Conclusion
p. 209-210
Texte intégral
1Jusqu’à la fin de sa vie, Retz ira aux conclaves pontificaux et y servira adroitement et modestement les intérêts de la France, ménageant toutefois son escadron volant. Se dirigeant vers Rome pour prendre part au conclave de 1665, dans une lettre qu’il adresse au secrétaire d’État Hugues de Lionne, Retz fait à son souverain une promesse qui reproduit presque à la lettre le pacte autobiographique passé avec la destinataire de ses Mémoires 2. Sa vie, désormais vouée au service de son souverain et à la gloire de lui obéir, justifie le récit de soi. Cela s’appelle l’assujettissement, un assujettissement répété et amplifié dorénavant dans toute sa correspondance publique :
Sire,
Je sais que les Rois sont les images de dieu et que nul ne peut être innocent devant son Seigneur irrité. Je ne suis que trop criminel, puisque Votre Majesté m’a cru coupable3.
2Sa correspondance, désormais sans faille, sans aspérités, sans ironie, devient un modèle de l’art de la diplomatie. Les formules adressées au ministre Lionne, avec qui Retz entretient une correspondance régulière au sujet de ses missions, se succèdent et se répètent : respect, attachement inviolable, parfaite soumission, obéissance très-parfaite et ainsi de suite. À travers le ministre, ces lettres s’adressent au roi (qui d’ailleurs les lit et y répond désormais, par la plume de son ministre et parfois par une petite note personnelle). Aussi lisses que respectueuses, aussi aimables que soumises, elles remplacent les pamphlets moqueurs, les sermons qui emportent, les épîtres enflammées. Du point de vue littéraire, elles n’ont évidemment aucun intérêt. Cela n’importe d’ailleurs pas, car la scène se joue maintenant ailleurs. L’épistolier prend ses distances. Il apprend à s’assujettir, et ne cesse d’affirmer sa fidélité. Publiquement, il n’énonce plus que cette fidélité, cette sujétion. Hypocrisie ou don ultime ? On ne le saura jamais, et peut-être la pertinence de la question est-elle à remettre en cause, car leur auteur a atteint un point nouveau dans la trajectoire sinueuse de l’écriture de soi. Dans l’impulsion de tout dire sur sa vie, en réponse à un autre commandement, il quitte les rivages familiers de la politique. Un nouveau lien se tisse, fait d’obéissance parfaite, de plaisir et de communion : celui qui donne naissance aux Mémoires et qui commence par la simple interpellation « Madame ».
3Car l’assujettissement, on le sait si bien depuis Foucault, est aussi la subjectivation, autrement dit la naissance du sujet. Et alors que le sujet du roi s’annihile désormais dans ses lettres à ce Lionne qu’il méprisait autrefois, alors que le cardinal, immobilisé dans sa nouvelle posture de sujet, œuvre à la conciliation du roi de France avec le pontife, un homme sur le retour de l’âge répète dans les cercles d’amis les historiettes, anecdotes et pensées, les discours mémorisés, les discussions du passé dont surgiront peu à peu les Mémoires 4. Peut-être le for intérieur qui fonde l’autobiographie ne pouvait-il se mettre en place qu’une fois accomplie cette dernière soumission à l’autorité de l’Autre. À moins qu’il ne s’agisse, par contre, d’une ultime manipulation machiavélienne, machiavélique, de cet Autre qui rend possible l’écriture5. Les modalités exactes de ce pacte resteront à jamais recouvertes du voile du silence.
Notes de bas de page
2 Voir le chapitre II, ci-dessus.
3 Lettre au roi, entre décembre 1661 et janvier 1662, dans Retz, Œuvres Complètes, Champion, op. cit., vol. IV, p. 564.
4 Mathieu Feydeau dans son Journal dit que « le cardinal avait fit un livre latin de toute sa vie qu’il savait par cœur », cité dans A. Gazier, Les Dernières années du cardinal de Retz (1655-1670). Étude historique et littéraire (Paris, E. Thorin, 1875), p. 125.
5 Reinhart Koselleck, dans Le Règne de la critique (Paris, Minuit, 1979), souligne ce paradoxe apparent par lequel le for intérieur qui rend possible la liberté de la pensée se forme par l’adhérence extérieure au Léviathan absolutiste. Le même partage entre extérieur et intérieur est souligné par Charles Taylor comme constituant une des sources de la subjectivité moderne, dans Les sources du moi. La formation de l’identité moderne (Paris, Seuil, 1998). Je le vois aussi comme constitutif de la distance ironique envers soi, qui fonde le geste autobiographique
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