Moderniser la poésie : Huidobro et l’intertextualité en 1917-1918
p. 373-382
Texte intégral
1Aux côtés de Vallejo et Neruda, le Chilien Vicente Huidobro est reconnu comme l’un des grands poètes avant-gardistes latino-américains du xxe siècle. L’émergence de la modernité huidobrienne est cependant loin d’être résolue dans toute sa complexité. L’importance octroyée à la théorie créationniste par l’auteur a occulté en partie les véritables enjeux de la question : en effet, il s’agissait, pour Huidobro, de créer ex nihilo, de « faire un poème comme la nature fait un arbre1 ». Toutefois, l’étude de la poésie huidobrienne révèle des dépendances et des intermittences textuelles pointant directement vers la production française qui lui était contemporaine ou immédiatement antérieure. Pour Huidobro, reprendre et réécrire les textes d’Apollinaire ou de Reverdy a ouvert non seulement une voie vers la modernisation de la poésie mais a contribué aussi à faire face à sa crise à un moment où l’on commençait à sentir la nécessité de rompre avec le chant du cygne décadent.
2En nous penchant sur quelques exemples intertextuels de la production de 1917-1918, notre dessein est de reconsidérer la visée novatrice du créationnisme et d’essayer de comprendre le projet huidobrien en rapport avec les avant-gardes françaises. La reprise de certains textes et motifs d’Alcools ou de La Lucarne ovale a lieu sur un fond de tabula rasa de la poésie, favorisée sans doute par l’adoption intermittente du français comme langue d’expression littéraire. On sait qu’à son arrivée à Paris à la fin de 1916, Huidobro maîtrisait mal la langue de Molière. Le contact avec la poésie dépouillée, minimaliste, de Reverdy, a libéré un espace d’expérimentation où les relations sémiques et métriques sont extrêmement ouvertes. Cette distension majeure des éléments poétiques traditionnels va de pair avec la construction simultanée de réseaux (inter-)textuels éminemment étrangers à l’héritage rubendarien. De la relation de ces deux éléments surgit la particulière dynamique textuelle chez Huidobro, une dynamique qui cherche la filiation d’un autre littéraire et culturel tout en le réécrivant. Ainsi, l’opération de tabula rasa, concrétisée par le changement de langue, témoigne des efforts de l’auteur chilien pour insérer son œuvre poétique dans un air du temps effervescent et favorable aux miroitements du Nouveau, mais sous le signe de la division.
3En effet, ce défi, repris par Horizon carré (1917) et les livres de 1918, s’avère être le règne de la dualité, de la scission. Le double code, traditionnel-romantique (ou modernista, un adjectif hispanique couvrant la production poétique de la fin du xixe siècle) et cubiste – Esprit-Nouveau2 est le champ de bataille d’un sujet qui cherche à exister dans la déhiscence ouverte par un monde nouveau très vite esthétisé par Apollinaire et compagnie. Or, cette déhiscence se nourrit également de la résistance textuelle et, l’on pourrait ajouter, psychologique et sociale, d’un monde finissant. Nous avons appelé ailleurs tmèse3 ce sujet poétique appartenant simultanément à deux ensembles textuels et menacé, donc, d’allotopie, de manque d’intégration.
4Nous nous proposons d’examiner l’emploi que le poète chilien fait du deuxième de ces ensembles textuels, déjà solidement constitué par les avant-gardes lors de la publication d’Horizon carré en 1917. Il s’agit d’un intertexte qui, composé par Apollinaire, Reverdy et autres, va bien au-delà des effets du sens poétique et se lie à toute une Weltanschauung présente pendant la Grande Guerre.
Narrer la nouvelle chanson
5Tout d’abord, dans le poème liminaire d’Horizon carré, « Nouvelle chanson », on lit le malaise. Entre le passé du chant (« QUELQU’UN CHANTAIT ») et le constat de fermeture de la fin (« Et il n’y a pas de sortie »), ce sont les signes d’une réalité pétrie, inconnaissable, qui annoncent l’interrogation sur le présent : « La lune même était une oreille / Et on n’entend /aucun bruit. » Cette lune rappelle le soleil humanisé et défiguré de la fin des « Pas brisés » (La Lucarne ovale) de Reverdy : « Le soleil / Mais mes yeux sont éteints / Et il n’a pas d’oreilles. » Constatons que dans les deux cas se produit un appel aux sens qui finalement montre son échec. Le soleil, la lune ne sont pas les garants du pouvoir du sujet poétique, de son être au monde, comme cela était le cas dans les scénographies romantiques, mais ils véhiculent le lieu de son impuissance, soit par le sens de la vision (yeux éteints), soit par celui de l’ouïe (oreille n’entendant aucun bruit). Dans « Les Pas brisés » ce n’est plus le poète qui anime le chant mais un sujet d’énonciation poursuivi par le bruit (« Le bruit me suit »). Dans le poème de Huidobro, le « bruit » qu’on n’entend pas déplace le chant du début indéterminé, illisible. Mais il y a plus : dans les deux poèmes, le « bruit » est relié, d’un point de vue phonique, à des éléments qui sembleraient signaler un sens habitable pour le sujet : c’est la « maison connue et qui m’abrite » des « Pas brisés », ce sont « les branches » de « Nouvelle chanson », lieu topique de la poésie occidentale.
6Cette liaison nous aide à préciser les enjeux historiques de la poésie : l’abri – ou le sens conforté, la « maison connue » significativement placée « Là-haut » pour Reverdy – cède la place au « bruit » situé dans la menace d’une conscience qui constate l’absence de communication et d’une activité sensorielle créatrice. Dans le poème huidobrien, la continuité phonique engage l’opacité foncière de la réalité représentée, là où les branches occultent la visibilité (« On ne voit personne ») et les signes du paysage, surdéterminé par l’intertexte reverdien, n’accèdent à la surface du texte que par une trace peu connaissable. La scène défait la poésie, dans la mesure où ce « bruit » répond sémantiquement à « CHANTAIT » et à « voix ».
7L’intertexte (la lune-oreille, le bruit) fait centre en plusieurs sens : il remet en question le présent statique qui remplace le passé du chant. La poésie est rendue problématique et intransitive dans le maniement du code avant-gardiste qui fait pivoter autour de lui une chanson s’éloignant du présent où l’on devine le code traditionnel. Les sens poétiques sont convoqués a negativitate : l’énoncé regarde, écoute, mais le poème ne rend pas le contenu de ces activités, promues au premier rang par la tradition romantique et symboliste. Tout comme la réalité est fragment, trace, régime de l’inconnaissable, le macrocosme et le microcosme proposés sont soumis à la coupure, à l’impossibilité d’avoir accès à une vision de la totalité : suivant le vers reverdien, Huidobro surimpose une isotopie du corps humain à la nature et, par là, il isole un organe, « oreille », où se réfracte l’espace communicationnel traditionnel de la poésie.
8L’existence du sujet huidobrien est vécue comme vide, comme un « point de fuite4 » opérant dans l’appartenance et dés-appartenance aux deux codes indiqués. Le paradoxe de « Nouvelle chanson » consiste en ceci que le titre est désavoué par le corps du poème, qui, en incorporant l’intertexte reverdien, coupe lui aussi les attaches avec la chanson de l’incipit. Cela est d’autant plus révélateur que la fin du texte transmet l’idée de fermeture, une fermeture à laquelle on ne peut échapper (« Et il n’y a pas de sortie »). En réalité, la chanson nouvelle est la scène centrale de sa disparition et de l’interrogation sur cette disparition, l’élément intertextuel se situant au cœur de celle-ci. La variation par rapport aux « Pas brisés », du soleil qui n’a pas d’oreilles à la lune qui « était une oreille », réengage la scène comme lieu où se produit quelque chose qui est digne d’être connu. La fin des « Pas brisés » organise le manque des rapports du moi au soleil et vice-versa. Huidobro reprend la nature éteinte des sens reverdiens mais il change le rôle de l’astre, qui est ici celui de l’écoute même si apparemment il n’y a rien à entendre. Huidobro rejoint la fin du poème d’Apollinaire « Veille » (Calligrammes), où l’on mentionne « la lune qui me regarde écrire ». C’est la lune qui se penche sur le locuteur et non le contraire, dans un nouveau détournement du paradigme romantique.
9Mais restons au centre de notre questionnement. Cette scène essentielle dépérie, d’où la poésie s’est enfuie, menacée par l’arrêt des sens, qu’est-ce qu’elle organise, convoque ? L’intertexte signale la pression historique d’une nouvelle façon de regarder la réalité et donc de la rendre poétiquement. Mais, plus que « l’amoindrissement ontologique de l’individu » reverdien5, la négativité huidobrienne se résout en invisibilité et manque d’accès à la connaissance de la représentation. En ce sens, la modification de l’intertexte examiné est fondamentale : « la lune même » se penche, elle veut savoir ce qui se passe dans cette scène. Ce qui se passe est d’un côté énigme, de l’autre explication. Celle-ci est embrayée au moyen de « Cependant », mot pour le moins surprenant, compte tenu de l’apparente visée statique du texte, et qui ouvre la voie sur un faire interprétatif de l’ordre du pensable. On bascule, en effet, vers les effets de la narration : on apprend qu’on peut raconter la scène, qu’on peut lui demander une lecture interprétative certaine, matérialisée par un rapport adversatif. Là, tout se joue dans le mot « déclouée », qui rappelle inévitablement la figure du Christ mort que l’on descend de la croix. Ainsi, dans une nouvelle actualisation de la poésie « ancienne » (motif de l’étang), le « poète » annonce un drame connotant une descente qui le signale virtuellement comme souffrance. À la scène où la poésie n’est plus, scène d’écoute mais de silence, scène de l’irreprésentable, succède une autre, où pointe l’image identitaire maximale de la représentation occidentale.
10Ainsi, l’intertexte reverdien suscite la question d’une énigme qui va avoir lieu : ce qui a lieu est également une réaction à la difficile conjoncture de la poésie, de sa disparition. Le mouvement christique résout narrativement cette énigme qui justifie – évidemment parmi d’autres – la lecture du poème comme actualisation d’une matrice « je deviens poète » ou « je deviens poète-Christ ». On connaît la prégnance de la figure du Christ à l’époque des avant-gardes, d’Apollinaire à Cendrars. On n’insistera pas sur ce point. Ce qui importe est plutôt d’examiner la narrativité latente du poème en fonction de la matrice. Nous proposons le diagramme suivant :
11L’apparition connotée du Christ est donc la réponse aux questions virtuelles ou factuelles : qui est-ce ? d’où vient-il ? qu’est-ce qui va se passer ? La matrice obtient son degré final marqué par la forte verticalité (de l’étoile à l’étang). Dans le vers « Est tombée dans l’étang » on peut lire « Est tombé dans l’étant », l’étang-étant figurant le topos de la poésie ancienne et en même temps sa souffrance, sa négativité6. La narration se concrétise au moment où la scène cède à l’argument, le dire poétique au mythe, à la fable. Outre la négativisation de la poésie, l’intertextualité avant-gardiste est ici responsable de préparer la représentation d’un drame qui, comme tout drame, invite à une lecture narrative. Le passage des poétiques est la trame de ce drame, qui se dénoue dans l’apparition d’une identité mythique exigée par l’économie thématique du poème, à laquelle se surimpose le pivotement temporel-interprétatif de « Cependant ». Ainsi, la déréliction de la poésie – centre de la scène – est doublée du mythe qui la conforte et qui, dans une lecture narrative, se donne à voir comme conséquence figurale immédiate.
Définitions, culminations, infléchissements de la matrice
12Très souvent, l’intertexte avant-gardiste ne prépare pas seulement le déroulement de la matrice « je deviens poète », mais est l’élément essentiel de sa définition ou matérialisation. Ainsi, la fin d’« Aveugle » (Horizon carré) déclare sa filiation avec « Zone » :
Il est tout seul
Et avec sa gorge coupée
Il chante une mélodie
que personne
n’a comprise
13Ici culmine la représentation du poète, ébauchée au début par des indices avant-gardistes géographiques (« Sacré-Cœur »). Dans « Tam » (Horizon carré), l’intertexte avant-gardiste se double de son enseigne spatiale cubiste. C’est un escalier très populaire à l’époque de Nord-Sud que Huidobro propose comme lieu de rencontre des deux motifs apollinariens, la pendaison et le fumeur :
14Cet escalier est aussi la danse euphorique et illusionniste que l’on avait convoquée quelques vers auparavant pour « Tam », personnage lui-même aux connotations primitivistes du cubisme et du dadaïsme. L’euphorie devient limite, isolement et, de nouveau, résolution à la fin de « Cigarro » (Poemas drticos) : « Y mi cigarro / es la unica luz de los confines. »
15On rencontrera la même technique résolutive à la fin de « Gare » (Poemas árticos) ou « Cruz » (Poemas árticos), le « cigare » étant l’élément intertextuel qui garantit l’ordonnancement rétrospectif des intermittences polyisotopiques : sous sa figure métonymique avant-gardiste de « cigare » ou « fumeur7 », le je-poète s’avère être le point-limite isotopique du poème. Ici comme ailleurs, se pose une question de hiérarchie : même si Huidobro s’éloigne de la représentation du poète comme visionnaire ou donneur de signification maximale (une tentative par exemple très explicite dans « Arte poética » de El Espejo de agua), il garde très nettement le lieu spécifique de sa supériorité. Ce lieu est l’occasion constamment renouvelée par l’intertexte avant-gardiste, du cigare à la gorge aphone. Dans ce lieu, enfin, s’actualise et se conclut le projet narratif de la matrice « je deviens poète ».
16Ce dernier aspect est clairement exemplifié à la fin d’Ecuatorial, une œuvre dont la caméra cinétique et ubiquitiste est inspirée par La Prose du Transsibérien et par « Zone ». Texte de l’errance dans une Europe ravagée par la guerre, poème de la crise des valeurs de la civilisation chrétienne-occidentale8, célébration de l’exploration géographique-poétique, Ecuatorial se dirige vers sa fin dans le clivage temporel puisqu’il propose un futur coupé du reste du poème. L’apothéose de l’apocalypse, utopie de l’avenir, est aussi une apothéose des figurations avant-gardistes largement tributaire de « Zone » :
Siglo
Sumérgete en el sol
Cuando en la tarde
Aterrice en un campo de aviación
Hacia el solo aeroplano
Que cantara un dia en el azul
Se alzara de los anos
Una bandada de manos
CRUZ DEL SUR
SUPREMO SIGNO AVIÓN DE CRISTO
17Ces vers annoncent un ordre nouveau qui adviendra linéairement (« Cuando »). Malgré sa teneur nettement avant-gardiste, l’apogée quasi-messianique intègre de façon euphémique des indices du monde modernista (« en la tarde », « el azul »). Mais le débat entre l’ancien et le nouveau, exceptionnellement non polémique, se brouille au profit d’un dispositif iconique du mythe identitaire qui proclame sans gêne les origines biographiques, antipodéennes de Huidobro (« CRUZ DEL SUR »). Nous voici devant le dernier épisode de la matrice « je deviens poète », épisode utopique et par là justement plus efficace : la caméra du désarroi, historiquement située (le vers 189 est « 1917 »), parvient à focaliser le programme prophétique du chant. Entre ces deux moments, historique et utopique, le texte réfléchit l’auteur déguisé encore une fois en intertexte avant-gardiste : « Alguien pasó perdido en su cigarro / QUIÉN ES. »
18Huidobro reprend la question sur l’identité posée dans « Nouvelle chanson » pour faire ensuite une allusion claire à l’entité auctoriale (« La linea ecuatorial recién brotada »). C’est dans la réutilisation du motif avant-gardiste que le poète chilien actualise la matrice « je deviens poète ». Le moment de clivage – et donc de transformation – d’un régime à l’autre, du nihilisme historique à l’utopie culturelle, met en place, non sans une certaine coquetterie, le poète-fumeur. Le mythe du poète est bien portant ici et trouve dans ce lieu (inter-)textuel l’infléchissement vers son devenir radieux.
19L’intertexte avant-gardiste n’aura pas cessé de servir à ce projet, à cette narration. En ce sens, les moments de changement, de conversion, de l’ancien au nouveau, de l’intérieur à l’extérieur, du négatif au positif sont des positions énonciatives attirant la reprise des œuvres de Reverdy ou d’Apollinaire. La figure du musicien-poète de « Guitare » (Horizon carré) se déclare comme lieu final de pureté une fois que le texte passe par trois notations avant-gardistes : l’oiseau qui « becquete les cordes [sic] » rappelle le vers d’Apollinaire « Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux » (« Vendémiaire »), alors que les deux autres notations, typographiquement surdéterminées, font respectivement allusion à la sémantique reverdienne de « se cacher9 » et aux effets d’extériorisation typiques des avant-gardes après « Lundi rue Christine ». La mutation à laquelle contribuent ces allusions est solidaire de l’appartenance double du « poète » : à la musique « ancienne » et au silence qui la remplace désormais. Malgré l’apparence du tableau polyisotipique cubiste, le sens s’étale dans la continuité comme la narration d’une identité finalement visible en tant que poète-musicien. Là, on devra affronter de nouveau la poésie qui dit son insuffisance, ses « ailes tremblotantes » qui « tombèrent » des mains du guitariste. Ces mains sont, en effet, la synecdoque de l’artiste frappé d’altérité, comme le musicien reverdien « qui joue toujours du violon avec ses mains qui ne l’écoutent pas » (« Les Poètes », Poèmes en prose). La cessation de la musique, ou silence, dévie de l’idéalité symboliste de, par exemple, la « Musicienne du silence » mallarméenne10, et cela très spécifiquement dans « Guitare », où la mention des « ailes » tombantes contraste avec le « vol du soir » de l’« Ange » de « Sainte ».
Concurrences : comprendre la créationnisme
20Une telle narration, la narration du « poète », commune aux représentations des musiciens par, entre autres, Apollinaire, Reverdy, Wallace Stevens, englobe la démarche créationniste. « Guitare » en donne un bel exemple dans les groupes de vers suivants : « Une femme petite dormait / Et six cordes chantent / dans son ventre » et « Le silence / se cachait / au fond de / l’armoire. » Dans un jeu d’envers et revers, ils peuvent se lire comme une version euphémique de la métaphore créationniste de la guitare et la conversion négative de cette métaphore dans un énoncé parallèle, l’élément humanisé (« Une femme petite », « ventre ») devenant un objet (« armoire ») et l’activité lumineuse du chant-musique, un silence obscur parce qu’enfermé. Or, les liens suggérés entre « silence », « armoire » et le champ lexical reverdien de « se cacher » d’une part, et le reste du poème d’autre part recomposent les indices d’une narration organisant douloureusement une intériorité qui ne trouve pas son espace propre, parce qu’on vit – ou croit vivre – « en / dehors de/ soi-même » parce que les mains ne sont pas intégrées à leur faire. La narration du « poète » réabsorbe l’objet esthétique créationniste au profit d’un drame aux proportions larges à partir duquel s’éclaire l’historicité du texte. Les intertextes invoqués – Mallarmé, Reverdy, Apollinaire – jalonnent cette historicité. Comme dans le cas de « Nouvelle chanson », le texte remet discrètement en question le titre. Si « Guitare » suscite le miroitement du poème comme trouvaille créationniste, dont la métaphore citée serait l’élément central, la prise en charge d’une lecture rétrospective fait émerger au premier plan le jeu en danger de la poésie et du poète. Pour ce jeu, l’efficacité de la connotation des intertextes est capitale : pensons à l’oiseau qui becquette les cordes qui, à la différence de « Vendémiaire », interdit toute idée d’ivresse, et anticipe le silence et la chute des ailes. Ainsi, le texte dévoile que la promesse musicale du paratexte occulte un son-silence qui glisse vers l’altérité, tout comme la « Nouvelle chanson » s’actualise par la scène de sa dénégation. Dans un poème comme dans l’autre, le poète-musicien et le poète-Christ assument cette évacuation du sens spécifiquement poétique en suggérant un certain mythe de la pureté, où circule significativement l’intertexte avant-gardiste.
21Ces indices d’une concurrence entre la paratextualité et l’intertextualité éveillent la question sur la stratégie de l’insertion générale du créationnisme dans le marché des –ismes ainsi que sur son foyer créateur, sa position au milieu des textes et intertextes qui le traversent, le constituent et lui font opposition. Selon Huidobro, le créationnisme est une « théorie esthétique générale11 » qui vise à présenter un « phénomène nouveau », une chose « jamais vue12 » : nouvelle chanson, guitare-femme, les paratextes engagent certes une volonté novatrice. Or, ce qui était facilement compréhensible dans un contexte hispanique de modernisation de la poésie, devient un argument d’affrontement quand on examine la dynamique intertextuelle de près. D’abord, parce que la visée euphémique créationniste, son appel à l’inhabituel, au mot magique se rééquilibre forcement dans le constat d’une représentation de zone vide, de disparition du chant. Ceci est la véritable dialectique du dialogue huidobrien avec les avant-gardes françaises en 1917-1918, et ce qui relativise à notre avis les tentatives critiques orientées à cerner le créationnisme d’un point de vue exclusivement esthétique. si, dans un poème comme « Cuatro » (Poemas árticos), la déhiscence entre l’ancien et le nouveau est peu perceptible, c’est parce que le créationnisme a une fonction médiatrice13 qui réactualise en l’occurrence les voyages hyperboréens rimbaldiens. Le créationnisme est à comprendre dans une économie poétique historicisée, dans son dialogue avec l’intertexte avant-gardiste notamment, faute de quoi on risque de le réduire à une réaction simpliste contre la mimésis.
22D’autre part, nous avons vu que l’intertexte des avant-gardes construit en même temps les effets d’une identité qui est en mesure d’affronter la crise poétique. Cette construction – inégale, fragmentaire, mais tenacement présente – est le pas original accompli par Huidobro, la reprise générale du texte avant-gardiste au profit d’une entité auctoriale ou « poète » visible dans les écartèlements de sa crise. À cet égard, le dispositif intertextuel-narratif serait fonction, aussi, de la signifiance dans le sens riffaterrien14. Ici nous avons affaire à une question très vaste. Sans aucun doute, la poésie huidobrienne de 1917-1918 s’inscrit dans la mouvance générale vers l’essence du poétique. Or, ce que Hugo Friedrich présentait comme corollaire de cette tendance de la poésie moderne, la dépersonnalisation15, trouve une limite remarquable chez Huidobro. L’œuvre du poète chilien projette avec force les effets d’une persona auctoriale nourrissant et nourrie par le mythe du poète hérité du romantisme et relayé par les avant-gardes. De façon significative, l’intertexte considéré ici donne souffle à cette résistance où se profile le champ d’action de toute une culture d’avant-garde.
Notes de bas de page
1 Voir la citation liminaire d’Horizon carré.
2 G. Yúdice, Vicente Huidobro y la motivación del lenguaje, Buenos Aires, Galerna, 1978, p. 101 sq.
3 Voir notre thèse : Le sujet poétique chez Apollinaire et Huidobro : recherches autour du mythe du poète dans le contexte avant-gardiste, Bordeaux, 2005, p. 166 sq.
4 K. Stierle, « Identité du discours et transgression lyrique », Poétique, n°32, novembre 1977, p. 435.
5 J. E. Jackson, « Le pas de poésie », dans M. Collot et J.-C. Mathieu (dir.), Reverdy aujourd’hui (Actes du colloque du 22, 23, 24 juin 1989), Presses de l’École Normale Supérieure, 1991, p. 110.
6 Dans le même livre, « Hiver » et « Vates » illustrent le motif de l’étang ou « miroir d’eau » brisé.
7 Voir l’idéogramme d’Apollinaire « Paysage » inclus dans Calligrammes, peut-être inspiré par le poème de Mallarmé « Toute l’âme résumée. »
8 C’est la lecture proposée par Óscar Hahn dans « La voluntad inaugural », deuxième chapitre de Vicente Huidobro o el atentado celeste, Santiago de Chile, LOM Ediciones (coll. « Texto sobre texto »), s.d.
9 Voir par exemple les poèmes « La Vie dure », « Les Travailleurs de la nuit » (La Lucarne ovale), « Nuit » (Les Ardoises du toit).
10 Fin du poème « Sainte ».
11 « Le Créationnisme », Manifestes, Éditions de la Revue Mondiale, 1925, p. 33.
12 Id., p. 36.
13 Voir par exemple les vers suivants : « Yo te envío los corderos nativos de mis versos/En medio del Pacífico enmohecido/La isla de Pascua es un ramo/Que muere todos los años. »
14 Pour Michael Riffaterre, la relation entre l’agrammaticalité (textuelle, mimétique) et la grammaticalité (intertextuelle) confère la signifiance, voir Sémiotique de la poésie, Seuil, 1983, trad. de l’anglais par Jean-Jacques Thomas, p. 206.
15 H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, Le Livre de poche (coll. « Références »), 1999, trad. de l’allemand par Michel-François Demet. Pour Friedrich la dépersonnalisation apparaît avec Baudelaire, p. 45 sq.
Auteur
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