L’image au service de la lettre dans les abécédaires illustrés français (1880-2000)
p. 19-30
Texte intégral
1Nous ne concevons plus aujourd’hui d’ouvrages pédagogiques sans illustrations. Il n’en fut pas toujours ainsi. Au xixe siècle encore, une large majorité d’abécédaires en était totalement dépourvue1. Pourtant, philosophes et pédagogues s’accordent de longue date à reconnaître que les enfants s’ennuient devant ces alphabets austères. Comenius le premier dira que les enfants ne les « comprennent point, parce qu’ils ne sont pas bien représentés à leurs sens et à leur imagination ». Aussi préconise-t-il dans son Orbis sensualium pictus (1658) le recours à l’image pour illustrer les lettres et les mots. Par ce moyen, il entend :
« …éveiller et aiguiser de plus en plus l’attention [des enfants] sur les objets représentés, […], puisque les sens, principaux guides de ce tendre âge, […] cherchent toujours des objets matériels, languissent et s’ennuient en leur absence […], au lieu qu’ils se réjouissent et se raniment en leur présence et s’y laissent attacher jusqu’à leur pleine et entière connaissance ».
2Cependant, si le rôle pédagogique de l’image se développe en France à partir du xviie siècle, dans le cadre de la pédagogie princière et préceptorale, il faut attendre la fin du xixe siècle avant qu’elle ne devienne une évidence institutionnelle. Sa reconnaissance est alors unanime, et pour les pédagogues de tous bords : « Tenir les yeux d’un enfant, c’est tenir son intelligence2. » De nos jours, le rôle de l’image, bien compris, diversifié, s’accompagne d’une réflexion en profondeur sur les processus cognitifs de l’enfant.
3Jusqu’aux années 1880, l’apprentissage de la lecture suit, grosso modo, une démarche synthétique qui va du simple au complexe, progressant par alphabets, syllabes, mots, phrases, pour arriver aux textes de lecture courante. Mais avec les réformes de Jules Ferry, de nouvelles méthodes de lecture s’imposent sur le marché scolaire, qui rompent avec l’ordre alphabétique. En quelques décennies, l’abécédaire se retrouve cantonné aux pratiques familiales : de méthode de lecture qu’il était autrefois, il va se réduire au seul alphabet illustré. Comment l’image participe-t-elle de cet apprentissage linguistique ?
4Il se dégage de l’analyse d’un corpus de 500 abécédaires que trois fonctions peuvent être assignées à l’image, suivant le rapport qu’elle entretient avec les éléments scripturaux de la page ou des pages avoisinantes. Elle peut n’être qu’un intermède à la leçon, ou au contraire participer directement à l’apprentissage de l’écrit. Dans ce cas, on repère deux modalités d’intervention. Au stade de la découverte des lettres, l’image est conçue pour faciliter l’identification et la mémorisation des caractéristiques phonographiques de l’écriture. Elle se veut pragmatique et joue le rôle d’un exhausteur des propriétés scripturales. Une fois les caractéristiques de l’alphabet connues, s’ouvre dans l’apprentissage un second stade de consolidation des savoirs. Il faut passer de la compréhension des mécanismes à leur maîtrise. À ce niveau, l’image ne doit plus révéler mais dissimuler. Elle engage l’enfant dans un « jeu de piste » qui sollicite la mise en œuvre de ses acquis. Sa fonction est avant tout ludique. Chacune de ces fonctions induit un choix de formes et de mises en pages qui contribuent à définir une typologie des abécédaires dont nous donnerons ici un aperçu.
L’image comme intermède récréatif
5L’usage le plus artificiel de l’image, et peut-être aussi le plus archaïque, consiste à intercaler entre les leçons une ou plusieurs illustrations sans qu’aucune relation phonique, sémantique ou graphique ne justifie leur association. Dans ces cas-là, l’image reste extérieure à l’apprentissage de la lecture, sans pour autant se montrer superfétatoire. L’illustration apporte à l’enfant une détente intellectuelle après l’effort de concentration fourni sur les signes scripturaux (effort qui, chez les tout-petits, ne saurait durer très longtemps). Elle œuvre en intermède récréatif, soit au sein même de la leçon, soit entre deux leçons. Cette fonction de l’image est associée à des abécédaires conçus comme des méthodes de lecture enchaînant alphabets synoptiques, table syllabique, mots d’un nombre croissant de syllabes, petites phrases, textes.
L’image élément de « ponctuation » de la leçon
6Dans ce premier type d’image récréative, héritage de la vignette romantique, les illustrations interviennent au sein même de la leçon, organisée autour de l’espace de la page. Si leur première fonction est d’accrocher le regard, elles jouent un rôle rythmique certain. L’alternance des ensembles textuels et des gravures aère la mise en page et crée en quelque sorte des « groupes de souffle », ou plutôt des « temps d’exercice », graphiquement circonscrits, au bout desquels survient la vignette. Elle ponctue la leçon, offre une pause ouverte à la digression, parfois sur des sujets très divers, allant de l’éthologie à la pâtisserie en passant par la morale et les contes, comme, par exemple, dans l’ouvrage de Théodore Lefèvre, Bébé saura bientôt lire3. Dans cet abécédaire graphiquement très réussi, on ne trouve pas une leçon qui ne soit illustrée, pas une page dont la composition ne diffère de la suivante. La typographie, de taille décroissante au fil de l’ouvrage, accorde toujours une même importance à l’image qui, à partir des petits textes de lecture courante, entre en rapport avec le récit.
L’image récompense après la leçon
7Dans l’abécédaire des Oiseaux étrangers, édité par les imageries de Pont-à-Mousson vers 1890, textes et images sont totalement dissociés. Les pages de leçons consacrées à l’apprentissage syllabique alternent avec celles qui sont dévolues aux illustrations : d’un côté, en belle page, l’ingrat exercice de lecture, organisé en colonnes de syllabes, de mots ou de petites phases à déchiffrer ; au revers, de spectaculaires planches d’oiseaux exotiques, aux formes inattendues et aux couleurs chatoyantes. L’image, par ses dimensions et ses couleurs, se veut véritable spectacle. Aussi s’obtient-elle à titre de récompense, après l’austère leçon4.
8Mais, le plus souvent, l’image est un support direct de l’apprentissage de l’écrit, dès l’étape de l’identification des lettres et des sons élémentaires. Elle sollicite l’observation visuelle et/ou auditive de l’enfant ; on cherche ainsi à développer l’acuité de ses perceptions, qui facilitera l’association graphie/son. L’abécédaire prend alors la forme d’un alphabet illustré.
L’image comme agent exhausteur des propriétés scripturales (fonction pragmatique)
L’image support de l’observation phonique
9Par sa composition en pleine page, aérée et ordonnée, Masques et bouffons enfantins5 (fig.1) présente un exemple clair du circuit cognitif conçu pour chaque lettre. Au sein de la page se trouvent associés trois éléments : une illustration centrale, surmontée de la lettre à étudier – souvent en majuscule et en minuscule, parfois en diverses polices – et légendée d’un mot. Ces trois éléments forment système dans la mesure où le mot illustré se trouve dans un rapport d’acrophonie avec la lettre : le premier son du mot est identique à celui de la lettre étudiée.
10Comment l’image est-elle utilisée ? L’abécédaire Bébé saura bientôt lire6 (fig. 2) nous offre en couverture une intéressante mise en scène du mode de lecture associé à l’alphabet illustré. Un enfant assis tient de la main gauche un abécédaire ouvert sur ses genoux. De la main droite, il pointe du doigt une image dans le livre, et son regard levé semble appeler sa mère, située hors champ – ou lui répondre. L’exercice consiste de toute évidence à identifier dans un premier temps l’illustration. Si l’enfant reconnaît l’objet représenté, il le nomme. Dans le cas contraire, sa mère lui montrera dans la page le mot associé à l’image. À partir de l’énoncé oral du mot, elle lui demandera ensuite d’isoler le premier son entendu, auquel elle associera la graphie de la lettre présentée dans la page (isolément et en initiale de mot). L’illustration engage ainsi l’enfant dans un va-et-vient analytique entre le son et la graphie, qui éclaire, met en évidence le fonctionnement de notre système d’écriture. L’illustration sert, en outre, d’ancrage sémantique à la lettre abstraite et permet de mieux la mémoriser. Ce procédé mnémotechnique est d’ailleurs en usage depuis l’Antiquité, puisqu’il a prévalu à la nomination des lettres de l’alphabet (alpha désignait le bœuf, beta la maison, etc.).
11Au xixe siècle, l’abécédaire est souvent l’occasion de décliner un paradigme de type encyclopédique (animaux, plantes, peuples, métiers, etc.), formule qui a l’avantage d’élargir comme de structurer le champ des connaissances de l’enfant. En revanche, les mots et leurs référents lui sont souvent inconnus. Ce qui constitue pour l’apprentissage de la lecture une difficulté supplémentaire. Le texte et l’image doivent alors solliciter la curiosité naturelle de l’enfant, son goût pour l’inconnu et l’extraordinaire. La mise en scène gagne en spectaculaire pour frapper son imagination et susciter la mémorisation du nom et de la lettre associés. Blaise Cendrars témoigne de cet usage :
« Maman […] avait un grand herbier et connaissait la classification de Linné par cœur. Elle m’a appris à lire dans un album contenant des grandes planches coloriées, vous savez ces belles planches à l’œuf comme on le faisait au siècle dernier et qui se sont conservées si vives, si fraîches de couleur, des planches représentant toutes les plantes, toutes les fleurs de la Création, et que l’on collectionne aujourd’hui, surtout les planches des fleurs et des oiseaux, à cause de leurs beaux coloris. Maman avait un deuxième album contenant tous les oiseaux et un troisième, consacré aux bêtes. Elle m’a appris à lire dans tous les trois. Et je me souviens particulièrement de la planche de cucurbitacées, à cause de leurs formes qui paraissaient bien drôles, de leurs côtes, de leurs verrues et excroissances, de leurs taches extraordinaires qui m’amusaient et de la belle fleur dorée de la citrouille, que je ne me lassais pas d’admirer. Parmi les oiseaux, la planche à laquelle je revenais sans cesse était celle représentant l’oiseau- lyre, paré comme pour un ballet et en train, réellement en train de danser, et de faire des galipettes devant sa femelle, une espèce de grosse perdrix très terne et couvant ses œufs par terre. […] Aujourd’hui encore je ne peux traverser la place de la concorde, quand elle est déserte, le matin, de très bonne heure, sans songer à cet oiseau-lyre de mon enfance et souhaiter qu’il vienne sans plus tarder danser en plein Paris. Quel spectacle miraculeux cela ferait et quel beau sujet pour un dessin animé de Walt Disney ! L’album des animaux s’ouvrait de lui-même sur la planche de l’ours blanc, un ours allongé qui guettait un phoque par un trou pratiqué dans la banquise ; sur celle du morse, on voyait un canoë d’esquimaux attaqué par un troupeau de ces furieuses bêtes moustachues, écumantes et munies de crocs ; et celle de la baleine, qui m’intéressait le plus à cause de son jet d’eau. Depuis, je crois avoir lu tout ce que l’on a écrit sur la baleine et sur les amours des baleines7 […]. »
12Mais, l’intérêt encyclopédique de telles nomenclatures s’estompe à la fin du xixe siècle. Les pédagogues jugent préférable de se référer à un environnement familier, que l’enfant identifiera immédiatement. Le monde des objets et des jouets est alors privilégié. Dans l’ABC8 illustré par Jean, la page est divisée en deux compartiments, chacun réservé à une lettre. À l’intérieur de chacun d’eux est proposé un corpus de mots illustrés, principalement des jouets, si bien que cet abécédaire prend les allures d’un catalogue d’étrennes. L’encadré rattache graphiquement ces objets à la lettre centrale, présentée en majuscule et en minuscule. Détachés de tout contexte et présentés sur fond blanc, ils sont facilement identifiables. En outre, comme plusieurs mots sont illustrés pour chaque lettre, l’identification de la lettre étudiée est rendue plus aisée par la comparaison possible des sonorités qui débutent chacun d’eux.
13Dans l’abécédaire Les Objets de la maison9 (fig. 3), le repérage phonographique de la lettre constitue toujours la pierre d’angle de la leçon. Mais l’identification ne se fait plus que sur un seul objet et une seule graphie de la lettre. En revanche, le mot acrophone est illustré dans son contexte d’usage. Ainsi, pour la lettre A, l’illustration met en scène une fillette munie d’un énorme « Arrosoir » qu’elle tient à bras le corps et qui lui permet de déverser sur les jeunes pousses du jardin une eau vivifiante. Par ce biais, le signifié du mot acrophone est en quelque sorte expliqué. Pourtant, ce choix graphique comporte un inconvénient : l’objet désigné risque de ne plus être distingué de son environnement. Pour prévenir ce risque, un encadré reprend et isole l’objet sur fond blanc, associé à son nom.
L’image support de l’observation graphique
14L’image peut aussi mettre en avant le repérage de la forme graphique des lettres, selon des modalités diverses. Une première formule personnifie la lettre. Celle-ci, totalement préservée dans sa graphie, devient la tête d’un corps animé, doté de bras et de jambes. Dans Les Vacances de l’alphabet10 (fig. 4), Lionel Koechlin utilise ce dispositif, rendu célèbre par J. J. Grandville au xixe siècle, mais lui adjoint le principe de la comptine alphabétique anglo-saxonne : « Great A, Little a, Bouncing B… ». Les lettres majuscule et minuscule deviennent la projection affective du couple adulte-enfant, présenté dans ses activités favorites. Ce principe animiste a l’avantage d’associer à deux graphies d’une même lettre, les notions rendues concrètes de « grand » et de « petit ». Les graphies majuscule et minuscule sont reprises dans la phrase d’accompagnement au bas de la page, qui propose à l’enfant de découvrir le sport ou l’activité acrophone mis en scène dans l’illustration : « Grand N et petit n font de la n........ ». Les lettres majuscule et minuscule sont alors débarrassées de leur « corps », permettant à l’enfant de saisir parfaitement leur forme graphique.
15Une autre modalité consiste à mettre en scène la métamorphose de la lettre en chose ou de la chose en lettre. Ainsi, La B.D. de l’ABC11 propose, sur une double page, la transformation du caméléon, recroquevillé sur sa tige, en lettre C. A gauche, l’illustration en pleine page et en couleurs le présente « au naturel », tandis que sur la page de droite, l’animal réduit au trait se métamorphose au fil de neuf vignettes en la lettre initiale de son nom. Abc zoo12 inverse pour sa part le jeu graphique. En quatre vignettes, la lettre initiale se transforme et s’anime : la majuscule K s’avère être au final un kangourou prêt à bondir. La démarche pédagogique s’appuie autant que possible sur des mots acrophones qui faciliteront la mémorisation des lettres. Mais l’objectif principal consiste à motiver la forme de ces dernières. Il importe donc que l’objet ou l’animal représenté entretienne des analogies morphologiques avec la lettre. On se rapproche à rebours de l’histoire des kanji japonais, quoique cette motivation du signe relève ici de l’artifice.
16La troisième modalité est sans doute la plus exigeante pour l’enfant : la lettre est figurée par un objet de la réalité, sans que le mot qui le désigne soit acrophone. Le dispositif repose sur la comparaison formelle de l’objet et de la lettre, qui sont associés dans la page. L’enfant va devoir observer et relever leurs analogies. L’Abécédaire de Selçuk13 accorde à chaque lettre une double page. À droite, l’illustration propose à l’enfant d’identifier la lettre figurée, masquée au sein d’une composition. L’observation est grandement facilitée par la page en vis-à-vis, qui propose un ensemble très varié des différentes graphies de la lettre. Celle qui fait l’objet d’une analogie figurative est imprimée en grande taille, ce qui la distingue des autres. En passant d’une page à l’autre, l’enfant doit retrouver cette forme dans l’image. L’adulte peut éventuellement lui demander d’en suivre les lignes du doigt. L’alphabet de Rascal – dont le titre, La Boîte à outils14 (fig. 5) offre une belle métaphore du rôle de l’abécédaire15 – propose à l’enfant un exercice d’observation relativement ludique et fort stimulant. Chaque page est consacrée à un outil, photographié sur un fond blanc afin de faire ressortir sa forme, et associé en haut ou en bas de page à une lettre présentée en majuscule et en minuscule. Même si la liste de ces objets est donnée en fin d’album, l’exercice ne consiste pas à les nommer mais à observer entre l’objet et la lettre une analogie morphologique. Reste que la contrainte thématique pose parfois problème, du seul point de vue pédagogique : si l’outil de la lettre K (pince Grip) est fort judicieusement choisi, en revanche celui de la lettre G (coupe-tube) engage plus l’imagination que l’observation rigoureuse des caractéristiques formelles. On pourrait tout aussi bien y lire un E.
17Dans tous ces cas, l’enfant est guidé dans son observation par la présence de la lettre, du mot et de son illustration, isolée le plus souvent sur fond blanc, l’objectif étant de lui faire découvrir et mémoriser la nature phonographique des lettres. Mais ce savoir acquis, l’image peut aussi servir à vérifier et consolider les compétences de l’enfant. Dès lors, il ne s’agit plus d’observer mais de jouer, tout jeu s’appuyant implicitement sur la maîtrise des règles qui le fondent.
L’image comme agent dissimulateur (fonction ludique)
18À ce stade de l’apprentissage, l’image n’a plus pour fonction de faciliter la reconnaissance et la mémorisation de la nature phonographique des lettres, mais au contraire de dissimuler les éléments scripturaux dans le dessin pour amener l’enfant à utiliser ses acquis afin de les retrouver.
Jeux phoniques
19Parmi les jeux phoniques, l’un des plus appréciés consiste à réunir au sein de l’image le plus grand nombre de mots acrophones possible, que l’enfant va devoir identifier. Une fois figurés, ces mots se retrouvent comme cachés, « masqués » au sein d’un décor réaliste. L’espace graphique qui les accueille les transforme, leur confère une existence matérielle qui, paradoxalement, demande à être déchiffrée. Walter Benjamin voit dans ce type de composition alphabétique une véritable « nature morte qui produit un effet fort énigmatique16 ». Car son sens ne se dévoile qu’après réflexion, lorsqu’on découvre que sont rassemblés là des objets unis par une même initiale. C’est pourquoi ces abécédaires ont été perçus ponctuellement comme des alphabets emblématiques, dans la mesure où l’image obéit à une logique scripturale, où la réalité représentée n’est plus que le signe de l’écrit auquel elle renvoie.
20Ce type d’abécédaire, né en Allemagne et en Angleterre à l’époque romantique, reste rare en France avant la fin du xixe siècle. À cette date cependant, sa mise en forme a évolué, s’est affinée afin de rendre plus naturelle la réunion autrefois absurde des « mots figurés ». Toute la difficulté du jeu, en effet, naît de l’assemblage de ces mots. Ceux-ci seront d’autant mieux « cachés » que leur réunion obéira à une mise en scène vraisemblable, qui parvient en quelque sorte à les « naturaliser ». Le plus célèbre de ces abécédaires, et sans doute l’un des plus réussis, est l’A. B. C. de Babar17, dessiné par Jean de Brunhoff. L’édition originale consacre à chaque lettre une illustration en double page. Pour la lettre C par exemple, qui représente un petit cirque en parade dans les rues d’une bourgade, l’observateur pourra découvrir soixante-quatorze mots acrophones rassemblés dans l’image, aidé toutefois par un glossaire en fin d’album. En revanche, la formule pose problème dans l’Alphabet de Benjamin Rabier18 (fig. 6) pour les lettres rares, V et W. Si la présence d’un veau, d’une vache, d’un volcan à l’arrière-plan, d’une verseuse et d’une visière – posées au premier plan sur une table basse rustique – est crédible dans la représentation d’une ferme en montagne, celle d’un violon, d’un vaporisateur et de wagons, placés à terre au sortir de l’étable, paraît particulièrement incongrue. Le regard éberlué de la vache semble le souligner avec humour ! Ce seront les premiers mots démasqués.
21Les jeux phoniques peuvent aussi revêtir une forme spectaculaire avec l’abécédaire à système, qui met en œuvre divers dispositifs – tirettes, volets, pop-up – jouant avec le papier pour « l’animer » et, souvent, lui donner une troisième dimension. Le jeu qui cache le mot illustré sous un volet trouve, combiné au pop-up, une forme d’excellence, comme dans l’abécédaire de David Pelham, ABC magique : l’imagerie des animaux19. À partir de la lettre présentée sur le recto du volet – page dans la page – l’enfant doit deviner quel animal se cache « en son for ». Le nommer, c’est pouvoir soulever le volet et exhausser du champ de la page avec le mot écrit, la chose. L’enfant expérimente ainsi le pouvoir du Verbe créateur qui, relayé par le geste, donne vie à ce qu’il nomme.
Jeux graphiques
22Le plus élémentaire des jeux graphiques consiste à cacher des lettres dans le décor, mais en préservant leur qualité de signes typographiques. Ainsi trouve-t-on dans le livret parascolaire Apprends-moi l’alphabet20, une page de jeu intitulé « Les lettres cachées », qui consiste à retrouver dans un paysage enneigé où s’amusent deux enfants onze lettres qui, en véritables caméléons, se sont fondues dans le décor. L’enfant est amené à tourner la page dans tous les sens pour reconnaître dans les lignes de certains détails la graphie des lettres. Une lettre peut aussi être dissimulée dans un mot figuré, comme dans Animaux, animots21 (fig. 7). L’illustration consacrée à la lettre U nous présente un singe suspendu à une liane. Les lettres qui composent son nom sont autant d’éléments de son corps. Les identifier, c’est pouvoir nommer l’animal :« Unau ». Le coloriage vient ensuite conforter le repérage établi. Dans ces jeux où le mot donne chair à la chose et où, tout autant, l’image s’écrit et se lit, on s’approche des Idéogrammes occidentaux de Claudel, dans lesquels chaque lettre du mot évoqué sur la page figure un fragment de sens :
« âne Le cri formidablement exécuté par la bouche largement ouverte d’un artiste et pourquoi la barre de l’a ne serait-elle pas la queue que l’animal tient droite pour s’aider à braire si l’on en croit la Comtesse de Ségur ? n est le pont formé par léchine du quadrupède, e son arc-boutement pour ruer22 ».
23Ces dispositifs se complexifient lorsque la lettre figurée est mêlée au décor dont elle est partie prenante. Elle cesse alors d’être un signe alphabétique pour devenir métaphore ou calambour graphique. L’enfant doit en quelque sorte « abstraire » la réalité représentée pour saisir dans la composition les lignes de la lettre. Dans l’abécédaire En toutes lettres23, la tâche est facilitée par le commentaire allitératif qui accompagne chaque illustration, fournissant un indice phonique à la recherche graphique. Ainsi, pour la lettre B, l’image nous propose une composition d’inspiration surréaliste : un Breton, au bord d’une falaise, est assis sur une pile de livres. Il lit dos à la mer, qu’il surplombe. Par le caprice du vent, son immense barbe, telle une oriflamme, s’est enroulée autour de son corps en deux grandes boucles qui flottent au gré des courants d’air. Le texte commente : « Barnabé, le bibliothécaire de Bretagne, bouquinait tant de bêtises qu’il en oubliait son blaireau, si bien que sa barbe bientôt déborda de son boléro et balaya les bigorneaux. » Mais le jeu graphique peut s’avérer aussi dépourvu d’indice phonique : dans le petit chef-d’œuvre Alphabetville24 (fig. 8), les lettres nous sont livrées sous forme de tableaux énigmatiques comme autant de paysages urbains. Leur hyperréalisme agit paradoxalement comme un « masque trompeur ». Seul le titre rappelle que l’alphabet s’y cache en plein… ou en creux.
24L’un des premiers à avoir expérimenté la magie de ce procédé dans les abécédaires fut Théophile Schuler pour l’éditeur Hetzel, dans Le Premier Livre des petits- enfants (fig. 9), paru en 1868. Hetzel précise en introduction de l’ouvrage :
« Monsieur Théophile Schuler est parvenu à montrer et à cacher dans chacune de ses originales compositions une lettre de l’alphabet. M. Schuler est parti de cette idée que toutes les lettres existent dans la nature, et que sans violenter les choses ni tourmenter les créatures, les unes et les autres bien agencées pouvaient donner toutes les formes des lettres dont se compose notre alphabet. »
25De telles gageures existent depuis le Moyen Âge. Mais outre que l’ouvrage de Schuler est spécifiquement destiné à un public enfantin, il inaugure une représentation de la lettre qui se confond naturellement avec celle du monde. Dans les abécédaires antérieurs – comme par exemple celui de Daumier, les corps sont parfois violentés pour se plier à l’architecture de la lettre qui, en se détachant sur un fond blanc, garde toujours une nature scripturale. Dans l’abécédaire de Schuler, la lettre est là sans y être, dans une indétermination parfaite du mode de lecture à adopter, confondant écriture et dessin.
26Ce rapide panorama laisse entrevoir les immenses virtualités de l’image mise « au service de la lettre ». Depuis le xixe siècle, les pratiques pédagogiques n’ont cessé de les explorer plus avant, témoignant d’une meilleure compréhension comme d’une réelle prise en compte des modes d’acquisition de l’enfant, qui a besoin de concret pour parvenir à l’abstraction. Par sa nature, l’image lui est facilement accessible : en sollicitant le savoir sensoriel, elle retient son attention, facilite sa mémorisation, aiguise son sens de l’observation et de la réflexion, le conduisant à l’abstraction du signe alphabétique. Pour les pédagogues modernes, l’image est l’indispensable véhicule de l’écrit, comme le donne à voir l’un des plus célèbres illustrateurs des albums du Père Castor, Féodor Rojankovski, sur une affiche promotionnelle imprimée à l’occasion de la publication de l’ABC du Père Castor en 1936 : des animaux – girafe, éléphant, rhinocéros, kangourou, âne et singe – sont rassemblés dans la benne d’un camion qui porte le nom de « Rojan Pinx » ; l’image les transporte dans le livre-zoo que l’enfant viendra visiter et dont il ressortira muni de ses lettres. La couverture de l’abécédaire F. Rojankovsky’s Alphabet of Many Things25, dont le format – grand in-quarto – confère à l’illustration un caractère monumental est plus explicite encore. Occupant la presque totalité de l’image, un cheval se dresse fièrement, fixé sur un socle à roulettes, tel un jouet de bois du temps passé. À première vue, il s’agit là d’un « jeu d’enfant サ, objet de divertissement, mais, à y regarder de plus près, la robe pommelée de ce cheval apparaît tout entière composée de lettres. N’est-ce pas nous dire que cette icône, magnifiée et monumentale, va opérer en véritable cheval de Troie ? Réceptacle spectaculaire de l’écriture qu’elle porte escamotée, l’image en effet charme l’enfant qui l’introduit dans ses jeux, sans savoir que s’en abstraira, le temps venu, l’armée conquérante des lettres et des mots.
Bibliographie
Références des illustrations
Lettre A., Masques et bouffons enfantins, illustré par A. Coinchon, Paris, A. Martin & Cie, s. d. [v.1880].
Couverture, Mme Doüdet [pseudonyme de Th. Lefèvre], Bébé saura bientôt lire. Nouvel alphabet en images, Paris, Théodore Lefèvre & Cie, 1881 [1874].
Lettres A et B., Les Objets de la maison. Alphabet, illustré par L. Dallet, Toulouse et Paris, B. Sirven, s.d. [v.1925].
Lettre N., Les Vacances de l’alphabet, illustré par Lionel Koechlin, Paris, Mango jeunesse, 1995. Avec l’aimable autorisation des éditions Mango – groupe Fleurus/Droits réservés.
Lettre G., Rascal, La Boîte à outils, Paris, Éditions L’École des loisirs-Pastel, 2001. Avec l aimable autorisation de l’éditeur/Droits réservés.
Lettres V et W., Alphabet, illustré par Benjamin Rabier, Paris, Garnier Frères, 1925.
Lettre U., Alain Derez, Animaux-animots, Monaco, Éditions Molipor, s. d. [v.1995]. Avec l’aimable autorisation de l’auteur éditeur/Droits réservés.
Lettre U., Stephen T. Johnson, Alphabetville, Paris, Éditions Circonflexe, 1996, collection « Aux couleurs du monde ». Avec l’aimable autorisation de l’éditeur/Droits réservés.
Lettre U., Alphabet figuré de Théophile Schuler, dans Le Premier Livre des petits enfants, Paris, J. Hetzel, 1868.
Notes de bas de page
1 Ainsi, sur un corpus de 2 100 alphabets regroupés à la BnF sous la cote X 19675 et couvrant les deux premiers tiers du xixe siècle, seuls 500 titres (si l’on exclut les rééditions) sont illustrés.
2 L’abbé Mouterde, préfaçant son Grand Album d’images pour l’explication du catéchisme (1899).
3 Mme Doudet (pseud. de Théodore Lefèvre), illustré par Castelli, Bertall, Marie, etc, Paris, Théodore Lefèvre, 1881 (1re éd. 1874).
4 Le choix d’une telle composition est très souvent dicté par la technique d’impression utilisée. La gravure sur bois (en relief) s’associe sans difficulté aux éléments typographiques et autorise toutes les audaces de mise en page. La lithographie, comme la chromolithographie, est une technique d’impression à plat qui contraint à disjoindre les éléments graphiques et textuels.
5 Illustré par Coinchon, Paris et Londres, A. Martin & Cie, s. d. (circa 1880).
6 Bébé saura bientôt lire, op. cit., note 3.
7 Blaise Cendrars, D’Oultremer à indigo, Paris, Gallimard, coll.« Folio », 1998, p. 222-223.
8 ABC, illustré par Jean, s. l. n. d. (circa 1925).
9 L. Dallet, Les Objets de la maison, Toulouse, B. Sirven éditeur, s. d. (circa 1925).
10 Lionel Koechlin, Les Vacances de l’alphabet, Paris, Mango, 1996.
11 Gala Martinoia et Nestor Salas, La B. D. de l’ABC, Paris, Syros, 1986.
12 Detlef Kersten, Abc zoo, Paris, Gallimard, coll.« Folio junior », 1987.
13 L’Abécédaire de Selçuk, Paris, L’école des loisirs, 1997 (1re édition 1995).
14 Rascal, Boîte à outils, Paris, L’école des loisirs, 2001.
15 On peut se demander si Rascal ne fait pas ici un clin d’œil à Leiris : « […] c’est plutôt à un ensemble de clous et de tenons qu’il [le langage/l’alphabet] pourrait être comparé : infimes engins de ferraille qui nous permettent de faire métier d’ajusteur et d’unir, en un tout d’apparence logique, les mille et mille matériaux disparates dont notre tête est le hangar ; fourniment de boîte à outils, dont l’attrait est peut-être analogue à celui qu’autrefois avaient précisément pour moi le marteau, le tournevis, les pinces, le ciseau à froid, le mètre de bois pliant, les pointes de diverses grosseurs, le fil de fer, les pitons, les tenailles qui servaient à mon père […] ». Michel Leiris, « Alphabet », dans Biffures, Paris, Gallimard, coll.« L’imaginaire » 1996, p. 48.
16 Walter Benjamin, « Vue perspective sur le livre pour enfants », dans Je déballe ma bibliothèque, Paris, Rivages poche, 2000, p. 94.
17 Jean de Brunhoff, A. B. C. de Babar, Paris, éditions du jardin des modes, 1934, réédité par Hachette en 1939.
18 Benjamin Rabier, Alphabet, Paris, Garnier Frères, 1925. Cet alphabet, que je présente dans le cadre des usages ludiques se prête aussi à un usage pragmatique si l’adulte lit le texte qui accompagne l’image en vis-à-vis. Celui-ci présente le nom des objets acrophones et justifie la mise en scène de l’illustration. On peut donc procéder au départ à un travail de repérage lettre/mots en rouge/illustrations de ces mots. Une fois les lettres connues phoniquement et graphiquement, textes et mots acrophones qui légendent l’illustration peuvent être cachés et l’enfant doit pouvoir, à la seule vision de la lettre, retrouver le son qui lui correspond ainsi que les mots acrophones qui sont dissimulés dans l’image.
19 David Pelham, ABC magique : l’imagerie des animaux, Paris, Albin Michel, 1998 (1re éd. 1991).
20 Françoise Kretz-Idas et Anne Popet, Apprends-moi l’alphabet, Paris, Nathan, 1998.
21 Derez, Animaux, Animots, Monaco, Éditions Molipor, s. d. (vers 1995).
22 Paul Claudel, « Idéogrammes occidentaux », dans Le Manuscrit autographe, n° 6, nov.-déc. 1926, p. 5.
23 Gilles Scheid et alii, En toutes lettres, Strasbourg, Conseil général du Bas-Rhin, 1997.
24 Stephen T. Johnson, Alphabetville, Paris, Circonflexe, 1996. Édition originale, Alphabet City, New York, Pinguin books USA Inc., 1995.
25 F. Rojankovsky’s Alphabet of Many Things, New York, Golden Press, 1970.
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La pédagogie par l'image en France et au Japon
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