pour les femmes), présente ainsi l’illustration des vingt-quatre parangons de la piété filiale et des descriptions en images des activités domestiques et des métiers féminins (fig. 41).
8Dans d’autres éditions, l’Onna daigaku est accompagné de l’illustration du Yotsugi-gusa 世嗣草 (De la descendance) – un texte attribué à Ekiken qui décrit les étapes de la grossesse –, de recommandations illustrées sur l éducation des enfants, la préparation des remèdes et la toilette féminine, comme dans l’Onna daigaku oshiegusa 女大学教艸 (Le manuel de la Grande Étude pour les femmes), publié à Edo en 1843 avec des illustrations de Keisai Eisen. De tels ouvrages illustrés fondés sur l’Onna daigaku, qui combinaient dimensions morale et pratique, furent en usage jusqu’à la mise en place du système éducatif moderne dans le dernier tiers du xixe siècle5.
9On trouve également des versions de l’Onna daigaku dans lesquelles le texte d’Ekiken et l’illustration sont étroitement liés. C’est le cas d’une édition de 1864, intitulée Onna daigaku eshô 女大学承会抄 (La Grande Étude pour les femmes, en images et abrégée), qui se présente sous la forme d’un livre de poche (environ 17 x 11 cm) de trente-quatre folios (contre une centaine pour les versions précédentes), dont le texte est entrecoupé de vignettes qui mettent en image les préceptes moraux exposés (fig. 42). On remarque que les illustrations sont doublées d’un dispositif textuel à deux niveaux : le texte principal en grands caractères accompagné sur la droite des lectures des sinogrammes, et une glose simplifiée rédigée dans le syllabaire japonais dans la colonne située à gauche. C’est une caractéristique que l’on retrouve dans de nombreux livres éducatifs illustrés, ce qui suggère que les différents registres de langue et les variations graphiques des caractères sont autant de moyens qui visent, au même titre que les illustrations, à rendre plus accessible le texte. Les vignettes ont ici pour vocation de permettre une appréhension globale du texte et d’en fixer les éléments clés dans la mémoire visuelle. Par exemple, sur la page de droite on lit : « Le Livre des Rites [dessin d’un sage chinois] nous enseigne que les hommes et les femmes ne doivent pas s’asseoir au même endroit [dessin d’un homme et d’une femme], ne pas ranger leurs vêtements [dessin de vêtements] à la même place, ne pas prendre le bain ensemble [dessin d’un personnage dans un bain]. Lorsqu’ils reçoivent ou donnent une chose [dessin d’une femme qui donne quelque chose], ils ne doivent pas se la passer directement de la main à la main. »
10Dans un dispositif différent, nous trouvons par exemple sous le titre Daigaku Yamato eshô 大学倭系会抄 (La Grande Étude du Japon, en images et abrégée), une édition illustrée par Hasegawa Mitsunobu en 1748 du classique La Grande Étude (Daxue), qui présente des extraits du texte en chinois (avec l’indication des lectures des sinogrammes et les signes conventionnels pour la conversion en japonais6) inscrits dans l’espace supérieur de la page et leur commentaire en langue japonaise courante dans une colonne à gauche. Sa principale originalité vient du fait que les illustrations correspondent à la mise en image de ces extraits dans un contexte japonais contemporain et non pas chinois, afin, précise la préface, d’« aider les enfants à comprendre visuellement » leur sens.
11Ces deux derniers ouvrages, que plus d’un siècle sépare, comportent dans leur titre, à la suite du nom de l’œuvre, le terme eshô ou version « abrégée et illustrée », que l’on retrouve dans celui de plus de deux cents livres édités à l’époque d’Edo. Ils relèvent d’une première catégorie, assez floue dans ses contours, de textes classiques, souvent à caractère moral, adaptés pour l’éducation des enfants grâce à diverses stratégies de « mise en livre7 » dont la présence d’illustrations est la plus caractéristique.
Les manuels illustrés : le cas du Teikin ôrai (Recueil épistolaire pour l’enseignement familial)
12Intéressons-nous à une seconde catégorie d’ouvrages, celle des manuels destinés à la pratique de l’écriture par le biais de la copie et à l’apprentissage de la lecture, fondement de l’éducation dispensée dans les cours privés qui ne cessèrent de se développer à partir du xviie siècle.
13On donne aujourd’hui à ce type d’ouvrage le nom générique d’ôraimono 仕 来物 ou « manuel de correspondance ». Bien que l’on dispose grâce aux collections de fac-similés réalisés au cours de ces quinze dernières années8, ainsi qua un récent catalogue analytique9, d’une meilleure connaissance de cette littérature didactique, il semble difficile, face à la masse considérable de documents qui subsistent, d’établir un bilan global. On considère généralement que ce corpus représente environ 7 000 titres, ouvrages manuscrits et imprimés confondus, mais on en redécouvre chaque année de nouveaux et le véritable chiffre serait plutôt de plusieurs dizaines de milliers, si on y inclut les manuscrits et les éditions privées réalisées par certaines écoles10.
14Parmi ces livres se rencontre à partir des années 1660 un certain nombre de titres qui accordent une part importante à l’illustration, selon des modalités variées, mais avec le même but d’instruire les enfants par l’image.
15Prenons un exemple, avec l’un des manuels les plus fameux, le Teikin ôrai 庭 訓往来 (Le recueil épistolaire pour l’enseignement familial). Ce texte du milieu du xive siècle, attribué à Gene (1269-1350), un moine de la secte Tendai au service de l’empereur et des shôgun, se présente sous la forme d’un échange épistolaire de vingt-quatre lettres au fil des mois de l’année, prétexte à proposer différentes formules écrites conventionnelles, mais aussi un grand nombre de termes usuels qui en font un véritable recueil de « connaissances encyclopédiques11 ». Ces caractéristiques valurent au Teikin ôrai, lorsqu’il commença à être imprimé à partir de l’époque d’Edo, de devenir l’un des manuels les plus utilisés dans les familles et dans les cours privés, à la fois comme modèle pour l’écriture (tehon) et comme livre de lecture (yomihon) destiné à l’initiation des enfants. De fait, plus de deux cents éditions sont identifiées, dont un quart au moins seraient illustrées12. Ishikawa Ken observe une transformation de l’objectif du Teikin ôrai à travers ces versions illustrées, qui passe d’un recueil de lettres servant de modèle à un répertoire de mots de vocabulaire, ce qui révélerait une évolution des méthodes d’apprentissage. Il note en effet le passage, au cours du dernier quart du xviie siècle (entre les ères Kanbun et Genroku, 1661-1704), à ce qu’il appelle jibutsu kyôju ou object teaching, sorte d’avatar des « leçons de choses ». Cette méthode se manifeste dans le Teikin ôrai par l’apparition de versions où la progression peut se faire uniquement par le biais de l’image.
16La plus ancienne édition illustrée de ce manuel, intitulée Teikin ôrai zusan 庭訓往来図讃 (Recueil épistolaire pour l’enseignement familial, illustré), date de 1688 (fig. 4313). Elle se présente sous la forme de quatre volumes de grand format, comportant en tout soixante-dix-sept folios. Deux versions furent publiées la même année à Kyôto et à Edo, à quelques mois d’écart, ce qui témoigne du succès et de la diffusion rapide de l’ouvrage. Elles comportent une même brève postface précisant qu’il a été décidé d’accompagner ce texte d’illustrations, car bien qu’il en existe des éditions annotées, « les enfants ne sont pas capables d’en comprendre le sens à la lecture » (dôyô no hito yomite sono giri wo satosu chikara nashi). Se développa donc très tôt au Japon l’idée – que n’aurait pas reniée Comenius, l’auteur de l’Orbis sensualium pictus (1658) – que l’enseignement ne doit pas être le seul apprentissage mécanique des caractères, selon le procédé dit du sudoku qui consiste à lire les textes à haute voix sans en comprendre le sens, essentiellement dans le but de mémoriser la lecture des sinogrammes. La méthode traditionnelle de lecture dissocie en effet l’apprentissage des mots de celui de la maîtrise de leur lecture et de leur représentation graphique. Le Teikin ôrai zusan insiste au contraire sur la nécessité d’établir une relation entre le signifiant, le signe écrit et le signifié, grâce à l’image. C’est aussi le constat qu’avec le temps un fossé cognitif s’est creusé entre le contenu du manuel et la réalité environnante des apprenants, mais que l’image par sa force de représentation est capable de combler.
17Concrètement, le Teikin ôrai comporte près d’un millier de termes qui peuvent être classés en huit grandes catégories, dont les plus importantes sont celles liées aux objets de la vie quotidienne, aux métiers et au bouddhisme et à ses rites, ce qui lui assura sans aucun doute son étonnante pérennité. Le nombre de termes par catégorie est le suivant14 : bouddhisme : 179 termes ; littérature : 16 termes ; éducation (arts d’agrément, musique, etc.) : 46 termes ; fonctions et métiers : 217 termes ; vie quotidienne : 370 termes ; armes et armures : 75 termes ; varia (médicaments, traitements, noms de maladies, interdits, etc.) : 44 termes ; autres : 17 termes.
18Dans l’édition princeps du Teikin ôrai zusan, ces termes sont mis en image dans 439 vignettes (entre une et quatre par page) qui apparaissent en bandeau dans le tiers supérieur de la page et forment un véritable petit dictionnaire illustré. Bien qu’ils ne soient pas réunis en catégories absolument strictes, mais suivent le fil du texte principal, ces termes portent successivement sur les grands thèmes suivants : les rites du Nouvel An, les outils et le monde agricole, les constructions, les arbres fruitiers, les métiers, les productions régionales, les objets d’intérieur, les poissons, les oiseaux et les animaux, les bandits, les armes et les armures du guerrier, les vêtements et les parures des nobles, les objets bouddhiques, les instruments de musique, le cortège du shôgun, l’architecture religieuse, les effigies et les objets bouddhiques, la hiérarchie ecclésiastique, les offrandes, les ustensiles de la cérémonie du thé et les plantes comestibles. Une partie de ces illustrations décrit des réalités antérieures à l’époque d’Edo qui relèvent du milieu de l’aristocratie de cour, et était donc assez éloignée du quotidien des apprenants.
19Deux nouvelles versions de cette édition illustrée du Teikin ôrai seront réalisées en 1698 et en 1699, avec pour cette dernière un aménagement de la mise en page sous la forme d’un appendice, dans lequel une partie des termes mis en image est réunie en tableaux (fig. 44). Ce manuel va ensuite être décliné pendant deux siècles dans des formules variées, mais toujours selon le principe des vignettes illustrant des termes de vocabulaire. Le nombre de ces vignettes, leur importance, leur place par rapport au texte et leur graphisme évolueront néanmoins sensiblement15. On trouvera à la fin d’Edo des versions de poche (certaines ne mesurent pas plus de 14 x 9,5 cm et comportent quelque 300 vignettes) qui ne feront plus office de modèle pour la calligraphie, mais seront plutôt des lexiques illustrés.
Les encyclopédies illustrées : l’exemple du Kinmô zui (répertoire illustré pour l’instruction)
20Ce dispositif illustratif du Teikin ôrai est à mettre en parallèle avec une autre catégorie d’ouvrages pédagogiques qui apparaît à la même époque, à savoir les « encyclopédies illustrées », qui sont plus exactement comme nous allons le voir des lexiques classés par thèmes. La plus ancienne et la plus célèbre d’entre toutes est certainement le Kinmô zui 訓蒙図彙, dont la première version paraît chez un éditeur de Kyôto en 1666, au moment où le commerce de la librairie prend son essor dans la capitale impériale.
21Contrairement au précédent manuel, le Kinmô zui n’est pas organisé autour d’un texte discursif, mais il s’agit, comme l’indique son titre, d’un « répertoire illustré » (zui) pour « instruire les ignorants » (kinmô), et en particulier les enfants. Cette expression kinmô zui figurera à partir de la fin du xviie siècle dans les titres de toute une catégorie d’ouvrages didactiques illustrés portant sur un thème particulier :les armes et les armures (Bugu kinmô zui 武具訓蒙図彙, 1684), le théâtre nô (Nô no kinmô zui 能之訓蒙図彙, 1687), les parures et les activités féminines (Joyô kunmô zui 女用訓蒙図彙, 1688) ou les métiers (Jinrin kinmô zui 人倫訓 蒙図彙, 1690), pour ne citer que les plus anciens. Ces titres – dont une trentaine ont été republiés en facsimilé ces dernières années16 – prouvent le rôle central qui fut très tôt accordé à l’image dans les ouvrages de vulgarisation au Japon, au point de former un véritable genre.
22Composé par le lettré confucianiste de Kyôto Nakamura Tekisai (1629-1702) – célèbre auteur de livres de morale et d’éditions de vulgarisation en japonais de classiques chinois –, le Kinmô zui connaîtra un succès et une longévité sans précédent : pas moins de cinq versions différentes seront réalisées jusqu’à la fin du xviiie siècle (1666, 1668, 1693, 1695, 1789), dont la dernière sera rééditée jusqu’en 1867, à la veille de l’ère Meiji. Pendant deux siècles, à l’égal du Teikin ôrai, le Kinmô zui servit donc de matériel pédagogique pour l’instruction des enfants.
23Cette encyclopédie illustrée s’inspire en partie de modèles chinois. Dans l’avertissement de l’édition de 1666, Tekisai évoque en effet les sources qu’il a utilisées, dont le Sancai tuhui 三才図会 (L’encyclopédie illustrée des Trois royaumes, 160717), le Nongzheng quanshu 農政全書 (Le traité complet d’agronomie, 1639), ainsi que diverses pharmacopées, au rang desquelles figurait certainement le célèbre Bencao gangmu 本草綱目 (Le compendium des plantes médicinales, 1596). La préface de l’édition de 1693 du Kinmô zui mentionne en outre parmi les sources utilisées pour les « illustrations qui n’existent pas au Japon », le Shanhaijing 山海経 (Le classique des montagnes et des mers), célèbre géographie et recueil de légendes chinoises. Trente motifs du bestiaire fantastique – qui ne sont reproduits que dans cette édition de 1693 – sont empruntés à la version illustrée de ce livre publiée en 1597, intitulée Shanhaijing-tu 山海経図, qui comporte soixante-quatorze planches. La préface précise :
« Le Shanhaijing, qui est largement connu depuis longtemps, est un ouvrage précieux, mais les enfants ne peuvent y avoir accès. C’est pour cette raison que nous en avons sélectionné certaines planches en mettant des légendes en caractères syllabiques afin de les aider à sortir de leur ignorance. »
24À la manière de ces encyclopédies illustrées de la fin des Ming, et en particulier du Sancai tuhui, les termes du Kinmô zui sont classés en grandes rubriques thématiques qui couvrent les « trois royaumes » céleste, terrestre et humain. Les dix-sept rubriques de l’édition de 1666 sont les suivantes : les astres et les phénomènes naturels, la nature, les constructions, les hommes et les métiers, le corps humain, les vêtements, les matières précieuses (minéraux, fibres textiles, etc.), les ustensiles et les objets (y compris les armes et les outils), les animaux, les oiseaux, les poissons, les insectes, les céréales, les plantes comestibles, les fruits, les arbres, les plantes florales. À l’intérieur de chaque rubrique, les caractères sont réunis par affinité graphique ou sémantique.
25Les définitions qui figurent en vis-à-vis de chaque terme sont empruntées en partie à des encyclopédies chinoises, tandis que pour les termes vernaculaires et les lectures japonaises des caractères chinois, l’auteur se réfère à différents dictionnaires et lexiques qui étaient en usage depuis des siècles au Japon : le Shinsen jikyô 新 撰字鏡 (circa 898-901), le Wamyô ruiju-shô 和名類聚抄 (circa 931-938), l’Ainô-shô 土蓋囊鈔 (1446), le Kagaku-shû 下学集(1444) et le Setsuyô-shû 節用集 (fin xve s.). Certains de ces dictionnaires – en particulier le Wamyô ruiju-shô – avaient pour caractéristique de présenter un classement thématique proche de celui adopté par le Kinmô zui.
26Le Kinmô zui relève donc essentiellement d’un travail de compilation de multiples sources lexicographiques, mais sa grande nouveauté, et la clé de son succès, résident dans la mise en relation systématique des termes qui constituent le vocabulaire de base et leur représentation graphique. Cet ouvrage comporte environ mille cinq cents entrées et réunit un vocabulaire de quelque cinq mille mots : pour chaque caractère sont donnés en effet une lecture à la chinoise et généralement une lecture japonaise, ainsi qu’un ou plusieurs mots dérivés ou connexes. Ainsi à l’entrée sho 書 (livre) trouve-t-on d’abord la lecture japonaise fumi, puis un terme générique synonyme du premier, hon 本, puis des termes spécifiques comme kanjiku 巻軸 (rouleau) et son équivalent japonais makibumi, ôkan 横卷 (rouleau horizontal), qui est donné comme un synonyme du précédent, et enfin sakushi 冊子 (livre broché), auquel correspond le terme japonais tojifumi. Pour une seule entrée, pas moins de huit termes sont ainsi proposés, selon le principe du rapprochement lexical. L’illustration elle-même montre trois formes de livres : le volumen, le codex et le livre rangé dans un étui (fig. 45).
27Bien que destiné aux enfants, le Kinmô zui dépasse donc largement le niveau des connaissances élémentaires. Au fil des éditions, la nature des entrées varia relativement peu, hormis des ajouts (environ 20 %18), dont un chapitre supplémentaire de cinquante-deux entrées sur les divinités et les patriarches du bouddhisme en 1695, qui est probablement à mettre en relation avec la publication en 1690 du Butsuzô zui 仏像図某 (Répertoire des effigies bouddhiques), un célèbre catalogue illustré du panthéon bouddhique.
28Il est intéressant de remarquer que ce chiffre de mille cinq cents caractères principaux n’est pas très éloigné de celui des caractères d’usage courant définis pour l’enseignement après la Seconde Guerre mondiale par le ministère de l’Éducation (liste de mille huit cent cinquante « caractères pour l’usage présent » ou tôyô kanji établie en 1946), même si leur nature est évidemment en partie différente. En effet, dans l’édition de 1666 du Kinmô zui, environ 45 % des entrées (668) sont consacrées aux animaux et aux plantes, ce qui en fait la plus ancienne encyclopédie japonaise sur la faune et la flore.
29Au fil des éditions, la mise en page et les légendes du Kinmô zui furent largement modifiées en fonction des objectifs poursuivis et de l’évolution de l’état des connaissances. La première édition présente deux dessins par page, d’un style assez rudimentaire, encore empreint de l’influence des illustrations chinoises. Chaque entrée est indiquée à l’aide d’un caractère chinois de grande taille et de graphie régulière, accompagné de ses lectures et parfois d’un bref commentaire en chinois, ce qui en fait un véritable dictionnaire thématique qui pouvait être utilisé pour l’étude des sinogrammes eux-mêmes. Le nombre d’images va passer ensuite à quatre (édition de 1668), puis à six (édition de 1695) par page. Les légendes seront entièrement révisées et rédigées en japonais et non plus en chinois à partir de l’édition de 1695. Ces modifications de mise en page et ces changements de contenu et de registre de langue ont pour but, précise la postface de cette édition, de rendre l’ouvrage d’un usage plus pratique pour les enfants. À titre d’exemple, l’entrée sur le « peintre », qui se limitait à donner une lecture (gakô) et deux synonymes (eshi, gashî) dans l’édition de 1666, prend la forme d’une brève anecdote morale propre à être racontée aux enfants, dont l’origine remonte au Livre des Han postérieurs (Hou Hanshu) :
« Le peintre se dit gakô ou eshi. Il existe aujourd’hui l’école Kanô. En Chine, il était un peintre du nom de Mô Enju [Mao Yanshou], qui avait représenté disgracieusement la concubine impériale Shôkun [Shaojun], aussi celle-ci fut-elle offerte comme épouse au chef du pays barbare des Huns. »
30Dans l’édition de 1789, le texte sera à nouveau modifié pour fournir cette fois quelques repères rudimentaires sur l’histoire de la peinture :
« Le peintre se dit gakô ou eshi. En Chine, il est d’innombrables peintres célèbres. Au Japon, Kose no Kanaoka, Kohôgen Motonobu ou Sesshû sont des maîtres du lointain passé. Il est aussi de nombreux peintres plus récents, comme Eitoku ou Tan.yû, sur lesquels nous ne nous étendrons pas. La famille Tosa a la charge du Bureau des peintures du Palais impérial. »
31Avec cette édition de 1789, la disposition en cases sera remplacée par des illustrations beaucoup plus détaillées dues à un célèbre peintre de Kyôto, Shimokôbe Shûsui. Celles-ci associent parfois plusieurs sujets proches (fig. 46) ou, au contraire, donnent toute la place à un seul sujet, le texte étant relégué dans un bandeau supérieur. À ce stade, l’ouvrage abandonne son caractère de lexique illustré et de manuel aux planches assez frustes pour devenir un véritable livre d’images, voire un document d’étude pour les artistes.
32Dès la fin du xviie siècle, ce livre fut d’ailleurs aussi destiné à la formation des peintres, ou tout au moins à la pratique du dessin en amateur, comme en témoigne une version de « poche » (kaichû-bon) éditée en 1693 à Edo sous le titre Banbutsu ehon taizen chôhôki 万物絵本大全重宝記 (Encyclopédie pratique complète et illustrée de toutes les choses de l’univers), qui comporte un texte liminaire sur la manière de préparer les pigments pour la peinture19. L’apparition d’un tel format oblong beaucoup plus pratique – de sept centimètres de hauteur sur seize de longueur, il pouvait aisément être glissé dans la manche du kimono – et naturellement beaucoup moins cher, révèle une stratégie de vulgarisation de ce livre. Rappelons à titre de comparaison que l’édition princeps était composée de quatorze fascicules d’un format à peu près équivalent au A4 et comportait en tout près de cinq cents folios. Certains tirages de luxe de cette édition princeps furent même imprimés sur papier de qualité supérieure (ganpi) et leurs illustrations minutieusement rehaussées de couleurs à la main, comme en témoigne un exemplaire qui a appartenu au seigneur Naitô Fukô (1619-1685) du fief d’Iwakitaira20.
33On notera que ces différentes versions du Kinmô zui continueront d’être disponibles au moins jusqu’à la fin du xviiie siècle – comme en témoigne une annonce publicitaire qui figure dans l’édition de 1789 –, ce qui signifie qu’elles ne furent pas remplacées les unes par les autres, mais qu’elles correspondaient plutôt, par leur format et leur prix, à des publics et donc à des usages différents. Cet ouvrage, décliné sous des formats et des modes illustratifs variés, toucha donc sans aucun doute une assez large partie du lectorat de l’époque d’Edo.
34Les préfaces de ces différentes éditions nous renseignent sur les choix et les motivations des compilateurs. Dans la première édition de 1666, Tekisai précise qu’il s’inspire d’un « ouvrage commode pour l’instruction car il met en correspondance des caractères et leur illustration », ouvrage probablement chinois dont il avait fait l’acquisition récente. On connaît en effet un certain nombre de précédents au Kinmô zui à la fin des Ming, comme ce dictionnaire de caractères classés par thème et intitulé Xinzeng youxue yizhi gaotou zazi daquan 新増幼学易知高 頭雑子大全 (Nouvelle édition augmentée du Grand dictionnaire des caractères élémentaires pour les premières études, 1616), dont un exemplaire est conservé à l’Institute of Oriental Culture de l’Université de Tôkyô21. Une autre version de cette encyclopédie populaire, Zengbu yizhi zazi quanshu 増補易知維字全書 (édition augmentée du Dictionnaire des caractères élémentaires22), qui daterait de l’ère Chongzhen (1628-1644), figure dans les collections du même institut. Ce lexique destiné aux enfants, constitué de trente folios, comporte trois cent soixante caractères de base qui sont illustrés dans six cases qui figurent en bandeau dans la partie supérieure de la page, tandis que se trouvent au-dessous des listes de mots composés réunis en quarante-quatre catégories différentes, qui vont des poissons, des aliments gras et maigres aux objets du lettré et aux termes religieux, en passant par les outils agricoles, le corps humain ou encore le commerce. Contrairement au Kinmô zui, les entrées ne sont pas accompagnées de définitions ou de synonymes, mais le principe de la représentation visuelle du signifié du caractère chinois est bien le même (fig. 47).
35Dans sa propre encyclopédie, Tekisai recourt sur ce modèle à la forme de l’explication illustrée, qu’il considère comme le moyen le plus efficace pour permettre à l’enfant d’établir naturellement une correspondance entre le signifiant, le signifié et le signe écrit. Il imagine, dit-il, une progression idéale qui passe de la découverte visuelle de la chose par l’enfant, grâce à l’image, à la prononciation de son nom, puis à l’explication de la chose et enfin à la compréhension de son caractère d’écriture, qui est donc le but ultime. Cette idée de la pédagogie par l’image dans l’apprentissage des sinogrammes est d’une grande nouveauté, quand on sait que l’étude de l’écriture se faisait essentiellement jusqu’alors à l’aide de textes en chinois comme le Senjimon 千字文 (Le livre des mille caractères), un recueil d’un millier de caractères présentés sous la forme d’un poème datant du vie siècle et composé de deux cent cinquante vers de quatre signes, dont le sens échappait en grande partie aux enfants.
36Ce principe sera reformulé en termes à peu près identiques dans la préface de l’édition de 1789 du Kinmô zui. L’ouvrage y est présenté comme offrant le mérite « d’aider les enfants à élargir leurs connaissances grâce à la présence d’images et de textes explicatifs ». Cette édition fut accompagnée d’un volume de textes intitulé Sansai senjimon ニ才千字文 (Le livre des mille caractères des Trois royaumes) qui réunissait les entrées principales du Kinmô zui et qui était destiné à la lecture à haute voix (sudoku) et à la mémorisation des caractères. On peut en déduire que l’idée des concepteurs de cet ouvrage était d’associer ainsi le support de l’image à la méthode ancestrale de lecture.
37Ces caractéristiques valurent au Kinmô zui d’être recommandé par des savants confucianistes et des pédagogues tout au long du xviiie siècle. Kaibara Ekiken, dans un essai considéré comme le premier traité pédagogique au Japon, le Wazoku dôji-kun 和俗里子訓 (Préceptes pour les enfants sur les coutumes du Japon, 171023), y vit un excellent outil pour « connaître les caractères en usage dans la société », depuis ceux des astres jusqu’à ceux des plantes.
38Yuasa Jôzan, dans le Bunkai zakki 文会雑記 (Notes de réunions littéraires, 174924), proposa quant à lui une approche progressive des caractères chinois par le biais d’ouvrages comme le Kinmô zui. La première étape consistant à « habituer visuellement » (minarawasu) l’enfant aux sinogrammes grâce à l’image, c’est-à-dire à éveiller son intérêt sans le lasser. Ce n’est qu’ensuite, vers huit ou neuf ans25, qu’il suggère de lui faire étudier les caractères un par un, en en décomposant les différents parties (clé et corps du caractère), mais sans le faire lire. Jôzan préconise en outre de susciter chez les enfants le goût pour les livres en leur montrant des ouvrages illustrés, la compréhension de l’argumentation devant être reportée à une étape ultérieure, qu’il fixe vers l’âge de treize ou quatorze ans.
39D’autres penseurs, comme Emura Hokkai qui réfléchit à de nouvelles méthodes éducatives dans son essai Jugyô-hen 授業編 (Sur les méthodes d’enseignement, 178326, recommanderont d’offrir en cadeau aux enfants ou à l’occasion du Nouvel An des encyclopédies et des manuels illustrés – dont le Kinmô zui et le Teikin ôrai –, ainsi que des recueils de légendes et de morale illustrés tels que l’Ehon kojidan 絵本 故事談 (Récits illustrés sur les choses anciennes, 1714) et le récit des « vingt-quatre parangons de la piété filiale » (nijûshi-kô ニ十四孝), des annales et des lexiques illustrés. L’objectif étant de susciter par ce biais, de la part de l’enfant, la demande à ses parents d’« explications du sens des images » (etoki). Cela nous suggère que ces ouvrages furent envisagés à l’époque d’Edo comme pouvant servir dans les familles de support pour des interactions pédagogiques entre les adultes et les enfants. L’objectif étant pour Hokkai, grâce à ces supports illustrés, de « familiariser l’enfant avec le livre sans l’en dégoûter et de lui faire aimer la lecture ».
40Ces témoignages nous renvoient à la question complexe des usages de ces matériaux pédagogiques. Il est probable en effet que ces livres et ces manuels étaient utilisés selon des modalités diverses. Les manuels (ôraimono) par exemple possédaient, comme on l’a vu, un texte principal – qui pouvait être lu, copié et appris par cœur –, mais aussi souvent des commentaires ou des extraits du texte, situés généralement dans la marge supérieure, où se trouvaient aussi parfois les images. Un même ouvrage pouvait donc être utilisé pour une lecture de groupe dirigée et oralisée, mais aussi pour une lecture individuelle et visuelle, ou accompagnée par un adulte, qui reposait beaucoup plus sur l’image. C’est certainement dans l’autodidaxie que l’image devait jouait le rôle le plus important. L’illustration pouvait être également un moyen d’introduction progressif au contenu textuel, avant même que l’enfant ne maîtrise la lecture. Hokkai cite à ce propos l’exemple d’un de ses propres enfants de six ans qui, au simple contact de livres illustrés, avait déjà retenu les noms et les bonnes actions des « vingt-quatre parangons de la piété filiale » et était capable de citer de mémoire, au regard des vignettes, les noms de tous les oiseaux et de tous les animaux du Kinmô zui. Outre l’acquisition des compétences fondamentales de la lecture et de l’écriture, certaines éditions du Kinmô zui furent également destinées à l’apprentissage du dessin, voire à la composition poétique, comme en témoigne la préface de l’édition de 1693.
41La formule du Kinmô zui continuera d’être exploitée jusqu’à la fin d’Edo, sous la forme d’innombrables lexiques illustrés et parfois spécialisés dans tel ou tel domaine. Le Shimin chôhô. Dôgu jibiki zukai 四民重宝道具字引図解 (Thésaurus des quatre classes. Dictionnaire des objets expliqués en images, 1864) (fig. 48) est un exemple de ce genre de lexique de poche, dans lequel les termes sont tracés en grands caractères cursifs et accompagnés d’une vignette qui permet leur identification visuelle. Les quelque huit cents entrées sont chacune suivies d’une brève définition ou d’un synonyme. Le classement adopté y reflète l’ordre social des « quatre classes » (guerriers, paysans, artisans et marchands) de l’époque d’Edo et passe en revue la culture matérielle (vêtements, outils, instruments, mobilier et autres objets) de chacune d’entre elles.
42Certains des manuels scolaires produits peu après la promulgation du Décret sur l’éducation (Gakusei) en 1872, et qui prirent le relais des ôraimono de l’époque d’Edo, n’étaient pas très éloignés de ce principe. Le Kôkoku tango zukai 皇国単語 図角军 (Vocabulaire de l’Empire du Japon expliqué en images, 1873) (fig. 49), par exemple, est un petit manuel de vingt-six folios, encore imprimé en xylographie et relié à la manière des livres d’Edo. Il comporte, après la présentation des deux syllabaires japonais et de l’alphabet latin, trois cent vingt-quatre mots de vocabulaire composés d’un à trois caractères chinois, classés thématiquement selon un ordre qui reprend approximativement celui du Kinmô zui, à savoir les astres et les phénomènes célestes (tenmon), la nature (chiri), la famille (karin), les fonctions officielles (kanshoku), le corps humain (shintai), les constructions (kyûshitsu), l’habillement (fukushoku), les oojets et les outils (kiyô), les animaux (jû), les oiseaux (chô), les poissons (gyokai), les insectes (chû), les arbres (boku) et les fruits (kajitsu). Chaque terme, dont sont proposés à la fois une lecture à la chinoise, à droite du caractère, et un équivalent en langue vernaculaire, à gauche de celui-ci, est suivi par une vignette qui permet l’identification immédiate du sens, sans autre commentaire. Ce manuel a pour particularité de proposer dans un bandeau supérieur les équivalents anglais de ces termes (avec leur lecture phonétique indiquée en katakana). Il s’agit donc d’un livre de classe élémentaire pour l’apprentissage des caractères de ce qui était alors considéré comme le vocabulaire de base. On voit bien que, hormis la présence de l’anglais et de quelques termes signes des temps nouveaux (le haut-de-forme, la chaise, le baromètre, etc.), ce manuel adopte le principe des lexiques illustrés qui se publiaient au Japon depuis le dernier tiers du xviie siècle. Le terme zukai, littéralement « explication en image », qui va apparaître au cours de l’époque de Meiji dans les titres de centaines de manuels et de livres didactiques, était d’ailleurs déjà très largement utilisé dans les ouvrages de l’époque d’Edo.
43Les derniers avatars de ces lexiques illustrés destinés à l’étude seront les « tableaux de vocabulaire » (tango-zu) (fig. 50) qui furent utilisés dans les écoles primaires à partir du début des années 1870, et que l’on présente généralement comme des adaptations, à l’initiative du ministère japonais de l’Éducation, des School and Family Charts des écoles américaines, destinés aux object lessons27. Il serait cependant tout aussi juste d’y voir le prolongement de ces deux siècles de livres et de manuels illustrés d’Edo et d’une longue tradition, d’origine chinoise, d’ouvrages didactiques et d’encyclopédies reposant sur l’image. Cette méthode fondée sur le support imagé impliquait néanmoins une pratique pédagogique relativement nouvelle, à savoir un enseignement donné simultanément à toute une classe par un maître, en fonction d’un programme établi pour l’ensemble des écoles du pays, alors que la pratique éducative des terakoya d’Edo reposait très largement sur une forme d’auto-apprentissage dirigé, et privilégiait la progression individuelle et non collective.
Bibliographie
Références des illustrations
Torii Kiyonaga, Kodakara gosetsu asobi. Tanabata (Jeux d’enfants des cinq fêtes saisonnières. La fête de Tanabata), xylogravure polychrome, circa Kansei 8-9 (1796-1797). Coll. du Musée Edo Tôkyô.
Onna daigaku takarabako (Le Coffre à trésors de la Grande Étude pour les femmes), Ôsaka et Edo, 1716, rééd. de Bunsei 12 (1829). La fabrication du papier par des femmes.
Onna daigaku eshô (La Grande Étude pour les femmes, en images et abrégée), texte de Kôseisha Sakumaru, illustré par Ikkôsai Yoshimori, Edo, Genji 1(1864).
Teikin ôrai zusan (Recueil épistolaire pour l’enseignement familial, illustré), Edo, Jôkyô 5 (1688). Coll. de l’Université Gakugei daigaku, Tôkyô.
Teikin ôrai zusan (Recueil épistolaire pour l’enseignement familial, illustré), Edo, Genroku 12 (1699). Coll. de l’Université Gakugei daigaku, Tôkyô.
Kinmô zui (Répertoire illustré pour l’instruction), Kyôto, édition de Kanbun 6 (1666), livre VIII. Le livre, la peinture, la couverture et l’étui de livre.
Kinmô zui (Répertoire illustré pour l’instruction), Kyôto, édition de Kansei 1(1789), livre VIII. Les jeux de l’enfant : pétards, cerf-volant, marionnettes, toupie, moulin à vent.
Zengbu yizhi zazi quanshu (Édition augmentée du Dictionnaire des caractères élémentaires), s. d. (ère Chongzhen, 1628-1644). Coll. de l’Institute of Oriental Culture, Université de Tôkyô.
Shimin chôhô. Dôgu jibiki zukai (Thésaurus des quatre classes. Dictionnaire des objets expliqués en images), Edo, Genji 1 (1864), t. I.
Ôkawadô shujin, Kôkoku tango zukai (Vocabulaire de l’Empire du Japon expliqué en images), Tôkyô, Seishidô, Meiji 6 (1873). Section des « ustensiles ».
Jigaku kyôdô tango no zu (Tableau de vocabulaire pour l’enseignement aux enfants), xylogravure polychrome, Meiji 8 (1875). Coll. du Musée Edo Tôkyô. Cette gravure montre le cinquième des huit « tableaux de vocabulaire » qui furent conçus et imprimés par le ministère de l’Éducation en 1874 pour les écoles primaires. L’ensemble de ces tableaux représentait 210 mots de base composés d’un ou deux caractères chinois et classés par thème (fruits et légumes, ustensiles et objets quotidiens, vêtements, parties du corps, animaux, plantes, oiseaux, etc.).
Notes de bas de page
1 Nous tenons à remercier Koizumi Yoshinaga de nous avoir ouvert sa collection d’ôraimono, ainsi que Pascal Griolet pour ses remarques.
2 Roger Chartier, « Du livre au lire », dans R. Chartier, (dir.), Pratiques de la lecture, Paris, Payot et Rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1985, rééd. 2003, p. 106-109.
3 Charles de Chassiron, Notes sur le Japon, la Chine et Unde. 1858, 1859, 1860, Paris, E. Dentu, Ch. Reinwald, 1861, p. 115.
4 L’Onna daigaku est composé de dix-neuf recommandations tirées en partie du cinquième chapitre du Wazoku dôji-kun (Préceptes pour les enfants sur les coutumes du Japon, 1/10) d’Ekiken consacre à « la manière d’éduquer les filles ». On en trouvera une traduction française par Claire Dodane dans La Grande Étude des femmes, Tôkyô, Maison franco-japonaise, 1994.
5 Une sélection de ces éditions de l’Onna daigaku a été publiée en fac-similé par Ishikawa Matsutarô et Koizumi Yoshinaga dans la collection Onna daigaku shiryô shûsei, 21 vol., Tôkyô, Ôzorasha, 2003-2006.
6 Nous entendons par « conversion en japonais » le procédé dit du kanbun yomikudashi qui permet de lire un texte écrit en chinois selon l’ordre grammatical de la phrase japonaise, grâce à la présence dans la marge de numéros et de signes conventionnels qui indiquent l’ordre correct de lecture ainsi que les particules et les déclinaisons des mots variables.
7 Chartier, op. cit., p. 105.
8 Ishikawa Matsutarô (dir.), coll. Ôraimono taikei,100 vol., Tôkyô, Ôzorasha, 1992-1994, fac-similés de 970 titres ; Ishikawa Matsutarô, Koizumi Yoshinaga (dir.), coll. Kikô ôraimono shûsei, vol., Tôkyô, Ôzorasha, 1996-1998, fac-similés de 218 titres.
9 Ishikawa Matsutarô, Koizumi Yoshinaga, Ôraimono kaidai jiten, 2 vol., Tôkyô, Ôzorasha, 2001, 3 769 entrées.
10 D’après Koizumi Yoshinaga, Edo no kyôiku ni manabu, Tôkyô, Nihon hôsô shuppan kyôkai, 2006, p. 8.
11 Ishikawa Ken, Teikin ôrai ni tsuite no kenkyû, Tôkyô, Kaneko shobô, 1950.
12 Nous nous référons ici aux travaux d’Ishikawa Ken (ibid.) et d’Ishikawa Matsutarô (Teikin ôrai, Tôkyô, Heibonsha, coll.« Tôyô bunko », 1973). On trouvera aussi une présentation des ôraimono dans Christian Galan, « Le paysage scolaire à la veille de la restauration de Meiji », Ebisu. Études japonaises, Tôkyô, Maison franco-japonaise, n° 17, 1998, p. 6-43. Le plus ancien témoin connu du Teikin ôrai est une copie manuscrite de 1386 et les premières éditions imprimées remontent à l’ère Kan.ei (9 éditions entre 1628 et 1644). Ishikawa Ken estime le nombre total de versions différentes entre 350 et 500 et explique que sur les 88 exemplaires de sa collection personnelle, 33 sont illustrés. Ce chiffre a été ramené à environ 200 versions imprimées (et 40 versions manuscrites) par Ishikawa Matsutarô. Ce dernier propose un tableau statistique à partir d’une enquête sur 139 exemplaires, dont 49 illustrés.
13 Fac-similé dans la coll. Kikô ôraimono shûsei, op. cit., vol.1.
14 Statistiques d’Ishikawa Matsutarô, Teikin ôrai, op. cit., p. 335-340.
15 Ishikawa Ken (op. cit., p. 116) a défini cinq types de Teikin ôrai illustrés en fonction de la présence ou non des termes génériques dans les vignettes, de la présence ou non de commentaires de ces termes, et de l’importance et de la place des illustrations (en bandeau ou à la fin de chaque lettre).
16 Asakura Haruhiko (dir.), coll. Kinmô zui shûsei, 24 vol., Tôkyô, Ôzorasha, 1998-2002.
17 Sur l’influence des illustrations du Sancai tuhui, voir Sugimoto Tsutomu, Kinmô zui, Tôkyô, Waseda daigaku shuppan-bu, 1975, p. 261.
18 La comparaison des éditions de 1666 et de 1789 révèle une augmentation notable du nombre des entrées dans les sections consacrées au monde animal (livres 12 à 14, avec une soixantaine de nouvelles entrées) et aux plantes (livres 15 à 20, avec une cinquantaine de nouvelles entrées), qui reflète l’evolution des connaissances au cours du xviiie siecle dans le domaine des sciences naturelles. Cf. Katsumata Motoi, commentaire du Kinmô zui, dans Asakura Haruhiko (dir.), Edo jidai zusetsu hyakka Kinmô no sekai, Tôkyô, Ôzorasha, 2002, p. 41.
19 Fac-similé dans Nagatomo Chiyoji (dir.), Chôhôki shiryô shûsei, vol.37, Kyôto, Rinsen shoten, 2007.
20 Cette édition appartient à la librairie Isseidô de Tôkyô. Cf. Isseidô shoten sôgyô hyaku shûnen kinen. Kotenseki zenpon tenji sokubaikai mokuroku, Tôkyô, Isseidô shoten, 2003, n° 48, p. 112. Un second exemplaire du même genre, mais non rehaussé de couleurs et dont il ne subsiste qu’un fascicule (livre X), est conservé aux National Archives of Japan à Tôkyô.
21 Cet exemplaire, qui a appartenu au sinologue Niida Noboru (1904-1966), est reproduit partiellement dans Riben-cang zhongguo gubanhua zhenpin, Nanjing, Jiangxi meishu chubanshe, 1999, p. 564-565.
22 Cette édition, qui provient également de Niida Noboru, peut être consultée sur le site de l’Institute of Oriental Culture (http://shanben.ioc.u-tokyo.ac.jp./).
23 Yôjô-kun. Wazoku dôji-kun, éd. établie par Ishikawa Ken, Tôkyô, Iwanami shoten, coll. « Iwanami bunko », 1961, p. 262. On trouvera une traduction française des chapitres III et IV par Christian Galan dans « Le Wazoku dôjikun de Kaibara Ekiken : premier traité de pédagogie japonais », dans Josef A. Kyburz, François Macé, Charlotte von Verschuer (dir.), Éloge des sources. Reflets du Japon ancien et moderne, Arles, Philippe Picquier, 2004, p. 98-138.
24 Nihon zuihitsu taisei, Tôkyô, Yoshikawa Kôbunkan, 1re série, vol.7, 1928, p. 621.
25 Précisons que la manière de compter l’âge au Japon diffère de la nôtre, car l’on considère que l’enfant a déjà un an au moment de sa naissance.
26 Nagasawa Kikuya, Edo jidai shina-gaku nyûmon-sho kaidai shûsei, Tôkyô, Kyûkyo shoin, 1975, p. 264-266.
27 Sur ce sujet voir Christian Galan, L’Enseignement de la lecture au Japon. Politique et éducation, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2001, p. 60-63, et le catalogue de l’exposition Kakezu ni miru kyôiku no rekishi, Tôkyô, Tamagawa daigaku kyôiku hakubutsukan, 2006.
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