Vertiges de la série : M. Wens de S.-A. Steeman ou réécrire la répétition
p. 383-395
Texte intégral
1D’aucuns prétendaient que la production de Steeman n’était pas importante quantitativement, se fiant à une liste sommaire faisant état de 33 romans, 2 courts romans, 5 romans écrits en collaboration avec Sintair, et 3 recueils de nouvelles. C’était là oublier les nombreuses nouvelles, ainsi que les innombrables articles. C’était oublier de même ses nombreux comptes rendus d’ouvrages. Et c’était oublier enfin que Steeman n’a eu de cesse d’apporter des changements à ses romans au fur et à mesure des rééditions, ce qui fait que certains récits possèdent cinq versions différentes, seuls quelques paragraphes étant parfois conservés d’une version à l’autre. C’est dire si cette production jugée un peu trop rapidement « quantifiable » prend une tout autre ampleur à la lumière de ce travail incessant de « révision1 ».
2Notre but en ces pages n’est pas de dresser une nomenclature commentée des différentes versions, mais de nous concentrer déjà sur les réécritures des romans mettant en scène le détective sériel M. Wens2, et de voir comment Steeman conçoit le roman policier sous le mode de la répétition, et comment il propose par la suite des réécritures de ces répétitions. Ce faisant, par le prisme de la pression éditoriale l’obligeant à reprendre un détective qui ne lui convient plus, on verra comment Steeman met en crise sa position institutionnelle – les limites clairement ressenties de la fiction policière sur le plan de la légitimation – et comment il distancie de la sorte ce qui l’enferme, ce qui l’oblige à écrire sous ce mode de la répétition.
3Ainsi, si l’on est en droit de s’étonner de nous voir ici traiter un seul auteur, ce qui nous intéresse est de montrer comment ces réécritures – dans un sens « direct » – sont tout simplement transitoires, c’est-à-dire que d’une part Steeman montre pourquoi et comment il réécrit, et que d’autre part il encode le texte de manière à dévoiler, vers la fin de sa carrière, comment on peut le réécrire, effaçant de la sorte la notion même d’auteur.
Naissance et palingénésie de Wens
4Pour bien comprendre ce que représentait M. Wens pour Steeman, il apparaît utile de rappeler brièvement le début de la carrière de l’écrivain belge. Après un premier roman « littéraire » en 1927, Un Roman pour jeunes filles, avec une volonté ostensible d’atteindre une certaine légitimation, il écrit, en collaboration avec Sintair, cinq romans policiers à la manière de Wallace. Conçu au départ comme un jeu, empreint de distanciation, Le Mystère du zoo d’Anvers, le premier de ces romans, est publié en 1928 dans la collection « Le Masque », avec à la clé un succès commercial. Rapidement, Steeman s’avère donc prisonnier de ce qui apparaissait comme un simple jeu, et il détourne cet état de fait par une volonté de jouer avec les limites du genre qu’il s’est imposé. Progressivement, il va donc s’écarter des invariants du « roman d’action », pour proposer avec Six hommes morts un récit policier d’un esprit résolument « mathématique ». Il y présente pour la première fois le détective Wenceslas Vorobeïtchik.
5Dès sa première apparition, Wenceslas Vorobeïtchik profite pleinement de ce nom qui ne peut tout simplement pas être prononcé. Perçu comme étranger, il condescend en quelque sorte à s’abaisser à l’humain, lui offrant la possibilité de le nommer, sans que cela touche l’intégrité de ce qu’il est : il propose de se faire appeler M. Wens.
6Et parce que son nom est imprononçable, il est en même temps inconnaissable : la psychologie du personnage est insaisissable, et seule importe sa parole, c’est-à-dire comment il explique les événements, et quel nom il donne au coupable. M. Wens reste ainsi inqualifiable, inatteignable, et il se prête parfaitement au rôle du dieu-détective. Dans Six hommes morts, l’ensemble de la présentation porte d’ailleurs la marque de la dilatation, voire de l’effacement, et M. Wens est à l’image de son bureau : de « style impersonnel3 ».
7Se fiant à la réaction des lecteurs et de la critique, avec l’obtention en 1931 du Grand Prix du roman d’aventures, Steeman se rend rapidement compte de la « perfection » de son détective, qui fascine par cet aspect impénétrable, et qui concentre parfaitement le faisceau sur la résolution de l’intrigue.
8Pourtant, dès le roman suivant, La Nuit du 12 au 13, on constate que si la personnalité de Wens ne semble pas évoluer au cours du récit, la fin « l’humanise », puisqu’il disparaît en compagnie de Floriane Aboody. Il devient donc indisponible à l’équation mathématique, qui attend de lui un détachement total. Cela nous semble révélateur de la volonté qu’avait Steeman à l’époque d’effacer tout simplement Wens. En raison même du succès qu’avait connu le détective avec Six hommes morts, Steeman semble avoir conçu la crainte de se voir enfermé dans une formule unique, et il craignait aussi que par cette liaison entre sa production et un détective sériel il ne puisse obtenir une véritable légitimation littéraire.
9Pour s’en convaincre, il suffit de bien lire la nouvelle « Archibald S. Brew4 », où l’on trouve un écrivain naturaliste qui décide de réutiliser un personnage qu’il avait auparavant exploité dans deux romans. En dépit de la mise en garde de son secrétaire par rapport au risque institutionnel que cela représente, l’écrivain décide nuitamment de faire revivre son personnage. Et le personnage devenu sériel prend vie : littéralisé, il tue alors l’écrivain. C’est bien le moi vil qui tue le moi noble. C’est bien l’écrivain qui écrit dans la sérialité qui assassine ses ambitions de légitimation. Et cette métalepse, avec ce changement de niveau (de l’acte créateur à la créature), vaut tout autant pour Steeman, qui vient d’écrire deux nouvelles et deux romans mettant en scène Wens, que pour Conan Doyle dont le vœu de s’imposer comme auteur de romans historiques a été rendu impossible par Sherlock Holmes, ou pour Maurice Leblanc dont les aspirations naturalistes ont été réduites à néant par Arsène Lupin… C’est donc bien la double mort que représente Wens : il tue certes l’ancien système, mais par son à venir, il tue aussi tout avenir littéraire… Et l’on comprend aussi pourquoi, juste après La Nuit du 12 au 13, Steeman avait essayé de remplacer Wens par Seb Soroge dans Le Démon de Sainte-Croix, puis par Aimé Malaise dans Le Mannequin assassiné, deux romans d’atmosphère qui s’écartaient du roman policier classique et refusaient tout principe d’une quelconque répétition.
10Mais, au même titre que pour Conan Doyle, sous la pression du lectorat et de l’éditeur, Steeman doit faire revivre son détective sériel. Dans Un dans trois, l’explication donnée pour ce retour est alors simple : si Wens accepte une nouvelle mission, c’est pour oublier la fin malheureuse de son aventure sentimentale avec Floriane Aboody. Wens redevient donc disponible pour l’enquête. Mais en même temps, son retour prend des atours symboliques, puisqu’il perd en quelque sorte son corps – il semble complètement désincarné sous le nom et l’apparence bien étranges du chirologue Saint-Phal – pour apparaître dorénavant comme une simple machine pensante, que personne ne connaît, et que tout le monde reconnaît selon une seule aptitude : celle de montrer la logique des choses. En outre, Wens se révèle désormais grand lecteur et fin connaisseur des romans policiers, ce qui permet de l’imposer complètement et définitivement aux yeux des lecteurs.
11On peut ainsi voir comment naît véritablement un héros sériel : le personnage trouve ses assises dans ce qu’il copie pour le dépasser. Il s’assure ainsi l’adhésion du lectorat, qui trouve des marques de reconnaissance, et qui perçoit en même temps cette esthétique du dépassement. En ce sens, le héros appelé à devenir sériel est une véritable bibliothèque : il ne cesse de pointer les expériences lectoriales pour en montrer, en un double mouvement, la nécessité et le dépassement (le jeu classique sur les axes paradigmatique et syntagmatique). Cette démarche est d’autant plus exemplaire dans le cadre du roman policier classique, qui affiche en permanence son autotélisme : cela est suffisamment connu, dès que le roman policier est perçu comme genre, tout nouvel avatar ne cesse de nommer et discuter la valeur de ses prédécesseurs. Le héros sériel devient par la suite une bibliothèque au carré : après avoir renvoyé aux ouvrages-types du genre (le premier paradigme) et en avoir proposé un dépassement, on renvoie ensuite aux aventures précédentes du héros (le second paradigme), pour là encore jouer de la dialectique du même et du différent.
12Répondant ainsi à la vertu paradoxalement émancipatrice que voient Brian Attebury5 ou Alastair Fowler6 dans le « genre », la tension génératrice chez Steeman consiste bien à exacerber cette dialectique particulière. Car, que se passe-t-il dans Un dans trois ? La démarche est tout simplement exemplaire, puisque Wens juge d’une part la situation présente par l’intermédiaire du Sherlock Holmes de Conan Doyle, du Father Brown de Chesterton et, surtout, de La Mystérieuse Affaire Benson (The Benson Murder Case) de S. S. Van Dine, afin d’en montrer la simple répétition puis les différences7. D’autre part, la situation présente est commentée par rapport aux affaires précédemment résolues par Wens8.
13De plus, le travestissement en chirologue permet de converger vers ce passage essentiel où Wens ôte son déguisement pour enfin montrer son essence. Et elle est clairement « divine » à en suivre la réaction des « spectateurs/auditeurs » :
Tous ceux qui l’écoutaient éprouvèrent l’impression que le célèbre détective allait enfin les faire toucher à une sorte de Terre Promise, à un royaume inconnu dont il était le seul à connaître le chemin9.
14La conclusion est par conséquent simple : le retour de Wens dans Un dans trois l’impose définitivement comme le dieu-détective, jugeant toute situation nouvelle sous le mode de la répétition.
15Mutatis mutandis, les romans suivants entérineront cette image. Mais, hormis une nouvelle publiée en 1936, Wens disparaît de l’imaginaire de Steeman de 1934 à 1940. Ceci apparaît presque comme la deuxième tentative de Steeman d’abandonner le détective qui a fait sa « popularité ». Un détective qu’il juge de plus en plus contraignant au niveau de l’espace de nouveauté accordée.
Réécritures et reconstruction
16Aussi, quand en 1940 et 1941 Steeman réutilise M. Wens contre sa volonté, il va s’évertuer à lui redonner un corps et un nom complet, pour mieux montrer le changement d’essence du personnage.
17Dès lors, Wens perd son côté énigmatique pendant deux romans, et dès le « Prologue » de La Résurrection d’Atlas un portrait – physique et psychologique – relativement long du détective est proposé. Le personnage n’est donc plus « blanc », et il n’est plus insaisissable. Il possède désormais un corps, au même titre qu’un nom civil qu’il doit rappeler. « Vorobeïtchik mal orthographié : deux r, un c avant le k10 », s’insurge-t-il en effet au début du récit lorsqu’il reçoit une invitation anonyme. Or, un des indices qui permettra à Wens de découvrir le coupable sera justement cette invitation, où le nom Vorobeïtchik était mal orthographié. Le nom Wens n’est plus au-dessus de l’intrigue, il est bien dans l’intrigue. Et Wens lui-même n’est plus au-dessus de l’intrigue, puisqu’il possède un corps qui le situe au même niveau que les coupables et les victimes : il n’est plus le dandy désintéressé préalablement rencontré, et dans La Vieille Dame qui se défend on le découvre par exemple vénal.
18M. Wens change donc d’apparence à partir de 1940, ce qui correspond au virage psychologique qui mènera au roman Légitime défense en 1942. Mais Steeman s’évertue à rester cohérent… au niveau de l’incohérence entre l’image de Wens du début des années 1930 et celle du début des années 1940. Il profite en effet des nombreuses rééditions de ses romans publiés dix ans plus tôt pour apporter des changements substantiels, d’ordre physique et psychologique.
19Ainsi, s’il était auparavant « de taille moyenne11 », Wens est désormais « de haute taille12 », et il apparaît dorénavant moins sûr de lui, sa capacité de mettre à jour les différentes personnalités étant largement atténuée. Surtout, Steeman semble s’ingénier à mettre à nu le caractère de M. Wens. Ainsi, suite à son raisonnement sur « le mort dans l’ascenseur », le lapidaire « – C’est fort compliqué, dit Senterre13 » de la première version de Six hommes morts, s’oppose désormais dans la seconde à « – Habile, mais hasardeux, dit Senterre, plagiant inconsciemment son interlocuteur14. » Autant dire que le système s’épuise de lui-même à partir du moment où les tics langagiers de Wens peuvent être plagiés… par un homme !
20La réécriture du Mannequin assassiné le donnait d’ailleurs à voir : M. Wens, qui ne figurait pas dans la première version, remplace désormais le criminel Hannibal Haymabel. Et Wens se présente clairement comme un corps rapporté, institutionnalisé, rationalisant, et presque rassurant par son côté « humain » en regard de l’aspect insaisissable – dans la polysémie du terme – de Hannibal Haymabel.
21La substitution de personnages est par conséquent significative du changement de statut de Wens, et on peut d’ailleurs résumer cette première phase de réécriture sous le signe de l’épigraphe tiré du Lys rouge d’Anatole France, et ajouté en 1942 à la seconde version du Mannequin assassiné. Par cette citation, Steeman feint d’adopter une posture de modestie, mais il commente en même temps de manière ironique ses différentes réécritures, qui s’adaptent aux goûts du jour, et qui répondent à l’immédiateté de lecture des romans policiers : « Je ne puis songer à une femme qui prend soin de se parer chaque jour sans méditer la grande leçon qu’elle donne aux artistes. Elle s’habille et se coiffe pour peu d’heures, et c’est un soin qui n’est pas perdu. Nous devons comme elle, orner la vie sans penser à l’avenir. Peindre, sculpter, écrire pour la postérité n’est que la sottise de l’orgueil. » Alors qu’il s’évertue à « alléger » son style – qu’on lui reconnaissait pourtant comme pur il y a quelques années de cela – et que parallèlement il reconstruit Wens « à taille humaine », Steeman avoue en quelque sorte qu’il se désapproprie : l’écriture ne lui appartient plus, et les circonstances éditoriales, institutionnelles et génériques – avec l’optique psychologique – imposent ce « virage dangereux », pour reprendre le nouveau titre donné en 1943 à la réécriture de l’aventure de Wens auparavant intitulée Le Yo-yo de verre (1933). La réécriture est la répétition d’un même, mais toujours différent… et éphémère !
Réécritures et déconstruction
22Le détective rentre ensuite en sommeil pendant presque dix ans, ce qui traduit de nouveau l’intention de Steeman d’effacer son principal héros sériel. Mais les Presses de la Cité, le nouvel éditeur de Steeman, exercent une certaine pression pour que soient proposées de nouvelles aventures de Wens. Steeman va apparemment se soumettre au diktat éditorial, mais au lieu de reprendre ce qu’était Wens au début des années 1930 ou au début des années 1940, de 1955 à 1957, il va déconstruire radicalement son « personnage », sur le plan physique et onomastique.
23On peut déjà voir les prémisses de cette perspective « déconstructionniste » dans la réécriture de La Nuit du 12 au 13 en 1952, avec notamment l’influence nouvelle du roman noir américain. Steeman remplace l’ancrage belge de la première version avec Anvers par une localisation à Shanghai15. Or, de manière délibérée, ce « décor » participe d’une intention clairement « carnavalesque », où le principe de la répétition est tout simplement tourné en dérision. À ce titre, le juge d’instruction qui dans la première version portait parfaitement son nom de M. Plante, puisqu’il s’avérait incapable de sortir de sa léthargie, est remplacé dans la seconde version par le magistrat Wu, avec ses deux aides qui répondent aux noms de Charlie et Chan, référence plus que visible au personnage inventé par Earl Derr Biggers. D’autant plus visible que si Wu semble emprunter les pas de Charlie Chan avec ses inlassables citations de Confucius, celles-ci tombent rapidement à plat, et Wu est rapidement dépassé par les événements.
24Cette volonté de mise à distance du sujet va de paire avec une mise à distance de l’objet. On peut ainsi noter, dans les réécritures ainsi que dans les récits inédits, un nouveau procédé, qui se lie à une écriture parataxique : souvent, des phrases, voire des mots, sont suivis d’un commentaire entre parenthèses. Cette glose parenthétique peut soit porter sur une implication de la phrase au niveau de l’intrigue ou du personnage présenté, soit sur la formulation elle-même. Ce « niveau méta » instaure une certaine duplicité, avec une mise en crise des procédés, et il stigmatise surtout le besoin d’écrire selon un enfermement préalable (le genre… et les premières versions !) et la volonté de Steeman d’écrire parallèlement comment fonctionne cet enfermement.
25Deux lectures sont donc possibles à l’intérieur du roman, comme sont possibles deux lectures d’un même roman. Ou trois lectures, qui correspondent à des changements de paradigme : le roman policier classique au début des années 1930, puis psychologique au début des années 1940, et enfin le roman noir au début des années 1950. À chaque fois, M. Wens est réécrit par l’extérieur, et Steeman commente les changements.
26En cette perspective, dans cette troisième phase, M. Wens ne peut être appelé qu’à disparaître, son essence se délitant au profit du corps. Après le bien piètre déguisement en chirologue dans Un dans trois, il sera radicalement destitué dans Six hommes à tuer (1957) où, sous une multitude de déguisements, Wens va tuer le nom qu’il endosse au même titre qu’il doit tuer les personnages de l’intrigue.
27La réécriture inversée que représente Six hommes à tuer par rapport à Six hommes morts fut à plusieurs reprises notée. Cette inversion, tout comme elle tue le héros « médiatique » de Steeman, montre de même son incapacité passée à jouer son rôle : « Il ne m’est pas indifférent que l’on dise que cinq hommes sont morts par ma faute » proclamait-il sentencieusement16. M. Wens aura ici une mission inverse : celle de tuer les cinq premiers. Et ce rôle sera parfaitement rempli. Car s’il se place désormais au niveau humain, l’enseignement de Six hommes à tuer est bien qu’il ne peut plus endosser le nom de M. Wens, puisque son corps est au cœur de l’intrigue, et c’est ce corps qui parle plus que l’intellect (il change en effet d’apparence à plusieurs reprises au cours du roman afin d’éliminer un à un les malfrats). De plus, cette perspective behavioriste s’avère rétive à tout atermoiement psychologique.
28On peut d’ailleurs voir tout ce que n’est plus Wens par le prisme d’un renvoi perceptible à son système déductif de Un dans trois. On se souvient qu’il y établissait, répétant Van Dine, trois tailles possibles du meurtrier à partir de l’impact de la balle dans un mur. Dans Six hommes à tuer, un des malfrats propose le même système d’investigation, mais un personnage nommé « Peter Pan » refuse d’y souscrire17. Or, « Peter Pan » n’est rien d’autre qu’un nouveau déguisement de Wens, pour essayer d’abattre les tueurs ! Autant dire que Wens annonce clairement que ce type de problème ne le préoccupe plus. On ne peut être plus clair en ce qui concerne l’inversion radicale du système et de l’essence du détective.
29Ce délitement des caractéristiques de Wens avait débuté avec Poker d’enfer. Steeman y prêtait à Wens des qualités de « véritable homme-protée18 », et cette plasticité extrême, qui convenait auparavant aux malfrats, rendait impossible tout portrait, tant physique que psychologique19. La « description » de M. Wens, que Sir John St Maur connaît sous le nom de Jobbins-Summerlee, et ses collaborateurs sous les noms de Blake, O’Hara et Piedbœuf, venait dès lors contredire radicalement ses précédentes expositions. Et pour justifier ce changement de corps – voire de nom –, Steeman prenait tout simplement appui sur les différentes incarnations de M. Wens à l’écran :
Certains lecteurs pouvant être enclins à s’étonner que M. Wens arrive à changer si facilement de visage, l’auteur leur rappelle à toutes fins utiles que ledit M. Wens a successivement incarné, à l’écran, les personnages de Georges Jamin, Pierre Fresnay, Frank Villard, Werner Degan, Pierre Jourdan, Maurice Teynac et Raymond Rouleau20.
30Le franchissement de frontière est intéressant : ce n’est pas M. Wens qui a été incarné par lesdits acteurs, mais c’est M. Wens qui les a incarné ! En même temps, cette réflexion, qui n’est pas sans renvoyer aux procédés borgesiens, traduit pour Steeman une véritable impression de dépossession : le héros ne lui appartient plus, et en même temps on attend de lui qu’il inscrive toute reprise de M. Wens selon la cohérence d’un système… rendu incohérent par ces incarnations ! Et il trouve dans cette vie parallèle le moyen de déconstruire son personnage.
31Cette déconstruction trouve d’ailleurs son point d’orgue dans une réécriture : celle en 1959 des Atouts de M. Wens sous le titre Des cierges au diable. Certes, si l’intrigue est conservée, le style est radicalement différent, et à la glose parenthétique Steeman ajoute un nombre impressionnant de notes de bas de page. Que disent-elles ces notes ? Tout simplement que Steeman pourrait laisser d’autres réécrire ses récits.
32Au-delà de l’ironie qui s’y manifeste, ces notes de bas de page traduisent en tout état de cause une amertume, avec une impression de dépossession. « Le Ciel était d’un blanc sale, la mer houleuse », lit-on en ouverture, avec de suite une note de bas de page : « Ou, s’il plaît aux adaptateurs : Le ciel était d’un bleu pur, la mer d’huile21 ». Les décors sont alors invariablement commentés, de même que le rôle alloué aux personnages, avec des possibilités offertes de réaménagements. Cela permet de mettre à nu les éventuels effets de réel, ou les tentatives mimologiques. En cette perspective, les premières paroles du boy Chew-Chee sont en chinois, et donc données en chinois, avec toutefois ce commentaire en note de bas de page : « La réponse de Chew-Chee, intraduisible en français, figure à l’horizontale en raison des rigueurs de la mise en page22. » À l’encontre de la lecture fictivisante, Steeman ne cesse de rappeler qu’il s’agit d’un objet-livre, avec à la clé des contraintes qu’il s’agit de détourner. Et il est alors permis de jouer avec l’intertexte habituel des récits policiers. On peut ainsi lire en ouverture d’un chapitre « Ce n’était plus la nuit, mais ce n’était pas encore le jour », la phrase étant alors commentée dans une note de bas de page : « L’auteur espère que son confrère Simenon lui pardonnera ce modeste emprunt23. »
33La répétition – ironique – est affichée, les procédés sont dénudés, et la logique d’une éventuelle réécriture dénie le rôle de l’écrivain au profit d’un éventuel pragmatisme des situations. Il en va de la sorte d’une dérision du souci documentaire lorsqu’un personnage se rend sur le pier de Fécamp, précision sitôt suivie d’une note de bas de page : « L’auteur ne connaît pas Fécamp. Il ignore donc s’il s’y trouve un pier. S’il n’y en a pas, il ne voit aucune objection à ce que Fécamp soit remplacé par Honfleur, ou tout autre port proche de Paris, pourvu de pier. Il n’estime pas que cela affecte sérieusement la psychologie de ses personnages. » La proposition de substitution reviendra à plusieurs reprises lorsqu’est mentionné Fécamp, de plus en plus condensée, avec à la clé une impression de ressassement, d’étouffement : « Ou d’Honfleur, ou de tout autre port proche de Paris, pourvu de pier » ; « Ou d’Honfleur, ou de tout autre p. p. de Paris, p. de p.24. »
34Parallèlement, Wens ne s’appartient plus. Ou plutôt, il s’appartient trop : il se réapproprie son univers pour mieux s’en écarter. Ainsi, lorsque Steeman avait créé son détective Désiré Marco, ce dernier faisait état d’une parfaite connaissance des tics de Wens : « En pénétrant dans la chambre de la surveillante, je me souvins de la sommaire description que m’en avait donnée Mme Felz. “Sommaire mais exacte”, dirait mon collègue Wens25. » S’il apparaissait donc possible de copier ce qu’était Wens – et l’on se souvient de la phrase du même ordre de Senterre dans la réécriture de Six hommes morts, phrase qu’il énonçait toutefois « inconsciemment » –, cela avait pour vertu essentielle de montrer l’obsolescence de son parler, et par conséquent de son système, ceci pour mieux s’en écarter avec Désiré Marco, qui tente – maladroitement – de copier les tough guys des romans noirs américains.
35Or, dans Des cierges au diable, on retrouve une citation qui se rapproche du contre-système mis en place par Marco : « “Ravissante, mais dangereusement”, comme dirait M. Wens ». Mais cette citation de Wens est tout simplement énoncée… par Wens lui-même ! Autant dire que, se citant de la sorte, répétant ce qu’il est dans le cadre d’une réécriture, il est littéralement double.
36Double, s’appartenant trop ou ne s’appartenant plus, le vertige est identique lorsque, peu après, on voit Boris Jasinski regarder « distraitement, à l’entrée d’un cinéma, des photos extraites de L’Assassin habite au 21 quand un passant le toucha au bras ». Avec cette mention de L’Assassin habite au 21, nous ne sommes pas uniquement en présence d’un simple brouillage des frontières de la fiction. Car cela apparaît plus vertigineux si l’on sait que Wens était absent du roman de Steeman, mais qu’il figure, sous les traits de Pierre Fresnay, dans l’adaptation cinématographique réalisée par H.-G. Clouzot en 1942. Et quel est alors le passant qui interrompt la vision de Jasinski ? Wens, tout simplement, sans que Jasinski ne le lie à l’adaptation cinématographique, suivant en cela l’enseignement de Poker d’enfer. Bien plus, lorsque Wens se présente, il condense en quelque sorte la présentation habituelle, non sans apporter une certaine forme de dérision par rapport à l’image du dieu-détective auparavant mise en place : « Mon nom est Vorobeïtchik – ou, plus chrétiennement, Wens26. »
37Tout est donc dans l’excès, dans une surenchère de détails, de traits, de marqueurs, qui reprennent ce qu’était M. Wens pour le redistribuer à l’inverse. Ainsi, plus de bureau impersonnel, mais une « bibliothèque aux rayons innombrables », des « aquariums luminescents », une « collection de masques provenant des cinq parties du monde » et « M. Wens, derrière le rempart de son bureau en limba27. » Un rempart… ou plutôt un jeu de miroirs…
Un foyer spéculaire
38Les reprises forcées de Wens sont en effet source d’un bien étrange jeu de miroir. Bien plus, les différentes réécritures brouillent encore davantage ce jeu spéculaire, l’image réfléchie réfléchissant elle-même une autre image, avec cette sensation de perte du foyer originel.
39Déconstruisant ainsi son personnage, Steeman en vient donc à perdre toute possibilité de répétition, perdant à l’occasion toute sensation de créateur. Cette perte va de pair avec l’expérience ultime de Steeman, le roman Faisons les fous, où il s’évertue à déconstruire le langage lui-même28. Steeman, qui n’a alors que cinquante-quatre ans, s’avérera ensuite incapable, jusque sa mort huit ans plus tard, d’achever un nouveau roman. Car s’il ne cesse d’avoir des idées de scénarii, il n’a plus de langage ni de personnage à disposition, et encore moins de cadre générique à transgresser. Et la dernière récriture – Six hommes morts en 1964 – n’apporte d’ailleurs rien de neuf, puisque Steeman récupère des éléments alternativement de la première et de la troisième version. M. Wens n’est plus générateur de décalages, et le psittacisme devient stérile : Steeman n’a tout simplement plus à disposition des limites avec lesquelles jouer.
40Toutefois, son dernier manuscrit, Orchestre noir, présentait apparemment une nouvelle aventure de Wens. Mais le récit tourne rapidement court, et Steeman n’en écrit que le premier chapitre. Il s’interrompt lorsque Wens intervient. Car, après l’achèvement de son expérience des limites, il doit désormais s’affronter à l’aporie policière ultime, en détournant un titre de Pierre Nord : « Qui sera le détective ? ».
41Plus rien ne peut s’écrire, plus de répétition possible, et l’on en reste donc au silence…
Notes de bas de page
1 Stanislas-André Steeman (Liège, 1908-Menton, 1970) souffre actuellement de l’ombre que lui fait l’autre auteur liégeois de romans policiers : Simenon. Il pâtit aussi d’une image partiellement tronquée : se fiant en effet à l’obtention en 1931 avec Six hommes morts du Grand Prix du roman d’aventures (Présidé par Pierre Benoît, le jury était composé entre autres de Francis Carco, Gus Bofa, Pierre Mac Orlan ou Joseph Kessel), de la publication en 1939 du récit qui est considéré comme son « classique », L’Assassin habite au 21 (1939), ainsi que les adaptations par H.-G. Clouzot en 1942 et 1947 de ce roman puis de Légitime défense (1942) sous le titre Quai des orfèvres, on ne l’aborde généralement que sous l’angle du roman policier classique. C’est là négliger sa production des années 1950, beaucoup plus sombre, et source d’expérimentations littéraires déconcertantes, ainsi que la mutabilité problématique de son détective sériel, M. Wens. Pour une approche globale de la production de Steeman, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Stanislas-André Steeman. Aux limites de la fiction policière, Les Belles Lettres, 2006. On y trouvera notamment, dans la bibliographie commentée, les 28 versions différentes des romans.
2 Outre cinq nouvelles, on retrouve M. Wens dans les romans suivants (les dates correspondent aux années de rédaction, et nous avons précisé ensuite les différentes années, et éventuellement les nouveaux titres adoptés, des réécritures) : Six hommes morts (1930, nouvelles versions en 1941, 1944 et 1964) ; La Nuit du 12 au 13 (1931, nouvelles versions en 1941, 1944 et 1952) ; Un dans trois (1932, nouvelle version en 1944) ; Les Atouts de Monsieur Wens (1932, nouvelles versions en 1942, 1944, 1952 et 1959 sous le titre Des cierges au diable) ; L’Assassiné assassiné (1932, nouvelles versions en 1944 et 1960 sous le titre Le Trajet de la foudre) ; Le Yo-yo de verre (1933, nouvelle version en 1943 sous le titre Virage dangereux) ; L’Ennemi sans visage (1933, nouvelle version en 1943 sous le titre M. Wens et l’automate) ; La Vieille Dame qui se défend (1940) ; La Résurrection d’Atlas (1941) ; Le Mannequin assassiné (1942, Wens ne figurait pas dans la première version du roman en 1931, nouvelle version en 1949) ; Crimes à vendre (1944-1945) ; Poker d’enfer (1955) ; Six hommes à tuer (1956) ; La Morte survit au 13 (1957).
3 S.-A. Steeman, Six hommes morts, Librairie des Champs Élysées, « Le Masque », n° 84, 1931, p. 131.
4 Publiée dans La Nation Belge le 24 juillet 1931.
5 « For some writers, narrative constraints seem to act as spurs to the imagination. Like the rules of grammar, such limitations enable invention even while restricting it », B. Attebury, Strategies of Fantasy, Bloomington / Indianapolis, Indiana University Press, 1992, p. 10.
6 Pour Fowler, les genres n’inhibent pas l’écrivain mais représentent un support positif, une matrice littéraire où il est possible d’ordonner son expérience des invariants génériques, A. Fowler, Kinds of literature, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1982, p. 31.
7 « Je vois…, dit le major. Vous êtes partisan de la méthode appliquée avec succès, dans l’affaire Benson, par Philo Vance, expert en crimes ? / – C’est cela même, répondit Saint-Phal. Vance ne pourrait pas adapter son système à un cas plus typique que celui-ci. » ; « – C’est merveilleux ! s’écria Hélène Schlim quand il eut fini. Mais il me semble avoir déjà vu appliquer ce procédé…/ – En effet, dit Saint-Phal. Dans un roman. / – Un roman policier, n’est-ce pas ? / – Oui : La mystérieuse affaire Benson », S.-A. Steeman, Un dans trois, Librairie des Champs Elysées, « Le Masque », n° 113, 1932, p. 88 et 102.
8 « Souvenez-vous de l’affaire des Six hommes morts, résolue par Wenceslas Vorobeïtchik… Ici, il en va tout autrement. », Ibid., p. 163.
9 Ibid., p. 233.
10 S.-A. Steeman, La Résurrection d’Atlas, Bruxelles, Beirnaerdt, « Le Jury », n° 8, 1941, p. 2.
11 S.-A. Steeman, Six hommes morts, op. cit., p. 71.
12 S.-A. Steeman, Six hommes morts ou le dernier des six, Librairie des Champs-Elysées, 1941, p. 55.
13 S.-A. Steeman, Six hommes morts, op. cit., p. 120.
14 S.-A. Steeman, Six hommes morts ou le dernier des six, op. cit., p. 86.
15 Steeman peut ainsi projeter dans la réécriture de certains romans des valeurs qui étaient à l’origine absentes. Ainsi, la réécriture en 1960 de L’Assassiné assassiné sous le titre Le Trajet de la foudre lui permet de mettre en place une vision singulière de la Belgique, avec la mise en crise des tensions linguistiques et sociales, le crime unifiant en quelque sorte ce qui apparaît au cours du roman sous le signe de la fracture : voir sur ce point notre ouvrage Stanislas-André Steeman. Aux limites de la fiction policière, op. cit., p. 49-55.
16 S.-A. Steeman, Six hommes morts, op. cit., p. 211.
17 Voir S.-A. Steeman, Six hommes à tuer, Les Presses de la Cité, « Un mystère », n°290, 1956, p. 149.
18 S.-A. Steeman, Péril, Bruxelles, Moorthamers, 1932, p. 106.
19 Voir J. Baudou, « Alias Mr Twistelthrough », Enigmatika, n° 6, n.d., p. 25-31.
20 S.-A. Steeman, Poker d’enfer, Les Presses de la Cité, « Un mystère », n° 219, 1955, p. 23, note de bas de page.
21 S.-A. Steeman, Des cierges au diable, Les Presses de la Cité, « Un mystère », n° 455, 1959, p. 9.
22 Ibid., p. 99.
23 Ibid., p. 161.
24 Ibid., p. 161, 164, 165.
25 S.-A. Steeman, Dix-huit fantômes, Les Presses de la Cité, « Un mystère », n° 97, 1952, p. 73.
26 S.-A. Steeman, Des cierges au diable, op. cit., p. 82, 83.
27 Ibid., p. 94.
28 Sur l’expérience littéraire ultime que constitue pour Steeman ce roman, voir notre ouvrage Stanislas-André Steeman. Aux limites de la fiction policière, op. cit., p. 150-171.
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