Bivium : l’écrivain nattier et le Roman de la Rose
p. 21-41
Texte intégral
1Le bivium, dans les voies allégoriques médiévales n’est pas réductible à un motif : il assume une fonction structurale déterminante pour des textes qui ont vocation à infléchir le choix du lecteur-pèlerin, à le détourner de la voie du vice pour le gagner à celle du salut1 C’est ce dont nous prévient l’acteur-prédicateur, du haut de sa chaire, dans le prologue du premier Pèlerinage de vie humaine :
La pourra chascun apprendre
Laquel voie on doit prendre,
Laquel guerpir et delessier (v. 23-22)
2Guillaume de Digulleville renouvelle à plus d’un titre la portée et la signification de ce topos, notamment en dissociant la question du choix éthique d’une vie bonne de sa sanction eschatologique, et en reconfigurant la double voie autour de la haie de Pénitence3.
3Il substitue en outre au couple topique du Vice et de la Vertu celui de l’Oisiveté et du Travail, Huiseuse et Labour, pour présider aux voies de perdition et de salut. L’introduction du personnage de Huiseuse, manifestement extrait du Roman de la rose, est décisive : ce qui se joue ici, outre le choix d’une vie bonne, c’est la question à la fois poétique et éthique du choix d’une écriture allégorique vertueuse qui exorcise le charme de la fiction et les errances de l’interprétation, et dont le Roman de la rose formerait le pôle répulsif.
4La lecture poétique du bivium que je propose ici pour la première rédaction du Pèlerinage et que je mettrai à l’épreuve de la seconde, doit permettre de mesurer la place que Guillaume, entre Jean de Meun et Christine de Pizan, occupe dans la construction d’un èthos personnel de l’écrivain en langue vernaculaire et dans la reconnaissance de son autorité.
Huiseuse et Labour (PVH 1, v. 6503-6890) le Pèlerinage de vie humaine et le Roman de la rose
5Dans le prologue du premier Pèlerinage de vie humaine, Guillaume de Digulleville exprime sans ambiguïté son admiration pour le « biau roumans de la rose » :
En veillant avoie leü,
Consideré et bien veü
Le biau roumans de la rose.
Bien croi que ce fu la chose
Qui plus m’esmut a ce songier
Que ci aprés vous vueil nuncier. (PVH 1, v. 9-14)
6Catalyseur du songe et donc de l’écriture, le Roman de la rose paraît bien ici, conformément à l’analyse qu’en fait Pierre-Yves Badel, comme « le révélateur des pouvoirs de l’expression en langue française, le ferment qui a stimulé l’ambition des poètes, le modèle à imiter sinon dans sa lettre, du moins dans son ampleur4 ».
7La tradition manuscrite a d’ailleurs, au xiv e siècle, entériné ce lien d’hommage en présentant parfois le Pèlerinage comme « exposé sus » le Roman de la rose 5. « Exposé sur » : l’expression, qui rappelle celle des traités de théologie (expositio super...) suggère toute la fécondité du Roman à engendrer à son tour, par les lectures qu’il suscite, d’autres songes, d’autres textes.
8La suppression de ces vers liminaires et l’attaque en règle dont le Roman de la rose fait l’objet dans le second Pèlerinage de vie humaine (1355) laissent penser que Guillaume, à l’égard de son modèle, est passé de l’hommage à la condamnation morale6. Pourtant, ce revirement ne me paraît pas aussi marqué : la double voie, dès le premier Pèlerinage, cristallise une forme d’embarras à l’endroit d’un roman dangereux par la fascination même qu’il exerce pour un moine qui s’essaie à l’écriture allégorique. On se souvient que dans le premier prologue, Guillaume place son livre à la fois sous le patronage du Roman de la rose et sous celui de saint Paul. Le bivium vient ensuite dans le récit dissocier ce que ce double patronage paraissait, au seuil du texte, pouvoir conjuguer7 ; c’est qu’à emprunter la voie du Roman de la rose, le peregrinus de saint Paul risque bien d’y perdre sa vertu : dès lors qu’il ne s’agit plus seulement de vision mais aussi de pèlerinage, le texte parvient inévitablement à un sentier qui bifurque : il est urgent, après avoir fait mine de suivre le Roman, de s’en écarter.
Huiseuse et Labour, donc, désignent à l’intention du pèlerin les voies du Vice et de la Vertu : l'otiositas, mère des Vices, a pu susciter symétriquement la figure du Labour, du travail, comme condition d’une vie vertueuse8. Tout oppose les deux personnages, nom et semblance : un homme de « fol » apparence d’un côté, une « gentil damoiselle » de l’autre. Ce contraste se focalise sur leurs gestes : Huiseuse, la main sous l’aisselle, joue de l’autre avec un gant, alors que Labour travaille, nous dit le texte, à tisser et à défaire de « viez nates ». Chacune des deux personnifications se définit elle-même en fonction de son contraire, ce qui donne lieu à tout un jeu d’échos d’un discours à l’autre :
9 Huiseuse
Miex aime mes gans enformer
Et moi pignier et moi graver,
Moy regarder en un mirour
Que je ne fais autre labour.
(PVH 1, v. 6847-6850 ;
cf. PVH 2, v. 7683-7686, BNF,
fr. 377, f. 83v-84)
10 Labour
Miex vaut povre mestier loial
Que Huiseuse de court royal.
Se je despiece et je refas
Afin que je ne soie pas
Huiseus, ne m’en doiz pas blasmer.
(PVH 1, v. 6593-6598 ;
cf. PVH 2, v. 7555-7561, f. 47)
Aussi li hons qui huiseus est
Et rien ne fait, en peril est
Que assez tost enroouillé
Ne soit par vice et par pechié.
(PVH 1, v. 6647-6650,
cf. PVH 1, v. 7581-7584, f. 47)
11Guillaume rompt ici avec les principes qui, dans le Pèlerinage, régissent la représentation des vices et des vertus. La vertu apparaît sous l’espèce non pas d’une Dame mais d’un homme : pensons à Raison, à Grâce de Dieu, ou aux vertus monastiques dans la Nef de Religion ; pour la première fois, la vertu n’est pas du côté de la lumière9, de l’aura, du désir (fût-il sublimé), mais de l’austérité. Le vice est bien incarné par une femme, mais en la personne d’une « gentil damoiselle » (v. 6523) et non d’une Vieille repoussante : il n’a rien a priori de monstrueux et fait en cela figure d’exception10.
12Par l’écart qu’elle opère dans le système esthétique et axiologique du texte, Huiseuse renvoie de toute évidence au personnage qui, dans le Roman de la rose, ouvre à l’amant l’huis, la porte du jardin de Déduit11 :
- comme dans le Roman de la rose, Huiseuse, au seuil de la voie senestre, assume une fonction d’huissière ;
- elle tient dans sa main un gant ; l’oisiveté chez Guillaume de Lorris avait « uns blanz ganz » (Roman de la rose 12, v. 563), une paire de gants blancs pour protéger ses mains ; le fait qu’elle n’en ait plus qu’un seul et qu’elle joue avec renforce l’idée d’inutilité et de désœuvrement ;
- le miroir, enfin, est l’attribut de l’oisiveté chez Guillaume de Lorris (« en sa main tint. i. mireor », v. 557) ; il n’apparaît pas dans la première description du personnage, mais on le retrouve dans le portrait que Huiseuse brosse d’elle-même, v. 6849-6850.
13La manie qu’a Huiseuse de se « pignier » (v. 6848) rappelle ces vers du Roman :
[…] a nule rien je n’entens
Qu’a moi joer et solacier
Et a moi pignier et trecier. (Roman de la rose, v. 586-588)
14Lorsque Huiseuse dit mener les pèlerins « au lieu de delit, d’esbatement et de deduit » (PVH 1, v. 6751-6752), elle réveille bien entendu le souvenir du verger de Déduit dans lequel elle introduisait l’amant. Son attitude, d’après le narrateur- pèlerin, parle d’elle-même :
A sa contenance bien vi
Que n’estoit pas de grant souci,
Que pou li chaloit de filer
Et d’autre labour labourer. (PVH 1, v. 6529-6532)
15L’amant du Roman de la rose ne disait pas autre chose :
Il paroit bien a son ator
Qu’ele ere pou enbesoingnié :
Quant ele s’estoit bien pignié
Et bien paree et bien atornee,
Ele avoit faite sa jornee. (Roman de la rose, v. 566-570)
16L’allusion ou la reprise de motifs prend ailleurs une tournure nettement critique :
Festes songe et dimenches,
Pour lire unes foiz elenches,
Pour menconges enmanteler
Et faire les voir ressembler,
Pour conter trufes et fables,
Roumans, choses mensongeables. (PVH 1, v. 6851-6856)
17Huiseuse ne personnifie pas seulement l’oisiveté : elle incarne, comme l’a montré F. Pomel13, une écriture du divertissement coupable vouée à l’illusion et au mensonge ; le miroir renverrait à une esthétique de la séduction, de la « captation » des sens et de l’imaginaire, et ferait ainsi d’Oiseuse un « emblème du romanesque ». Le Roman de la rose, en la personne de Huiseuse, joue sur la séduction des sens, sur le veoir et l’ouir :
La leur fais je ouir chançons,
Rondiaus balades et dous sons
De herpes et simphonies,
D’orgue et d’autres sonneries
Dont lonc le parlement seroit
Qui toutes dire les vourroit.
La leur fais je veoir baleurs,
Gieus de bastiaus et de jugleurs
(PVH 1, v. 6753-6760 ; PVH 2, v. 7661-7668, f. 47v).
18Illusion de la vue, donc, et surtout dénonciation de la musique comme rhétorique enchanteresse qui rappelle le chant des « sereines de mer » qu’évoque l’amant à l’entrée du verger de Déduit (v. 672) ainsi que la carole dans laquelle il se laisse entraîner (v. 742-127414).
19L’allégorie vicieuse du Roman de la rose laisse en outre miroiter, sous le charme de la semblance, la promesse d’une senefiance qui ne viendra jamais, si ce n’est sous la forme parodique et subversive du « pèlerinage » final15. Huiseuse s’y entend, nous dit le texte, « pour menconges enmanteler et faire les voir ressembler » (PVH 1, v. 6853-6854). Les elenches (arguments, preuves) qu’elle dit une foiz dissimuler sous la fiction du songe (PVH 1, v. 6852) ne sont que des leurres : le vêtement (integumentum, involucrum) de la fable n’habille finalement qu’une idole… si l’on en croit le mythe de Pygmalion raconté à la fin du Roman 16.
20Guillaume de Digulleville ne prend pas ici, par l’intermédiaire de Huiseuse, une position de principe contre la pratique de l’integument, mais il dénonce son utilisation par Jean de Meun qui en fait l’alibi de la fiction :
La verité dedenz reposte [i. e. dans les fables]
Seroit bele, s’ele ert esposte :
Bien entendras se tu repetes
Les integumenz as poetes.
La verras une grant partie
Des secrez de philosophie,
Ou mout te vorras deliter
Et si porras mout profiter :
En delitant profiteras,
En profitant deliteras,
Car en leur geus et en lor fables
Gisent deliz mout profitables,
Souz cui leur pensees couvrirent
Quant le voir des fables vestirent. (Roman de la rose, v. 7167-7180)
21Guillaume de Digulleville, en visant le Roman de la rose, inverse la proposition que Dante, à peu près au même moment, formule pour définir l’allégorie des poètes, dans le Convivio, II, 1 : « Il senso allegorico e quelle che si nasconde sotto il manto di queste favole, ed è una verita ascosa sotto bella menzogna 17. »
22Quelle écriture Labour incarnerait-il dès lors face à cette voie périlleuse de la fable vaine et du mensonge ? Le nattier défait son ouvrage à mesure qu’il le fait : geste apparemment absurde et inutile qui justifie, de préférence à celui de « Labour », le nom d’« Occupation18 ». Il semble que cette incohérence se résolve en partie si l’on considère que l’enjeu ici est à la fois éthique et poétique.
23Les caractéristiques du personnage de Labour, déduites de sa description (v. 6533-6544) et de son discours (v. 6545-6688), sont les suivantes :
241. Il est le portier de la voie « destre » ; à la demande du pèlerin, il lui indique quelle est la « voye d’Innocence », le « droit chemin » :
Vien t’en, dist il, a moy par ci,
Quar droitement ou chemin suy.
Par moy la voye d’Ingnocence
Et le chemin droit commence.
C’est la voye par ou aller
Puez en la cité d’outre mer. (PVH 1, v. 6556-6562)
252. Labour exerce, d’après le pèlerin, « un vil et povre mestier », manuel, celui de nattier, qu’il justifie en ces mots :
[…] rien a faire
N’aroie se ne rebinoie
Mon ouvraige et refaisoye. (PVH 1, v. 6602-6604)
26C’est la crainte de l’oisiveté qui motive l’occupation du nattier, crainte qui légitime pour un moine de s’adonner à l’écriture19. Il s’agit en effet, comme l’écrit Bernard de Clairvaux dans la préface à la Louange à la Vierge mère, d’arracher l'otium à l’otiositas et de le consacrer à la méditation, à l’écriture :
Puisque les tracas de ma santé m’empêchent pour le moment de suivre la vie commune de mes frères, je ne laisserai pas oisif (otiosum) ce petit temps de loisir (id tantillum otii) que, en prenant sur le sommeil, je parviens à gagner sur les nuits20.
27Le nattier incarnerait ainsi l’écriture de l'otium contre les tentations de l’oisiveté, à laquelle est sujet particulièrement le moine, exposé à l'accidia 21.
28La pratique de l’écriture se met en scène, dans les textes vernaculaires médiévaux, comme le travail manuel d’un artisan, d’un « faiseor » qui fabrique le texte22, bâtisseur, forgeron… L’enlumineur du manuscrit 1130 de la bibliothèque Sainte- Geneviève (voir cahier d’illustrations, fig. 1) a choisi, pour représenter la rencontre du pèlerin et du nattier, un quadrillage de lettres d’or sur fond rouge23 : manière de raviver, par des moyens plastiques, le lien originel métaphorique que le texte, tissu, textus, entretient avec l’art du tissage24. Mais ce qui distingue fondamentalement le métier du nattier de celui du forgeron ou du bâtisseur, c’est que l’on a affaire ici à un ouvrage sans œuvre, où le geste même du tissage importe plus que l’œuvre elle- même. Le nattier défait méthodiquement et systématiquement ce qu’il fait dans un mouvement paradoxal souligné par deux fois à la rime : « redespecier » répond à « rapareiller (v. 6539-6540) ; « tu deffaiz » fait écho à « le reffaiz » (v. 6569-6570).
29L’écriture allégorique, au sens où l’entend Guillaume de Digulleville, fait sien ce mouvement perpétuel de construction et de déconstruction : l’exposition de la senefiance, assumée dans le Pèlerinage par Grâce de Dieu, Raison, voire par les Vices eux-mêmes, défait littéralement ce qui est tissé dans la diégèse, corps (corps du Vice) ou lieu (mer du Monde, nef de Religion). L’allégorie vertueuse est un art du « tricotage » ou l’image tressée par la fiction se résout, dans la glose, en une somme d’équivalences lexicales.
30Avarice fait ainsi irruption dans le récit sous la forme d’un corps monstrueux, d’un assemblage d’éléments disparates : elle a six mains (pour prendre) et deux moignons (pour ne pas donner), elle est bossue, elle boite, est vêtue de guenilles, tire la langue. Ce corps monstrueux, dans et par le discours d’Avarice elle-même, va être rendu à sa nature langagière, et donner à voir qu’il n’est qu’un corps rhétorique. Une relation bijective gouvernée par le principe de la similitude ou de l’analogie25 s’établit alors entre les parties du corps et les notions gravitant autour de l’idée d’avarice :
31 Corps d’Avarice
Mains aux ongles de griffon
Main cachée derrière
Maintenant la lime et le zodiaque
Main à l’écuelle
Main au crochet
Main à la hanche
Langue
Hanche
Bosse
32 Réseau lexical de l’avarice
Rapine
Coupe bourse et larrecin
Usure
Coquinerie et truanderie
Simonie
Barat, tricherie, tricot, decevance…
Parjurement
Menterie
Propriété
33La glose décompose les corps en membres rhétoriques, dans une résorption totale de la semblance en senefiance. On mesure tout ce qui oppose cette poétique à celle du Roman de la rose, emblématisée par Oiseuse au « chief trecié » (v. 559). L’alternance réglée de la fiction et de la glose conjure à la fois le risque d’un langage « sans glose », brutalement littéral, au risque de l’obscénité, et le mirage d’une vérité prétendument cachée sous le tressage élégant de la fable mais dont l’exposition est sans cesse différée26.
34L’activité herméneutique, comme le suggère le geste du nattier, est tout entière entre les mains de l’écrivain, aux dépens d’un lecteur-pèlerin réduit au rôle de spectateur27. À vrai dire, l’allégorie selon Guillaume de Digulleville n’est pas tant l’élaboration d’un sens second sous le sens premier, ce qui n’est pas propre à l’allégorie, que la canalisation de l’interprétation et l’assignation d’un seul sens possible28. La responsabilité éthique qui incombe à l’auteur en est d’autant plus accrue. C’est cette exigence seule, me semble-t-il, qui peut justifier la présence dans le discours du nattier des vers suivants, artificiellement provoqués par la question du pèlerin :
Le pèlerin :
Je te pri, dis, que me dies
Ou tiex paroles as puisies (PVH 1, v. 6657-6658)
Le nattier :
Grace Dieu, dist il, non pas moy,
Que pas ne vois si parle a toy.
Elle me met en l’oreille
Quanque je dy et conseille. (PVH 1, v. 6663-6666)
35La parole du nattier s’articule à une écoute première, celle de la voix de la grâce. Grâce de Dieu serait ainsi la source ultime, transcendante à la diégèse, d’une parole édifiante qui diffuse à travers tout le texte en empruntant la voix des énonciateurs seconds, Vices comme Vertus. Il est moins question ici d’une écriture inspirée que d’une écriture authentifiée, validée par sa conformité à une auctoritas désignée métonymiquement par Grâce de Dieu, et dont le nattier est le représentant. Ce qui parle par la bouche de l’écrivain-nattier, c’est bien un corpus d’auteurs et de sentences, mais, contrairement au Roman de la rose, il est indispensable que le texte parle, à travers tous ses personnages, d’une seule et même voix. L’enjeu est capital : Guillaume de Digulleville entend clarifier la position éthique tenue au sein du texte, là où Jean de Meun procédait à une perversion de tous les repères axiologiques et rendait impossible l’assignation d’un point de vue moral :
Ainsi va des contraires choses,
Les unes sont des autres gloses29. (Roman de la rose, v. 21577-21578)
36Ce relativisme généralisé qui fait de chaque chose la glose de l’autre entraîne le Roman de la rose dans le tourbillon que l’on sait : toute lecture allégorique suppose un horizon et un sol qui se dérobe ici, fait perdre définitivement pied au lecteur et ne peut que le renvoyer à l’arbitraire de son opinion30. La réponse de Guillaume à ce relativisme étourdissant est une réponse éthique : la glose est celle d’un écrivain représentant une institution (religieuse, « littéraire ») dont il n’est que le relais, le porte-voix ; si la lettre, à proprement parler, n’est d’aucune voie, la glose, elle, vient nécessairement de la voie destre.
37En plaçant Huiseuse à l’entrée de la voie senestre, Guillaume de Digulleville préfigure le jugement que portera Christine de Pizan à l’encontre du Roman de la rose, « exortacion de vice confortant vie dissolue, doctrine plaine de decevance, voye de dampnacion » (p. 2231). Contre une écriture du divertissement et les miroitements trompeurs de la fable, Guillaume plaide pour une écriture de la conversion fondée sur la glose intégrée, sur l’analyse de la semblance en une senefiance salutaire. L’écrivain nattier figure dès lors l'èthos d’un écrivain exemplaire, assujetti à la voix de l’auctoritas et de l’orthodoxie morale et religieuse, qui ne s’identifie pas encore à un individu mais fonde le texte, pourrait-on dire, comme une « personne morale32 ».
38La fiction de la double voie n’annule pas pour autant les vers liminaires qui plaçaient le Pèlerinage dans le sillage prestigieux du Roman : cette ambiguïté, persistante dans la première rédaction, se dénoue dans la seconde.
Le second Pèlerinage de vie humaine : vers un èthos personnel de l’écrivain
39La distance prise par Guillaume à l’égard de son modèle est patente dès le prologue de la seconde rédaction, où disparaît la référence au Roman 33. Quant à la double voie, elle n’occupe plus la même position structurale. Tout d’abord, le choix qui s’offre au pèlerin entre les voies de Labour et Huiseuse n’est plus déterminant pour la suite du récit. Le pèlerin s’engage d’abord, cette fois-ci, non plus sur la voie senestre mais sur la voie destre : c’est qu’il ne s’agit pas seulement de faire le bon choix, nous dit Guillaume, encore faut-il s’y tenir34. Au bivium succède un trivium figurant les voies de la mesure (la voie centrale) et de l’excès (les voies latérales), muret aux trois portes gardé par Vertu Morale. De fait, la confrontation entre Labour et Oiseuse, cruciale en PVH 1, perd de son importance stratégique35.
40Guillaume apporte à l’épisode proprement dit quelques corrections discrètes mais significatives, qui concernent principalement le discours de Labour. Lorsque le pèlerin lui demande quelle direction prendre, le nattier répond cette fois-ci :
Certes dist, pour chemins monstrer
Ne sui pas ci venu ouvrer,
Fors seulement com te diray. (PVH 2, v. 7509-7511, f. 46v)
41Cette désinvolture réapparaît en fin de dialogue :
Si ne t’en say plus que dire,
Lequel que vueulx pues eslire. (PVH 2, v. 7529-7530, f. 46v)
42À l’évidence, Labour prend son rôle de guide nettement moins à cœur. La seconde modification concerne la voix de Grâce de Dieu qui parlait par la bouche du nattier : Guillaume supprime les vers 6663-6667 de la première rédaction et les remplace par une interpolation de 17 vers (v. 7593-7609), où il est question de la richesse et de l’opulence vestimentaire qui a cours dans les écoles de Paris, mais qui masque l’indigence du savoir36. Le nattier n’indique plus (ou à contrecœur) la voie du salut, et il n’est plus le porte-parole de Grâce de Dieu : on ne saurait l’assimiler désormais à une figure de l’écrivain.
43En fait, si l’épisode du bivium n’a plus ici le statut d’« art poétique figuré », pris dans la fiction, c’est que la réflexion sur l’écriture allégorique s’est déplacée dans deux additions importantes :
- la première intervient dans la première partie du récit, dès la présentation par Grâce de Dieu du bourdon et de l'escherpe qu’elle va remettre au pèlerin : c’est l’épisode, tout à fait incongru semble-t-il et inédit, des « yeux aux oreilles » (v. 3512-3687) ;
- la seconde, et c’est l’épisode le plus connu de PVH 2 depuis les travaux d’E. Faral et P.-Y. Badel, consiste en une condamnation, dans la bouche de Vénus, du Roman de la rose et de son auteur (v. 8711-8784, f. 53-53v).
44Le discours de Vénus confirme en effet, d’une rédaction à l’autre, que la position de Guillaume de Digulleville s’est durcie à l’endroit du Roman de la rose. Vénus revendique, devant le pèlerin, la paternité du Roman : il est question dans les vers qui suivent des attaques dont la Chasteté fait l’objet :
Je mesdi de li [i. e. Chasteté] bien souvent
Et fas mesdire par ma gent,
Sicom il apert sans glose
En mon Roumant de la rose (PVH 2, v. 8713-8716, f. 53)
45Le pèlerin se dit surpris :
Pour quoy, dis je, dis estre tien
Le Roumant qu’as dit, que say bien
Qui le fist et comment eut non ?
– Du dire, dist elle, ay raison,
Quar je le fis et il est mien,
Et ce puis je prouver tres bien,
Quar du premier jusques au bout
Sans descontinuer trestout
Il n’y a fors de moy parlé,
Ce tant seulement excepté
Que son clerc escrivain embla
Et en estranges champs soia (PVH 2, v. 8721-8732)
46On remarque au passage l’insistance avec laquelle Guillaume de Diguleville évite de nommer l’écrivain, déchu de son statut d’autorité. La critique du Roman porte sur deux points :
471. Le Roman de la rose est un roman vénérien, l’œuvre de la luxure ; la rime « sans glose » / rose (v. 8715-8716) accuse clairement l’obscénité du sens littéral37. Vénus elle-même, dans les vers qui suivent, se refusera à montrer les instruments, les « oustis » de la luxure au pèlerin : « mis sont soubs ma cotelle, et pas ne te les monsterray » (v. 8868-8869). Et les propos de Vénus sont aussi une réponse à ceux que Raison tenait dans le Roman sur le langage38 :
Lors sui comme la chambre coie
Qui est mise en mi la voie,
En mi les champs, en carrefour,
Ou chascun qui veult a son tour
Puet venir faire s’ordure,
Dont parler est grant laidure,
Comment que mon clerc dessus dit
Ait sicom veult autrement dit
En parlant outrageusement
Et en donnant enseignement
De deshonnestement parler. (PVH 2, v. 8841-8851, f. 54)
482. Mais ce qui est visé, c’est aussi le caractère hybride du Roman. Vénus renie tout ce qui n’y est pas de son inspiration, tout ce que le « clerc escrivain » a récolté en « estranges champs39 ». Cette moisson d’autorités qui cohabite au sein du texte avec la voix de Vénus40 pourrait laisser supposer que tout, dans le Roman, n’est pas mauvais. Pourtant la sentence prononcée par le pèlerin est sans appel :
Toy donc, dis, et ton escrivain
Estes de mauvaistié plain (PVH 2, v. 8765-8766)
49Toute œuvre morale est une œuvre sans mélange. Il manque au Roman (en tout cas du point de vue de Guillaume), texte à deux auteurs, un èthos de l’écrivain clairement défini et unifié, qui assumerait en son nom la responsabilité de ce qu’il écrit. La position de Christine de Pizan permet ici d’éclairer rétrospectivement celle de Guillaume de Digulleville :
Je ne reppreuve mie [écrit elle à Jean de Montreuil] le Rommant de la rose en toutes pars, car il y a de bonnes choses et bien dictes sans faille. Et de tant est plus grant le peril : car plus est adjoustee foy au mal de tant comme le bien y est plus auttentique. (éd. cit., p. 21)
50C’est le souci d’une intention d’auteur qui motive la condamnation du Roman, tant chez Guillaume de Digulleville que chez Christine de Pizan41.
51La seconde addition (en fait la première dans l’ordre du récit) définit le bon usage de l’écriture et de la lecture allégorique. Grâce de Dieu fait précéder la remise au pèlerin du bâton d’Espérance et de la besace de Foi de l’avertissement suivant : ces objets ne sont pas tant à voir qu’à « entendre ». Cette précaution est consécutive au sermon de Grâce sur le peu de foi qu’il faut accorder aux sens, qualifiés de « faulx temoins », à l’exception de l’ouïe, thèse que l’on trouvait déjà dans la première rédaction (PVH 2, v. 2912-61, f. 19 ; PVH 1, v. 2729-2812). Mais cette défiance travaille ici la possibilité même de l’écriture allégorique, qui est une écriture de l’image. Grâce de Dieu prévient le pèlerin qu’il ne pourra voir le bourdon et l’escherpe qu’à la condition de transporter ses yeux à ses oreilles :
L’escherpe et le bourdon que veulx
Ont tel condicion en eulx
Que veoir tu ne les pourras
Se les ielx es oreilles n’as,
Et croy se ne les veoies
Que trop pou les priseroies.
Si que les iex je t’osteray
De la ou sont et les mettrai
En tes oreilles par dehors,
Sique veoir les pourras lors. (PVH 2, v. 3512-3521, f. 22v)
52On comprend ce qui est en jeu ici, dans ce transport métaphorique des yeux aux oreilles : la semblance, première dans la diégèse, s’analyse, se décompose en une parole qui en dégage la senefiance. On rejoint ici, quoique figurée différemment, l’idée d’un état éphémère et transitoire d’une semblance qui ne se fige, ne se cristallise jamais en un objet, à l’opposé de la captation romanesque dont nous parlions tout à l’heure42.
53Ces deux additions définissent explicitement la position éthique du Pèlerinage (en opposition au Roman de la rose) et le bon usage de l’écriture figurée. Mais qu’en est-il de la suppression des quatre vers qui, en PVH 1, prêtaient au nattier la voix de la Grâce ? Il semble qu’il faille la resituer dans le mouvement de caractérisation autobiographique et de promotion de la personne d’auteur qui distingue la seconde rédaction de la première43. L’èthos de l’écrivain, dans le second Pèlerinage, ne se réduit plus à un type ou une fonction, il tend à coïncider avec la personne même de l’auteur44, identifiée à la fois par sa paternité littéraire et par son nom propre :
- sa paternité littéraire : en désavouant le premier songe dans le prologue, fruit d’un larcin, il se pose en père et en propriétaire d’un second texte cette fois-ci conforme à son intention (PVH 2, v. 1-94, f. 1-1v45) ;
- son nom propre : Guillaume de Digulleville se dit victime de la calomnie : Envie, Détraction, Conspiration lui ont dérobé son « bon renom » ; en réponse à ce larcin, Guillaume déroule en acrostiche son nom propre comme preuve (ou instrument) de sa dignité retrouvée : Guillermus de Deguillevilla (PVH 2, v. 1613016321, f. 100v-101v).
54L’écrivain nattier figurait l'èthos type et anonyme, le relais d’une auctoritas transcendante à la diégèse. C’est désormais en son nom propre, et non plus derrière le masque anonymant du nattier, que Guillaume assume l’énonciation de son texte. D’un Pèlerinage à l’autre, Guillaume ne se satisfait plus de cette fiction de la transcendance et renvoie l’auteur à ses responsabilités, œuvrant ainsi pour la reconnaissance de son identité.
Conclusion
55Parvenu à la croisée de deux écritures, Guillaume de Digulleville se trouve face à un choix à la fois poétique et éthique : il s’agit d’élire, contre le Roman de la rose, l’écriture qui soit la mieux accordée à sa visée. Ce choix engage une technique d’écriture (la glose intégrée) dont le mouvement qu’elle suppose (tissage / détissage) mime et accompagne le processus de conversion qu’elle cherche à opérer.
56Mais il y a plus : le Pèlerinage contribue à la construction d’une autorité de l’écrivain en langue vernaculaire. P-Y. Badel a montré que le Roman de la rose avait d’abord été lu comme un « trésor de sentences » (p. 172), sans souci de « son unité de sens, sa cohérence globale » (p. 135) : « On ne cherche pas dans le Roman, écrit Badel, une ‘‘intention’’ mais des sentences, en Jean de Meun un auteur mais des autorités » (p. 142).
57Guillaume de Digulleville ne se satisfait plus de cette lecture. Jean de Meun avait perverti l’usage de ces « autorités » en les enchâssant dans un discours sans direction éthique, dépolarisé, où toute sentence pouvait légitimer à la fois une chose et son contraire. Le Pèlerinage de vie humaine offre une réponse éthique à cette crise de l’autorité déclenchée par le Roman de la rose. La fiction du bivium, en assignant l’écrivain à une position éthique stable et en fondant le texte comme « personne morale », rend possible son apparition, en personne, sur la scène de l’énonciation. Guillaume anticipe ainsi les termes du débat sur le Roman de la rose : contre Jean de Montreuil et Pierre Col qui ne voulaient y reconnaître qu’un « roman par personnages » où l’auteur « fait chascun personnaige parler selonc qui luy appartient » (Pierre Col, éd. cit., p. 100), contre une stratégie de l’évitement qui rejette sur chaque personnage la responsabilité de ses discours, Christine de Pizan avancera l’argument suivant, plaidant au passage (comme toujours) pour elle-même :
Tu respons [il s’agit de Pierre Col] a dame Eloquance et a moy que maistre Jehan de Meung en son livre introduisy personnages, et fait chascun parler selonc ce que luy appartient. Et vraiement je te confesse bien que selonc le gieu que on vuelt jouer il convient instrumens propres, mais la voulanté dou joueur les appreste telz come il luy fault. (éd. cit., p. 13246)
58Guillaume de Digulleville formulait déjà la même exigence : donner à lire, derrière le jeu de la fiction, dans le geste mécanique du nattier, dans la transformation appliquée du voir en ouïr, de la semblance en senefiance, la « volonté du joueur ».
Annexe
Annexe
Transcription du prologue de PVH 2, d’après le manuscrit Paris, BNF, fr. 377, f. 1-1v
Prologue
Par maintez foiz il avient bien,
Quant on songe quel que rien,
Que on i pence a l’esveilier ;
Mes il ne souvient au premier
5 De tout le songe proprement.
Bien avient, se on y entent,
Qu’aprés a plain ci en souvient
Et a memoire tout revient.
Au lever on est sommeilleus
10 Et sont les sens si pereceus
Que son songe point on n’entent,
Se n’est en gros sommierement.
Mes quant on s’est bien avisé
Et on y a aprés pensé,
Lors en souvient il plus a plain
Mes c’on atende a l’endemain,
Quar trop attendre le feroit
Oublier et n’en souvendroit.
Pour tant le di que une foiz,
20 L’an mil ccc.x par troys foiz,
Un songe vi aventureus,
Le quel aussy com sommeilleus
Escrips a mon esveilement
En li arestant grossement,
25 Afin que ne l’oubliasse
Et que aprés le corrigasse
Quant plus esveilé seroie
Et pansé plus y aroie.
Et ce cuidoy je bien faire
30 Se n’eüsse eü contraire :
Sans mon sceü et volenté
Tout mon escript me fu osté,
Par tout divulgué, et scet Dieu
Que je ne le tien pas a gieu,
35 Quar a mettre et a oster,
A corrigier et ordener
Y avoit mout, si com perceu
Aprés quant bien esveilé fu.
Or le m’a falu mendier
40 Aus estranges et emprunter,
Mes tart pour li bien corrigier
M’est venu et pour adrecier :
En tant de lieus s’est prouvignié
Que jamais n’auroie tracié
45 Ses provains pour eulx bien taillier
Et pour eulx a point adrecier,
La quele chose faire on devroit
Qui bien adroit faire vouroit,
Si que celui qui le m’osta
50 A mon proufit petit pensa.
Mieux amender je le povaie
Quant tout seul je le tenoie
Que ne feroie maintenant.
D’autre part, le temps est si grant
55 Que le songe me fu osté,
Que j’ay ausy com oublié
Tout ce qui apartenoit
A oster et mettre par droit.
Toutevoies ne lairay pas
60 Qu’amendement en aucun pas
N’i mette, si come venra
Au devant et m’en souvenra ;
Et iceluy amendement
Quel qu’il soit et adrecement
65 Tout entour le coul li pendray,
Pour ce que veoir le vouray
Par tous les lieus ou a esté
Sans mon vouloir et sans mon gré.
Si que, songe, tu t’en iras
70 Par tous les lieus ou esté as.
A tous tes prouvains t’envoie
Pour ce que y scés la voie :
De par moy les va tous taillier
Et mettre a point et adrecier.
75 Quant sans congié tu y alas,
Par congié aler y devras.
Ne t’avoie pas apelé
Pieça “pelerin” et nommé
Afin qu’a cheval ne a pié
80 Alasses hors sans mon congié,
Mes pour ce que te menasse
Avec moy quant je alasse
En Jerusalem la cité
Ou d’aler estoie exité :
85 C’est ou je tent, ce est la fin
Ou doit tendre tout pelerin.
Or va donc ou je t’envoie :
Mieux y scés de moy la voie,
Et soies loial messages
90 De tout mon pelerinage,
Disant a tous comment m’avint,
Passé a des ans xxv.,
En l’abbaie de Chaalis
Que fondee est du roy Louys.
Notes de bas de page
1 Sur le genre des voies allégoriques, voir l’ouvrage de F. Pomel, Les Voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie au Moyen Age, Paris, Champion, 2001. L’histoire du bivium remonte à Hésiode (Les Travaux et les Jours) et Xénophon : le récit du sophiste Prodicos dans les Mémorables ajoute à l’opposition des deux chemins qui s’ouvrent devant Hercule celle des personnifications du Vice (Kakia) et de la Vertu (Aretê). Le motif de la double voie est également central dans les Psaumes, les Évangiles (on pense à la parabole de Mathieu : la porte étroite qui mène à la vie, le chemin large qui conduit à la perdition, 7, 13-14). Guillaume de Digulleville n’est pas le premier à l’utiliser dans le contexte de la littérature vernaculaire édifiante, comme l’a montré F. Pomel : on le trouve entre autres chez Baudoin de Condé dans la Voie de Paradis (v. 1270-1280), ainsi que dans la Voie de Paradis de Rutebeuf.
2 La seconde rédaction n’a pas, à ce jour, été éditée. On en trouvera une transcription, à partir du manuscrit Paris, BNF, fr. 377, en annexe de ma thèse, Pèlerins de vie humaine. Allégorie et Autobiographie de Guillaume de Digulleville à Octovien de Saint-Gelais, dir. Nathalie Dauvois, thèse soutenue à Toulouse-le Mirail, 4 mai 2005. La foliotation indiquée entre parenthèses est celle du manuscrit BNF, fr. 377.
3 Chez Rutebeuf le chemin senestre conduit directement en enfer. Guillaume de Digulleville en revanche dissocie, par l’artifice de deux songes (le PVH et le PA), la représentation du choix de vie et celle de sa conséquence eschatologique. La double voie ne ressemble plus tant à un carrefour qu’à une « route » scindée en deux par la haie de Pénitence : « Ainsi com tous jours aloye Et en alant si pensoye, Mon chemin vy qui se fourchoit Et en ii voyes se partoit, Non pas que mont s’esloingnassent, Ce sembloit, ne dessemblassent L’un de l’autre, mes entre ii Une haie, dont merveilleus Fu, vy qui misë y estoit, Qui par semblant loing s’estendoit » (PVH 1, v. 6503-6512 ; cf. PVH 2, v. 7470-7478, f. 46v). Il est donc possible théoriquement de passer d’une voie à l’autre, soit en la traversant par la mortification (pour passer de la voie senestre à la voie destre), soit en passant par-dessus, pour rejoindre la voie senestre depuis la voie destre (sur les épaules de Jeunesse, solution adoptée par le pèlerin dans le PVH 2). Cette reconfiguration du motif place l’Église, sous l’espèce de la Haie de Pénitence, au centre de la question du salut, et en fait la médiatrice incontournable entre les hommes et le Ciel, dans la droite ligne du quatrième concile de Latran en 1215. Le motif s’enrichit en outre chez Guillaume de Digulleville de la présence de la Grâce Divine personnifiée dont la manifestation discontinue, dans la diégèse, libère l’espace nécessaire à l’expression du libre-arbitre : on reconnaît ici la théorie bernardienne de la gratia cooperans.
4 P-Y. Badel, Le Roman de la rose au xiv e siècle,, Genève, Droz, 1980, p. 408.
5 Ainsi dans cinq manuscrits de la première rédaction (antérieurs à 1400 si l’on en croit les datations proposées par Michaël Camille et les notices des catalogues de la BNF et de l’IRHT) : « le pelerinage de humain voyage de vie humaine qui est exposé sus le romans de la rose » (BNF, fr. 376, f. 1) ; « Li romans de l’umain voyage du vieil moine, qui est exposés sur le romans de la rose » (BNF, fr. 1577, f. 1) ; « le pelerinage du vieil moinne exposé sus le rommans de la rose » (BNF, fr. 12462, f. 1) ; « ci commence le romans de l’umain voiage du moinne qui est exposé sur le romans de la rose » (BNF, fr. 42302, f. 1) ; « Cy commence le pelerinage de l’humain voyage de vie humainne qui est exposé sus le romans de la rose » (bibl. Sainte-Geneviève, 1130, f. 2). Voir également l’explicit du manuscrit 5071 de la bibl. de l’Arsenal qui désigne le Pèlerinage comme « Pris sur le romans de la rose Ou l’art d’amours est toute enclose. » On note d’ailleurs que par deux fois, le Pèlerinage prend le nom de « roman ». Cette relation s’affermit également du jeu d’échos iconiques entre les frontispices des deux textes : l’éditeur ravive les liens entre les deux textes dans l’image commune du songeur (voir par exemple, comme l’a découvert Michael Camille, les frontispices des manuscrits BNF, fr. 12462 et Chantilly, Musée Condé 664, ou également, comme me le signale Emilie Freger, les miniatures liminaires du Pèlerinage et du Roman dans le manuscrit Arras, BM 532).
6 Voir l’analyse de P-Y. Badel : « Il est donc permis de penser que Digulleville a voulu dans la seconde version du Pèlerinage lever l’équivoque qui pesait sur les relations de son œuvre à celle de Jean de Meun. Il a ainsi été amené à modifier le prologue de son poème pour supprimer le rapport entre la lecture du Roman et l’écriture du Pèlerinage, et à introduire l’addition importante où nous voyons une condamnation très claire du Roman de la rose » (op. cit., p. 375).
7 « A ceus de ceste region Qui point n’i ont de mansion, Ains y sont tous com dit saint Pol, Riche, povre, sage et fol, Une vision veul nuncier Qui en dormant m’avint l’autrier » (PVH 1, v. 1-8). Cf. Épître aux Hébreux (XI, 13) et Seconde épître aux Corinthiens (V, 8). Les différentes versions vernaculaires des Visions de saint Paul (II Cor., XII, 2-4) ont été étudiées par F. Pomel dans son ouvrage, op. cit.
8 Guillaume, dans le PVH 2, doublera la figure de Labour par celle de Vertu Morale, comme si elle correspondait mieux au programme de la voie destre. Cette addition tendrait à confirmer l’idée que la présence de Labour ait été suscitée dans la diégèse en réaction à celle de Huiseuse, et que c’est Huiseuse qui est première dans l’invention du texte. Mme Marie-Thérèse Perrot me fait remarquer que le geste « vain » du nattier s’inscrit dans la conception bénédictine du travail restitué dans sa totalité à Dieu, sans considération de gain.
9 Voir la description de Grâce de Dieu (PVH 1, v. 227-390 et PVH 2, v. 309-438, f. 2-4).
10 Même Jeunesse est « enduvee » aux pieds, dit le texte (PVH 1, v. 11785-11786).
11 Pour un relevé des indices d’intertextualité entre le Pèlerinage de vie humaine et le Roman de la rose, voir : l’introduction de K. B. Locock au Pilgrimage of the life of Man de John Lydgate, éd. F. J. Furnivall, London, Nichols and Son, 1905 ; P.-Y. Badel, op. cit., chap. VII, p. 362-376 ; S. Wright, « Digulleville’s Pèlerinage de vie humaine as “contrepartie édifiante” of the Roman de la rose », Philological Quaterly, t. 68, 1989, p. 399-422 ; S. Huot, The Romance of the rose and its medieval readers : interpretation, reception, manuscript transmission, Cambrige, Cambridge University Press, 1993, p. 208-220.
12 Les citations du Roman de la rose sont tirées de Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la rose, éd. et trad. Armand Strubel, Paris, librairie générale française, 1992.
13 « L’allégorique, une voie de déni du romanesque ? Le cas de quelques réécritures du Roman de la rose », dans Le romanesque aux xiv e et xv e siècles, colloque organisé par D. Bohler en collaboration avec Hélène Basso, 5-7 juin 2003, Bordeaux, Centre Montaigne, équipe de recherches « Textes et cultures », à paraître aux éditions Pleine Page.
14 La seule vocation légitime de la musique est pour Guillaume celle de la louange de Dieu, représentée par Dame Latrie dans la Nef de Religion. Pervertie, elle donnera lieu, en PVH 2, à une nouvelle personnification, celle d’Esbattement mondain (ou Syrena), qui charmera le pèlerin de sa vielle et de sa « voix melodieuse » (v. 14533-14565, f. 90v).
15 « Bien vos en iert la verité Contee et la senefiance, Nel metré pas en obliance » (v. 977-978) ; « La verité qui est coverte Vous en sera lors toute aperte Quant espondre m’orroiz le songe, Car il n’i a mot de mensonge » (v. 2071-2074) ; « Puis (Jean) voudra si la chose espondre Que riens ne s’i porra repondre » (v. 1060710608) ; « J’esclaircirai ce qui vous trouble Quant le songe m’orrez espondre ; Bien savrez lors d’amours respondre, S’il est qui en sache oposer, Quant le texte m’orrez gloser » (v. 15150-15154) ; et la promesse finale, « Bien orrez que ce senefie, Ainz que ceste oevre soit fenie », promesse qui ne se réalise peut-être que trop bien dans la scène ultime du récit.
16 Roman de la rose, v. 20821-21218.
17 « Le sens allégorique est celui qui se cache sous le manteau des fables, et il est une vérité cachée sous un beau mensonge. » Cité par E. De Bruyne, Études d’esthétique médiévale, t. I, Paris, Albin Michel, 1998, p. 698.
18 « Appelé sui par mon droit nom Labour ou Occupation » (PVH 1, v. 6678-6679).
19 L’épilogue du Pèlerinage de l’âme réintroduit la figure de Huiseuse dans la perspective du Jugement dernier : « S’autre chose je puis faire Bien me seroit necessaire Pour gecter en la balance Pour moi d’Uiseuse retraire Et aucunement atraire A amour de Penitance » (PA, v. 11150-11155) : le « songe » doit peser dans la balance, l’écriture est instrument de salut. Comme le rappelle Marie-Anne Polo De Beaulieu, dans son article sur « L’émergence de l’auteur et son rapport à l’autorité dans les recueils d’exempla (xii e-xv e siècle) » (dans M. Zimmermann (éd.), Auctor et Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Actes du colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), Paris, Ecole des chartes, 2001, p. 175-200), la pratique scripturaire, pour un moine, est strictement encadrée ; elle doit se garder des dangers de la curiositas, être mue par la vertu de studiositas et se justifier par « l’utilité et l’édification des lecteurs » (p. 199).
20 « […] quia, praepediente corporali molestia, fratrum ad praesens non valeo sectari conventum, id tantillum otii, quod vel mihi de somno fraudans in noctibus intercipere sinor, non sinam otiosum » (Praefatio).
21 L’opposition entre oisiveté et labeur structure également la représentation du clerc écrivain, par exemple chez Rutebeuf, dans Le Dit du mensonge.
22 Voir E. Baumgartner, « Sur quelques constantes et variations de l’image de l’écrivain (xii e-xiii e siècle) », dans Auctor et Auctoritas, op. cit., p. 391-400.
23 Denis Hüe, dans ce même volume, analyse la prière abécédaire à la Vierge comme figure de la totalité : l’abc est matrice de tous les textes, de toutes les prières possibles. La trame de la miniature, pour autant que je puisse la déchiffrer, est abécédaire : manière de figurer à la fois l’infini des possibles de l’écriture et la totalité vers laquelle elle tend ?
24 Le mot « texte » est absent dans le PVH, mais présent dans le Roman de la rose (v. 6954). La métaphore de l’activité poétique comme tissage se trouve par exemple chez Pétrarque, Canzoniere, sonnet 40 : « S'Amore o Morte non dà qualche stroppio A la tela novella ch’ora ordisco » (« Si Amour ou Mort ne mettent quelque obstacle À la toile nouvelle que maintenant j’ourdis », trad. P. Blanc, Paris, Garnier (Classiques Garnier), 2004, p. 117).
25 Voir F. Pomel, op. cit., partie V, chap. 1, p. 461-469.
26 Raison : « Par son gré [i. e. Dieu] sui je coustumiere De parler proprement des choses Quant il me plaist sanz metre gloses » (v. 7074-7076) ; l’Amant est alors convaincu que la glose est perte de temps : « Il ne m’i couvient plus muser Ne mon tans en gloser user » (v. 7205-7206).
27 En effet, malgré les dénégations apportées à la fin de PVH 1 et surtout de PVH 2, l’interprétation dans le PVH est toujours fortement encadrée, car prise en charge par les personnages eux-mêmes. Le pèlerin, figure du lecteur benevolens, muni de son bâton d’espérance, poursuit son chemin là où Rude entendement, le « mal pelerin » (PVH 1, v. 5099), suspicieux et sourd à la Raison, présomptueux, pour tout dire mauvais lecteur, reste immobile, campé sur son bâton d’Obstination. La liberté empoisonnée laissée au lecteur d’interpréter et de distinguer scandalisera Christine de Pizan si l’on en croit l’ironie exaspérée avec laquelle elle s’adresse à Jean de Montreuil : « Hahay ! entre vous qui belles filles avéz et bien les desiréz à entroduire a vie honneste, bailliéz leur, bailliéz et queréz le Rommant de la rose pour apprendre a discerner le bien du mal – que dis je, mais le mal du bien ! » (É. Hicks (éd.), Le Débat sur le Roman de la rose, Genève, Slatkine reprints, 1996, p. 15).
28 On se souvient qu’il n’en va pas de même dans le Roman de la rose : l’insistance avec laquelle Nature dans sa confession à Génius, plaide pour le libre arbitre, le « frans vouloirs » (v. 17203) contre la tyrannie de la nécessité, a des implications jusque dans le discours final de l’acteur, où l’incitation à la liberté d’agir se transpose dans le champ de la lecture.
29 Il faudrait citer tout le passage : « Bien vous redi pour chose voire – Croie m’en qui m’en vorra croire – Qu’il fait bon de tout essaier Pour soi mieus es biens esgaier, Ausi com fait li bons lechierres Qui des morsiaus est connoissieres […] Ausi sachiez et n’en doutez Que qui mal essaié n’avra Ja dou bien gaires ne savra. […] Ainsi va des contraires choses : Les unes sont des autres gloses ; Et qui l’une en veult defenir, De l’autre li doit souvenir, Ou ja par nulle entencion N’i mettra diffinicion » (Roman de la rose, v. 21553-21582).
30 Ce qui scandalisera Christine de Pizan, comme en témoigne l’épître qu’elle adresse à Pierre Col dans le cadre du Débat sur le Roman de la rose : « Sés tu comment il va de celle lecture ? Ainsy come des livres des arguemistes : les uns les lisent et les entendent d’une maniere, les autres qui les lisent les entendent tout au rebours ; et chascun cuide trop bien entendre » (op. cit., p. 126).
31 Épître à Jean de Montreuil, juin-juillet 1401, dans Le Débat sur le Roman de la rose, éd. cit., p. 21-22. Christine y voit aussi, dans la même épître, l’œuvre de l’oisiveté : « a grant tort et sans cause donnez si perfaicte louenge a celle dicte oevre, qui mieulx puet estre appellee droicte oysiveté que oevre utile » (p. 12).
32 L’analyse « poétique » du bivium se soutient de toute une topique littéraire qui nécessiterait une étude à part entière. La métaphore du bivium, par sa plasticité, se prête à la figuration conjointe de toute dichotomie (éthique, poétique, etc.) couplée à la question de l’engagement. Comme le rappelle J.-Y. Tilliette (Des mots à la parole, une lecture de la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, 2000, p. 74), Geoffroy de Vinsauf représente la distinction entre ordo naturalis et ordo artificialis, dans le cadre de la dispositio rhétorique, sous la forme d’un carrefour : « Ordo bifurcat iter : tum limite nititur artis / Tum sequitur stratam naturae » (« L’ordre d’exposition se trouve à un carrefour : d’un côté il chemine sur le sentier de l’art, de l’autre il suit la grand-route de la nature »). N’insistons pas sur l’analogie topique de l’écriture et de la marche dans la littérature vernaculaire médiévale, du scribe Blaise à Octovien de Saint-Gelais. Dans la Concorde des deux langages, à l’horizon du Pèlerinage, Jean Lemaire de Belges rejouera l’opposition entre le Roman de la rose (dévolu au Temple de Vénus et à son prêtre Génius) et la figure de Labeur (« Labeur Historien » cette fois-ci), situé du côté de Minerve.
33 Voir la transcription du prologue de PVH 2 en annexe de l’article.
34 Le choix de la vie bonne demande un discernement de chaque instant, et de la constance. L’addition de ce long épisode de la voie destre (v. 7753-8434) peut peut-être s’expliquer par un point de doctrine se rapportant à l’efficience de la grâce et au pouvoir du libre arbitre : le choix malheureux de la voie senestre, dans la première rédaction, peut rétrospectivement laisser supposer que le choix contraire aurait suffi au salut du pèlerin : or, comme l’écrit saint Bernard, « nul ne peut donner le salut sinon Dieu, nul ne peut le recevoir sinon le libre arbitre » (« nec dare illam [le salut] nisi Deus, nec capere valet nisi liberum arbitrium », Grâce et libre arbitre, I, 2.).
35 Passé le muret de Vertu Morale, le pèlerin va vite se décourager : le spectacle de la mortification du corps par l’esprit le décide à sauter par-dessus la haie de pénitence sur les épaules de Jeunesse pour regagner la mauvaise voie.
36 Le ton est satirique : « sages sont qui sont bien fourrés », écrit Guillaume (v. 7597).
37 La même rime se trouvait déjà en PVH 1 : « Amour charnel, dit Raison, hors m’en chace Et me fait vuidier la place ; Ce verrez vous tout sans glose Ou Roumans qui est de la rose » (PVH 1, v. 879-882 ; cf. PVH 2, v. 11891192, f. 8v), sans que l’on puisse y voir à coup sûr une condamation du Roman : la référence au Roman peut tout aussi bien fonctionner comme une « autorité » à la fois littéraire et morale, produite par le geste même de la citation qui dépouille ce que l’altercation de Raison et de l’Amant pouvait dans le Roman avoir d’ambigu en l’insérant dans un contexte clairement édifiant. Mais d’un autre côté, le verbe « veoir » oscille entre un sémantisme général, qui le rapproche d’opérations plus abstraites (compréhension, vérification, confirmation), et un sémantisme plus restreint, celui de la vue : or, la vue, notamment dans le discours de Vénus, est suspecte comme sens, comme principale source de l’excitation du désir (on se rappelle la flèche d’amour qui transperce l’œil de l’amant, puis du pèlerin, pour atteindre son cœur). Et l’association rose/ sans glose à la rime, pour topique qu’elle soit, laisse bien entendre une critique contre l’obscénité littérale du Roman, et notamment du discours de Raison.
38 Cf. Roman de la rose, v. 6897-7186, où Raison se plaît, sous le prétexte d’une théorie de l’arbitraire du langage, à nommer « coilles reliques » et « reliques coilles » (v. 7107-7108).
39 Si, comme l’a montré P.-Y. Badel, d’autres auteurs au xiv e siècle tels Raoul de Presles ou le cistercien Pierre Ceffons ont reconnu la nature et l’ampleur des emprunts notamment à Alain de Lille, la question se crispe avec Guillaume autour de la revendication d’une propriété littéraire : dans le récit par Vénus de l’invention du Roman, le second protagoniste, l’anonyme « normand » qui dénonce le vol du plagiaire (« Ha, ha ! dist il, n’est pas raison De faire fais d’autri moisson ! » (PVH2, v. 8743-8744, f. 53)) et s’expose en retour à l’accusation infamante de « male bouche », fait effet de double fictionnel de l’écrivain, lui-même dépossédé de son « songe » (cf. infra la transcription du second prologue en annexe de l’article).
40 Jean de Meun se pose en compilateur : « Je n’i fais riens fors reciter » (v. 15238).
41 Cette exigence d’unité a entraîné les réécritures analysées par Sylvia Huot : celle de Gui de Mori qui réorganise sur le modèle d’Ovide le Roman en deux volets, les « remèdes d’Amour » succédant à « l’art d’Amour » (op. cit., p. 93) ; celle également de l’éditeur du manuscrit d’Arras qui ne retient du Roman de la rose que ce qui s’accorde à la visée et à la bienséance du PVH (ibid, p. 231-238).
42 À vrai dire, toute ambiguïté n’est pas supprimée pour autant. La mise en garde contre les charmes de l’allégorie figurative se fait par les moyens mêmes qu’elle dénonce, puisqu’elle produit une figure monstrueuse et grotesque en la personne du pèlerin lui-même, ce dont il s’offusque : « Qu’est ce, dis je, que dites vous ? Vous me donnés au cuer courous Quant de tel chose me parlés ! Ne say se a fin me temptés Qu’en ce prengne occasion De laissier escherpe et bourdon, La quel chose je feroie Plus tost que ne soufreroie Que fusse monstre ou transfourmés, Ou autrement deffigurés ! » (PVH 2, v. 3522-3531, f. 22v). Guillaume de Digulleville n’en a pas fini avec le charme de la figuration allégorique…
43 Je me permets de renvoyer à la première partie de ma thèse, Pèlerins de vie humaine. Allégorie et Autobiographie de Guillaume de Digulleville à Octovien de Saint-Gelais, section III : « Le second Pèlerinage, ou l’autobiographie par effraction ».
44 Dont le pèlerin devient, dans l’espace de la fiction, le représentant si ce n’est exclusif, du moins privilégié.
45 « Sans mon sceü et volenté Tout mon escript me fu osté, Par tout divulgué, et scet Dieu Que je ne le tien pas a gieu, Quar a mettre et a oster, A corrigier et ordener Y avoit mout, si com perceu Aprés quant bien esveilé fu. Or le m’a falu mendier Aus estrangés et emprunter, Mes tart pour li bien corrigier M’est venu et pour adrecier : En tant de lieus s’est prouvignié Que jamais n’auroie tracié Ses provains pour eulx bien taillier Et pour eulx a point adrecier, La quele chose faire on devroit Qui bien adroit faire vouroit, Si que celui qui le m’osta A mon proufit petit pensa » (v. 31-50).
46 Jean Gerson, par le truchement d’Eloquence théologienne, regrettera l’absence de Jean de Meun lors du procès qui lui est intenté : « Je voudré bien, au plaisir de Dieu, lequel vous représentés ycy, dame Justice, que l’aucteur que on accuse fust present en sa persone par retournant de mort a vie » (Jean Gerson, Le Traictié d’une vision faite contre le Ronmant de la rose par le chancelier de Paris, dans Débat sur le Roman de la rose, éd. cit., p. 66). Dans ce procès, initié par la plainte de Chasteté, Eloquence théologienne est procureur.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007