L’apprentissage de la louange : pour une typologie de la prière dans les Pèlerinages de Guillaume de Digulleville
p. 159-184
Texte intégral
1La prière, l’oraison participent d’une longue et complexe tradition. Si elles sont d’abord le propos muet du cœur qui s’adresse à Dieu, elles sont aussi l’occasion d’une effusion collective. Si elles sont jaculatoires, appel à l’aide ou action de grâce, elles se coulent aisément dans des formules préétablies, qui font du Notre Père une sorte de modèle sans égal, mais reçoivent aussi bien le cantique de Siméon que les Psaumes de David.
2Lorsque Guillaume de Digulleville les emploie, il le fait bien évidemment comme le fait n’importe quel chrétien, de son temps ou de tous les temps ; il s’inscrit dans une tradition qui mêle l’effusion intime et les psaumes appris, le murmure du cœur et les antiennes entonnées, les demandes et les actions de grâces. Il s’inscrit non seulement dans la tradition du croyant qui s’adresse, individuellement, à un Dieu qui l’écoute, mais aussi dans celle de l’écrivain qui compose des œuvres pies.
3Composer une prière, l’écrire, en vers comme en prose, relève d’une responsabilité ecclésiale, en ce que ce geste engage non seulement l’individu, mais se mêle d’offrir à la communauté des paroles, des étapes pour que chacun les investisse, se les approprie. C’est le geste d’un tailleur qui ferait un unique vêtement, destiné à s’ajuster à chacun. La rhétorique a bien sûr sa part, le métier, mais il serait un peu vain de chercher à voir ici quelque chose de la topique des troubadours ; s’ils sont dans une situation où l’on peut feindre et restituer la tête froide et à cœur serein l’amour de la dame, il ne saurait en être de même pour la prière et l’oraison. Entendons par là que plus qu’ailleurs la sincérité est de mise, la spontanéité de l’élan, en même temps que la forme elle-même d’une œuvre calée, cadrée, dont la structure même la rend mémorable. Comment, en fait, concilier l’épître aux Romains « similiter autem et Spiritus adiuvat infirmitatem nostram ; nam quid oremus sicut oportet nesci- mus, sed ipse Spiritus postulat pro nobis gemitibus inenarrabilibus 1 », qui nous montre les gémissements inexprimables de l’esprit comme la forme la plus profonde de la prière, et le raffinement textuel et musical des psaumes – sans parler d’œuvres comme les fameuses Louanges de la Sainte Croix de Raban Maur ; comment concilier l’art littéraire et la spontanéité, l’entraînement et l’immédiateté ?
4On pourrait reporter dans cette compréhension de la prière le débat qui sépare Marthe de Marie, l’une travaillant à l’accueil du Christ, l’autre se contentant de boire ses paroles (Lc 10, 42). Il est certain que la plus belle part est à celle qui écoute, mais la Glossa ordinaria ajoute « Non reprehenditur pars Marthae, quia et ipsa bona ; sed laudatur pars Mariae, quae quare sit optima, subinfertur 2 » ; c’est parce que Marthe se soucie de l’intendance que d’autres peuvent se consacrer à la conversation avec le Christ. Deux choses en sont à retenir ; le service de la prière peut être prière en soi ; la matérialité de la tâche ne lui ôte rien de sa spiritualité. Au-delà, l’excellence du service matériel peut avoir quelque mérite aux yeux du Seigneur ; c’est ce que rappelle le conte du Jongleur de Notre Dame, qui montre comment même un divertissement peut être agréable à l’enfant Jésus. Les Louanges de la Sainte Croix de Raban Maur font de leur virtuosité la trame même de leur exaltation, et mêlent inextricablement une vertigineuse méditation mystique et une éblouissante démonstration de maîtrise formelle. Écrire une prière, c’est faire le travail de Marthe, pour que Marie puisse prier en toute liberté.
5Dans la perspective qui nous retient, il s’agit de comprendre comment et pourquoi Guillaume de Digulleville utilise les prières inscrites dans un cycle d’œuvres qui est à lui seul oraison et action de grâces. On se rappelle l’épisode du diable attaquant Gautier de Coinci parce qu’il servait la foi par la composition de ses miracles de la Vierge : le métier d’écrivain est bien d’édifier, et Guillaume ne s’en écarte guère. La prière qui s’inscrit dans une telle œuvre a donc d’autres missions, en ce qu’elle participe d’une forme supérieure de l’édification ; elle se propose comme modèle en même temps qu’elle concourt à la progression dramatique. Sa virtuosité sera double, en ce qu’elle est bien sûr celle du pèlerin, à la sincérité toute littéraire, et aussi à d’autres moments, où il se signe comme en acrostiche, celle du poète même, qui se glisse un instant dans cette figure générique qu’il a composée pour que chacun de nous puisse s’y reconnaître. On essaiera de montrer que la suite des pèlerinages constitue en soi une sorte de cheminement et de maturation de la prière, qui va passer du discours personnel à un discours bien plus global, et qui va l’inscrire dans une économie de la foi et de la grâce qui est un des fondements de l’Église. En cela, Guillaume de Digulleville contribue à cristalliser la dévotion de son temps, et lui donne une forme qui ne sera pas sans descendance.
6Le discours des théologiens sur la prière joue souvent sur le fait que c’est le même mot orare qui renvoie à la parole, et qu’elle est quasiment la finalité de la bouche elle-même : « Oratio dicta est quasi oris ratio » nous dit Cassiodore3. Et cependant, elle est bien différente du simple son de la voix. Isidore ajoute : « Oratio cordis est, non labiorum 4. » Un sermon attribué à saint Augustin formule clairement une sorte de doxa qui se retrouvera dans l’ensemble de la tradition patristique :
Qualiter orandum. Ante omnia, fratres charissimi, quoties orationi incumbimus, cum silentio et quiete supplicare Deo debemus : quia quicumque voluerit cum alta voce orare, omnibus juxta se stantibus orationis fructum videtur auferre. Rugitus tantum et suspiria vel gemitus audiantur. Nam oratio nostra talis esse debet, qualis fuisse legitur sanctae Annae matris beati Samuelis. Sic enim de illa scriptum est, quia flens orabat, et labia ejus tantummodo movebantur, et vox penitus non audie- batur (I Reg. I, 11 et 13). Audiant haec omnes et imitentur, praecipue illi qui ita alta garrulitate sine ulla verecundia cum strepitu vocis orant, ut juxta se alios orare non permittant. Oremus ergo, sicut dixi, cum suspirio, rugitu vel gemitu, secundum illud propheticum, Rugiebam a gemitu cordis mei (Ps. XXXVII, 9). Oremus, inquam, non voce sonante, sed conscientia ad Deum clamante5.
7Si la prière est discours, elle est essentiellement intérieure, et pourra s’exprimer « de bouche » aussi bien par les pleurs et les soupirs que par les clameurs ou les rugissements. Ce qui compte, c’est bien sûr le rapport immédiat à Dieu, le cri de la conscience. Mais pour s’élever, la prière a besoin d’une conscience pure, d’une condition mentale, voire d’une posture physique déterminées ; elle participe d’une attitude générale qui permet à saint Augustin de dire que la prière a deux ailes, le jeûne et l’aumône6. Ce n’est pas une découverte, la prière est au cœur du dispositif de la foi, et doit s’articuler selon un ordre précis. À la suite de la première épître à Timothée7, Cassien nous apprend – et il sera suivi par la tradition – qu’il y a quatre types de prière, « obsecratio, oratio, postulatio, gratiarum actio 8 ». L’obsécration est la supplication par laquelle nous demandons à être libérés du mal ; l’oraison est la demande de quelque chose de bon pour nous ; la postulation renvoie au bien que nous demandons pour autrui9. Mais cette typologie rend mal compte du cheminement du fidèle, qui dans son itinéraire spirituel sera progressivement capable de renoncer à son propre désir pour demander à Dieu « da quod jubes, et jube quod vis 10 » comme l’écrit saint Augustin, « ce que tu sais qui nous est nécessaire », comme l’écrit Meschinot. La prière participe d’un approfondissement qui se manifestera tout au long du cheminement que décrit Guillaume de Digulleville et que l’on va aborder en suivant l’ordre chronologique des œuvres.
Pèlerinage de vie humaine
8Le Pèlerinage de vie humaine présente comme une initiation à la prière ; on y voit en effet le pèlerin partir à l’aventure et affronter progressivement les vicissitudes de la vie, armé de son bourdon et de sa besace ; lorsqu’il est vaincu par les Péchés Capitaux, il laisse échapper une lamentation tout à fait révélatrice de son état d’immaturité :
Quant ainsi me vi atrapé,
Jus abatu, feru, navré,
Quant mon bourdon perdu avoie
Par qui relever me souloie,
Onques nus hons si com je crois
Ne fu plus desolez de moi.
« Ha las ! dis je, que feras tu ?
Chetis, dolens, que diras tu ?
Or es tu venu a ta fin
Pour quoi fus onques pelerin ?
Pourquoi onques bourdon preïs
Pour perdre lë en cest païs ?
Miex te vausist quë avortez
Tu eusses esté et mort nez […] » (PVH, v. 10697-10709)
9On le voit, si sa situation est désespérée, il est effectivement proche du désespoir et, s’il ne met pas fin à ses jours, il en est à regretter de vivre. Ce n’est qu’ensuite que le pèlerin invoque Pénitence, en manifestant un vif regret de ne pas avoir suivi ses conseils, puis en invoquant les sacrements de l’Église, reçus en vain « puisqu’est perdus Le baston par qui me souloie Moi redrecier, quant cheu estoie » (v. 1073810740), puis en se tournant vers Jérusalem, qu’il ne verra pas assurément, vu sa situation. Il ne s’agit pas ici d’une prière, mais d’une sorte de lamentation ; on évoque les biens et les bienfaits, perdus, on regrette les occasions manquées, mais on n’en est pas encore clairement au repentir. Il n’empêche, le pèlerin sera sauvé par Grâce de Dieu, et il l’accueille avec une gratitude sans mélange :
Onques vers toi ne desservi
Que pensasses de moi ainsi !
Maintenant estoie perdu
Se ne m’eüsses secouru. (PVH, v. 10793-10796)
10Celle-ci lui donnera une nouvelle chance et lui permettra d’aller à Pénitence, mandaté en cela par la Vierge. Celle qui l’accompagnait, représentée par l’escarboucle qui brillait presque au sommet de son bourdon, « par laquelle sont ravoiés Tous eschampés et forvoiés » (v. 3715-3716), devient maintenant une figure extérieure, à qui il pourra s’adresser. Reste à savoir comment, et le pèlerin dit deux choses distinctes : « volentiers euvre ma bouche » (v. 10864), ce qui correspond à un écho du « Domine labia mea aperies » (Ps. 50, 17) si fréquent dans les répons des heures, et demande que « la guise me moustrïez coment prier la devroie » (v. 10868-9), qui est pour lui comme un écho du « Domine doce nos orare » qui dans l’évangile de Luc (XI, 1) prélude au Notre Père. Grâce de Dieu lui envoie donc un écrit, et souligne « Vois comment prier tu la dois » (v. 10873), avant que le poète ne propose sa célèbre prière alphabétique. Elle appelle cependant quelques remarques, même après l’étude qu’en a faite Gérard Gros11. Gérard Gros constate la dimension féminine de ces poèmes alphabétiques, en soulignant entre autres que « tout poème abécédaire, typique en cela de l’art d’écrire, devrait renouveler ou imiter la genèse […]. La pièce abécédaire se détourne du principe créateur, divin, au bénéfice du principe féminin, en tant qu’il est promesse de génération, maternité potentielle12 ». C’est oublier que dans la dialectique de l’oral et de l’écrit, la Vierge est indiscutablement du côté de l’écrit : alors que Dieu est le Verbe, Marie est associée à sa mise en œuvre, à son actualisation : face au phylactère de l’ange qui symbolise la parole, Marie a bien souvent un livre d’heures devant elle, et il est de tradition de la représenter en train d’apprendre à lire avec sa mère sainte Anne. L’écrit est d’une certaine façon ce qui permet l’incarnation du verbe, le complément logique de la Bonne nouvelle.
11Par ailleurs, il faut sans doute prendre en compte le désir d’universalité que peut impliquer une écriture pangrammatique comme celle-ci. Il y a quelques années, les quotidiens avaient reproduit sur une page publicitaire un clavier d’ordinateur (mac je crois, avec sa pomme identifiable) comportant toutes les lettres de l’alphabet, et la simple mention « vous avez ici tout ce qui est nécessaire pour écrire le nouveau roman de Philippe Djian13 ». La totalité des lettres permet la totalité des mots. Il n’est pas possible d’invoquer, pour une oraison comme celle de Guillaume de Digulleville, un désir mnémotechnique, le lien est trop ténu. Le désir reste manifeste cependant de figurer une oraison comme littéralement « inépuisable ».
12Cette dimension, tout comme le fait qu’elle est prévue pour accueillir et donner forme à toute oraison individuelle, permet de retrouver les étapes attendues de la rhétorique de l’oraison. Ici, c’est évidemment l’obsécration qui va ouvrir la prière, appel à être libéré du mal, en même temps que remords d’y avoir succombé. La Vierge est « du monde le refui » (v. 18893), ce qui reprend la tradition iconographique de Marie abritant les humains sous son manteau ; elle est « de salut la porte » (v. 10907), en écho à la formule litanique porta Cæli, qui fait elle-même écho à la Genèse14. On reconnaît ensuite sa puissance, « Dame de misericorde » (v. 10929), et on l’invoque aussi bien comme refugium peccatorum : « en fuiant m’en vieng a ta tente » (v. 10953) que comme stella maris « a nul onques amere Ne dus en terre ne en mer » (v. 10966-10967) : on voit que l’on est passé de l’obsécration à l’oraison. L’évocation des éléments qui constituent une annonce de Marie dans l’Ancien Testament permet le passage à la postulation, puisque le discours devient un discours collectif :
De toi vient, de toi redunde
Tout le bien qui nous habonde ;
N’avons autre tirelire
En toi tout pouvre homme espire
Et de toi son salut tire,
En toi seule se fonde. […] (PVH, v. 11040-11045)
A toi sont toutes gent beant
Qui en la foi sont bien creans
Et en toi ont foy entiere
A nul onques ne fus fiere. (PVH, v. 11052-11055)
13Il retourne certes à une dimension plus individuelle à la fin, mais sans aucune des notations qui pourraient inviter à reconnaître Guillaume ou le pèlerin. S’il n’y a pas d’action de grâce, il y a en revanche une reconnaissance du pouvoir insigne de la mère de Dieu.
14Lorsque le pèlerin est reparti sur la mer et qu’il rencontre le personnage ambivalent de Tribulacion, il ne sait s’il est promis au salut ou à la damnation. Mais, alors qu’il est jeté à l’eau et frappé, il sera sauvé par sa capacité à conserver son bourdon – emblème du pèlerin, mais aussi figure mariale puisque, on l’a vu, l’escarboucle qu’il porte la représente. Toutefois, au moment où celui-ci est près de lui échapper, le voici qui prie – mot qui ne semble pas avoir été utilisé auparavant :
Quant en tel peril je me vi,
Je priai lors a Dieu merci.
« Merci, dis je, douz createur !
En ma tristece, en ma douleur
Defaillan ne me soiez mie ! […] » (PVH, v. 12281-12285)
15Le pèlerin reconnaît sa faute, et ajoute :
Se ne me prestes. i. refuge
Aussi qu’u temps du deluge
Par ta grace a Noé fëis,
Tu voiz, douz Diex, que sui perilz. (PVH, v. 12297-12300)
16La référence à Noé a les échos, volontaires à mon sens, de la prière du plus grand péril que l’on voit si souvent dans les chansons de geste. Il s’agit de rappeler la grandeur divine, de reconnaître sa puissance, d’en proclamer l’efficace pour qu’elle s’applique au suppliant et lui sauve la vie. La dialectique est habile, parce qu’en même temps qu’elle reconnaît la force du Seigneur, elle l’incite à agir, sans pour autant réclamer une chose précise : confiance héritée de saint Augustin et de son « jube quod vis », confiance qui en tout état de cause permettra à Tribulation de devenir pleinement une figure positive. On voit donc, grâce à l’efficace de cette prière du plus grand péril, le pèlerin poursuivre sa route, bientôt sur la nef de religion, recevant de Crainte de Dieu la colée qui le fait clerc. Il rencontre là bien des personnes étranges, dont une particulièrement :
Une autre trouvai u moustier
Qui portoit boiste a messagier
Et avoit eles estendues
Prestes pour voler aus nues
Et. i. tarere lonc portoit
En sa main et haut le tendoit.
A l’autre main, dont m’esbahi,
Servoit gens mors que leens vi,
Et sembloit que par son servir
Les feist a vie revenir. (PVH, v. 12685-12694)
17Le personnage est glosé un peu plus loin, et l’on comprendra sans difficulté que la boîte de messager qu’elle porte permet une sorte de distribution des biens acquis par la prière : « les ressert Selonc ce que chascun dessert » (v. 12887-12888). Sa tarière permet de faire fluer du ciel les biens qui se déverseront sur les fidèles. Mais sa grande dimension (assez grande pour percer le ciel !) permet de la nommer Fervent Continuation. Cette continuité dans la prière est celle qui non seulement permet d’accéder au ciel mais qui s’inscrit dans la durée :
Maille ne denier n’ont donné
Qui ne leur soit guerredonné
A cent doubles, quar il en ont
La vie ou ja mais ne faudront
Si que, se les vis ont servi,
Aussi par eus dont resservi. (PVH, v. 12899-12904)
De mort ressusciter les fait
Par les grans biens que elle leur fait.
Et Purgatoire leur abriege
Et de leur paines les aliege. (PVH, v. 12907-12910)
18Cette permanence, cette répartition de la prière permet la communion des saints, cette capacité qu’ont les vifs de prier pour les morts et les morts de soutenir les vivants par leurs oraisons.
19Si l’on se rappelle que le monastère de Chaalis suivait la règle de saint Benoît, on voit que c’est huit heures par jour qui sont dévolues à l’oraison : son arrivée dans l’univers du pèlerin est certes tardive, mais elle est fondatrice ; plus que d’autres vertus qui l’accompagnent dans la nef de religion, Oraison va investir la vie du pèlerin, et constituer une sorte de clausule de tout le pèlerinage : en effet, après la vision de sa propre mort, le narrateur est réveillé par la cloche du couvent. Le terme d’« orloge de convent » (v. 13496), plus que celui de cloche, que l’on attendrait, renvoie à deux notions également importantes ici, puisque figurent dans l’étymon du mot (Horologia) les heures, qui sont les moments de la prière, et le logos, cette parole, intérieure ou extérieure, qui caractérise l’oraison : Domine labia mea aperies...
Pèlerinage de l’âme
20Le monde qu’habite désormais le pèlerin est investi par la prière, et c’est elle qui constituera une sorte d’élément central du Pèlerinage de l’âme qu’il publie bien des années après. Comme dans une continuité, le pèlerin reprend la vision qui avait clos le premier songe pour en faire le point inaugural de la suite : il est mort, après avoir eu le temps de penser que l’homme « n’est pas plus que la florecte qui chiet jus Au vent et flaistrie devient » (PA, v. 17-18), phrase qui reprend et paraphrase le passage bien connu d’Isaïe (40, 60-8) :
Vox dicentis clama et dixi quid clamabo omnis caro faenum et omnis gloria eius quasi flos agri exsiccatum est faenum et cecidit flos quia spiritus Domini sufflavit in eo vere faenum est populus exsiccatum est faenum cecidit flos verbum autem Dei nostri stabit in aeternum15.
21Ainsi, comme en filigrane, en hypotexte, le moment de veille du narrateur propose-t-il une sorte de clef de l’ensemble du Pèlerinage de l’âme, opposant la vanité de l’humanité face aux paroles divines.
22Dès la mort du pèlerin, dès que le corps est enterré, on voit s’envoler « La noble dame au tariere Qui nommer se fait Priere » (v. 49-50), pour intercéder auprès de Dieu. Il n’est pas lieu de rappeler les grands traits de l’intrigue ; ce qui me retiendra, c’est dans la prière du pèlerin qui cherche un avocat, la reprise de la strophe d’Hélinant qui fonctionne presque comme un signe de l’oraison, comme une marque formelle qui contribue à la structurer. On relèvera de même l’invocation aux saints pour qu’ils lui communiquent une partie de leurs mérites : « Vous requiers que des merites Qu’en tresor jadis meïstes Oultre vos gouvernements Vous me faciés aumousnement Et don liberal mesmement » (v. 982-986). La réversibilité de la prière et des mérites est ainsi invoquée pour venir au secours du pèlerin en mauvaise posture.
23Mais on le sait, malgré l’intervention de saint Benoît, le sort du pèlerin est d’être damné, jusqu’au moment où Miséricorde intervient :
Je viens de devant Jhesuscrist,
De devant sainte Marie
De devant la compaignie
Qui en haut est assemblee.
Pour le pelerin donnee
Est grace. Je vous la lirai
Et la copie en baillerai
S’aucun est qui la vueille avoir. (PA, v. 2356-2363)
24Cette intervention doit être à mon sens comprise comme le premier résultat de la mission de la « noble dame au tariere », que l’on a vu partir dès la mort du pèlerin : c’est son intervention qui permet le salut du défunt, c’est le poids de la prière qui permet l’issue heureuse et la poursuite du cheminement de l’âme. On la retrouvera dans le purgatoire, lorsqu’elle expliquera plus clairement sa mission.
25D’une certaine façon, la mission de la prière est achevée : le pèlerin pourra acquérir le paradis par ses seuls mérites, et une bonne partie de ce qui fait la prière est maintenant révolu : obsécration, oraison n’ont plus lieu d’être, et la postulation, demande à l’intention des autres, il semble que le pèlerin en a été le bénéficiaire. Il ne reste plus qu’à pratiquer la dernière facette de l’oraison, l’action de grâce, et c’est à celle-ci que l’on pourra désormais s’attacher ; les paroles que chantent les pèlerins sont bien de cet ordre :
Aourés soies et loués
Jhesus qui fus de vierge nés,
Qui par ta mort nous rechaptas
Et ame et sanc pour nous donnas !
Aussi Dieu le pere aouré,
Honnouré et magnifié
Soit et le Saint Esperit aussi
Avec ta Vierge mere qui
Ta grant grace deffermee
Tous a et abandonnee !
Aourés tous temps soies tu
Nostre doulx redempteur Jhesus […] (PA, v. 2653-2664)
26L’adoration est répétée, scandée comme la seule et belle occupation des âmes qui s’apprêtent à contempler le Seigneur. Ce chant est présenté comme « a haut ton » (v. 2652), ce qui renvoie à la tenue et à la recherche de sa mélodie en un temps d’Ars Nova. Mais davantage, c’est l’absence de structure strophique qui caractérise ce passage présenté comme une chanson ; il en est de même avec ce qu’en réponse chantent les anges qui accompagnent les pèlerins ; il s’agit là aussi d’octosyllabes à rime plate : la chanson céleste ne peut s’intégrer dans une forme cyclique et strophique qui l’amènerait à la répétition, à une sorte de clôture ; elle est infinie comme celui qui la reçoit.
27Action de grâce littéralement interminable, la prière a donc radicalement changé de nature. La joie céleste est ineffable, et va être relayée par une nouvelle forme d’action de grâce, qui sera exprimée dans la suite du chant, par l’arrivée d’un pèlerin particulier :
Ouy une melodie
De divers instrumens sonans
Et de pluseurs doulcereux chans. (PA, v. 2756-2758)
Lequel accompagnié estoit
Dë anges dont chascun avoit
Ou vielle ou symphonie
Ou oustil de sonnerie […]. (PA, v. 2763-2767)
28Ce qui peut nous retenir ici, c’est le passage en quelques centaines de vers de la prière de demande strophique, close sur la finitude du pèlerin, à la prière d’action de grâce ouverte, virtuellement infinie, et qui prend une dimension sonore que n’avaient pas les oraisons antérieures. Lorsque les théologiens parlent de la prière, ils soulignent presque à tout coup le fait qu’elle vient du cœur et qu’elle est muette, reprenant en cela le passage de l’instauration du Notre Père où s’opposent les oraisons du Pharisien et du Publicain ; ici au contraire, c’est la musique, le son des instruments qui vont primer. La voix devient chant, et le chant est l’expression unanime par excellence.
29Au chant des élus va répondre en symétrie le chant des damnés ; pour mieux accentuer la symétrie, c’est le même geste qui est répété de déposer son bourdon et son écharpe, qu’il s’agisse des élus :
Maintenant est aterminé
Du tout leur pelerinage
Dont fin es, port et rivage,
Pour quoi est temps que mectent jus
Escherpe et bourdon, les quiex nus
Onques dignement ne porta
Quë il ne venist jusques ça […]. (PA, v. 2716-2721)
30ou des damnés :
Or ça, disoient il, alons,
Laissez chëoir tous ces bourdons
Et vous escherpes, car besoing
Ne vous est plus d’aler plus loing.
Fait avez vostre voiage
Et vostre pelerinage
Et estes a la fin venus
Dont jamais ne partira nus. (PA, v. 2887-2894)
31Cette symétrie des gestes est associée de façon prévisible à une symétrie des chants et des musiques. L'instrumentarium est différent, qui oppose aux cordes célestes des flûtes et des tabourins, instruments diaboliques, vils et rustiques. Mais surtout, le chant est lui aussi dévalorisé, puisqu’on moque les damnés en leur disant :
Plourés, criés, braiés, ullés
Disans : « pourquoi fusmes nous nés ? » (PA, v. 2899-2900)
32Les braillements d’enfer font partie d’une tradition dont Meschinot pourra dire : « Tu descendras avecques l’ennemy, Prince maulvais, sans chanter la ne my : Ullerie sera ta haulte game Si de tes maulx ne te veulx reclamer. » La haute game, le haut ton sont associés à la musique céleste, et renvoient à quelque chose d’essentiel, alors que les ulleries renvoient au monde infernal.
33Cet intermède musical se présente comme une introduction et un avant-goût de ce que sera le paradis, dont l’opposition à l’enfer est radicale. Il reste à développer le cheminement du pèlerin au travers du purgatoire, cheminement qui sera abrégé par le personnage de Prière « celle au tariere ». Le passage qui la concerne est assez long (il s’étend sur près de 300 vers) et je ne m’y attarderai pas. Sa fonction de messagère est plus développée encore que celle qu’elle avait auparavant de « percer le ciel ». Ici, ce sont des grâces et des apaisements qu’elle distribue, selon un système complexe largement détaillé. D’abord, ce sont les vivants qui prient pour les défunts, de toutes les façons :
Et que grace te raporte
Et que les gens de ta sorte
Freres de ta religion
Qui te sont loial compagnon
Ceux aussi qui sont tes parens
Par dons et par aumousnemens,
Par faire des messes chanter,
Par Dieu devotement prier
Te facent aïde et secours,
Car par tex choses moult les jours
De tes paines abregeront. (PA, v. 3171-3181)
34On retrouve dans cette formulation le rappel que l’aumône est une des ailes de la prière, comme le disait saint Augustin, et que la prière des vivants se répand sur les morts, et allège leurs souffrances. Chaque boîte contient des prières nominales, une dernière contient les prières de l’ensemble de l’Église et toutes, déversées sur les pécheurs se purifiant dans le feu purgatoire, constituent un « oingnement » qui adoucit leur souffrance – même si la comparaison, sans doute apportée par la rime, de cet oingnement « plus doulx que piment » qui fait « grant refrigere » (3390-3391) peut sembler problématique : comment comparer un onguent à une boisson16 ?
35Dernier élément qu’il convient de rappeler pour ce passage, le fait que les prières dont bénéficie le pèlerin vont avoir une efficace bien plus grande, puisqu’elles soulageront aussi l’ensemble des trépassés du purgatoire :
[…] Ne sont pas tex
Ces biens ci com les temporex.
Qui ci endroit fait bien a un
Il le fait a tout le commun.
Tu ci aprés bien le saras,
Car a leurs biens fais partiras
Toutes les fois qu’il en aront,
Ja si petit n’en recevront. […] (PA, v. 3429-3436)
Commune est a tous Charité
Si com est exemplefié
De la chandoile alumee
Laquelle, quand ell est portee
Devant. i. pour esclairer li
N’est pas doubte que ceux aussi
Qui li tiennent societé
N’aient partie en la clarté
Et mains n’en a mie cellui
Pour qui fu alumee ainsi. (PA, v. 3439-3448)
36Le discours est, on le voit, très cohérent et développe plusieurs notions essentielles, la communion des saints et la redistribution des grâces : on retrouve le propos de saint Thomas qui associait justement la charité à la communion des saints :
Ad secundam quaestionem dicendum, quod quidam haeretici dixerunt, quod sancti non possunt juvare orando pro nobis, quia unusquisque recipit secundum ea quae gerit ; sed hoc est contra articulum fidei, qui est sanctorum communio, quae per caritatem fit ; et ideo cum etiam in sanctis qui sunt in patria, sit perfectissima caritas, competit eis pro nobis orare ; non autem pro se, quia omnia eis ad votum succedunt17.
37L’image de la chandelle qui éclaire plusieurs personnes est attestée dès saint Augustin, renvoyant à la parole divine plus qu’à la prière :
Si enim nouit oculus pasci luce, nec tamen minuit lucem : non enim minor erit lux, quia uidetur a pluribus ; plurium oculos pascit, et tamen tanta est quanta erat ; et illi pascuntur, et illa non minuitur : si deus dedit hoc luci, quam fecit ad oculos carnis, quid est ipse lux ad oculos cordis18 ?
38On peut penser que la figure proposée par Guillaume de Digulleville, alors même qu’elle s’appuie sur une tradition patristique, est utilisée ici de façon originale et particulièrement pertinente. Après que la prière a été montrée dans sa nécessité individuelle, prière d’obsécration et d’oraison, elle devient dans un sens supplémentaire et supérieur, qui semble englober les précédentes, prière de postulation, comme dans le cadre d’une justice distributive qui ferait rejaillir sur tous le bien de quelques-uns. Le corps de l’Église trouve là, bien sûr, une superbe illustration.
39Il importe maintenant de passer à un autre registre de prière, celui qui a été esquissé par la cohorte des pèlerins arrivant à la Jérusalem céleste, celui qui va s’exalter au plus haut des cieux, la prière de louange et d’action de grâce. C’est elle qui accompagne l’âme jusqu’à la fin de l’œuvre. Un élément me retiendra plus particulièrement, évidemment le passage consacré à l’exaltation des cinq fêtes de Notre Dame – et particulièrement à celui de sa Conception !
40Dans un premier temps, sur le plan dogmatique, il convient de rappeler que la dévotion à l’Immaculée Conception ne sera reconnue qu’en 1854, mais qu’elle est discutée depuis le xi e siècle. En fait, après avoir donné un coup d’arrêt à une ferveur religieuse qui se développait sans protocole théologique strict, saint Bernard avait recommandé de réserver cette pratique et d’attendre le jugement de l’Église. Le xiii e siècle voit les questions se poser avec de plus en plus de rigueur scolastique et, si saint Thomas et l’ensemble des dominicains s’opposent à cette dévotion, tout en pratiquant comme on le sait une grande ferveur mariale, on voit en revanche les franciscains s’efforcer de légitimer sur le plan rationnel et théologique cette pratique qui prenait par ailleurs de plus en plus d’ampleur sur le territoire. Au cours du xiv e siècle, la dévotion semble acquise, malgré les réticences des dominicains. Pour Guillaume de Digulleville, ainsi, prôner la fête de la Conception revient à inscrire le monastère de Chaalis comme un monastère issu de Cîteaux, certes, mais attentif au développement de cette ferveur mariale. En revanche, on pourra remarquer que la dévotion du pèlerin et des figures célestes n’est pas une dévotion à l’Immaculée Conception, mais une simple dévotion à la conception de Marie. La différence est de taille, et permet de différer ou d’éluder un point de théologie qui a failli provoquer un schisme dans l’Église – on se rappelle qu’en 1387 Jean de Montson, pour avoir tenu des propos anticonceptionnistes, sera désavoué par l’Université de Paris et, pour éviter une condamnation des papes d’Avignon, devra se réfugier auprès d’Urbain VII ; de même, dans la définition du péché originel dans le catéchisme du concile de Trente, il est expressément signifié que rien de tout cela ne concerne la Vierge Marie.
41Ainsi, il est nécessaire de chanter la Conception, par cela même qu’elle permettra le reste de l’histoire : ce que l’on célèbre n’est pas un privilège, c’est un commencement :
Lors respondi il : « je te di
Que. v. en a la royne
Dont la premiere est racine
De toutes les festes qui sont
Ont esté et jamais seront
Mesmement en la contree
Qui des hommes est nommee
C’est la sanctification
De li en sa conception
Quant fu plantee et purgiee
Du pechié de sa lignee ». (PA, v. 9842-9852)
42L’idée reste donc que Marie a été « plantée et purgée », ce qu’il faut comprendre par « conçue et purifiée » : expression aussi proche que possible du propos thomiste qui, on s’en souvient, est considéré comme la pure doctrine de l’Église. Pour saint Thomas en effet, ce qui est essentiel est le moment où, corps et âme, est constituée la « personnalité » de Marie. On ne peut supposer une sanctification antérieure à la personnalité, une sanctification « en blanc » donnée à un être non encore constitué. Ce qui entraîne que la conception de la Vierge, fût-elle accomplie par des saints comme le furent Anne et Joachim, reste entachée de péché originel car provenant de la concupiscence charnelle. Une autre hypothèse reviendrait à affirmer que Marie était sauvée avant même l’intervention du Rédempteur, ce qui est impossible19. Si saint Thomas accepte la sanctification, c’est après l’animation, cito, juste après peut-être, mais le temps cependant que Marie fût sujette au péché originel.
Et si, d’une façon quelconque, la bienheureuse Vierge avait été sanctifiée avant l’animation, elle n’aurait jamais encouru la souillure du péché originel ; elle n’aurait donc pas eu besoin de la rédemption et du salut qui viennent de Jésus Christ ; ce qui est inadmissible, puisque Jésus-Christ est le Sauveur de tous les hommes20.
43C’est donc bien la conception et la purification immédiate de Marie qui sont exaltées ici, mais en même temps comme gommées par une formulation qui renvoie au propos biblique : dans l’idée de planter se devine bien sûr la reprise du fameux verset d’Isaïe : « et egredietur virga de radice Jesse et flos de radice ejus ascendet 21 ». Retenons de l’exaltation de cette fête la mise en place d’une sorte de légende tout à fait originale, dans laquelle les anges décident, pour l’occasion, d’apprendre à faire de la musique :
Ordenons nous et aprestons
A faire feste com devons !
Aus escoles de musique
Alons tous pour l’armonique
Et pour la rethmique apprendre,
Et pour aussi bien entendre
A l’art organique savoir !
Si en faison nostre devoir. (PA, v. 9865-9872)
44Doit-on en conclure que les anges ne savent pas chanter ? En fait, les mots utilisés ici ne sont pas indifférents : il est question de se former à l’harmonie, à la rythmique, et à la musique organique, c’est-à-dire instrumentale. Tous ces éléments semblent émerger dans la musique du xiii e siècle et constituer l’apanage des nouvelles écoles musicales, et surtout de Notre-Dame de Paris. La polyphonie, la musique instrumentale, l’utilisation d’une rythmique complexe constituent les grandes innovations que le xiv e siècle, avec ses théoriciens et surtout ses musiciens extraordinaires, développera dans l’ars nova, et plus tard l’ars subtilior. Ce désir de célébrer en musique la Conception de la Vierge participe à mon sens de plusieurs paramètres, également intéressants. Tout d’abord, il va permettre de chanter Marie en évitant toute formulation irrecevable, le terrain théologique étant plus miné ici qu’ailleurs (on se souvient que la question de la conception de Marie devient une question politique, au point d’être discutée dans le Songe du Vergier) : la musique instrumentale ne saurait être un vecteur philosophique. Ensuite, il est question à mon sens d’exprimer par ce biais une sorte de modernité de la dévotion, comme si la nouveauté relative du culte autorisait de ce fait une musique d’avant-garde. Enfin, par la dimension technique qu’elle implique, il est là aussi question de faire participer les hommes à l’harmonie universelle, et c’est là un des enjeux essentiels de la dévotion à la Conception de Marie. Ainsi, les anges vont descendre sur terre auprès des hommes qui attendent leur salut :
Pour parler a eux et dire
Quë il semble que no sire
Leur veille aidier prochainement,
Pour ce qu’il a nouvellement
Saintefié et benëi
Une nouvelle plante qui
De leur ligniee est venue
Et de David descendue. (PA, v. 9897-9904)
45David accourt lui-même et donne à la fois des cours de musique et de facture d’instruments, au point que grâce à lui les anges deviennent experts et évidemment dépassent bientôt leur maître, au grand étonnement de l’autre musicien biblique, Jubal (PA, v. 9934). Mais il y a une raison à leur réussite, c’est la qualité du bois qu’ils utilisent, et qu’ils prennent « Es grans jardins et es forés Des arbres de vie qui prés Sont, ou il n’a rien de refus » (PA, v. 9935-9937). Instruments paradisiaques s’il en est, issus tous non pas d’un seul arbre de vie, mais d’une forêt d’arbres de vie, prélude à la Rédemption universelle qu’annonce la fête de la Conception.
46À la naissance de Marie, ainsi, rengainant leurs épées, les anges sont prêts à chanter : certains vont parer les cieux de fleurs, et les autres chantent l’arrivée prochaine de Marie et avec elle de tous les élus. Qu’il s’agisse de parer les cieux de fleurs ou d’apprendre des hommes la musique, la démarche est la même : c’est la terre qui se joint au ciel, c’est la réunion de deux mondes qui se prépare. Marie, tige de l’arbre de Jessé, devient évidemment la fleur sur laquelle saint Bernard et tous les théologiens médiévaux s’émerveilleront, « fleur elle est née parmi les fleurs ». Mais elle est aussi l’être humain qui s’approche par son oblation du monde divin : par elle, l’homme prend part à la création et à son propre salut ; représenter les anges jouant la musique des hommes, même s’ils l’élèvent à un degré de perfection ineffable, c’est bien faire le pas qui permet à l’homme de renouer avec son dieu.
47Cette belle fable des préparatifs angéliques a une dimension théologique précise, et anticipe sur ce que proposeront les poètes rouennais. On peut penser en effet que les diverses utilisations de la musique pour parler de la conception de Marie, si elles ne sont pas directement liées à l’œuvre de Guillaume de Digulleville, ont pu participer d’une mouvance médiate. Il semble en revanche qu’on puisse déceler une sorte de retombée précise de ce récit fondateur à la cathédrale du Mans. En effet, la chapelle dédiée à la Vierge, dans l’axe du chœur comme bien des chapelles à Marie, contient un programme iconographique original tant par son ampleur que par sa beauté. Restauré récemment, il a pu être daté avec une relative fiabilité des années 1370-1378 et son commanditaire a aisément été identifié par ses armes : il s’agit de l’évêque du Mans Gontier de Baigneux, mort en 1385, et dont on connaît bien les attaches à la cour de France22.
48Il s’agit certes a priori de simples anges musiciens, et comme tels, ils n’ont pas plus à être rattachés au récit de Guillaume de Digulleville que n’importe quels autres anges musiciens qui peuplent nos églises depuis l’âge roman. Mais certains, on le voit, portent des phylactères et des partitions, qui renvoient explicitement à une dévotion mariale. En fait, l’ensemble du programme iconographique nous montre, volant dans les cieux, des anges musiciens qui chantent les louanges de la Vierge, en reprenant des hymnes et des antiennes associées aux liturgies mariales, hymnes qui nous sont conservés ou par de simples phylactères de textes, ou parfois (à six reprises) par des notations musicales. L’ensemble des formules hyperduliques est certes interchangeable comme bien souvent, mais on peut remarquer les mentions de « Virga Jesse floruit », associé à la Conception comme à la Nativité de Marie, ou un verset comme « sancta et immaculata virginitas », qui développe la formule connue depuis Godefroy d’Admont : « Ecclesia in laudem ejus decantat : Quia quem coeli capere non poterant, tuo gremio contulisti 23. » On rencontre encore un verset de Sedulius, le Salve sancta parens, souvent associé à la dévotion conceptionniste.
49Que tirer de cette rencontre ? Il semblerait excessif et sans bonne méthode d’affirmer que Guillaume de Digulleville a été une source textuelle de ce plafond peint tout à fait exceptionnel : les proximités ne sont pas suffisantes pour étayer une telle hypothèse, même si le personnage de Gontier de Baigneux, a fait une bonne partie de sa vie autour de Paris (il est né près de Nemours), et mène une vie de serviteur de la couronne dès 1359 où on le voit figurer dans un acte. Voici néanmoins un prélat qui a suffisamment fréquenté le milieu parisien et l’aristocratie du clergé pour avoir pu prendre connaissance du texte de Guillaume de Digulleville (Chaalis était une abbaye royale). L’hypothèse d’une inspiration directe est fragile, et on préfèrera sans doute le fait que la rencontre soit fortuite ; elle prouverait alors, et les choses sont en fin de compte bien plus aventureuses, que Guillaume de Digulleville a su capter et exprimer dans l’isolement de son monastère une forme de la dévotion que, une vingtaine d’années plus tard, un prélat voudra exalter24.
50Il y a donc dans le Pèlerinage de l’âme, quoi qu’il en soit, une efficacité ou fondatrice ou cristallisatrice d’une représentation attestée par ailleurs, et c’est ce qui doit nous retenir. C’est peut-être pour cette raison que de nombreux manuscrits comportent d’autres prières, latines celles-ci, à l’issue de ce texte.
Pèlerinage de Jésus-Christ
51On le remarquait il y a quelques jours, les copistes comme les critiques s’épuisent à traverser les pèlerinages de Guillaume de Digulleville, et il est rare que l’étude aille jusqu’au Pèlerinage de Jésus-Christ. Il me semble cependant que, dans une perspective de recherche du rôle et des natures de la prière, ce texte doit nous retenir pour deux raisons, également essentielles.
52La première est bien sûr l’exaltation d’une prière. Le Magnificat est, dans le récit de la vie du Christ, un des rares moments préliminaires qui soit largement développé. Paradoxalement, les étapes de la vie de la Vierge passent au second plan, et la fête céleste annoncée à la fin du Pèlerinage de l’âme pour la Conception de Marie ne trouve ici aucune manifestation. En revanche la description de la Visitation est longuement détaillée, rapportant le dialogue mystique des deux enfants in utero, et narrant surtout comment le Christ finit par demander une chanson :
Si te pri que tu me dies
Une chançon, et deslïes
Ta douce voiz que dë ouir
J’ai grant volonté et desir. (PJC, v. 1581-1584)
53Le poète va détailler ce qui fait la beauté d’une chanson, selon trois critères qui lui paraissent essentiels :
A iii. choses apercevoir
Le puet, sanz les quelles chançon
N’est digne d’estre de renon :
C’est qu’il y apartient biau dit
Et qu’il y ait chant bien ellit,
Et que cil qui chanteur s’en fait
Ellite et bonne voiz il ait. (PJC, v. 1604-1610)
54Il est évident que le texte du Magnificat est un « biau dit », et de belle matière, puisqu’il parle de Dieu, « et plus belle matiere n’est Oncques recitee en chançon » (v. 1616-1617) ; surtout la mélodie du chant va être valorisée, qui entremêle haut, moyen et bas, et qui « de be quarre et de be mol Et de nature prent son vol » (v. 1641-42) : il s’agit bien évidemment des altérations de la musique, prises sans doute dans leur dimension musicale25, mais bien davantage dans leur dimension symbolique.
55S’ensuit une paraphrase du texte, montrant comme chaque verset de l’oraison mariale permet de passer de l’humilité de la servante à l’exaltation de la gloire divine. Nous touchons là au sommet de l’action de grâce, reconnaissance de la grandeur de Dieu par l’humanité offerte.
Aprés dit qu’il y a biau chant
Et bien se va entremellant
De haut, de moyen et de bas
De quoi la teneure di bas
Quant chamberiere elle se dit quia respexit humilitatem ancillae suae
Et le pris de soi fait petit
Haut monte, ausi moiennement
Quant joie en soi de son fil prent magnificat anima mea Dominum
Et quant son confort et deduit et exultavit spiritus meus in Deo salutari meo
Ell’ en fait a son esperit.
Aprés haut et au double va
Quant dit que chacun la dira ecce enim ex hoc beatam me dicent omnes generationes
Benoite de la grant honneur
Que Dieu li fait, son bon seigneur
Et est voir que mont embeli
Est de muances ce chant ci,
Quar de be quarre et de be mol
Et de nature prent son vol
Pour donner entrelacement
D’un en autre com l’art l’aprent.
Par be mol est le chant chanté
Quant dit que Dieu s’est acordé
A misericorde faire qui potens est et sanctum nomen eius
Comme douz et debonnaire, et misericordia eius in progenies
Et quë humbles essaucera et exaltavit humiles
Et les povres gens repaistra. esurientes implevit bonis
En be quarre ausi est mué
Quant dit que seront desnué dispersit superbos mente cordis sui
De leur honneurs et desvestu deposuit potentes de sede
Orguelleus et jus abatu.
(PJC, v. 1625-1654)
56La prière prend ainsi une forme nouvelle, en ce qu’elle accomplit d’une certaine façon le cheminement annoncé par la mise en place de la Conception ; l’incarnation est effective, mais surtout, l’homme est regardé par son Dieu avec bienveillance. Sa louange peut donc être universelle, muette, et en même temps s’élever comme une musique.
57Deux autres prières sont évidemment à prendre en compte avant la fin de l’œuvre, et de celles-là il faudra parler un peu rapidement. Tout d’abord, la prière acrostiche, présentée comme personnelle et en même temps susceptible d’héberger presque toute dévotion de fidèle. Elle développe l’image du pèlerinage et, après l’Incarnation, s’émerveille d’être l’objet de la sollicitude divine, de son rachat : « De ce, fil Dieu, fil Marie Te merci toute ma vie » (v. 3799-3800). C’est peut- être ici le lieu de rappeler l’approche qu’a proposée D. Poirion de l’acrostiche26. Il ne s’agissait pas à ses yeux d’un texte dissimulé dans le fil du texte, mot caché révélateur d’une signature ou d’un secret. Au contraire, pour lui, et d’évidente façon, l’acrostiche est le nécessaire préliminaire d’une écriture qui va le développer et l’amplifier. La signature Guillelmus de Deguillevilla constitue la source de l’oraison, chaque lettre, chaque signe prenant la dimension propre de l’action de grâce, l’augmentant et l’explicitant : le poète met ainsi son nom et tout son être sous le signe de l’action de grâce dont chaque lettre est le vecteur, chaque partie de lui-même. Dans cette perspective, il s’agit bien de se mettre, lui-même, dans la posture de l’orant, de se tourner absolument et sans réserve vers Dieu, ce qui est la conversion dans son sens premier ; mais cette posture n’est pas que de lui seul, et le je qui prime toute cette prière, prière individuelle par excellence où la première personne est presque constamment employée, le je est en même temps vide et chacun peut l’investir à son tour. Reprenant les paroles du poète, le lecteur priant ne fera rien de plus que de reprendre non seulement l’oraison mariale ou le Notre Père, mais aussi toutes les oraisons que propose la liturgie et la dévotion. Il est alors simplement question d’offrir au fidèle qui ne sait pas prier un modèle, une parole qu’il puisse investir ; parole dont la sincérité est d’une certaine façon garantie par la signature – présence du poète en tant qu’individu – suffisamment discrète en même temps pour permettre à celui qui prie de s’en approprier les mots.
58Le Pèlerinage de Jésus-Christ est un poème qui répugne à se clore, pour d’évidentes raisons. Tout d’abord, il s’arrête non à la Passion ni même à la Résurrection ni encore à l’Ascension, mais se poursuit de façon cohérente jusqu’à l’Assomption. La réjouissance, qui est action de grâces à nouveau, se manifestera par la musique, et une musique symphonique où chacun prend sa part à sa mesure :
Et a jouer chacun se prist
Selon que faire le savoit
Et l’instrument quë il avoit ;
Et avec ceuz qui n’avoient
Instrumenz tex com vouloient
Se prirent a former chanter
Et leur haut chant entremeller
Avec les sons des instrumens
Qui jusques aus bas elemens
De toutes pars furent ouis. (PJC, v. 11170-11181)
59Cette jubilation constitue évidemment la fin de l’histoire, et sa musique est l’écho du dernier psaume de David, à la fois court et programmatique :
Alleluia laudate Dominum in sanctis ejus laudate eum in firmamento virtutis ejus 2 laudate eum in virtutibus ejus laudate eum secundum multitudinem magnitudinis ejus 3 laudate eum in sono tubae laudate eum in psalterio et cithara 4 laudate eum in tympano et choro laudate eum in cordis et organo 5 laudate eum in cymbalis bene sonantibus laudate eum in cymbalis jubilationis (Ps. 150).
60Cette fête éternelle ne peut s’arrêter qu’avec le réveil de l’auteur, qui conclut par ces mots : « Ains mon songe a touz je di Et que prient pour moi leur pri. »
61La prière qui se manifeste si simplement à l’issue d’un tel songe est en même temps nourrie de trois choses essentielles : elle sait qu’elle est par nature infinie et que l’action de grâce ne peut s’arrêter ; elle sait aussi que la prière est une sorte d’échange collectif qui cimente l’union des créatures, par leur commune louange du créateur : « Et que prient pour moi leur pri » ; elle sait enfin que l’harmonie qui caractérise le monde divin est telle que la plus belle forme de prière sera la musique et le chant : depuis qu’il est question non pas du salut de l’individu mais de celui de la création, depuis que le poète a inventé cette fabrication humaine d’une musique céleste au moment de la Conception de Marie, c’est la musique qui tiendra le lieu de la prière, musique essentiellement consacrée à l’action de grâce.
62Et en même temps que cette pièce se termine, on sent bien qu’elle répugne à cesser, tant la louange perpétuelle demande à être perpétuelle. Après son réveil, le poète ajoute une nouvelle oraison que nous conservent plusieurs manuscrits, dans laquelle il s’agit à nouveau de récapituler les étapes de la vie du Christ, de repasser l’évocation de la Passion, et d’ajouter :
Et en suppliant je te prie
Que tu ne me soies pas plus
Riguoureux quë aus Jüis fus
Que de la mort tu excusas
Comme ignorans, et supplias
Ton pere que leur pardonnast
Et que pardon leur en donnast
Et aussi te prie que pardon
Tu me faces, com au larron
Feïs qui merci te pria
Qui a un seul mot empetra
Avec toi estre en paradis,
Tous ses meffaiz en oubli mis. (PJC, v. 11390-11402)
63On le voit, la prière constitue bien un axe majeur des pèlerinages, et court du début à la fin – et même au-delà de la fin, comme si ces trente mille vers constituaient à eux seuls la tarière qui permettra, peut-être, d’accéder au salut ; mais ils s’achèvent sur l’évocation du bon larron, Dimas, qui « a un seul mot empetra Avec toi estre au paradis ». Que valent la parole et l’écriture, que valent tous ces vers donc, si un seul mot peut sauver, alors que l’on n’est pas même sûr que la somme des trois pèlerinages le puisse.
64En même temps, il est révélateur que les manuscrits eux-mêmes ne s’arrêtent pas là. Le manuscrit 42 de la bibliothèque municipale de Cherbourg, qui contient le pèlerinage de vie humaine, se clôt sur une oraison mariale qui constitue comme un contrepoint de celle que Guillaume a composée et intégrée dans son œuvre. Cette œuvre, que Kervyn de Lettenhove attribue à Chastelain27, est sans doute antérieure, et connue sous le nom d’Oraison à Notre Dame de Boulogne. Le texte est copié dans de très nombreux manuscrits relevés par Rézeau, Sonet et Sinclair.
65C’est un douzain au même système de rimes que celui de l’Oraison de Guillaume de Digulleville, qui reprend la disposition d’Hélinant, mais de façon hétérométrique, qui caractérisera cette oraison :
Vierge doulce debonnaire
Exemplair
De parfaicte charité
Vers vous je me viens retraire
Car soustraire
Vuel mon cuer de vanité
Helas Vierge j’ay esté
Maint esté
Et maint yver sans bien faire
L’ennemy m’a ennorté
Et tempté
Pour moy en infer actraire
A toi du monde le refui,
Virge glorieuse, m’en fui
Tout confuz, quar ne puis mieux faire
A toi me tieng, a toi m’apuy
Relieve moi, abatu sui,
Vaincu m’a mon grand adversaire
Et puis qu’en toi ont tous repaire
Bien me doi donc vers toi retraire
Avant que j’aie plus d’ennui.
N’est pas tel luite necessaire
A moi, se tu com debonnaire
Ne me sequeurs comme a autrui
66On ne sera pas étonné de constater des rencontres d’un texte l’autre, rencontres qui peuvent venir d’une même thématique et d’un système de rimes commun. Cette Oraison à Notre Dame de Boulogne, par sa forme métrique, est manifestement à l’origine de toute une tradition de prières mariales, au point que l’on peut penser qu’au texte était associé un timbre, une forme musicale servant de moule à de nouvelles effusions mariales. Ainsi, Meschinot qui compose au milieu du xv e siècle une oraison acrostiche de l’Ave Maria, reprendra la forme de ce que j’aurais tendance à considérer comme un cantique. Cependant, la forme même de l’acrostiche nous place dans une dynamique et une spiritualité autre, puisque ce n’est pas que l’effusion qui est en jeu, mais bien une volonté de faire de cette oraison une sorte d’oraison complète, augmentatio de l’oraison mariale fondatrice. On voit dès lors que le modèle digullevillien n’est pas éloigné, qui par sa dimension alphabétique souhaitait en quelque sorte arpenter l’infini de la matière mariale en rassemblant toutes les oraisons possibles :
Oraison à Marie,
Guillaume de Digulleville
A toi du monde le refui,
Virge glorieuse, m’en fui
Tout confuz, quar ne puis mieux faire
A toi me tieng, a toi m’apuy
Relieve moi, abatu sui,
Vaincu m’a mon grand adversaire
Et puis qu’en toi ont tous repaire
Bien me doi donc vers toi retraire
Avant que j’aie plus d’ennui.
N’est pas tel luite necessaire
A moi, se tu com debonnaire
Ne me sequeurs comme a autrui
Oraison à Notre Dame de
Boulogne,
anonyme
Vierge doulce debonnaire
Exemplaire
De parfaicte charité
Vers vous je me viens retraire
Car soustraire
Vuel mon cuer de vanité
Helas Vierge j’ay esté
Maint esté
Et maint yver sans bien faire
L’ennemy m’a ennorté
Et tempté
Pour moy en infer actraire
Oraison à Notre Dame
Meschinot
A toy Vierge glorieuse,
Vertueuse,
En qui Dieu print char humaine
Me rends, comme a la piteuse
Amoureuse,
Royne des cieulx souveraine.
J’ay eu, c’est chose certaine
Amour vaine,
Grandement voluptueuse.
Rens mon ame necte et saine
Au demaine
Contenant vie joyeuse.
67Là encore, les similitudes sont à la fois sensibles et en bonne méthode peu convaincantes ; on doit cependant penser que la prière qu’a composée Meschinot – autant que l’Oraison à Notre Dame de Boulogne – participent d’un même modèle, d’une même esthétique et d’une pareille inspiration. Les mots sont proches, mais aussi le ton, l’attitude de dévotion, qui vise par la circularité du chant, de l’alphabet ou de l’acrostiche, à créer un cercle infiniment englobant. On peut penser que Guillaume de Digulleville est ce modèle, ou tout au moins qu’il a contribué à l’incarner et à le fixer.
68La place du moine de Chaalis dans l’histoire littéraire est indiscutablement à réévaluer, et c’est l’ambition de ce colloque d’y participer. Mais il n’est pas indifférent de prendre en compte les diverses facettes que cette enquête a pu dégager. D’une part, une solidité théologique qui va bien au-delà de ce que l’on attend d’un poète, fût-il religieux. Rares sont les textes où l’importance de la prière, sa réversibilité, la communion des saints sont aussi clairement formulés, et pourrait-on dire, de façon aussi pédagogique. D’autre part, cette attention portée à la musique correspond à toute la dynamique dévotionnelle du xiv e siècle, et nous montre un poète qui, même s’il est a priori éloigné des raffinements de la cour, participe du mouvement général qu’ont initié un Vitry ou un Machaut. La musique est de plus en plus indissociable de la parole, la prière participe des deux, mais trouve son aboutissement dans l’expression humaine et surnaturelle de l’harmonie de l’homme dans la création.
69Cet aspect n’est pas qu’anecdotique dans la trilogie de Guillaume de Digulleville, il constitue une de ses lignes de force, qui se perpétue tout au long de l’œuvre et suscite, on a tenté de le montrer, des prolongements inattendus ; les anges musiciens de la cathédrale du Mans, l’oraison acrostiche de Meschinot sont les héritiers peut-être directs de cette prédominance accordée à l’oraison, de cette dynamique de l’inépuisable qu’a initiée le poète. Dès lors, on peut penser que le silence même qui se fait à l’issue du dernier Pèlerinage résonne à son tour du bruissement de nouvelles prières, issues du poète et revenant vers lui, mais toutes d’oraison et d’action de grâce : « Et que prient pour moi leur pri ».
Notes de bas de page
1 « De même aussi l’Esprit nous aide dans notre faiblesse, car nous ne savons pas ce qu’il nous convient de demander dans nos prières. Mais l’Esprit lui-même intercède par des soupirs inexprimables » (Rom, 8, 26).
2 « La part de Marthe n’est pas critiquée, parce qu’elle est bonne en soi ; mais on loue celle de Marie, car on précise pourquoi elle est la meilleure. »
3 « L’oraison est ainsi nommée car elle est raison de la bouche » (De Oratione, PL LXX, col. 1219).
4 « La prière vient du cœur, pas des lèvres. Ce ne sont pas en effet aux paroles de ceux qui prient que Dieu s’attache, c’est le cœur en prière qu’il regarde ; car si le cœur prie silencieusement, et que la voix fait silence, bien qu’elle ne soit pas perceptible aux hommes, Dieu ne peut l’ignorer, lui qui est proche des consciences. Il est donc bien préférable de prier silencieusement en son cœur sans le bruit de la voix, que de prier des seules paroles sans présence de l’esprit » (Sententiae, cap. VII, De oratione, PL LXXXIII, col. 672 : « Oratio cordis est, non labiorum. Neque enim verba deprecantis Deus intendit, sed orantis cor aspicit. Quod si tacite cor oret, et vox sileat, quamvis hominibus lateat, Deo latere non potest qui conscientiae praesens est. Melius est autem cum silentio orare corde sine sono vocis, quam solis verbis sine intuitu mentis »).
5 « Comment prier. Avant tout, mes très chers frères, aussi souvent que nous avons à prier, nous devons supplier Dieu en silence et dans la paix ; car si quelqu’un voulait prier à haute voix, chacun autour de lui se verrait offrir le fruit de la prière. On entendrait les cris et les soupirs ou les gémissements. Notre oraison doit être celle d’Anne, la mère du bienheureux Samuel, à ce qu’on lit. Car il est écrit d’elle qu’en pleurant elle priait, que seules ses lèvres remuaient, sans que sa voix se fît entendre. Que ceux-là écoutent et l’imitent, et principalement ceux qui prient d’un verbiage incessant, sans aucune honte, et d’une voix de tonnerre, en interdisant à ceux qui les entourent de prier. Prions donc, comme je l’ai dit, avec des soupirs, des clameurs et des gémissements, mais selon ce verset prophétique le trouble de mon cœur m'arrache des gémissements. Prions donc, non d’une voix sonore, mais en la conscience invoquant le Seigneur. » (Sermo CCLXXXIII Admonitio orandum esse attente, et de sermonibus otiosis, PL XXXIX, col. 2281).
6 « Vis orationem tuam volare ad Deum ? Fac illi duas alas, jejunium et eleemosynam » (Enarrationes in Psalmos, XLII, 8 ; PL XXXVI, col. 482).
7 « Obsecro igitur primum omnium fieri obsecrationes, orationes, postulationes, gratiarum actiones, pro omnibus hominibus » (1 Tim 2, 1).
8 Cassien, Collationes (Conférences), introduction, texte latin, traduction et notes par Dom E. Pichery, Paris, Le Cerf, 1958, cap. X-XV.
9 « Quatuor sunt orationis species, quas notat Apostolus, cum ait : ‘‘Deprecor primum omnium fieri obsecrationes, orationes, postulationes, gratiarum actiones’’ (I Tim. 2, 1). Obsecrationes sunt, cum per adjurationes nos a malis liberari petimus. Orationes sunt, cum nobis aliqua bona dari oramus, ut cum dicimus : ‘‘Ut pacem nobis dones, te rogamus, audi nos.’’ Postulationes sunt, cum pro aliis rogamus, ut : ‘‘Et omnibus fidelibus defunctis requiem aeternam donare digneris.’’ Gratiarum actiones sunt de collatis beneficiis. Orate ergo, fratres, pro pace, pro unitate, pro regibus, pro fructibus, pro praelatis, pro defunctis » (Hildebert de Lavardin, Sermo secundus in rogationibus, PL CLXXI, col. 573-74).
10 « Donne ce que tu ordonnes et ordonne ce que tu veux » (De peccatorum meritis, PL XLIV, col. 153 ; ou Confessiones, PL XXXII, col. 796).
11 G. Gros, Le poète marial et l’art graphique : Étude sur les jeux de lettres dans les poèmes pieux du Moyen Âge, Caen, Paradigme, 1993, p. 18-33.
12 Id., p. 32.
13 Le procédé a été repris dans une vignette du Chat de Philippe Geluck. Impossible pour moi de préciser davantage un souvenir vieux de plus de vingt ans.
14 « Dominus est in loco isto et ego nesciebam pavensque quam terribilis inquit est locus iste non est hic aliud nisi domus Dei et porta caeli » (Gn 28, 16-17).
15 Une voix dit « Crie ! » et on répond : « Que crierai-je ? » « Toute chair est comme l’herbe, et toute sa grâce comme la fleur des champs. L’herbe se dessèche, la fleur se flétrit, quand le souffle de Yahweh passe sur elle. Oui, l’homme est comme l’herbe ! L’herbe se dessèche, la fleur se flétrit ; mais la parole de Dieu subsiste à jamais ! »
16 On sait que le piment est un vin aromatique, ou une suave odeur souvent associée au baume ; une attestation relevée dans le Godefroy nous le montre éventuellement rafraîchissant : « Melissa, id est citraria, ro. puigmens. » Pour ce qui est du refrigere, évoqué dans ce volume par M. Cavagna, apaisement des âmes depuis l'épisode de Lazare, on pourra le rapprocher de ce que décrit Augustin : « Quarum enim rerum signa sunt in Sacramenti, ipsae res sunt in illa perfectione vitae aeternae. Jam cum transierimus ad illud refrigerium, fratres charissimi, nullum ibi timebimus inimicum, nullum tentatorem, nullum invidum, nullum ignem, nullam aquam ; perpetuum ibi refrigerium erit. Refrigerium propter quietem dicitur. Nam si dicas, Calor est, verum est : si dicas, Refrigerium, verum est. Si enim refrigerium male accipias, quasi torpescimus ibi. Non autem torpescimus ibi, sed requiescimus : nec quia calor dicitur, aestuabimus ibi, sed fervebimus spiritu. Attende ipsum calorem in alio psalmo : Nec est qui se abscondat a calore ejus (Psal. XVIII, 7). Quid dicit et Apostolus ? Spiritu ferventes (Rom. XII, 11). Ergo, Transivimus per ignem et aquam : Et eduxisti nos in refrigerium. » (Enarrationes in Psalmos, PL XXXVI, col. 797-798) On pourra bien sûr consulter à ce propos la Naissance du Purgatoire de J. Le Goff (Paris, Gallimard, 1981).
17 « À la seconde question, de dire ce qu’ont dit divers hérétiques, que les saints ne peuvent nous aider par la prière, parce que chacun reçoit selon ses œuvres, cela est contre l’article de la foi qui est la communion des saints qui s’effectue par la charité. Et ainsi, parce que chez les saints qui sont dans le royaume se trouve la parfaite charité, il leur est demandé de prier pour nous, et non pas pour eux, car ils ont tout ce qu’ils pourraient désirer » (Super Sent., lib. 4 d. 15 q. 4 a. 6 qc. 2 co). In quattuor libros Sententiarum P. Lombardi, Commento alle « Sentenze » di Pietro Lombardo e testo integrale di Pietro Lombardo, Libro quarto. Distinzioni 14-23 ; trad. P. Roberto Coggi, Bologna, Studio Domenicano, 1999.
18 « En effet si l’œil savait se repaître de lumière, la lumière ne s’amoindrirait pas pour autant : il n’y aurait pas moins de lumière, car plusieurs la voient, elle nourrit plusieurs yeux, et reste cependant ce qu’elle est ; et ceux-ci s’en nourrissent, et elle ne diminue point. Si Dieu a donné cela à la lumière et a fait cela aux yeux de la chair, qu’en est-il de la lumière des yeux du cœur ? » (Sermo CXXVII, De verbis Evangelii Joannis, Amen, amen dico vobis, quia veniet hora, et nunc est, quando mortui audient vocem Filii Dei, et qui audierint, vivent, etc., cap. V, PL XXXVIII, col. 709). Des éléments de l’image se retrouvent à diverses reprises dans la Bible, la chandelle est souvent figure de la foi ou de la parole du Christ ; mais Augustin semble le premier à souligner qu’elle peut se diffuser sans s’amoindrir. Merci à Thomas Izbicki et à Karl Brunner qui m’ont permis de retracer les sources de ce topos homilétique.
19 Cette objection sera reformulée, en raccourci, par Duns Scot « si ipsa non contraxisset peccatum originale, non fuisset sibi janua clausa, et tunc per mortem Filii non fuisset sibi aperta ; et tunc, si ante mortem filii sui fuisset mortua, clare vidisset essentiam Dei » (Cf. plus bas). Cette image de la porte sera reprise à mon sens dans les représentations iconographiques de la Vierge aux Litanies.
20 Cité dans Dictionnaire de Théologie catholique, t. III, éd. A. Vacant, E. Mangenot, E. Amann, Paris, Letouzey, 1908, col. 1052.
21 Is. 11, 1.
22 Cf. Jean-Marcel Buvron, Luc Chanteloup, Philippe Lenoble, Les Anges musiciens de la Cathédrale du Mans, Le Mans, éditions de la Reinette, 2005. Cet ouvrage est la seule étude d’ensemble sur le sujet et propose des photographies admirables du programme iconographique de la chapelle.
23 Godefridus Admontensis, Homiliae dominicales, PL CLXXIV, col. 41.
24 On peut ajouter toutefois que des recherches dans l’église de l’abbaye de Chaalis ont montré que les plafonds de l’église abbatiale ont été repeints par le Primatice dans les années 1540. Le décor, actuellement d’apôtres et d’évangélistes « en lévitation », semble reprendre et organiser dans une perspective renaissante un espace iconographique antérieur ; pourquoi pas des anges musiciens louant la Vierge, origine des figures de la cathédrale du Mans ? Des anges suscités justement par le texte de Guillaume ? Cette hypothèse qui en vaut d’autres restera en bas de page tant qu’on n’aura pas vérifié ce qu’il y a en dessous des fresques du Primatice, que l’on est en train de restaurer, et que l’on ne risque pas de déposer sous peu. Cf. l’article signé S. L. du Monde de la Bible, n° 173, septembre octobre 2006, p. 48-50 : « Des fresques du Primatice à Chaalis ».
25 Dans la notation par lettres des notes, le la était marqué par le A, le B servant à noter le si : « Or ce b se chantoit de deux manieres ; savoir, à un ton au dessus du la selon l’ordre naturel de la gamme, ou seulement à un semi-ton du même la, lorsqu’on vouloit conjoindre les deux tetracordes. Dans le premier cas le si sonnant assez durement à cause des trois tons consécutifs, on jugea qu’il faisoit à l’oreille un effet semblable à celui que les corps durs et anguleux font à la main ; c’est pourquoy on l’appella b dur, ou b quarre, b quadro : dans le second cas au contraire, on trouva que le si étoit extrêmement doux à l’oreille ; c’est pourquoy on l’appella b mol, & par la même analogie on auroit encore pû l’appeler b rond... » (Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné, 1751, article « B mol » ; « cet article est de M. Rousseau, de Genève »).
26 Au cours d’une conversation à l’issue d’un cours.
27 Le texte figure dans les Œuvres de Georges Chastellain, éd. Kervyn de Lettenhove, t. VIII, Bruxelles, Victor Devaux, 1866, p. 293-297 ; l’éditeur est lui-même convaincu que cette attribution est douteuse (p. XIX)
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