De l’Orbis sensualium pictus (1658) aux premiers albums du Père Castor (1931) : formes et fonctions pédagogiques de l’image dans l’édition française pour la jeunesse
p. 55-73
Texte intégral
1En dépit du statut controversé de l’image dans la tradition scolaire française, face à l’autorité de la parole magistrale et à la légitimité de l’écrit, l’enseignement visuel s’est développé en France, et plus largement en Europe, à partir des xvie-xviie siècles, dans le sillon d’Érasme qui fut le premier à vanter, dans son traité d’éducation De pueris, publié en 1529, les atouts de l’image pour l’apprentissage et la mémorisation des fables et l’acquisition du vocabulaire :
« Quant aux fables et aux apologues, il [l’enfant] les apprendra plus volontiers et s’en souviendra mieux si on lui en présente les sujets sous les yeux, habilement figurés [...]. La même méthode sera également valable pour apprendre les noms d’arbres et d’animaux, en même temps que la nature propre à ces êtres1. »
2Le recours aux images pour l’enseignement s’est d’abord développé dans le cadre restreint de l’enseignement préceptoral et/ou aristocratique. Louis XIII, par exemple, a appris l’histoire de France, la mythologie et le blason à l’aide de peintures, de livres et de jeux illustrés 2. Dans les collèges jésuites au xviie siècle, qui accueillaient un public plus large, les jeunes gens étudiaient les emblèmes et les images symboliques en classe de rhétorique, la décoration des bâtiments complétant cette initiation :le collège de La Trinité à Lyon, par exemple, était orné d’allégories représentant les connaissances humaines, suivant un programme iconographique confié à Claude-François Ménestrier (1631-1705) qui en a donné une description détaillée dans Le Temple de la sagesse3. À la fin du xviie siècle, un texte de Roger de Piles (1635-1709), théoricien et membre de l’Académie de peinture, atteste qu’à cette date, on a parfaitement conscience des « bons effets qui peuvent venir de l’usage des estampes » :
« Le premier est de divertir [...]. Le deuxième est de nous instruire d’une manière plus forte et plus prompte que par la parole [...]. Le troisième. D’abréger le temps que l’on emploierait à relire les choses qui sont échappées de la mémoire, et de la rafraîchir en un coup d’œil. Le quatrième. De nous représenter les choses absentes [...]. Le cinquième. De donner les moyens de comparer plusieurs choses ensemble facilement par le peu de lieu que les estampes occupent, par leur grand nombre, et par leur diversité. Et le sixième. De former le goût aux bonnes choses et de donner au moins une teinture des beaux-arts, qu’il n’est pas permis aux honnêtes gens d’ignorer. Quoiqu’on puisse en tout temps et à tout âge tirer de l’utilité de la vue des estampes, néanmoins celui de la jeunesse y est plus propre qu’un autre4… »
3L’enseignement par le tableau et par l’estampe s’est perpétué dans l’éducation aristocratique et princière au cours des siècles suivants. Madame de Genlis (1746-1830), nommée gouverneur des enfants d’Orléans en 1782, en reconduit la tradition à la veille de la Révolution : elle transforme le Pavillon de Bellechasse, où elle est installée avec ses élèves, en un immense livre d images :
« Je veux qu’on puisse s’y instruire non seulement en regardant les tapisseries, les tapis et les meubles mais aussi en se promenant dans les cours et les jardins. Je veux que tout y présente, à chaque pas, des objets d’instruction ou qui puissent inspirer à l’enfant des sentiments vertueux5. »
4Leçons de choses, visites d’ateliers, maquettes, séances de lanterne magique complètent ce programme de récréation instructive où l’image est conviée à tirer profit de tous les moments de loisirs.
5Ces pratiques réservées à une élite sociale ont touché parallèlement un public plus diversifié grâce à l’imprimé :les gravures, auxiliaires de l’apprentissage ou vecteurs de connaissances spécifiques, se rencontrent dans les livres destinés à la jeunesse à partir des xvie-xviie siècles, peu nombreuses jusqu’à la fin du xviiie siècle, puis se multipliant au xixe. Dans cette vaste production iconographique6, nous avons choisi d’éclairer ici quelques ouvrages remarquables ou représentatifs des usages didactiques et/ou documentaires de l’image, en mettant l’accent sur deux questions :
- Dans un contexte culturel qui accorde traditionnellement une légitimité supérieure au discours et à l’écrit dans l’ordre de la connaissance, comment s’organise le rapport texte/image dans ces ouvrages ? Est-ce que l’image y est présente comme source spécifique d’acquisition ou de transmission des connaissances, comme élément déterminant du dispositif didactique ou comme illustration du discours pédagogique, voire comme simple encouragement à l’effort ? Autrement dit, quels sont, par rapport au texte, le statut épistémologique et la fonction pédagogique de l’image dans ces supports ?
- D’autre part, comment a-t-on conçu ces images ? Comment les a-t-on dessinées ? L’image pédagogique est-elle une représentation réaliste, qui vise à restituer la complexité et la diversité du réel, ou bien une construction intellectuelle, appelée à traduire le discours sur ce réel ? Que nous apprennent, de ce point de vue, les techniques, les formes, les styles de ces dessins ?
Un ouvrage fondateur de la pédaffoeie moderne par l’image en Europe : l’Orbis sensualium pictus (Nuremberg, 1658)
6L’Orbis sensualium pictus de Comenius est un livre de petit format, illustré de 150 planches, édité à Nuremberg en 1658 par Michael Endter 7. Dans sa forme originale, c’était un outil pédagogique bilingue (allemand-latin), à usage scolaire, pour l’apprentissage de l’alphabet, de la langue maternelle et du latin dans une visée encyclopédique. Son texte bilingue l’a rapidement voué à un usage dictionnairique : il a été édité en quatre langues, dont le français, dès 1666, et a connu une fortune internationale avec de nombreuses réimpressions et rééditions dans toute l’Europe et aux États-unis, des traductions en arabe et en chinois et de nombreuses imitations 8. Différents facteurs ont contribué à ce succès, qui relèvent de la personnalité de l’auteur et des qualités de son œuvre.
7Jan Amos Komensky, connu en France sous le nom de Comenius, est né en Moravie, dans une famille appartenant à la secte des Frères bohèmes, qui se ralliera au protestantisme. Nationaliste tchèque, il a été contraint à un exil permanent par le pouvoir des Habsbourg et la Contre-réforme, séjournant en Pologne, en Angleterre, en Suède, en Hongrie, avant de se fixer aux Pays-bas où il est mort en 1670. Son cosmopolitisme, son œcuménisme, son prosélytisme, son souci d’œuvrer à l’établissement d’une paix universelle ont contribué, avec la nouveauté de sa pédagogie fondée sur le respect du rythme et des capacités de l’enfant, à la diffusion large de son œuvre.
8L’Orbis pictus est le fruit d’une pensée complexe, qui présente deux aspects complémentaires : un fondement théologique et philosophique construit sur différents héritages, d’Aristote à Bacon, et une pensée pédagogique d’avant-garde. La préoccupation première de Comenius est la préparation des hommes à la vie éternelle. Selon lui, cette préparation ne doit pas se faire au mépris de notre monde mais en cultivant au contraire le savoir, l’action et la liberté. C’est dans la Grande Didactique, ou fart universel de tout enseigner à tous, son œuvre majeure publiée en 1627 9, plaidoyer pour la construction d’écoles accessibles à tous les enfants, que Comenius expose de façon détaillée sa conception de la pédagogie, seul moyen, selon lui, de former les individus à leurs responsabilités morales, sociales et politiques. L’homme, conçu par Dieu à son image, y est présenté comme doté d’une intelligence sans limites dont il suffit de cultiver le germe en le plaçant dans un milieu favorable et en respectant scrupuleusement l’évolution de ses capacités cognitives. Le pédagogue s’élève contre les méthodes de la scolastique et de la philosophie nominaliste : il estime que la jeunesse est surchargée d’une infinité de préceptes de grammaire, de nomenclatures de mots dont elle ne comprend pas le sens. Persuadé qu’《 il n’y a rien dans l’intellect qui n’ait d’abord été dans les sens », suivant l’adage aristotélicien (« nihil est in intellectu quod non sit prius in sensu 10 »), il estime nécessaire de commencer par la connaissance du monde sensible : la création divine ne peut tromper l’homme, et les hommes se sont vu attribuer des sens pour apprendre à la connaître. L’enseignement doit ensuite passer progressivement du sensible et du concret aux notions les plus abstraites.
9L’Orbis pictus repose également sur différents principes pédagogiques exposés par Comenius dans L’École de l’enfance11, qui visent à éveiller l’amour et le respect du jeune enfant, « le don le plus précieux de Dieu12 ». Cette reconnaissance conduit à prendre en compte ses besoins propres : il importe de ne pas brusquer son développement naturel, mais plutôt de le suivre. Il faut notamment préparer son entrée à l’école, ne pas l’y mener « comme des veaux au marché ou des bestiaux au troupeau13 ». Le maître qui a son métier à cœur « lui parlera gentiment et lui montrera quelqu’objet plaisant qu’il n’a jamais vu : livre, image, instrument de musique. Il peut aussi donner à l’enfant une écritoire, un encrier, un sou, une sucrerie ou un fruit14 ». Mais c’est aux parents de jouer le premier rôle dans l’éducation du tout-petit et ils pourront s’aider d’un livre d’images qui lui procurera ses premières connaissances et éveillera son envie d’apprendre : « Ce livre servira, comme je l’espère, pour attirer les jeunes esprits afin qu’ils ne s’imaginent point que l’école soit une espèce de gêne mais qu’au contraire, ils ne s’y figurent que des délices et du divertissement15. » L’Orbis sensualium pictus découle de ce projet : ouvrage d’initiation au langage et d’acquisition des premières connaissances, son but est « que les enfants ne voient rien qu’ils ne sachent nommer et qu’ils ne nomment rien qu’ils ne sachent montrer ».
Une approche sensible du monde
10Dans un discours introductif qui fait suite à la préface, le maître invite l’enfant à le suivre dans sa découverte du monde. La vignette qui inaugure cette « invitation » témoigne que la pédagogie visuelle de Comenius s’accompagne d’une transformation de la relation pédagogique16 (fig. 30). Elle renouvelle en effet le motif canonique placé en frontispice des livres d’enseignement depuis le Moyen Âge (grammaires latines, ouvrages de rhétorique et de philosophie, principalement), qui représente habituellement le maître en chaire, muni de verges, dominant un groupe d’élèves attentifs à son enseignement. Ici maître et enfant sont situés sur le même plan, dans un environnement naturel qui met l’accent sur la visée encyclopédique de l’ouvrage. La gestuelle des personnages traduit une situation de communication : le doigt levé du maître fait référence à sa parole ; l’enfant l’écoute (il désigne son oreille). Le texte précise le dialogue entre les deux personnages :
« – Veni puer, disce sapere (Viens, mon enfant, apprends la sagesse).
– Quid hoc est, sapere ? (C’est quoi, la sagesse ?)
– Omnia quae necessaria, recte intelligere, recte agere, recte eloqui (Tout ce qui est nécessaire pour bien comprendre, agir justement, parler avec éloquence).
– Quis me hoc docebit ? (Qui me l’enseignera ?)
– Ego, cum Deo (Moi, avec l’aide de Dieu).
– Quomodo ? (Comment ?)
– Ducam te per omnia, ostemdam tibi omnia, nominabo tibi omnia (Je te conduirai parmi toutes les choses, je te les montrerai, je te les nommerai. »
11Le maître dispense le savoir, symbolisé par les rayons du soleil, image de la lumière divine, qui traversent son esprit jusqu’à l’enfant. La figure du maître peut également être interprétée comme une personnification de l’Orbis pictus lui-même : il est ce livre qui va conduire l’enfant de par le monde et qui lui offre le privilège d’une relation préceptorale. Le rapport hiérarchique maître/élève subsiste. L’enfant tient son chapeau dans la main en signe de déférence (suivant une règle qui figure dans les manuels de civilités de l’époque) mais le titre du chapitre, « Invitatio », propose une modalité nouvelle d’apprentissage : le maître « invite » l’enfant à le suivre ; l’enfant respectueux, mais curieux et en éveil, demande au maître de le guider.
12On trouve à la page suivante un abécédaire original, présenté sous forme de tableau, que Comenius dénomme « alphabet vivant et sonore » (fig. 31). Chaque lettre est associée à un son, suivant la logique phonétique de notre alphabet, mais le dispositif d’apprentissage associe le son à l’image : on part de l’image de l’animal, qui fonctionne comme support mémoriel (et non référentiel) ; on nomme son cri, en latin et en allemand (« cornix cornicatur »/« die Krahe Krechzet ») ; on le prononce et on lit la lettre correspondante, en majuscule et en minuscule : « A a ». Aucun de ces éléments ne fonctionne isolément : c’est leur conjugaison qui fait système.
13Le cheminement que Comenius propose ensuite à l’enfant n’a rien d’un voyage : c’est un parcours structuré à travers le monde, conçu comme un cosmos ordonné par Dieu, où chaque chose a sa place dans la Création. Les images visent à refléter ce monde, dans sa totalité et dans sa structure, en situant chaque chose en son lieu. Dieu vient en premier parce qu’il est au fondement du monde et de la connaissance, représenté ici suivant un motif symbolique fréquent aux xviie et xviiie siècles : le nom de Jéhovah tracé en lettres hébraïques est au centre d’un triangle (allusion à la Trinité) placé lui-même dans un cercle rayonnant qui représente l’Éternité. Et il réapparaîtra à la fin du livre pour le Jugement dernier, cette fois sous une représentation anthropomorphe. L’ouvrage présente au total cent cinquante chapitres : les premiers concernent la création du monde et des éléments. On passe ensuite à la description de la nature : les métaux, les pierres, les arbres, les fleurs, les animaux. Puis on aborde l’homme : sa création, son anatomie, ses sens, son âme. Viennent enfin les institutions et la vie sociale, les activités artisanales (fig. 32) et artistiques, politiques, militaires et religieuses.
14Ces chapitres sont tous conçus sur le même modèle : une gravure reproduite sur la page de gauche est assortie d’une nomenclature bilingue (latin-allemand) : l’image est l’ancrage du texte qui, à l’aide d’un système de renvois numérotés, recense les objets représentés, les nomme et en explique l’usage dans les deux langues. Un dispositif didactique se met ainsi en place, qui s’appuie sur les ressources pédagogiques de la typographie, dont Comenius connaît bien les techniques. Il utilise la double page : le texte, imprimé en caractères de corps élevé pour faciliter la lecture, y est structuré en colonnes, l’une en latin, composée en caractères romains, l’autre en allemand et en lettres gothiques, suivant l’usage dans les pays germaniques. Les termes qui font l’objet d’un renvoi dans l’image figurent en italique.
15L’objectif de l’Orbispictus est l’apprentissage du langage et l’acquisition d’idées claires, et non la transmission de connaissances scientifiques. Pour cette raison, Comenius ne demande pas aux gravures d’offrir une image réaliste de l’univers : la représentation des objets ne procède pas ici de l’observation du monde mais d’une construction abstraite qui relève de la nomenclature. Ainsi, la gravure consacrée à la typographie ne représente pas un atelier d’imprimerie, mais réunit en un lieu fictif les différentes étapes du processus typographique (Diderot utilisera ce procédé dans l’Encyclopédie). C’est pourquoi Comenius fait le choix de figures sommaires, gravées sur bois, et non en taille-douce comme c’était l’usage à l’époque, technique qui aurait permis réalisme et précision : on donne au contraire des gravures simplifiées qui doivent permettre au jeune enfant de se former une idée claire et distincte des choses 17. Notons enfin que ces images mélangent représentations du monde sensible et du monde non sensible (l’âme, fig. 33), des notions abstraites (religions) et des allégories (arts du discours). Ce n’est donc pas le monde sensible que nous présente l’Orbis pictus, mais, plus précisément, des images sensibles du monde.
16L’ouvrage de Comenius offre ainsi à un public large un outil pédagogique remarquable : livre d’images pour les tout-petits, abécédaire amusant, méthode d’apprentissage de la langue maternelle et du latin, encyclopédie abrégée des connaissances utiles, mais également, ainsi que l’indique le pédagogue, livre de modèles pour le dessin, voire pour le coloriage. Le génie de l’auteur a été de réunir cette riche substance dans un livre de petit format, maniable et bon marché, accessible à tous les enfants.
Au siècle des encyclopédies : le Porte-feuille des enfants (1784-1797)
17Au cours du xviiie siècle en France, la pédagogie par l’image bénéficie de diverses sources d’inspiration. L’apport de l’empirisme anglais est déterminant : il développe une réflexion épistémologique qui fait de l’expérience le point de départ de toute connaissance dans le Novum organum (1620) de Francis Bacon (1561-1626) et le Traité sur l’entendement humain (An Essay Concerning Human Understanding, 1689) de John Locke (1632-1704) ; et il propose une réflexion et des méthodes pédagogiques avec les Pensées sur l’éducation (Some Thoughts about Education, 1693) de John Locke, traduites en français en 1695, qui mettent l’accent sur le jeu et l’expérience sensible. Le mouvement intellectuel, scientifique et culturel des Lumières, l’entreprise et la pensée encyclopédiques jouent aussi le plus grand rôle dans cette évolution (le premier tome de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert paraît en 1751).
18Ces évolutions culturelles inspirent Le Porte-feuille des enfans, mélange intéressant d’animaux, fruits, fleurs, habillemens, plans, cartes et autres objets…18, collection d’une centaine d’estampes, accompagnées d’explications, diffusée par cahiers mensuels de 1784 à 1797 pour un usage familial. Les auteurs, qui se recommandent de Locke et de Madame de Genlis, insistent sur le rait que cette entreprise met à la portée d’un public large un enseignement par l’image jusqu’alors réservé aux élites. La publication est due à d’éminentes personnalités : Antoine Nicolas Duchesne (1747-1827), professeur d’histoire naturelle à l’École centrale de Versailles, puis au Prytanée de Saint-Cyr ; Auguste Savinien Leblond (1760-1811), mathématicien, membre de sociétés savantes, auteur de réflexions pédagogiques sur les fables dans l’éducation, l’étude de la géographie et « l’instruction par les yeux » ; Charles-Nicolas Cochin (1715-1790), dessinateur et graveur réputé, conservateur des dessins du roi, membre de l’Académie royale de peinture et auteur de différents traités sur la gravure19.
19Le Porte-feuille veut offrir aux enfants un modèle réduit des grandes encyclopédies pour adultes : les Quadrupèdes et les Oiseaux de Buffon, les Insectes de Réaumur, les Poissons de Duhamel, les Voyages de Tournefort et de Cook, l’Iconologie de Gravelot, les Arts et métiers de l’Académie des Sciences, etc. : « Tout ce qui fait autorité dans ce domaine sert de point de départ », affirment les auteurs. Un collaborateur de Cochin copiait les gravures au pantographe sur ces ouvrages de référence. Cochin réunissait ces figures en une planche, qu’il faisait graver ensuite, acceptant de s’occuper de cette entreprise gratuitement compte tenu de son objectif pédagogique20.
20Comme dans l’Orbis pictus, l’image est ici première : les textes, peu attrayants, n’offrent que « de courtes explications », suivant le vœu des auteurs qui précisent dans leur prospectus : « Voilà tout ce qu’on doit attendre d’un recueil entièrement destiné à l’instruction par les yeux ». Mais à la différence de l’Orbis pictus, les images, gravées à l’eau-forte, tendent à une figuration réaliste de l’objet qui est saisi dans l’espace (présence d’une ombre portée) et représenté dans ses proportions relatives grâce à une échelle dont les auteurs exposent les principes avec précision. Mais il est isolé de son environnement : chaque figure est détourée, présentée dans un espace abstrait. Fait remarquable pour l’époque, le travail du graveur vise à la lisibilité dans un souci pédagogique manifeste, comme sur la planche de costumes consacrée aux paysans chinois : la gravure est simplifiée de façon à dégager des surfaces traitées en aplats (fig. 34). Le « pittoresque » n’est pourtant pas absent de ces gravures : il s’agit de piquer la curiosité de l’enfant suivant les recommandations d’Érasme, qui conseillait de « représenter spécialement les choses qui ne se rencontrent pas partout, tel que rhinocéros, tragélaphe, pélican, âne des Indes, éléphant21 » (fig. 35). Sont mêlées à ces images figuratives des représentations d’un niveau d’abstraction plus élevé : images codifiées (blason), plans et cartes géographiques, figures de géométrie, schémas de physique et de mécanique, notions de perspective et de musique.
21À la différence de l’Orbis pictus, le Porte-feuille n’est soutenu par aucun système théorique ou religieux : le principe retenu est celui de la variété, destinée à soutenir l’intérêt et l’attention instables des enfants. Le recueil privilégie aussi le désordre : les planches réunies dans chaque livraison n’ont pas forcément de rapport entre elles. Les auteurs ont d’ailleurs eu soin d’isoler les vignettes de façon à ce qu’on puisse les découper et les coller sur des cartons : dans ce but, elles ne sont imprimées que d’un côté. Il revient éventuellement aux précepteurs d’établir un lien entre les gravures, et il existe à cet effet un index des planches qui permet de les classer par séries ou par thèmes : « C’est la meilleure occasion d’attacher les élèves aux leçons de l’instituteur. » L’objectif est avant tout de permettre une grande liberté et diversité d’usages : images à regarder pour les plus jeunes ; modèles de dessin, de coloriage ou de découpage pour les aînés, images instructives pour tous. En cours de publication, on a même vu apparaître les règles d’un jeu de questions et réponses mises au point par les parents des jeunes abonnés du Porte-feuille.
22Destiné à la famille, l’ouvrage a été primé sous la Révolution et sélectionné pour un usage scolaire. Les textes explicatifs ont fait l’objet en 1797 d’une publication en forme de manuel : les planches servaient de matériel didactique pour les maîtres, anticipant l’enseignement par l’image qui sera mis en place un siècle plus tard dans les écoles primaires.
Image et pédagogie dans l’édition de loisirs et l’édition scolaire au xixe siècle
23Aussi remarquables soient-ils, l’Orbis pictus et le Porte-feuille des enfants ne doivent pas nous cacher la rareté de l’illustration dans les supports pour la jeunesse aux xviie et xviiie siècles. La pédagogie par l’image ne se développe véritablement dans l’imprimé qu’à partir du xixe siècle, investissant alors des supports variés pour enfants et pour adultes : livres, magazines, imagerie en feuille, tableaux muraux, images lumineuses. L’enseignement visuel bénéficie des nouveaux procédés de reproduction : la gravure sur bois de bout, qui favorise une illustration précise et abondante dans le texte, et la lithographie, qui est utilisée pour les albums. Les genres et domaines concernés sont désormais très nombreux : abécédaires, catéchismes, ouvrages d’histoire, de géographie, de sciences physiques et naturelles : dès le début du siècle, les adaptations illustrées de Buffon, par exemple, sont innombrables : le Buffon des enfans (1811) figure même parmi les best-sellers de l’époque22.
Renouvellement des formes et des contenus dans l’édition de loisirs
24À partir du Second Empire, l’enthousiasme que suscitent les découvertes et conquêtes de la science et de l’industrie conduit à l’émergence de nouveaux registres thématiques et stylistiques de l’image pédagogique. Cependant, pour faire connaître ces nouveautés aux enfants, l’édition de loisirs recourt de plus en plus à des formes littéraires : le dialogue, dispositif pédagogique traditionnel depuis Platon, déjà utilisé au xviiie par l’abbé Pluche dans son Spectacle de la nature (1732-1750), accompagne une pédagogie active qui trouve désormais son lieu dans un cercle familial attentif et affectueux. L’ouvrage le plus représentatif de cette catégorie est celui d’Émile Desbeaux, Les Pourquoi de Mademoiselle Suzanne, édité par Ducrocq en 1879. L’éditeur Hetzel élit, pour sa part, des formes narratives, récit et roman : il invite ses auteurs, parmi lesquels se trouvent des savants de haut niveau, à exposer leurs connaissances sous une forme attrayante : Élisée Reclus (1830-1905) raconte l’Histoire d’un ruisseau (1869), Camille Flammarion (1842-1925) l’Histoire du ciel (1872). Ces options ont pour l’image diverses conséquences : d’une part, elle se fait plus rare, le texte assumant en partie la dimension récréative, comme dans l’Histoire d’une bouchée de pain de Jean Macé (1861) qui n’est pas illustrée dans ses premières éditions ; d’autre part, son statut devient secondaire, dans la dépendance du texte : c’est une illustration au sens strict du terme ; enfin, elle acquiert de plus en plus souvent une dimension narrative, imaginaire, voire fantastique, dont témoignent, par exemple, dans Les Pourquoi de Mademoiselle Suzanne, la représentation des cumulus comme supports de projection pour l’imaginaire enfantin (fig. 36). Dans le Magasin d’éducation et de récréation, Pierre-Jules Hetzel et Jules Verne souhaitent que les images traduisent des données scientifiques ; ils font appel dans ce but à des spécialistes du reportage et de l’image documentaire, qui travaillent d’après nature ou d’après document sous la surveillance étroite de Jules Verne. Et cependant, mêlant le technique et le pittoresque, le scientifique et le fantastique, les gravures détournent la visée documentaire au profit de la fiction, le style photoréaliste au service de l’imaginaire. L’image de la traversée des schistes dans le Voyage au centre de la terre est éloquente à cet égard : en regard du texte de Jules Verne, où l’auteur a pris plaisir, comme l’a souligné Michel Butor, à conjuguer vocabulaire technique et langage poétique23, Riou choisit d’illustrer la phrase : « Je m’imaginais voyager à travers un diamant creux, dans lequel les rayons se brisaient en mille éblouissements », prétexte à une composition fantastique propre à faire rêver le lecteur (fig. 37).
25Les instructions ministérielles qui rendent obligatoire l’enseignement des sciences à l’école primaire en 1882 induisent une situation nouvelle, alors même que la pédagogie par l’image se développe en milieu scolaire, investissant une grande diversité de supports : manuels, planches didactiques, protège-cahiers, bons points, etc. L’édition de loisirs est conduite à trouver de nouvelles voies pour la transmission des savoirs : les Récréations scientifiques de Gaston Tissandier (1881), La Science amusante (1890-1894) de l’ingénieur Arthur Good, dit Tom Tit (1853-1928), témoignent de ces nouvelles orientations, abordant les expériences de physique de façon ludique. L’image est toujours présente mais, traitée sur un mode pittoresque, singulier, surprenant, elle confine de plus en plus à l’étrange et au fantastique. Le merveilleux de la nature, que Madame de Genlis opposait jadis au merveilleux des contes, prend ici toute sa dimension (fig. 38).
Esthétique de l’image en milieu scolaire
26Le développement de l’enseignement « par les yeux » dans le cadre scolaire suscite parallèlement une réflexion sur l’image pédagogique. En 1880, Ferdinand Buisson, ministre de l’Instruction publique, forme une Commission de la décoration des écoles et de l’imagerie scolaire, constituée de membres de l’enseignement et des milieux artistiques24, dont la fonction est d’opérer une sélection parmi la production existante et de guider les éditeurs pour la publication de nouvelles images. Il est intéressant d’en citer les conclusions parce qu’elles énoncent les normes nouvelles qui vont influencer les conceptions de l’image pédagogique dans tous ses supports, scolaires et de loisirs, jusqu’aux années 1960. La plus originale affirme qu’il est indispensable d’adapter les formes des images aux capacités en évolution de l’enfant. Pour les plus jeunes, on recommande un dessin linéaire, simplifié : des silhouettes coloriées en aplats, des contours fortement marqués, sans modelé et sans perspective, jugée incompréhensible par les petits. Le modèle invoqué est l’estampe japonaise. C’est le Suisse Rodolphe Topffer (18001846), célèbre auteur d’histoires en images et théoricien des arts graphiques, qui, le premier, avait souligné en 1836 les qualités pédagogiques du dessin linéaire, seul susceptible de transmettre une idée claire aux populations peu coutumières de l’art savant. Par sa lisibilité, sa concision, son pouvoir de conviction, le dessin au trait lui paraissait particulièrement adapté au peuple et à l’enfant, à condition qu’il soit net et fortement accusé, tel que le donne par exemple la gravure sur bois25.
27Dans son ouvrage sur La Technique du livre, Albert Maire, bibliothécaire à la Sorbonne, énonce en 1907 un ensemble de directives sur le dessin à l’usage de l’enfant, qui prolongent ces principes : « On doit à tout prix obvier à la confusion et à l’obscurité dans l’interprétation d’un dessin26. » Il recommande dans ce but de bien différencier les objets dans leur plan ; de produire des personnages et des objets en silhouette suivant un tracé ferme et suivi dans ses contours. La démonstration s’accompagne de dessins montrant les quatre états d’une même représentation dont la complexité évolue suivant les âges, depuis la simple indication des contours pour les petits, jusqu’à l’état achevé décrivant le sujet dans tous ses effets de profondeur et de lumière pour les plus grands.
28Au début du xxe siècle, ces principes conduiront à condamner les usages pédagogiques de la photographie : on lui reprochera une mauvaise définition de l’image, due à sa matière dense, à l’absence de contrastes, de contours et de couleurs. Ces défauts auraient pour conséquence l’imprécision des souvenirs dans l’esprit de l’enfant, une lisibilité insuffisante auprès des petits, qui s’avèrent incapables de différencier le sujet du fond. Ce rejet sera de longue durée : Marion Durand et Gérard Bertrand formuleront les mêmes critiques en 1975 dans leur ouvrage sur L’Image dans le livre pour enfants :
«… par sa matière serrée, par son monochromatisme, par ses contrastes peu accusés, la photographie en général – et à plus forte raison la photographie de médiocre qualité – se présente aux yeux du jeune spectateur comme une masse peu différenciée, une sorte de ‘‘pavé’’ où des détails peu signifiants en eux-mêmes prennent une importance injustifiée et occultent la composition de l’ensemble 27. »
Nouvelles fonctions de l’image dans le champ pédagogique au xxe siècle : les albums du Père Castor
29On voit par ces exemples qu’à l’aube du xxe siècle, l’image didactique et documentaire a déjà exploré un éventail très large de thématiques, de registres et de styles. Cependant, le nouveau siècle s’avèrera pauvre dans ces domaines jusqu’à la renaissance du livre documentaire dans les années 1950, avec l’importation de collections américaines, et son renouveau iconographique à partir des années 1980.
30Dans ce contexte, l’œuvre de Paul Faucher (1898-1967) dans l’entre- deux-guerres apparaît donc exceptionnelle : les deux albums, Je découpe (fig. 39) et Je fais mes masques, qui lancent la collection des « albums du Père Castor » aux éditions Flammarion en 1931, inaugurent en effet de nouvelles fonctions de l’image dans le champ pédagogique. Ce sont plusieurs années de recherche et de réflexion qui ont conduit ce libraire, engagé dans le mouvement d’Éducation nouvelle, à entreprendre l’édition de livres pour la jeunesse par deux albums d’activités manuelles, et à privilégier ce type d’ouvrages jusqu’en 193928. L’album d’activités, livre au texte réduit, considéré jusqu’alors comme un genre mineur dans la mesure où il précède les apprentissages intellectuels, et acheté sans discernement par les parents dans les rayons des grands magasins, devient avec lui une étape préalable et nécessaire à l’apprentissage de la lecture : en proposant des rondes, des comptines, des jeux de nourrice, des jeux de mains, des jeux d’images et de déduction, des découpages, des pliages, des coloriages, l’album du Père Castor entend préparer l’enfant aux acquisitions – sensorielles, motrices, psychologiques et intellectuelles – nécessaires à l’exercice ultérieur d’une lecture « intelligente », qui ne se réduit pas à un simple mécanisme de déchiffrement.
31À ces titres divers, l’album requiert la plus grande attention, et se doit d’obéir à un ensemble de principes directeurs que Paul Faucher résumera lors de deux conférences sur « la mission éducative des albums du Père Castor29 » et « comment adapter la littérature enfantine aux besoins des enfants30 » : son devoir est de se conformer et de répondre aux besoins fondamentaux de l’enfant « avide d’action, de découvertes, de connaissances, créateur et poète31 ». Il s’agit, en premier lieu, d’un besoin psychologique de sécurité affective et morale : texte et images doivent éclairer l’enfant, « le rassurer sur tout ce qui l’entoure32… ». Le deuxième besoin de l’enfant est « d’agir par lui-même, d’explorer, d’expérimenter, de créer, de faire œuvre personnelle » : l’album « doit se plier aux formes les plus diverses pour apporter des propositions et des matériaux d’activités choisis, éprouvés, gradués, et à la mesure des pouvoirs de l’enfant afin qu’il connaisse la satisfaction et l’élan de la réussite33 ». Le troisième besoin de l’enfant est de penser par lui-même, d’exprimer librement ses goûts, ses idées, ses jugements : « Il est bon de lui présenter des enfants de caractères, de milieux, de pays différents, afin d’élargir son horizon, mais aussi, et surtout, pour qu’il se compare, se situe et se jauge. Et, bien entendu, dans son intérêt supérieur, de lui révéler des actions exemplaires dont il puisse tirer par lui-même des règles de conduite et une nourriture pour sa vie morale34. » L’album ne peut répondre à ces besoins que si on l’envisage non comme une fin en soi, mais comme un moyen de libération, de développement, d’activité : « Il doit être, en quelque sorte, anti-livresque, et mener, par son contenu et par son art, à la vie et aux grandes œuvres35. » Il faut souligner ces aspects essentiels du concept d’album chez Paul Faucher : aussi soigné soit-il, sous toutes ses facettes – artistiques, matérielles, littéraires –, l’album n’est pas une œuvre qui vaille pour elle-même, mais un outil éducatif. Son objectif pédagogique doit être désormais entendu dans un sens nouveau : non pas seulement de transmission de principes, de techniques ou de savoirs, mais de mise en œuvre des capacités et des talents de l’enfant : l’album n’est pas support mais « ferment » d’activité. Enfin, cette activité n’est pas comprise comme une distraction – bien que cet aspect soit fondamental – mais, suivant les principes de l’Éducation nouvelle, comme une « création ». On n’oubliera pas non plus sa dimension et son rôle « affectifs », d’une part en raison des images qui agissent sur la sensibilité de l’enfant et se fixent dans son inconscient de manière ineffaçable, d’autre part en raison de la joie qu’il est susceptible d’engendrer.
32Les moyens mis en œuvre pour créer des ouvrages fondés sur les besoins essentiels et les intérêts supérieurs de l’enfant exigent des compétences et des connaissances diverses, qui relèvent « à la fois de la psychologie et de la pédagogie appliquée, de la littérature, de l’art graphique et des techniques d’édition36 ». Ils supposent un maître d’œuvre, qui rassemble et synthétise les informations, les expériences et les talents pour les conjuguer ou les fondre dans une œuvre commune, qui établit un plan de publication réfléchi et rationnel. L’art de Paul Faucher a été de trouver – une fois fixés ses principes et ses objectifs – les formes et les contenus de l’album répondant précisément à ces exigences.
33Le premier travail a porté sur le support, et conduit au rejet des modèles du passé, les « albums lourds, épais, chers, cartonnés et d’un goût douteux », au profit d’albums « de peu de pages, répondant à des exigences artistiques scrupuleuses et cependant d’un prix bas pour toucher le plus d’enfants possible ». Les premiers albums d’activités sont tous réalisés dans un grand format : il s’agit de faciliter la tâche de l’enfant encore malhabile, suivant les conseils de Maria Montessori, ou encore de permettre à l’image-spectacle de se déployer amplement, en harmonie avec un bloc typographique imprimé en gros caractères, ainsi que le requiert l’âge du public visé (Baba Yaga de Rose Celli et Nathalie Parain en 1932). La brièveté de l’album – 24 pages environ – répond au souci de ne pas lasser le lecteur, comme à celui de permettre aux parents l’achat en quantité. C’est en imaginant, avec beaucoup d’ingéniosité, des procédés de fabrication variés, et en mettant à la disposition des enfants un petit matériel ajouté à l’album, que Paul Faucher pourra diversifier les emplois de ses ouvrages : papiers de couleurs encartés (Je découpe, Jeux de pliage) ; formes géométriques prédécoupées à assembler pour créer des motifs (Jeux de formes) ; planches d’images imprimées à découper et à placer sur les gravures (Chez nous il y a) ; lunettes « magiques » (Album fée) ; fiches imprimées dans le désordre, à détacher pour reconstituer une histoire en images, etc. Ce matériel, destiné aux familles, mais également aux écoles maternelles, est conçu pour être simple, peu coûteux, d’un emploi facile, et ne dépendant pas d’une méthode pédagogique préalable.
34L’image est au cœur de ce dispositif, conçue par l’éditeur non comme un moyen de séduction de la jeunesse ou comme un adjuvant de la lecture, mais comme un vecteur ancestral de culture, capable de stimuler à lui seul toutes les facultés de l’enfant : sensibilité, imagination, intelligence37. Dans ses albums, Faucher lui accorde un rôle primordial, la sollicitant dans toute la diversité de ses formes, de ses fonctions – ludiques, documentaires, didactiques, narratives, affectives, illustratives, exemplaires –, et de ses liens avec l’écrit :
«… image-objet, image-langage, image-acquisition, de découverte, de comparaison, de visualisation, qui exercent souverainement leur pourvoir sans le secours d’aucun texte. Puis relations nuancées de l’image et du texte, allant du texte dépendant de l’image, à l’image dépendant du texte 38 ».
35En raison de son rôle majeur, Paul Faucher soumet l’image pédagogique à de stricts principes touchant à ses formes et à ses contenus. Comme ses contemporains, il estime nécessaire d’élaborer pour les plus jeunes une image simplifiée, aux contours bien délimités, aux seuls détails indispensables à l’identification du représenté : coloriée en aplats de couleurs vives, elles reproduira des objets de leur environnement familier. D’autre part, il est persuadé que « l’image doit concourir à la sécurité morale et affective de l’enfant, ne causer ni frayeur ni trouble. Elle doit contribuer à la joie des enfants par sa gaieté et l’harmonie de ses couleurs. Elle doit éviter toute déformation outrée, toute schématisation desséchante, transmettre une vision claire et sensible de la réalité39 ». Ce souci d’éviter les images violentes ou caricaturales, qui « fascinent » l’enfant ou le laissent « interdit », est alors partagé par d’autres éditeurs : il s’inscrit dans le contexte contemporain de mobilisation des pédagogues contre les magazines illustrés populaires qui se multiplient à cette époque, véhiculant histoires de cow-boys et récits policiers. Toutefois, Paul Faucher donne à cette idée une portée particulière dans la mesure où, dépassant les seules préoccupations d’ordre moral, il est attentif aux résonances profondes des images dans l’inconscient de l’enfant. Enfin, par ses qualités formelles, stylistiques, artistiques, l’image doit aussi, selon lui, contribuer à l’éducation esthétique de l’enfant. La difficulté que rencontre l’éditeur est de rassembler une équipe d’illustrateurs dotés de talents personnels, mais capables de les plier à ces conditions, suffisamment artistes pour offrir aux enfants des illustrations de grande qualité, mais sachant se mettre au service des objectifs pédagogiques de la collection, remaniant constamment leurs images, au gré des critiques et des directives du maître d’œuvre, comme des remarques des enfants consultés. De ces exigences, de ces objectifs et de ces talents est née la collection des albums du Père Castor, qui comportera près de quatre-vingts titres à la veille de la Seconde Guerre mondiale, bientôt imprimés à des millions d’exemplaires et diffusés internationalement.
Conclusion
36De l’Orbis sensualium pictus aux albums du Père Castor, l’essor et la diversification des usages pédagogiques de l’image relèvent de théories et de méthodes pédagogiques ouvertes, fondées sur le respect de l’enfant et des étapes de son développement psychologique et cognitif, du souci d’agrémenter ses apprentissages, de lui faciliter l’accès au langage, la pratique de la lecture et l’acquisition de connaissances variées. Nées de la confiance dans les capacités de l’image à témoigner de la diversité du monde, ces évolutions procèdent aussi d’une foi dans les vertus pédagogiques du message visuel, conçu comme un vecteur de communication plus efficace auprès de la jeunesse que le discours (qui réclame mémoire et attention), immédiatement compréhensible et largement accessible, facilitant la mémorisation, stimulant l’apprentissage, étayant l’acquisition progressive de la pensée abstraite et, avec Paul Faucher, œuvrant au développement harmonieux de la petite enfance. Héritiers de la pensée empiriste, d’Aristote à John Locke, confiants dans la valeur épistémologique et dans l’utilité pédagogique de l’expérience et de l’observation, ces usages accompagnent plus particulièrement le développement des sciences expérimentales et l’évolution de leur enseignement au xixe siècle.
37De l’Orbis sensualium pictus aux albums du Père Castor, les emplois pédagogiques de l’image induisent une diversification remarquable de ses supports, objets d’une réflexion et d’une inventivité sans cesse renouvelées depuis le xviie siècle : vade mecum de l’enfant à l’école et à la maison, offert à des appropriations multiples, pour Comenius ; collection d’estampes, remarquables par leur variété et leur liberté d’usage, pour Duchesne et Leblond ; beau livre illustré véhiculant les merveilles des sciences et le merveilleux de la nature pour les éditeurs du xixe siècle ; tableau mural adapté à la pratique de l’enseignement simultané pour l’école de Victor Duruy et de Jules Ferry ; album de peu de pages mais d’une riche substance pour Paul Faucher. En revanche, la réflexion sur les formes de l’image pédagogique n’apparaît que tardivement, à la faveur de sa légitimation en milieu scolaire dans les dernières décennies du xixe siècle, précédée toutefois par des pratiques intuitives d’adaptation, qui se révèlent à l’observateur attentif de la production des siècles précédents. Elle conduit à privilégier la clarté, la simplicité, la lisibilité du dessin au détriment de sa richesse plastique, et à développer sur l’image des discours normatifs, expression contemporaine d’une ancestrale défiance de la pensée occidentale à l’égard de sa « magnifique et redoutable puissance40 ».
Bibliographie
Références des illustrations
« Invitatio », pages 2 et 3 de : Joh. Amos Commenii, Orbis sensualium pictus/ Hoc est/ Omnium fundamentalium in Mundo/ rerum et in vita actionum/ Pictura et Nomenclatura… 1658 (fac simile, Osnabrück, O. Zeller, 1964).
« Alphabet vivant et sonore », Orbis sensualium pictus, p. 4 et 5.
« Typographia », Orbis sensualium pictus, chap. XCIII.
« Anima hominis », Orbis sensualium pictus, chap. XLII.
« Soldat de la ville de Pékin portant le tsi-mei-koun, marchand de devises et sentences, libraire de Pékin, marchand chinois, marchand de légumes, marchand de diverses choses à boire et à manger, habit de pluie chinois, habit de laboureur chinois ». Planche extraite de : Antoine-Nicolas Duchesne et Auguste Savinien Leblônd, Porte-feuille des enfans, mélange intéressant d’animaux, fruits, fleurs, habillemens, plans, cartes et autres objets, dessinés & gravés sous la direction de M. Cochin [1784-1797]. Bibliothèque de l’INRP.
« Hippopotame, girafe, condoma, daman-Israël, daman du Cap, porc-épic ». Planche extraite du Porte-feuille des enfans. Bibliothèque de l’INRP.
« Mais ce sont les cumulus qui prêtent le plus par leurs formes changeantes à notre imagination ». Illustration extraite de : Émile Desbeaux, Les Pourquoi de Mademoiselle Suzanne, Paris, Paul Ducrocq, 1879. Collection privée.
« Je m’imaginais voyager à travers un diamant ». Illustration de Riou pour : Jules Verne, Voyage au centre de la terre, Paris, Hetzel, 1864. Collection privée.
« Expérience sur la chute des corps ». Illustration extraite de : Tom Tit, La Science amusante. Cent nouvelles expériences, Paris, Larousse, vers 1895. Musée national de l’Éducation, INRP, Rouen.
Couverture de Je découpe, compositions de Nathalie Parain, Flammarion éditeur, 1931.
Notes de bas de page
1 Érasme, De pueris statim ac liberaliter instituendis, traduction Margolin, dans Érasme, Laffont, 1992, p. 534.
2 Jean Adhemar, « L’Enseignement par l’image », Gazette des Beaux-Arts, février 1981, p. 53-60.
3 Les peintures ont été réalisées par Pierre-Paul Sevin et Thomas Blanchet. Voir Claude-François Ménestrier, de la Compagnie de Jésus, Le Temple de la sagesse ouvert à tous les peuples, dessin des peintures de la grande cour du Collège de la Très Sainte Trinité, A Lyon, chez Antoine Molin, vis-à-vis le Grand Collège, M DC LXIII.
4 Roger de Piles, Abrégé de la vie des peintres, avec des réflexions sur leurs ouvrages, et un traité du peintre parfait, de la connaissance des dessins et de l’utilité des estampes, Paris, F. Muguet, 1699, chap. XXVIII.
5 S. F. Ducrest de Saint-Aubin, Adèle et Théodore ou Lettres sur l’éducation contenant tous les principes relatifs aux différents plans d’éducation des princes, des Jeunes personnes et des hommes, Paris, chez M. Lambert et F.-J. Baudoin, 1782, t.1, p. 41-48.
6 Voir l’exposition du Musée national de l’Éducation (Rouen) en 2008-2010 : Voir/savoir : la pédagogie par l’image aux temps de l’imprimé (xvie-xxe siècles). Le catalogue paraîtra en fin d’année 2010 aux éditions de l’INRP.
7 Joh. Amos Commenii, Orbis sensualium pictus/ Hoc est/ Omnium fundamentalium in Mundo/ rerum et in vita actionum/ Pictura et Nomenclatura. Noribergae, Typis et Sumptibus Michaelis Endteri/ Anno Salutis M DC LVIII.
8 Kurt Pilz dénombre au total 245 éditions en Europe et aux USA. Voir Johann Amos Comenius : die Ausgaben des Orbis pictus, Stadbibliothek Nuremberg, 1967.
9 On peut se référer à une réédition récente : Comenius, La Grande Didactique, ou l’art universel de tout enseigner à tous, Paris, Klincksieck, 2002, 2e éd.
10 Suivant la formulation de Thomas d’Aquin dans Quaestiones disputatae de veritate (1256-1257), question 2 a 3, argument 19.
11 Il existe une première version tchèque antérieure à 1632, une édition allemande en 1633 et une édition suédoise en 1642. La version de référence est en langue latine, Schola infantiae, dans Opera didactica omnia, Amsterdam, 1657. Des extraits sont reproduits dans Jacques Prévôt, Comenius. L’Utopie éducative, postface de Jean Piaget, Belin, 1981.
12 Voir Jacques Prévôt, op. cit., p. 140-141.
13 Ibid., p. 171.
14 Ibid., p. 172.
15 Préface de l’Orbis pictus.
16 Voir Ayers Bagley, « An invitation to Wisdom & Schooling », University of Minnesota, The Virtual Museum of Education Iconics, en ligne à l’adresse suivante : http://iconics.cehd.umn.edu/Orbis/Orbis_Text.htm.
17 On possède peu de renseignements sur ces images qui ne sont ni signées, ni datées. Elles ont été gravées par Paul Kreutzberger. Nous ne connaissons pas l’auteur des dessins originaux.
18 Le Porte-feuille des enfans, mélange intéressant d’animaux, fruits, fleurs, habillemens, plans, cartes et autres objets, dessinés & gravés sous la direction de M.Cochin, & suivant des réductions comparatives, avec de courtes explications, & divers Tableaux élémentaires, rédigé par une société d’amateurs. À Paris, chez Gogué et Née de La Rochelle, libraires, rue du Hurepoix, près le Pont St-Michel, Nyon l’aîné, rue du Jardinet, Mérigot, jeune libraire, Quai des Augustins, Chereau, marchand d’estampes, aux Piliers d’Or, rue des Mathurins, à Versailles, chez Blaizot, libraire ordinaire du roi et de la reine, rue Satori [1784].
19 Voir Christian Michel, Charles-Nicolas Cochin et le livre illustré au xviiie siècle, Genève, Librairie Droz, 1987.
20 Ibid., p. 380.
21 Érasme, De pueris…, op. cit.
22 Suivant Martine Lyons, « Les best-sellers », Histoire de l’édition française, sous la direction de Henri-Jean Martin et Roger Chartier, t. 3, Le Temps des éditeurs, Paris, Promodis, 1985. Voir tableaux p. 373, 374, 375.
23 Michel Butor, « Le point suprême et l’âge d’or à travers quelques œuvres de Jules Verne », Arts-lettres, n° 15, « Jules Verne », 1949, p. 3-31.
24 Voir « L’art pour l’enfant : actions et discours, du xixe siècle aux années 1930 », dans Annie Renonciat (dir.), L’Image pour enfants : pratiques, normes, discours (France et pays francophones, xvie-xxe siècles), La Licorne, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 200-217.
25 Rodolphe Töpffer, « Réflexions à propos d’un programme », Bibliothèque universelle de Genève, Nouvelle série, t.1, n° 1, janvier 1836, p. 42-61, et n° 3, avril 1836, p. 314-341. Voir Annie Renonciat, « Töpffer : Un théoricien de la littérature en estampes », dans Daniel Maggetti (dir.), Töpffer, Skira, 1996, p. 259-277.
26 Albert Maire, La Technique du livre. Typographie, illustration, reliure, hygiène, Paris, Henry Paulin et Cie, 1907, notamment p. 206-209.
27 Marion Durand et Gérard Bertrand, L’Image dans le livre pour enfants, Paris, L’École des loisirs, 1975, p.16.
28 On peut citer : Crayons et ciseaux, Ribambelles, Ronds et carrés, Fauves en papier, Allons vite, Je fais mes jouets avec des plantes, Jeux de pliage, Masques de la jungle, etc. ; les premiers albums-jeux (d’observation, de mémoire, de comparaison, de déduction, etc.) apparaîtront en 1933 (Album magique, Album fée, Chacun sa maison, Chanson de jeux, Les Petits et les Grands, etc.), les albums de lecture – contes ou histoires d’animaux – demeurant peu nombreux au début : un volume, sur cinq parus en 1932 (Baba Yaga), deux volumes sur douze en 1933 (Conte du petit poisson d’or, Les Trois ours). Ils commenceront à se développer en 1934, et s’efforceront alors de renouveler les thèmes traditionnels, en développant « la poésie du réel et le merveilleux de la nature ».
29 « La Mission éducative des albums du Père Castor », L’École Nouvelle Française, n° 87 ; tiré à part, 15 p.
30 « Comment adapter la littérature enfantine aux besoins des enfants », Vers l’Éducation nouvelle, 1959, n° 179, janv.-fév. Tiré à part, 12 p.
31 Ibid., p. 3.
32 Ibid., p. 4.
33 Ibid.
34 Ibid., p. 5.
35 Ibid., p. 7.
36 Ibid. , p. 2.
37 Ibid., p. 9.
38 Ibid.
39 Ibid., p. 10.
40 L’expression est de Paul Faucher dans « Comment adapter…», op. cit., p.10.
Auteur
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