Chapitre VI. À tous les enfants de l’église
p. 185-208
Texte intégral
Un homme dans son corps
1À l’exception de la participation au conclave, les questions considérées jusqu’à présent relèvent strictement du domaine séculier : constitution de l’État, intrigues de cabinet, factions rivales, conspiration, éloquence ou manipulation du peuple. Il convient à présent d’aborder l’arène principale de celui qui fut coadjuteur, puis archevêque de Paris, et cardinal : l’Église et son rapport à l’État. Sur cette scène politique – une des principales du siècle – Retz n’était pas un intrus mais, bien au contraire, de par son statut épiscopal escompté, puis disputé contre la couronne, un pilier. L’historien Richard Golden, dans son étude sur la Fronde ecclésiastique, regrette à juste titre l’absence d’études à ce sujet, notant que les historiens littéraires passent sous silence le rôle de Retz dans la révolte de l’Église et que les quelques historiens qui se penchent sur ce conflit tendent à le considérer comme une question personnelle1.
2Et pourtant, alors que le rapport de Retz à la faction et ses velléités de conspiration relèvent d’un rêve individuel, constitué dès sa jeunesse – celui du héros ou du chef de parti – son rôle dans le conflit entre le pouvoir royal en France et l’Église catholique représentée par Rome dépasse de loin tout ce qu’il avait pu imaginer ou concevoir personnellement. Il ne pouvait y agir qu’en myope, en pion engagé dans une lutte dont l’ampleur le dépassait et dont il ne pouvait connaître, pas plus que ses contemporains, l’issue à long terme : la laïcisation progressive de l’État et le retrait de l’Église. Les contradictions mêmes de sa position dévoilent les différentes facettes d’un conflit qui se joue non seulement entre le Vatican et la France, mais entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel en général, et qui se complique du fait de la dispute du jansénisme, des intérêts divergents dans les différents rangs ecclésiastiques, des rivalités ou des alliances entre le Parlement et l’Église, etc. Ironiquement, c’est en tant que figure persécutée plutôt que comme participant actif que Retz atteint sa vraie stature spirituelle, pour autant que celle-ci consiste à resserrer les liens des fidèles avec l’Église, ainsi que leurs rapports mutuels à travers une foi partagée2. Son action politique dans le domaine ecclésiastique comporte deux étapes distinctes : une première, de son emprisonnement en 1652 jusqu’à sa démission finale de l’archevêché en 1661, étape où il conteste les abus du pouvoir séculier par rapport à l’Église, puis une deuxième où il s’emploie à concilier leurs droits respectifs, agissant comme médiateur entre le pouvoir royal et le pape. Il convient d’en récapituler les tenants et les aboutissants.
3Dans une importante étude sur les rapports de l’État et de l’Église entre le xvi e et le xvii e siècle, Marcel Gauchet3 rappelle que le vif du problème de l’État dans cette période demeure le conflit entre fidélités religieuses et impératifs étatiques, conflit qu’un homme d’église ressent de la manière la plus aiguë. Quoique selon Gauchet la première question qui oppose ces deux fidélités soit celle du tyrannicide, il souligne également une autre instance où se trouve « reposée dans toute sa force la grande question de la supériorité du droit politique par rapport à l’autorité religieuse ». Il s’agit du conflit entre la justice séculière et ecclésiastique dans les cas concernant les dignitaires de l’Église, de même que de la distinction parfois difficile entre le domaine du temporel et celui du spirituel, qui gouverne l’allocation des revenus ecclésiastiques. Historiquement, l’affaire de Retz, mêlée à celle du jansénisme, eut des répercussions pratiques importantes, puisqu’elle faillit fermer l’Église de Paris et entraver la vie spirituelle de la capitale. Il faut aussi souligner dans ce contexte une contradiction fondamentale dans l’Église gallicane qui mènera à sa disparition en tant que corps politique lors de sa séparation définitive avec l’État : elle se veut en même temps Église – c’est-à-dire affranchie de l’autorité temporelle et soumise au pape – et gallicane, autrement dit indépendante de toute autorité étrangère et subordonnée au roi de France. Marcel Gauchet souligne ce rôle du gallicanisme qui, selon lui, introduit dans le catholicisme la révolution religieuse et métaphysique de l’État, et participe ainsi au « désenchantement du monde ». Dans ce processus historique, les droits et immunités ecclésiastiques soulevés par le cas de Retz et disputés entre le pape et Louis XIV ne sont pas à négliger puisqu’ils représentent une des dernières instances de contestation interne du pouvoir absolutiste au xvii e siècle.
4Plusieurs autres conflits entrent en jeu dans la lutte entre Retz et la cour, aiguisant les rivalités ou créant des alliances fortuites. L’antagonisme entre les jésuites et les jansénistes pousse les curés parisiens – jansénistes – à soutenir Retz parce que les jésuites règnent à la cour4. Mais la persécution des jansénistes est elle-même en grande partie motivée par la haine de Mazarin contre Retz. À cela se joint l’antagonisme entre le gallicanisme et l’ultramontanisme, antérieur à Retz mais dans lequel il prend place, ainsi que les divergences entre les trois gallicanismes – parlementaire, épiscopal et royal – qui infléchissent sa destinée. L’historien Richard Golden résume les circonstances : « La tentative de la couronne d’ôter l’Archevêché de Paris à Retz constituait une ingérence séculière dans les affaires du Premier État5. » Des dissensions internes compliquent les enjeux : ainsi, le Parlement appuie globalement l’accusation de trahison portée contre Retz parce qu’elle lui donne l’occasion d’étendre sa juridiction sur les affaires épiscopales, mais certains groupes de conseillers pro-jansénistes en son sein lui sont plutôt favorables. Une tension règne également entre les différents rangs de la hiérarchie ecclésiastique, dans laquelle les curés (dont R. Golden dégage le comportement de groupe) divergent de l’Assemblée du clergé, présidée et influencée par les évêques.
5Il en est de même dans les questions doctrinales. Au regard du gallicanisme politique, un renversement complet eut lieu au cours du xvii e siècle : en 1682, la Déclaration de l’Assemblée du clergé, présidée par Bossuet, soutenait que le roi est complètement indépendant du pape dans le domaine temporel, et qu’en aucune condition il ne peut être déposé, ni ses sujets exemptés d’obéissance. Cette position se basait sur un discours qui avait été tenu par Condé à Louis XIII et qui exposait comme fallacieuse la doctrine qu’un roi hérétique peut être déposé puis tué en tant qu’individu privé6. Mais, lors des États Généraux de 1614, une telle position gallicane, que le tiers état voulait inclure parmi les lois fondamentales du royaume, avait été refusée par le clergé, qui avait même persuadé le roi de ne pas l’insérer dans les cahiers du tiers état7. En opposition à Richer qui l’avait avancée en 1611, et à l’université de Paris, la faculté de théologie l’avait donc résolument rejetée, sa doctrine restant que le pape pouvait délier les sujets du serment d’obéissance dans « quelque cas ». Contrairement aux allégations de Bossuet, il ne s’agissait pas d’une crise passagère en 1614-15 car le clergé avait toujours été conciliaire (subordonnant le pape à l’ensemble de l’épiscopat), mais non régaliste (ne refusant pas au pape d’intervenir dans les affaires du roi, même du roi de France). L’opinion de 1682 était donc nouvelle, et en partie occasionnée par la dispute des régales entre Louis XIV et Innocent XI, commencée en 1673 qui, elle-même découlait du conflit ouvert au sujet de Retz. Selon l’historien Victor Martin, la Déclaration de 1682 n’était point désirée par la majorité du clergé, qui ne cédait qu’à contre cœur à la pression du roi, et elle fut âprement disputée par la Faculté de théologie de Paris8. La pratique de l’État, et non le droit, sanctionnait ce revirement doctrinal dans lequel se joue le destin de Retz, pris dans des rapports de force qui le dépassent.
6Il est à noter que la vue cynique de ses motivations et de ses actes qu’il donne dans ses Mémoires ne rend compte que d’une face de son identité, dont la part essentielle était sa carrière publique de dignitaire d’Église et d’orateur, aujourd’hui quelque peu oubliée. Ainsi que le rappelle J. T. Letts, Retz fut aux yeux de ses contemporains un bon prélat, un orateur hors pair et un dignitaire respecté et défendu par la grande majorité du clergé. La question de sa foi, souvent discutée, est indissociable de sa carrière ecclésiastique. Son absence des Mémoires pourrait s’expliquer par une légère ironie envers son personnage, par le désir de ne pas tomber dans l’hypocrisie en « faisant le dévot » devant sa destinataire, par les limitations temporelles du récit, ou par celles du genre considéré par certains « trop profane » pour parler de religion9. Retz confesse par ailleurs que dans sa jeunesse il se sentait l’âme la moins ecclésiastique au monde et qu’il avait tout fait pour éviter la carrière à laquelle il était destiné. Il avoue même que la conspiration lui avait paru une issue illustre aux chaînes qui le liaient à l’Église (p. 150). Mais la réticence à se lier n’implique pas une pensée libertine. Certains ont une vocation précoce, d’autres l’assument sur le tard. J. T. Letts tranche : « Pour être impie, il lui aurait fallu une hardiesse de pensée qu’il n’aimait pas. Refusant de sonder trop la nature humaine et d’attenter au “mystère de l’État”, il serait étrange que dans le seul domaine de la religion il eût méprisé les conventions10. » Comme pour la question du pacte politique, Retz estimait sans doute que celle de la foi devait rester ensevelie sous le voile du silence. La remarque qu’il fait parlant de son père, qui le poussait à entrer dans l’Église, n’est pas insignifiante : Il n’y a rien qui soit si sujet à l’illusion que la piété (p 129). Peu à peu, malgré (ou peut-être justement à travers) ses duels, ses liaisons et ses menées, la religion a dû prendre pour cet homme anxieux et remuant le visage d’un destin pleinement assumé, d’un apaisement. La fin de sa vie a dû être marquée par la foi, à en juger par sa volonté de retraite, par l’introspection et l’impulsion confessionnelle qui motivent l’écriture. Les Mémoires en notent déjà quelques signes annonciateurs. Ainsi, pour se consoler de sa captivité, Retz note qu’il composa en imitation de Boèce une Consolation de théologie qui pense la captivité à travers la foi : je prouvais que tout homme qui est prisonnier doit essayer d’être le vinctus in Christo dont parle saint Paul (p. 934). Si la foi ne le préoccupe pas dans le brouhaha du quotidien, du moins le console-t-elle dans l’adversité. L’appréciation apparemment naïve de Vincent de Saint-Paul qui – appliquant à Retz un mot de l’Évangile – disait qu’il n’avait pas assez de piété, mais qu’il n’était pas trop éloigné du royaume de Dieu (p. 159), reste peut-être la plus juste.
7Quels que fussent ses sentiments intimes, Retz rapporte de ses débuts de coadjuteur quelques actes qui éclairent son rôle actif dans l’Église. Son premier coup d’éclat était bénéfique à la vie religieuse du diocèse : il s’agissait de l’entreprise, mentionnée au chapitre IV, d’examiner la compétence de tous les prêtres afin d’améliorer leur service. Retz note que cette réforme s’inscrivait dans les attentes d’une certaine opinion publique qu’il était capable de sentir ou de prévoir : en effet la dépense encourue était soutenue par les sommes considérables qu’on lui apportait de tous côtés. Sa deuxième action consista à défendre le clergé contre le pouvoir royal. Dans l’Assemblée de 1641, une partie du clergé s’était élevée contre les demandes financières de Richelieu (alourdies par la guerre contre l’Empire et contre l’Espagne) et avait même prétendu réaffirmer l’immunité des biens ecclésiastiques. Comme conséquence, le premier ministre avait exilé, avec des circonstances atroces, six de ses prélats les plus considérables (p. 182). Selon le mémorialiste, l’Assemblée de 1645 résolut d’un commun accord de faire une sorte de réparation d’honneur envers les six prélats en les invitant à se joindre à elle, et il était simplement celui dont c’était le tour ce jour-là d’ouvrir l’avis concerté en commun. Immédiatement, la Reine lui donna l’ordre, réitéré par Mazarin, de rétracter cet avis en public. Retz affirme ne plus se souvenir comment l’affaire s’est terminée, mais rapporte que l’Évêque d’Arles qui l’accompagnait pour l’aider à persuader le premier ministre avait conclu avec lui que Mazarin était l’homme du monde le moins entendu dans les affaires du clergé (p. 183), formulation dans laquelle l’imputation d’ignorance couvre celle d’absolutisme. Mais le mémorialiste ne rapporte pas tous les efforts qu’il engagea lors cette Assemblée pour contrer le pouvoir croissant de la justice séculière au détriment des juridictions ecclésiastiques. En fait, il réussit à y faire révoquer un édit portant atteinte aux droits temporels des ecclésiastiques et mena à bien la révision du procès contre l’évêque de Léon, accusé d’avoir conspiré contre l’État pour avoir aidé la reine mère à sortir du royaume. Son succès lui attira l’estime de ses confrères, mais aussi l’irritation de la Régente et de Mazarin. Le procès-verbal de l’Assemblée note son apport, précisant que la Compagnie voulut lui « rendre un plus grand témoignage d’affection, égal à l’estime qu’elle a pour lui11 ». Retz inaugure donc une nouvelle tendance dans les Assemblées : alors qu’auparavant ses représentants s’élevaient contre les abus en en appelant au roi, à partir de ce moment, sans cesser de protester de leur attachement et respect, ils s’en prennent directement aux actes du pouvoir et revendiquent la liberté ecclésiastique12.
8Trois ou quatre mois plus tard, le coadjuteur ouvre un autre bras de fer entre le clergé de Paris et le pouvoir royal, occasionné par le désir de l’évêque de Varmie d’officier au mariage de la future reine de Pologne dans la cathédrale Notre-Dame, où le privilège de servir revenait exclusivement aux évêques et archevêques de Paris. Notant que son oncle avait été blâmé au dernier point par tout son clergé pour avoir dérogé à cette règle (p. 183), Retz protesta contre cet ordre au nom de toute l’Église de Paris, s’attirant de Mazarin une réponse aussi injurieuse que s’il avait été un particulier à la tête de cinquante séditieux (p. 184). Rétorquant alors qu’il ne pouvait rien décider sans son chapitre, il obtint le lendemain de la part de la reine une audience publique dans laquelle il remporta un duel verbal contre Mazarin, réjouissant ainsi l’assistance nombreuse. Néanmoins, en dépit des excuses de la part de la reine et du ministre, quelques jours plus tard Retz reçut un nouvel ordre écrit d’obéir et, comprenant qu’on se jouait de lui, il réussit à convoquer un quart d’heure après son chapitre et à le persuader de répondre par écrit que monsieur l’Archevêque pouvait disposer comme il lui plairait de la nef ; mais comme le chœur était au chapitre, il ne le céderait jamais qu’à son archevêque ou à son coadjuteur (p. 186). Mazarin décida alors de faire célébrer le mariage dans la chapelle du Palais-Royal, mais Retz revint à l’attaque, expliquant personnellement à la future reine de Pologne que si elle se mariait ainsi, il déclarerait son mariage nul. La cérémonie ne put se faire que lorsque l’évêque polonais se résigna à venir recevoir de la main de Retz sa permission écrite.
9Un dernier acte entrepris pour défendre l’Église concerne un conflit de préséance lors d’un service à Notre-Dame avec Gaston d’Orléans, préséance dont il ne savait pas qu’elle lui était due et que le théologal, homme de doctrine et de sens lui expliqua, le tirant à part. Exigeant immédiatement que son carreau soit remis sous celui de l’Archevêque mais devant celui de Monsieur, Retz refusa le lendemain de présenter des excuses à ce dernier, désignant la demande de la reine de dégradation. Il se mit tout de suite sur la défensive, rassemblant autour de lui une suite de soixante ou quatre-vingts gentilshommes, et justifiant son droit dans un petit écrit […] jeté dans le monde (p. 189). Le conflit se résolut par un compromis, suite à l’intervention d’un autre membre de la famille royale. Ces quelques actes témoignent d’une résistance ouverte au pouvoir absolutiste au nom des libertés et immunités de l’Église, cadre institutionnel dans lequel Retz place et défend son statut personnel. Dans ses actions, il consulte son chapitre et ses curés, suit soigneusement leur avis, et au besoin aide à le former. C’est dans ce contexte qu’il énonce la maxime citée en exergue que toutes les puissances ne peuvent rien contre la réputation d’un homme qui la conserve dans son corps (p. 190). Une telle ligne de conduite, qu’il adopte systématiquement, lui vaudra du clergé, et particulièrement des curés de Paris, une fidélité remarquable.
10Dans la guerre civile, il sera de plus en plus difficile de distinguer entre les intérêts de Retz et ceux de l’Église, ainsi qu’entre la fidélité qu’on lui porte personnellement et celle qu’on lui témoigne en tant qu’archevêque. Dès le début de la Fronde, le coadjuteur utilise les curés comme informateurs, tribune publique et agents disséminateurs. Ainsi, lorsque la cour exige que le Parlement ratifie une loi autorisant les prêts sur les tailles, généralement faits avec des usures immenses, Retz en profite pour ternir la réputation de Mazarin : je fis une assemblée fameuse de curés, de chanoines, de docteurs, de religieux ; et sans avoir seulement prononcé le nom du Cardinal dans toutes ces conférences, où je faisais au contraire toujours semblant de l’épargner, je le fis passer, en huit jours, pour le Juif le plus convaincu qui fût en Europe (p. 267). Les ecclésiastiques lui servent également à noircir en une seule journée son rival dans la faction, le duc d’Elbeuf : Je mandai à ceux des curés qui étaient le plus intimement à moi de jeter la défiance, par leurs ecclésiastiques, dans l’esprit des peuples (p. 275). La structure hiérarchique du clergé et son implantation dans la ville en font une chaîne de diffusion efficace et rapide qui fonctionne dans les deux sens. Non seulement les curés disséminent ce que Retz désire dans le public, mais ils redressent aussi sa popularité, comme lorsqu’il est accusé de l’attentat contre Condé : Ce que je trouvai de plus ferme à Paris, dans la consternation, furent les curés. Ils travaillèrent, ces sept ou huit jours-là, parmi leur peuple, avec un zèle incroyable pour moi ; et celui de Saint-Gervais, […] m’écrivit dès le cinquième : « Vous remontez ; sauvez-vous de l’assassinat ; devant qu’il soit huit jours, vous serez plus fort que vos ennemis » (p. 461). Il est certain que le coadjuteur doit une grande partie de son crédit à Paris, et donc de sa puissance par rapport à la cour, au clergé du diocèse dont il se sent proche et dont il se fait régulièrement le porte-parole. Mais en retour, son influence active et unifie les curés autour du jansénisme, et les pousse à affirmer leurs prérogatives en tant que corps, créant ainsi une effervescence qui a duré presque dix ans et que certains historiens ont désignée du nom de troisième Fronde13.
La voix de l’Église
11Ironiquement, les plus grandes répercussions de l’engagement de Retz coïncident avec son emprisonnement et son exil, illustrant sa capacité d’agir à distance, par l’intermédiaire d’autrui, autrement dit ce pouvoir symbolique qui constitue le pinacle de l’art politique. À partir de l’emprisonnement du coadjuteur, son statut d’Église, mis au premier plan par ses défenseurs, commence à primer sur sa conduite et son caractère personnels. De chef de faction, il devient une figure de victime. Dans une apothéose symbolique que je suivrais ici, sa personne assume la figure impersonnelle d’une cause, celle de l’Église persécutée et sa voix, dorénavant subordonnée à cette figure, retentit, « impersonnifiée », dans l’espace de la cité. Toutes différences gardées, on retrouvera dans ce geste mis en œuvre par ses lettres épiscopales ce que Mallarmé appelait « la disparition élocutoire du poète14 ». Mais cette disparition aura pour effet la réaffirmation du lien même, sa mise en rapport avec fonction première de la religion : relier.
12Afin de mieux comprendre ce développement, il est utile de récapituler dans ses grandes lignes l’affaire de Retz, qui occasionna la Fronde ecclésiastique. Arrêté le 19 décembre 1652, le nouveau cardinal fut mené à la prison de Vincennes où il resta pendant quinze mois en flagrant délit à l’amnistie générale et sans chef d’accusation. Depuis son arrestation, la cour le menaçait de procès. En mars 1654, moyennant la démission de l’archevêché qu’il venait d’hériter de son oncle, il fut transféré à la forteresse de Nantes où son régime d’incarcération était plus clément et d’où il devait être libéré après l’approbation pontificale de sa démission. Or, le pape la refusa. Craignant d’être transféré dans un endroit plus inaccessible, le 8 août Retz s’enfuit de prison, révoquant immédiatement sa démission comme lui ayant été extorquée. Toutefois, alors qu’il projetait de rentrer à Paris pour s’opposer à Mazarin, une chute de cheval dans sa fuite lui démit l’épaule et il dut se résigner à gagner Rome par l’Espagne. La cour, désireuse de justifier son emprisonnement après coup, l’accusa alors de lèse-majesté pour avoir traversé le territoire ennemi et prétendument conspiré avec les Espagnols. Mazarin prit à ce moment des mesures dont il eut lieu de se repentir : pour la première fois dans l’histoire, un arrêt au nom du roi donnait au Parlement une commission pour engager un procès contre un évêque. Cette commission, que le Parlement se hâta d’enregistrer, fut même imprimée, ne pouvant dorénavant être cassée que par un lit de justice royal. Mais un tel acte aggravait les tensions existantes entre l’absolutisme royal (et sa justice séculière), d’une part, et l’Église (le pape et le clergé, pro-janséniste ou progallican) de l’autre. Leur réaction fut si véhémente que le gouvernement dut se rétracter, d’abord limitant la commission, puis la cassant en 1657 par un arrêt qui réaffirmait l’exemption de hauts dignitaires de l’Église de la juridiction séculière et rappelait que ces immunités trouvaient leur origine dans le droit divin15. Le destin de Retz avait également ses hauts et ses bas : au début il fut bien accueilli à Rome par Innocent X. Après la mort de ce dernier, il participa au conclave et continua de lutter auprès de son successeur pour se faire reconnaître comme archevêque de Paris et recouvrer les revenus épiscopaux saisis par la couronne. Mais au bout d’un an le soutien d’Alexandre VII tarit, et Retz dut quitter les États pontificaux ; il passa six ans, à errer incognito à travers l’Europe et à fuir les espions de Mazarin. Dans ses revirements, le procès de Retz révélait les limites internes et externes de l’absolutisme royal. Il en sera de même dans les questions touchant la gestion et les revenus de l’archevêché de Paris, la nomination des vicaires, l’ingérence du pouvoir séculier dans les Assemblées du clergé, bref tout le rapport de l’Église gallicane envers un pouvoir temporel qui se veut absolu. Ces limites que l’opposition de Retz aura fait marquer, seront précisément celles que Louis XIV s’emploiera à modifier à son avantage au cours de tout son règne.
13Dans les Mémoires, Retz rapporte en détail les réactions en sa faveur pendant son emprisonnement, ainsi que sa stratégie pour disséminer sa parole. Ainsi, il note que lors de son arrestation le chapitre de Notre-Dame fit chanter tous les jours une antienne publique et expresse pour sa libération et que l’église de Paris faisait des instances continuelles en sa faveur16. Dans ce soulèvement, précise-t-il, Aucun des curés ne me manqua, à la réserve de celui de Saint-Barthélémi. La Sorbonne se signala ; il y eut même beaucoup de religieux qui se déclarèrent (p. 933). En effet, à la suite de son arrestation le peuple était abattu, mais l’Église resta très active. Le chapitre de Notre-Dame fit exposer le saint sacrement pendant plusieurs jours et il fut question de fermer toutes les églises, ce qui fut refusé par son oncle. Les évêques présents à Paris s’assemblèrent le 5 janvier 1653 et chargèrent l’archevêque de Toulouse, Pierre de Marca, de protester en leur nom contre la grave atteinte qui venait d’être portée aux immunités ecclésiastiques. L’arrestation de Retz occasionna une réaction violente parmi le clergé parisien, qui avait été tranquille pendant toute la Fronde, et rassembla toutes les forces ecclésiastiques autour de lui : le chapitre, les curés, la Faculté de théologie, les évêques suffragants, le pape et le nonce papal17. Le 3 mars, ce dernier demanda au roi que Retz soit transféré aux soins du pape à Rome. Il s’agissait de toute évidence d’un grand scandale pour l’Église et Retz rapporte l’impasse dans laquelle le pouvoir royal s’était trouvé pour justifier ses actes :
Les instances du chapitre et des curés de Paris, qui firent pour moi tout ce qui était en leur pouvoir, […] obligèrent la cour à s’expliquer des causes de ma prison, par la bouche de Monsieur le Chancelier, qui, en la présence du Roi et de la Reine, dit à tous ces corps que Sa Majesté ne m’avait fait arrêter que pour mon propre bien, et pour m’empêcher d’exécuter ce que l’on avait sujet de croire que j’avais dans l’esprit (p. 933).
14Lors de l’une de ces conversations à bâtons rompus que le mémorialiste semble avoir tenues après coup avec tous ses anciens ennemis sur les événements qui les opposaient, le chancelier lui confie que son véritable dessein avait été de le servir par ce discours en faisant que la cour avouait ainsi mon innocence, au moins pour les faits passés (p. 933). La couronne entrait ainsi en conflit ouvert non seulement avec les autorités ecclésiastiques les plus élevées du pays, mais aussi avec Innocent XI qui se montra selon Retz irrité jusques à la fureur, et sur le point de lancer les foudres, c’est-à-dire de fulminer des excommunications (p. 938). Il envoya comme nonce extraordinaire l’archevêque d’Avignon, à qui le roi défendit de passer Lyon. Le mémorialiste conclut : Le pape craignit d’exposer son autorité et celle de l’Eglise à la fureur d’un insensé ; il usa de ce mot (p. 938).
15À l’occasion d’une autre intervention pontificale, Retz fomenta et effectua, depuis sa prison, un coup d’éclat remarquable contre la couronne, au nom de l’Église. Mazarin lui avait envoyé le nonce Bagni, facile et tout propre à être trompé, accompagné des ministres de Brienne et Le Tellier, pour lui proposer la liberté en échange de sa résignation à la coadjutorerie. Averti par avance, Retz le reçut avec un discours très étudié et très ecclésiastique que son ami Caumartin lui avait fait parvenir et qui, dès le lendemain, fut imprimé et disséminé à Paris. La cour en fut touchée au vif, note-t-il (p. 942). Une autre guerre pamphlétaire s’ouvre alors qui durera jusqu’en 1661. Mais cette fois-ci, les alliances sont plus claires et plus stables que durant la Fronde : d’une part, l’Église (surtout ses échelons inférieurs), d’autre part le pouvoir royal et les créatures de Mazarin. Bien qu’il en soit l’initiateur et la cause, Retz est dépassé par les enjeux et les répercussions nationales et internationales de cette lutte. Il en résume avec brio le second épisode, qui se joua à la mort de l’archevêque et fut un échec retentissant pour la couronne :
Mon oncle mourut à quatre heures du matin ; à cinq l’on prit possession de l’archevêché en mon nom, avec une procuration de moi en très bonne forme ; et M. Le Tellier, qui vint à cinq heures et un quart dans l’église, pour s’y opposer de la part du roi, y eut la satisfaction d’entendre que l’on fulminait mes bulles dans le jubé. Tout ce qui est surprenant émeut les peuples. Cette scène l’était au dernier point […] Les curés s’échauffèrent encore plus qu’à leur ordinaire […] : le nonce, qui croyait avoir été doublement joué par la cour, parlait fort haut et menaçait de censures. Un petit livre fut mis au jour, qui prouvait qu’il fallait fermer les églises (p. 944).
16Le mémorialiste n’explique pas les détails mais d’après Guy Joly, ses amis, ayant appris que l’archevêque était à l’agonie, envoyèrent à Vincennes un notaire apostolique qui réussit à y entrer, déguisé en garçon tapissier, et à lui faire signer la procuration de Retz. Le conflit s’aggravait, puisqu’il impliquait dorénavant l’archevêque de Paris, et non son coadjuteur. Ce combat, dont toutes les étapes sont régulièrement diffusées dans la capitale, constitue un véritable précurseur des luttes politiques modernes qui reposent sur la publication de chaque geste et chaque parole. Par exemple, lorsque M. de Noailles, capitaine des gardes en quartier, l’incite assez brutalement à donner sa démission, Retz lui demande la permission de répondre par écrit. Il note, ironique : Je reçus, dès le lendemain, une lettre de mes amis, qui me marquaient l’effet admirable que ma réponse, qu’ils firent imprimer toute la nuit, avait fait dans les esprits (p. 945).
17Engagée pendant l’emprisonnement, la lutte pour déposséder Retz de son titre semble gagnée par la couronne quand, découragé, il signe sa démission une semaine après avoir pris possession du titre. Mais elle reprend de plus belle lorsqu’il révoque sa démission après sa fuite. Le conflit se déroule simultanément à plusieurs endroits et à plusieurs niveaux : à Rome, entre les agents du roi (ou ceux de Retz) et les autorités pontificales ; dans les églises de Paris, par le biais des grands vicaires nommés par Retz ou par la cour ; à l’Assemblée du clergé qui siège sans répit entre 1656 et 1657 ; enfin, dans la rue même, où les passants peuvent lire les innombrables arrêts, mandements, lettres et explications, affichés, puis arrachés qui refleurissent de plus belle, la nuit, aux portes des églises ou aux carrefours. Mais tandis que la voix du mémorialiste tarit sur cette période qui n’est pas incluse dans le récit des Mémoires, celle de l’archevêque n’en retentit que plus fort dans le public. Les épîtres qu’il adressa à ses ouailles jusqu’à sa démission finale, en 1662, montrent que, dans le domaine de la persuasion politique, Retz était un rival digne de Mazarin. Dans la mesure où elles ont incité et en grande partie constitué en elles-mêmes la Fronde ecclésiastique, elles méritent d’être examinées de plus près.
18Dans la guerre qui se déroule à travers ces imprimés, une part aussi importante revient à leur diffusion et à leur circulation qu’à leur contenu. Dans une action amplificatrice circulaire, ils font l’objet d’une stratégie de divulgation qui s’expose et s’énonce dans leur périgraphie même (l’adresse, le lieu d’impression, la signature etc.). Les différentes missives, révocations et envois fonctionnent, en d’autres termes, comme des échos de la dispute que leur circulation crée, expose et amplifie simultanément. On suivera ces résonnances à travers le témoignage de Retz, des autorités séculières et de certains observateurs contemporains, dont Godefroi Hermant et Claude Joly.
19Les quelque dix ou douze épîtres officielles de Retz, dont la première est datée du jour de son évasion, le 8 août 1654, et la dernière du 24 avril 1660, sont accompagnées de nombreux mandements, révocations formelles, lettres d’envoi, et protestations de fidélité au roi et à la reine. Une lettre pseudonyme (signée « un cardinal ») à Mazarin, une Remonstrance au roi, non signée, et quelques autres pièces d’occasion, toutes publiées, complètent le commerce public qu’il entretint avec l’Église et les autorités royales entre sa prise de possession de l’archevêché et sa démission18. Toutes les épîtres exposent plus ou moins longuement les tribulations de l’archevêque et les injustices que la puissance séculière a commises contre l’Église en sa personne. Retz y souligne les inconsistances dans la conduite d’ennemis qu’il ne nomme jamais et qu’il prend soin de distinguer du roi, présenté comme entouré de flatteurs ou mal informé. La dernière lettre, surtout, relève longuement la conduite contradictoire de la cour – que Retz oppose systématiquement à l’entièreté de la France – à son égard. Ses inconsistances sont expliquées point par point : le pouvoir royal le tient emprisonné pendant dix-huit mois sans accusations formelles, en dérogation flagrante à l’amnistie générale déclarée à la fin de la Fronde ; ce n’est qu’après son évasion qu’on fabrique contre lui des accusations qui se modifient au gré des circonstances ; tantôt il est déclaré coupable de lèse-majesté pour avoir traversé l’Espagne après son évasion pour se rendre à Rome, tantôt il est déclaré déchu de son rang d’archevêque pour n’avoir pas prêté serment au roi, geste qu’on l’empêche d’accomplir ; le procès dont on le menace n’a jamais été mentionné durant sa captivité (on lui avait offert, au contraire, des bénéfices considérables en échange de sa démission) et on y renonce dès qu’il quitte Rome ; par ailleurs, la cour soutient que son siège est vacant, tout en le reconnaissant implicitement comme archevêque puisqu’elle lui demande de désigner des vicaires parmi une liste qu’elle lui fournit ; pire encore, sans l’avoir jugé ni condamné, les autorités séculières le dépossèdent non seulement des revenus de son archevêché, mais aussi des biens temporels qui viennent de son patrimoine hérité, ce qui est contre toutes les lois de l’État et de l’Église.
20Les lettres épiscopales sont un réquisitoire en bonne et due forme contre les abus des pouvoirs temporels sur les libertés et immunités de l’Église, justifiant l’évasion de Retz par le droit naturel à la préservation de soi. Mais elles ont également un autre objectif, non moins important : rallier le clergé et l’opinion publique autour de ce conflit qui est présenté comme le leur. De nombreux moyens sont utilisés à cet effet. L’argumentation serrée s’accompagne d’un ton solennel, plein de dignité. Leur ton et leur érudition, admirés par Balzac et Racine, les éloignent des pamphlets politiques composés par Retz pendant la Fronde : l’argument est parsemé de références historiques qui placent la persécution de l’archevêque dans la longue durée ; l’auteur y invoque les conflits de l’Église avec ses ennemis pour justifier ses réactions. Ces épîtres officielles exploitent son statut de haut dignitaire, apte à rassembler différentes opinions à l’intérieur de l’Église. Sagement, l’auteur prend soin de taire les circonstances extraordinaires dans lesquelles il est devenu archevêque, et enjoint à ses confrères de ne pas considérer en lui les défauts de la personne mais l’éminence de la dignité (14 décembre 1654). Il inclut le clergé dans ce qu’il présente non comme un conflit personnel, mais comme une lutte commune pour préserver les libertés de l’Église Gallicane, lui rappelant que sa propre Assemblée en 1646-7 avait adopté cette position dont Retz avait été le porte-parole. Se plaignant d’être blessé dans le cœur de toutes les plaies que votre corps a reçues, il exhorte le clergé à rester uni avec son archevêque dans ces temps de persécution et de trouble et félicite ceux qui ont pris position pour lui. Mais il justifie également en termes conciliants ceux qui n’ont pas osé le faire, leur attribuant les paroles de Saint-Paul : nous n’avons pas fait le bien que nous voulions, mais nous avons fait le mal que nous ne voulions pas (22 mai 1655). Il cite de nombreux exemples dont Saint Cyprien, évêque de Carthage qui gouverna l’Église par ses lettres et fit, de sa cachette, tout ce qu’il aurait fait en présence et même Richelieu qui, pendant sa disgrâce, continua à exercer ses fonctions d’évêque du lieu de son exil. Protestant avec véhémence contre la saisie de ses revenus, il évoque l’archevêque de Canterbury qui avait défendu les biens ecclésiastiques contre l’usurpation et conclut que les actes contre lui rendent la puissance séculière maîtresse absolue de toute l’Église Gallicane. Amer, il reproche aux autorités d’avoir fulminé contre lui une excommunication politique et souligne qu’en lui faisant injure, c’est à tout le clergé qu’on s’attaque.
21Toutes les formulations de Retz soulignent le lien étroit qui unit le clergé dans le monde : si les membres du corps humain conspirent ensemble pour se prêter réciproquement un même secours, et ressentir les mêmes injures, les précieux membres du corps de Jésus-Christ doivent être d’autant plus inviolablement attachés à la défense de leurs mêmes intérêts, qu’ils sont joints entre eux par des chaînes toutes sacrées et toutes divines (8 mai 1656). Par des formules comme votre fidélité, on savait combien vous étiez éloignés de mauvaises décisions, ou Voilà votre véritable position, il fait de ses destinataires des alliés qui lui sont restés fidèles malgré les apparences extérieures, parlant non comme un chef de faction mais comme un agent unificateur. Les dissensions internes des autorités séculières sont présentées comme contraires à l’unanimité du clergé, une unanimité qui, ainsi que le souligne R. Golden, n’était pas tout à fait véritable puisque les évêques, les jansénistes, les amis et ennemis de Mazarin, avaient des points de vue très différents sur la matière. Mais les épîtres sont performatives : leur argument, leur stratégie d’énonciation et leur périgraphie accomplissent le lien qu’elles postulent. Il en est ainsi, par exemple, de deux brèves missives qui accompagnent la révocation de la démission de Retz et sa première épître du 8 août 1654. Ces « envois » dont l’un s’adresse au doyen, aux chanoines et au chapitre du diocèse et l’autre aux curés de Paris, visent à resserrer textuellement sa liaison avec les destinataires. Retz leur exprime ses remerciements, et revendique entre eux des liens d’amour, de reconnaissance, de générosité, de gratitude, caractérisés des deux côtés par le bonheur, les obligations et l’affection mutuelle. La profusion de tels termes dans de simples envois témoigne que leur but premier est de les signifier aux destinataires ainsi qu’au public. Chacune des grandes épîtres de Retz est également accompagnée d’un envoi au roi et d’un autre à la reine, où Retz professe sa fidélité, son obéissance et son amour. Cependant, aucun ne mentionne Mazarin, geste rhétorique que ce dernier dut interpréter à juste titre comme une oblitération symbolique, puisqu’il ne les remit jamais à leurs destinataires royaux.
22Afin d’éclairer l’efficacité de ces missives, il faut également considérer leur diffusion, ainsi que la réaction qu’elles provoquèrent parmi les autorités et dans le public. Dès son emprisonnement, on l’a vu, Retz avait établi une correspondance régulière avec ses vicaires généraux, et assuré la prompte impression et distribution de ses messages à travers Paris. Ses méthodes, sinon ses enjeux, sont le prolongement direct de la Fronde des mots analysée par Christian Jouhaud. Ce qui distingue la Fronde ecclésiastique, en revanche, est l’incapacité de leur auteur de soutenir sur le pavé les affirmations énoncées dans ses missives. Et pourtant, ceci contribue à amplifier sa parole : plus Retz se trouve dans l’impossibilité d’agir directement sur les fidèles, plus ses lettres y suppléent, énonçant sa position, portant sa voix dans la cité.
23Plusieurs aspects de cette action médiatique sont mis en scène dans la périgraphie même des épîtres : tout d’abord, un élargissement progressif de l’auditoire virtuel qu’elles convoquent. Ainsi, alors que la première et la troisième s’adressent à Messieurs les Doyens, Chanoine, et Chapitre de l’église de Paris, la seconde vise plus large : à Messieurs les archevêques et évêques de l’Eglise de France, de même que celle du 15 septembre 1656 : à MM les cardinaux, archevêques, évêques et autres députés de l’Assemblée Générale du Clergé de France. Enfin, dans un geste grandiose et désespéré, la dernière en date porte l’adresse suivante : À tous les évêques, prêtres et enfants de l’Eglise. La posture, bien que rhétorique, n’est pas entièrement simulée, car cette lettre, publiée en français et en latin, fut véritablement envoyée par Guy Joly aux évêques d’Italie, d’Allemagne, d’Espagne et de Pologne19.
24Cet horizon de plus en plus large visé par les lettres épiscopales s’accompagne par ailleurs d’un secret absolu en ce qui concerne leur origine. Leur date, le lieu d’où s’énonce leur auteur, de même que le lieu de leur impression, restent volontairement indéterminés ou cachés. Déjà, l’épître du 14 décembre 1654, bien qu’elle ait été écrite et imprimée à Rome selon le mémorialiste, ne porte aucune indication à cet effet, car le pape craignait d’aggraver le conflit avec la France en laissant Retz utiliser Rome comme signe de son appui. Après quelques autres qui indiquent le lieu d’impression, Retz quitte les États pontificaux et laisse régner le mystère sur son refuge. La lettre du 15 septembre 1656 porte l’inscription provocante : Du lieu de ma retraite que vous jugerez bien Messieurs, que je ne puis nommer. Les suivantes, adressées à tout le clergé de France et de caractère hautement public, restent tout aussi discrètes sur leur origine, portant simplement au bas de la lettre, la note : du lieu de ma retraite. Selon les contemporains, celle du 31 octobre 1656 inquiéta particulièrement Mazarin qui crut que le cardinal était revenu dans son diocèse. Tout comme plusieurs autres de cette période, elle indique comme son lieu de provenance « du Plessis », un nom de localité très courant dans la région parisienne que Retz insère « malicieusement », selon l’éditeur, pour cacher ses traces et pour imiter un échange régulier. La dernière épître, du 24 avril 1660, adressée À tous les enfants de l’Église, n’indique aucun lieu. Il va sans dire, enfin, qu’aucune n’indique de nom d’imprimeur, quoique toutes soient sous forme d’imprimés. L’effet devait être assez déconcertant : on ne pouvait plus être certain ni de leur lieu, ni de leur date, ni même que Retz les ait véritablement composées, la datation de certaines ne correspondant pas au jour où elles étaient apostées, d’autres répondant aux arrêts royaux ou aux missives publiées par le clergé dès le lendemain de leur publication, et ainsi de suite. C’est en vain que Mazarin tenta de retrouver l’auteur d’après leurs traces et le rythme de leur parution. Des rumeurs circulaient : que le cardinal avait laissé sa signature, qu’elles étaient écrites par ses vicaires, par Arnauld ou d’autres jansénistes… Un témoin, d’Aigreville, estime même que l’exilé se cachait un temps dans les tours de Notre-Dame à Paris20.
25Ces imprécisions rendaient la dissémination des épîtres encore plus extraordinaire, presque de l’ordre du miraculeux. Godefroi Hermant, témoin et auteur d’une histoire ecclésiastique détaillée de son temps, atteste que tous les destinataires de la circulaire adressée À tous les évêques et archevêques de France la reçurent, « les uns par les soins de M. le nonce, et les autres par d’autres voies21 ». Elle fut également affichée à travers la ville, de même que toutes les suivantes. La riposte royale, dure et tout aussi prompte, amplifie le scandale : il fut défendu de garder cette circulaire ou de la débiter sous peine de mort, on rechercha fébrilement les imprimeurs et les libraires qui auraient aidé à sa diffusion, et on fit brûler en place de Grève tous les exemplaires trouvés. Plusieurs pamphlets injurieux contre Retz, inspirés par Mazarin, furent imprimés et distribués. Entre l’archevêque et le ministre s’installe ainsi une correspondance assez singulière qui durera jusqu’à la fin de la Fronde ecclésiastique et qui – en même temps secrète et publique, personnelle et officielle, véritable et feinte – enserre dans ses maillons la capitale. Par exemple, le 28 juin 1655, une circulaire de Retz est affichée en une nuit dans toutes les églises de Paris, une trentaine au nombre, de même qu’à toutes les places publiques et carrefours22. Mazarin, furieux, réplique par un décret interdisant sous peine de mort sa diffusion ou même sa simple possession, et ordonne de la faire brûler par le bourreau après une lecture publique. Les fouilles systématiques pour trouver l’imprimeur et détruire d’éventuelles copies cachées, de même que le décret contre Retz, également placardé et crié à son de trompe, et six pamphlets violents contre lui, distribués à la population, nourrissent et augmentent le tumulte. Un peu plus tard, une lettre et un mandement de Retz accompagnant la bulle papale du Jubilé sont collés clandestinement aux portes des églises de Paris, et les piliers de la cathédrale de Notre-Dame en sont tapissés. Lorsque Mazarin saisit le revenu de l’archevêché prétextant que Retz n’a pas prêté le serment de fidélité, ce dernier envoie de Rome un serment au roi qu’il fait imprimer et afficher aux carrefours de Paris le 8 juillet 1656. Les répercussions ne se font pas attendre :
Ce jour-là même, dès cinq, heures du matin, un ecclésiastique s’étant présenté à la porte de M. le Chancelier, lui signifia cet acte. Et ce chef de la justice en fut tellement alarmé qu’il envoya aussitôt un exempt du Prévôt de l’île pour en faire arracher les placards par les carrefours. Mais cela ne se fit pas sans contradiction de la part du peuple, les bourgeois ayant maltraité en un endroit quelques archers qui voulaient les empêcher de lire ces affiches au coin d’une rue (Hermant, III, p. 103).
26Une conséquence de cette réaction en chaîne est de créer, conformément aux désirs de Retz et aux craintes de la couronne, un instrument de diffusion remarquable du scandale qui entoure sa persécution. Le peuple qui se rassemble aux coins des rues pour voir les décrets affichés contre son archevêque, la lecture publique du bourreau, l’affront des fouilles, et jusqu’aux pamphlets injurieux eux-mêmes, tout ce dispositif sert à mieux amplifier sa voix et son statut de victime. Les pamphlets commandés par Mazarin confirment cet effet, notant que les épîtres étaient lues partout à Paris, dans les assemblées, les académies, les salons, les marchés et les boutiques des artisans. L’un d’eux va jusqu’à affirmer que la lettre de Retz a survécu aux flammes du bourreau comme le Phœnix, et que de ses cendres naissent maints autres pamphlets séditieux23. Ces répercussions publiques donnent à la voix de Retz un statut fantasmatique, légendaire, quasi mythique. La stratégie qui consiste à répandre une information en utilisant la forme du secret, recommandée par le mémorialiste, est ici à l’œuvre dans toute sa force dans une affaire que Mazarin désirait certainement cacher au regard public. Par ailleurs, en dépit des manœuvres du ministre, un dialogue sans entraves, pratiquement instantané, semble s’instaurer dans la cité entre l’archevêque absent et ses ouailles. Ainsi, l’acte par lequel Retz révoque son grand vicaire – daté du 15 mai 1656, mais affiché quelques jours plus tard – semble répondre instantanément à la missive affichée le 21 mai dans laquelle des ecclésiastiques considérables lui représentaient les infidélités de ce personnage (Hermant, III, 83). Ce commerce virtuel se prolonge et se redouble dans la correspondance parallèle qu’entretiennent avec le public les vicaires de Retz, eux-mêmes cachés ou en fuite, puis leurs suppléants : ainsi, un mandement épiscopal qui défend au clergé et aux fidèles d’obéir à tout autre qu’aux grands vicaires nommés par Retz, porte au bas un ordre, signé du vicaire, qui le confirme et le répète24. De surcroît, ces injonctions prennent un nouveau sens lorsqu’on sait que le vicaire en question, Chassebras, est lui-même en fuite et introuvable. Les messages qui apparaissent mystérieusement pendant la nuit arborent pourtant soigneusement toutes les marques d’authenticité et de légalité. Ainsi, l’acte de révocation de du Saussay est marqué du sceau de Retz, contresigné par son secrétaire ordinaire en présence de deux prélats nommés, et donné, selon les indications précises, hors la porte de Rome appelée Flaminia. De plus, il est accompagné d’une lettre à afficher qui informe les diocésains de la révocation.
27Ces missives, qui fonctionnent simultanément sur le mode de l’interdiction et du sacré, se trouvent imprégnées d’un fort statut symbolique. Provenant de nulle part, apparaissant mystérieusement à Paris ou disséminés dans l’Europe chrétienne, adressés à tous par un archevêque qui s’incarne toujours en de nouveaux vicaires, ces messages, ainsi que leur cortège de protestations, de mandements, d’envois, d’ordonnances, prolifèrent la nuit dans l’espace public de la capitale et du pays. Tout comme le coadjuteur circulait jusqu’à l’aube pour redessiner la communauté virtuelle des frondeurs, ses lettres enserrent la ville dans leurs filets symboliques, sur un registre qui se veut dépouillé de tout intérêt particulier et de toute politique. De mystérieux paquets sont remis en main propre à l’Assemblée du clergé, souvent par un ecclésiastique inconnu. La stratégie devisée va jusqu’à faire délivrer le Serment de fidélité au roi du 1er mai 1656 au concierge du Chancelier par un homme qui le contresigne pour en témoigner :
L’acte ci-dessus a été par moi, Antoine Ragot, prêtre du diocèse d’Angers, signifié à Monseigneur le Chancelier en parlant à un de ses portiers trouvé en sa maison à Paris, à ce qu’il n’en prétende cause d’ignorance25.
28Il est difficile d’imaginer un geste plus audacieux, plus proche du crime de lèse-majesté, que le fait de harceler et d’assaillir ainsi les représentants réticents du pouvoir. Les deux traits – le mystère de l’origine, la publicité de la diffusion – ne font qu’augmenter au fur et à mesure que le conflit s’aggrave. Malgré les espions de Mazarin, le lieu où Retz se cache demeure mystérieux. L’illusion que ces lettres « tombent du ciel », d’autant plus forte qu’on murmure que leur auteur se cache dans les tours de la cathédrale, n’empêche pas qu’elles soient acheminées et signifiées de la manière la plus formelle, comme l’acte mentionné ci-dessus, ou la lettre du 12 décembre 1656, servie publiquement par le vicaire de Retz à l’Assemblée du clergé en session. Dans de tels cas, l’efficacité de la mise en scène est telle que les accusations de persécution de l’Église semblent se confirmer d’elles-mêmes. Ainsi, lorsque l’évêque de Sens exige que la missive de Retz soit incluse dans le procès-verbal de la session, Mazarin, présent, l’accuse d’ingratitude, ce à quoi l’évêque répond en lui rendant sur le champ une abbaye récemment reçue. Plusieurs témoins de l’époque relèvent l’atmosphère tendue, les craintes du ministre, la pléthore d’arrêts ou d’ordonnances royales qu’on ne cesse de crier dans les rues et qui répètent tous le même ordre d’arrêter Retz, la même interdiction sous peine de mort d’entretenir un commerce avec lui, d’imprimer ses pamphlets ou de l’aider. Ainsi, l’arrêt daté du 14 septembre 1656 redouble celui du 28 mai 1656, qui réitère celui du 16 avril 1655, qui n’est que la répétition intégrale de celui du 20 août 1654. Hermant rapporte que la diligence de Mazarin à trouver le cardinal en fuite « ne servit qu’à faire éclater l’inquiétude de celui qui les avait envoyés » et conclut : « Mais les plus grandes précautions politiques se trouvent quelquefois courtes, et en travaillant à faire des misérables, on travaille à leur acquérir des personnes inconnues qui ont de la compassion pour leurs maux » (III, 161). Même le silence complet que Retz garde entre 1657 et 1660 est expliqué par la suite, dans ses lettres, comme une stratégie volontaire pour le bien de l’Église, comparable à celle des anciens évêques persécutés par les empereurs romains26.
29Paradoxalement donc, les efforts des autorités pour imposer silence à l’auteur ne font qu’augmenter la portée de sa voix. Toujours rediffusée, rendue publique, oblitérée en vain des registres officiels pour renaître dans de nouveaux commentaires, la parole épiscopale ne cesse de hanter la couronne. Elle revient à travers la colère de la populace contre les gardes qui arrachent les placards et veulent en empêcher la lecture, dans les procès-verbaux de l’Assemblée du clergé qui la notent et la citent systématiquement tout en faisant mine de la censurer. Encore plus remarquablement, le message est diffusé par le fait même qu’on le déclare scandaleux, qu’on le fait lire par le bourreau, qu’on disperse les foules qui s’attroupent pour l’entendre, etc. Plus les épîtres deviennent publiques, plus leur auteur acquiert un statut symbolique : il incarne l’Église opprimée. Il ne s’agit plus d’une présence physique mais d’une parole désincarnée, qui s’élève de partout et de nulle part, dûment amplifiée par son grand vicaire, Chassebras, « cet homme invisible27 » qui, caché dans le clocher de Saint-Jean en Grève, fait miraculeusement carillonner le message de Retz et laisse « tomber du ciel » sur l’autel ses lettres, l’une après l’autre. Symboliquement, à travers ses vicaires, dans cette diffusion miraculeuse, Retz incarne la voix même de l’Église, qui retentit de partout et s’adresse à tous. On peut parler d’une véritable dépersonnalisation de l’auteur, de sa disparition élocutoire dans un acte dont l’horizon et la mise en scène relèvent de l’absolu et miment la voix divine, impersonnelle, qui s’énonce du clocher. Le sens ultime de « re-ligio » est enfin atteint dans cet ultime geste qui produit symboliquement entre l’évêque et ses fidèles, de même qu’entre ces derniers, un lien sacré.
30Répercuté par plusieurs chambres d’écho, le conflit engage aussi deux papes consécutifs. Le refus d’Innocent X de nommer des évêques lors de l’emprisonnement de Retz laisse vingt sièges épiscopaux vacants en France28 et même si son successeur Alexandre VII se montre un peu plus conciliant, on peut voir dans ces confrontations l’origine de plusieurs conflits avec la papauté qui marqueront le règne de Louis XIV. Par ailleurs, l’Assemblée générale du clergé de 1656-1657 diffuse le différend au-delà du diocèse, parmi tout le clergé de la France. Ses manifestations se multiplient, leur ton oscillant du drame politique ou sacré à la comédie. L’Assemblée du clergé, par exemple, discute longuement de la procédure à suivre à l’égard des circulaires épiscopales qui lui sont servies par divers émissaires : doit-on les lire ou non devant tous les délégués ? Les inclure ou pas dans les procès-verbaux ? Comment distinguer les lettres autorisées, qui portent sur le spirituel, de celles, interdites parce qu’elles touchent au temporel ? Le tout se reproduit au niveau des grands vicaires dont les missives parviennent à l’Assemblée avec la même régularité. En effet, entre 1654 et 1661, le conflit se rejoue à travers plusieurs séries de suppléants : 1. les grands vicaires désignés par Retz, Chevalier et Ladvocat29, que la cour persécute ; 2. ceux que l’on force le chapitre à nommer, mais que le clergé refuse30 ; 3. les suppléants nommés par Retz, Hodencq et Chassebras, qui assument la fonction après l’exil ou l’emprisonnement des premiers ; 4. du Saussay, le vicaire que Retz désigne sur une liste présentée par la cour, pour le révoquer un peu plus tard pour désobéissance ; 5. de nouveau Chevalier, libéré, qui reprend ses fonctions pour être reconduit à la Bastille. Le tout se reproduit intégralement chez les curés : trois d’entre eux (Loisel, Mazure et de Bry) sont exilés ou destitués de leurs fonctions pour avoir fait chanter le Te Deum lors de sa fuite de prison. Lorsque le curé de Saint-Merry reçoit à son tour la lettre de cachet pour avoir défendu Retz dans son sermon, la populace s’attroupe devant sa demeure pour recevoir sa bénédiction. En un mois, les curés tiennent quatre assemblées extraordinaires, défiant ouvertement l’interdiction royale de se réunir31. Et de nouveau, comme dans le cas de Retz, l’Assemblée du clergé amplifie le scandale de plus belle en prétendant le couvrir : ainsi, le 3 juillet 1656, lorsque Ladvocat fait remettre à l’Assemblée une lettre (qu’il imprime et diffuse ensuite), demandant protection pour lui-même et pour son confrère, on l’ouvre, décidant que la correspondance avec le grand vicaire ne tombe pas sous l’interdiction de communiquer avec l’archevêque (Hermant, III, 100). Pour la même raison, on l’inclut dans le procès-verbal malgré l’interdiction. La chaîne semble infinie, de même que la répétition des procédés : mêmes arrêts royaux interdisant l’exercice de la fonction, mêmes arrestations et exils, mêmes placards affichés la nuit, mêmes attroupements pour les lire, mêmes protestations du clergé, même dilemme pour Mazarin qui doit reconnaître l’autorité épiscopale de l’insurgé pour obtenir des vicaires plus dociles.
31Le secret prescrit par le pouvoir est bafoué, bien qu’on prétende sans cesse le contraire. Soi-disant indésirables, mais toujours soigneusement notées dans les témoignages et les registres, les lettres de Retz, prohibées, scellées, presque intouchables, n’arrêtent pas de refaire surface et de miner la volonté royale de les enterrer. Servies par des inconnus, déposées sur le bureau, transmises de main en main, ces épîtres se fraient un chemin jusqu’à leur destinataire ultime, le monarque en personne, qui se voit forcé sinon de les lire, du moins d’en accuser réception devant des témoins, parfois même de les prendre en main personnellement. Puis elles refont le chemin en sens inverse : on les rend aux députés, on permet aux seuls évêques suffragants de Paris de les lire car « n’étant que deux ou trois, le secret des choses mauvaises pouvait être aisément gardé » (Hermant, III, 111), on les enregistre. Comme nous l’avons vu, le plus souvent ces tentatives de les ensevelir dans le silence se soldent par des échecs : le 18 septembre 1656, par exemple, l’Assemblée reçoit un paquet de Retz qu’elle donne à lire aux évêques désignés. Le rapport qui lui en est fait, censé informer uniquement du spirituel, récapitule en fait toutes les plaintes de l’archevêque. L’Assemblée non seulement en informe le roi, mais lui envoie immédiatement une copie de cette même lettre que le monarque refusait de recevoir (Hermant, III, 163). Autre épisode : lorsque le chancelier se résigne à réinstaller Hodencq comme grand vicaire, celui-ci exige que son rétablissement soit sanctionné par décret officiel et qu’on lui permette de communiquer avec l’archevêque en fuite (Hermant, III, 168). De son côté, son confrère Chevalier, relâché entre temps, apporte à l’Assemblée une lettre de Retz reçue d’un ecclésiastique inconnu, et déclare qu’il ne le ferait jamais s’il savait qu’elle contînt autre chose que le spirituel (Hermant, III, 192). Rassurée, la compagnie ouvre donc la lettre et la fait lire. Or, qu’y trouve-t-on ? La déclaration de Retz qu’il ne se plaindra pas de ses longues souffrances, qu’il ne parlera point de l’union inviolable qui doit régner entre les évêques pour leur dignité commune, qu’il dépose entièrement ses intérêts dans leur confiance (Hermant, III, 206, etc). L’assemblée l’insère sans plus tarder dans le procès-verbal dont elle n’avait pas hésité à exclure quelque temps auparavant une lettre du roi, jugée trop sévère (Hermant, III, 92). La scène rappelle étrangement celle du héraut de la reine que le Parlement refuse de recevoir. Inutile de dire qu’elle frôle le comique !
32Autre variante : le 19 juin 1656 un ecclésiastique inconnu se présente devant l’Assemblée du clergé sous le nom d’abbé Saint-Jean et demande à lui communiquer une affaire d’une grande importance. (Hermant, III, 78). On délibère et, quoiqu’il s’avère qu’il est un agent de Retz, on décide de lui donner audience sur le champ et de recevoir à l’avenir tous ceux qui se présenteraient en habit ecclésiastique, sans qu’ils aient à dire de quelle affaire il s’agit. L’inconnu ayant disparu pendant ces délibérations, l’Assemblée ajourne la session. Mais lorsque, le lendemain, comme on pouvait s’y attendre, le gouverneur de la Bastille et ses gardes investissent la salle avec ordre d’arrêter l’émissaire et de ne laisser personne sortir ni communiquer avec l’extérieur, la compagnie se déclare choquée par cet acte qui « viole sa liberté », le note au procès-verbal et se dirige de ce pas chez le roi pour s’en plaindre (Hermant, III, 80). Deux semaines plus tard, l’événement se répète : le nommé abbé Saint-Jean présente à l’Assemblée une lettre de Retz qu’il assure être toute ecclésiastique et dans tous les sentiments de respect dus au roi. Cette fois-ci, enfin, on obéit aux ordres du monarque et on la lui renvoie cachetée, mais en le priant de laisser dorénavant l’Assemblée lire les lettres sans les lui envoyer (Hermant, III, 101). Ce qui n’empêche pas les députés, sommés de se justifier par Mazarin, de déclarer « qu’ils n’entendaient point avoir aucun commerce politique avec M. le cardinal de Retz ; mais que pour ce qui regardait les ecclésiastiques, ils ne s’en pouvaient jamais séparer que dans le cas de l’excommunication, ou après un jugement canonique qui l’aurait défendu » (Hermant, III, 109). De tels cas abondent.
33Assumant le rôle historique de l’évêque persécuté, se réappropriant la figure de prédécesseurs illustres, absent, incognito, presque désincarné, Retz devient ainsi l’exemplum auquel se rallie une grande partie du clergé. Pour les curés, il sert même de point focal pour se constituer et se représenter en corps, ainsi que l’illustre R. Golden. Dans cette lutte, le personnage s’estompe, et l’archevêque de Paris devient un site contesté, un nom pour désigner désormais le litige et le réalignement entre le pouvoir temporel et l’autorité ecclésiastique. Entrer dans l’histoire en devenant la bannière d’une cause impersonnelle, n’est-ce pas tout compte fait le sommet de l’art politique et de la politique comme art ?
34En revanche, dans le domaine matériel, la lutte tire à sa fin. Le 9 septembre 1660, informé que Retz n’attend que la mort du ministre pour rentrer en France Louis XIV déclare en personne : « S’il attend cela, il ne tient rien. Il ne rentrera jamais dans l’archevêché tant que je vivrai32 ». Le 9 mars 1661, Mazarin disparaît en maudissant Retz sur son lit de mort33. Un mois plus tard, las et financièrement épuisé, conscient que Louis XIV ne changera pas à son égard, ayant perdu depuis longtemps l’appui du pape, l’archevêque insurgé démissionne définitivement et sans conditions. Il attendra longtemps avant de pouvoir rentrer d’exil et se retirer sur ses terres. Il a donc échoué dans l’ordre de l’événement, pour reprendre ses termes. Mais, tout en perdant la lutte matérielle peut-être l’a-t-il gagnée dans l’ordre symbolique. Il était tout au moins enfin réconcilié avec son destin, si l’on en croit la lettre par laquelle il annonce au pape sa démission finale de l’archevêché :
Votre Sainteté […] sera sans doute bien aise que j’aie rencontré un heureux moment, dans lequel j’aie pu ménager les intérêts de l’Église et rendre tout ensemble à mon souverain les témoignages de la parfaite soumission que je lui dois34.
35Les deux horizons irréconciliables de la politique de Retz, l’heureux moment et le destin, sont harmonieusement accordés dans cette formulation qui semble se clore sur une paix enfin atteinte avec l’autorité et avec soi-même. Il va sans dire que la formule peut aussi ne traduire – on ne le saura jamais – que la parfaite politesse de la diplomatie épistolaire. Quoi qu’il en soit, de la conjuration à la persécution, puis à la réconciliation, l’ancien Frondeur aura enfin consumé sa passion. Désormais, les chaînes qui le lient à l’Église ne seront plus remises en question, pas plus que celles qui le lient à son souverain. Dans cette heureuse rencontre se vérifie de manière ultime l’acte de se plier aux vœux ecclésiastiques.
36Ayant intériorisé la voix de l’autorité, Retz n’énoncera dorénavant plus aucun message public en son nom. Comme le révèle le cas de Fouquet, le prince, de même, aura fait son apprentissage. Le lendemain de la mort de Mazarin, Louis XIV proclame deux décisions qui définiront désormais son règne : il s’opposera absolument au retour de l’archevêque insurgé, et il prendra lui-même la direction de l’État. L’un apprend à obéir, l’autre à commander : ce moment scelle l’acte de naissance de l’absolutisme, mais aussi celui du for intérieur du sujet.
37Ce n’est peut-être pas un hasard que l’affaire de Retz ait ouvert une période des plus houleuses entre la France et le pouvoir pontifical. Car, de même que le procès avorté contre lui avait contraint l’absolutisme royal à reconnaître ses limites par rapport à l’Église, la rancune tenace que lui voue Louis XIV obligera le pape à accepter les bornes de son autorité envers l’État national. Par un juste retour des choses, ce cardinal frondeur qui avait occasionné le plus grand différend entre l’État et l’Église, fut aussi celui qui aida à le reformuler afin de le réduire, dans deux grands conflits qui opposèrent Louis XIV et le pouvoir pontifical, le scandale de la garde corse en 1662, et l’affaire de l’infaillibilité papale en 1665. Lorsque la garde corse du pape tira sur l’ambassadeur de France à Rome, provoquant un important conflit entre le roi et le pape, les ministres français demandèrent conseil à Retz qui suggéra de menacer de saisir Avignon, dont l’acquisition par le Saint-Siège était juridiquement nulle. Le gouvernement français accepta ses conseils, de même que les propositions de réparation qu’il fut chargé de rédiger. Trois ans plus tard Retz intercédait dans un nouveau conflit avec Rome : la Sorbonne avait édicté une censure contre deux ouvrages soutenant la thèse de l’infaillibilité papale. Le pontife riposta en condamnant solennellement les censures par une bulle papale que le Parlement de Paris, pro-gallican, déclara nulle. Retz œuvra à concilier les deux côtés, soutenant que la Sorbonne n’avait pas voulu condamner la doctrine de l’infaillibilité pontificale, mais seulement celle qui soutenait que le contraire était une hérésie. Il n’est point besoin de souligner la proximité de ce raisonnement équivoque et de la logique qui gouverne sa vision du pacte politique entre le prince et les sujets. L’accord tient seulement si on laisse chacune des parties l’interpréter implicitement à sa manière…
Notes de bas de page
1 Richard M. Golden, The Godly Rebellion. Parisian Curés and the Religious Fronde, 1652-1662 (Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1981). Cette étude donne un aperçu général de la Fronde ecclésiastique et du rôle qu’y joua Retz. Voir aussi l’Introduction de Jacques Delon à Retz, « Correspondance, Lettres Épiscopales » dans Œuvres complètes, tome IV, Champion, op. cit., qui reprend en détail toute l’affaire de Retz.
2 Bien que les linguistes ne s’accordent pas tous sur ce sujet, on rattache souvent le terme religion à l’acte de relier, « re-ligere ».
3 Marcel Gauchet, « L’État au miroir de la raison d’État : La France et la chrétienté » dans Y.-C. Zarka, Raison et Déraison d’État, op. cit., p. 193-244.
4 Voir la note 5, p. 944, de l’éditeur, in Retz, Œuvres (Gallimard), op. cit.
5 R. Golden, op. cit., p. 13. Ma traduction.
6 J’emprunte cet historique à Victor Martin, Le Gallicanisme politique et le clergé de France (Paris, Auguste Picard, 1929).
7 Par une ironie du sort, le député qui défendait la position du clergé était Richelieu. À noter que dans sa propre lutte pour les libertés et immunités du clergé, Retz ne faisait que reproduire cette position.
8 V. Martin, op. cit., p. 313-320.
9 L’expression est de Saint-Simon qui, malgré sa foi inébranlable, exclut explicitement ce sujet de ses Mémoires. Retz, lui-même apprécie la discrétion à cet égard. Ainsi, il méprise chez le comte de Brion le salmigondis perpétuel de dévotion et de péché, c’est-à-dire leur expression alternée sur le même plan (public), et loue chez le célèbre Évêque de Lisieux, une piété sans faste et sans fard (p. 160).
10 J. T. Letts, op. cit., p. 178.
11 J. Delon, Le cardinal de Retz orateur, op. cit., p. 335 et passim.
12 Pierre Blet, Le Clergé de France et la Monarchie. Étude sur les Assemblées générales du clergé de 1615 a 1666 (Rome, Librairie Éditrice de l’Université grégorienne, 1959).
13 Pour les liens complexes entre Retz, le jansénisme et le clergé, surtout les curés de Paris, voir R. Golden, op. cit.
14 Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Œuvres, Paris, Gallimard, 1945, p. 366.
15 Voir l’Introduction de J. Delon à Retz, Œuvres complètes, IV, Champion, op. cit., p. 86 et 163, qui récapitule en détail les luttes occasionnées par le procès que Mazarin voulait intenter à Retz.
16 De plus, il note que le chapitre fit chanter un Te Deum lors de son évasion, ce qui provoqua la colère de la cour (p. 956).
17 R. Golden, op. cit., p. 22.
18 Les lettres épiscopales de Retz, citées ici à partir de ses Œuvres complètes, Champion, op. cit., t. IV sont indiquées par leur date. Dans son introduction, J. Delon fournit un historique détaillé de leur publication dont je m’inspire.
19 Voir la notice de l’éditeur dans Retz, Œuvres, G.E.F., op. cit., t. VI, p. 319.
20 Voir Jacques Delon, « Introduction » à Retz, Œuvres Complètes, Champion, op. cit., t. IV, p. 156.
21 Godefroi Hermant, Mémoires sur l’histoire ecclésiastique du xvii e siècle (1630-1663), op. cit., II, p. 620. Les références ultérieures sont insérées dans le texte.
22 Retz, Œuvres Complètes, G.E.F., op. cit., t. VI, p. 110-111, notice.
23 Ibid., VI, p. 20.
24 Jacques Delon, « Introduction », Œuvres Complètes, Champion, op. cit., t. IV, p. 325.
25 Retz, Œuvres complètes, G.E.F., VI, p. 180.
26 Jacques Delon, « Introduction », Retz, Œuvres Complètes, Champion, op. cit., t. IV, p. 167.
27 Claude Joly, cité dans R. Golden, op. cit., p. 52.
28 R. Golden, Ibid. p. 27.
29 Orthographié aussi Lavocat.
30 L. Batiffol, Biographie du cardinal de Retz, op. cit., p. 173, note que Claude Auvry, évêque de Coutances et Cohon, ancien évêque de Dol, qui avaient célébré les offices à Notre-Dame sur l’ordre de la cour, furent déclarés en suspens par Retz, soutenu par l’Assemblée du clergé. L’archevêque de Rouen censura l’évêque de Coutances, qui l’excommunia en retour, l’auteur, conclue : « le trouble était complet ».
31 R. Golden, op. cit., p. 39-42.
32 Cité par Jacques Delon, « Introduction », Retz, Œuvres Complètes, Champion, op. cit., t. V, p. 175.
33 Le 8 mars, il avait fait publier une ordonnance contre Retz. Voir entre autres, Chantelauze, Le cardinal de Retz et ses missions diplomatiques à Rome, op. cit.
34 Retz, « à Alexandre VII, le 18 février 1662 », citée dans Œuvres Complètes, t. IV, Champion, op. cit., p. 565.
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