Autour de Cœur des ténèbres : l’intertextualité revisitée
p. 363-372
Texte intégral
1Les mots reprise, répétition et réécriture peuvent faire retrouver son pouvoir de questionnement théorique et d’interprétation à la notion d’intertextualité en ce qu’ils recentrent le débat sur celle-ci en la ramenant à ses déclinaisons fondamentales qui sont d’ordre heuristique, herméneutique et poétique, cet ordre ayant partie liée avec les acceptions de ces mots. De la sorte, ces derniers sont susceptibles de révéler les nuances les plus subtiles des relations entre les textes, nuances qui sont généralement occultées par une formalisation et une interprétation relatives de ces relations1.
2Après une brève évocation des orientations actuelles de l’intertextualité et quelques considérations d’ordre sémantique sur les mots ci-dessus, nous commenterons ces derniers à la lumière des mises en abyme littéraires de Cœur des ténèbres2 de Joseph Conrad par André Gide, Louis-Ferdinand Céline, Graham Greene et Timothy Findley. Il en découlera une relecture de l’intertextualité pouvant se résumer comme suit : on peut dire de nouveau une chose (heuristique), d’une manière dont la différence est déterminée par les circonstances (herméneutique), et suivant des modalités peu ou prou genettiennes (poétique), ces trois registres interprétatifs pouvant être considérés solidairement ou isolément.
3Parmi les orientations actuelles de la théorie intertextuelle figure celle de la sémiotique3 : tout texte est un intertexte4 nourri par le prototexte5 contextuel, c’est-à-dire culturel. Aussi avons-nous au nombre des avatars de l’intertextualité les néologismes6 tels que interdiscursivité, interartialité, intermédialité, etc. qui témoignent d’un champ métalinguistique foisonnant mais aussi d’un risque certain d’éloignement de l’analyse par rapport aux préoccupations intertextuelles d’origine.
4À l’inverse, la tendance étroitement philologique7 voudrait apparemment conjurer le risque d’égarement dans le métalangage et prône de ce fait le retour au langage élémentaire de la textualité et de l’intertextualité. De la sorte, elle rappelle un principe fondamental : point d’intertextualité hors du cadre diachronique. La nomenclature des faits intertextuels ici répertoriés le montre : tout, en intertextualité, se réduit à la reprise, la répétition ou la réécriture de faits littéraires pré-existants. Dans leur Dictionnaire des termes littéraires, Hendrik Van Gorp et al. résument bien cette tendance en proposant un « schéma des transformations des textes » fondé sur ce principe, schéma qui insiste par ailleurs sur les modalités concrètes de l’intertextualité.
5C’est dans le cadre de cette seconde tendance que voudrait s’inscrire la présente réflexion sur la reprise, la répétition ou la réécriture de la nouvelle conradienne. Ces trois mots recouvrent les déclinaisons littéraires des transformations textuelles répertoriées dans le schéma évoqué ci-dessus. Le mot reprise a grosso modo deux acceptions : l’imitation simple et la reprise corrective. Il est alors synonyme, dans sa première acceptation, de la répétition tout court et, dans ses deux acceptions, de la réécriture comme reprise scripturale. La reprise est donc générique par rapport aux deux autres notions. Or précisément, la répétition est sans intention corrective, alors que cette intention préside à l’addition, la suppression, le réarrangement et la substitution. Ainsi par exemple, la citation ne relève pas de ladite intention, au contraire de la glose, de l’épitomé, du pastiche et de la critique.
6Une lecture plus synthétique de cette tendance montre que l’intertextualité est réductible à la fois à une heuristique, une poétique et une herméneutique. La reprise procède bien de l’opération analogique, de la subjectivité de son auteur et du modelage de cette subjectivité par le contexte. La reprise peut être obtenue par un truchement parodique alimenté par une exégèse dissonante relativement au modèle repris. La paradigmatique des modalités des transformations intertextuelles se reconfigurera alors comme dans le schéma ci-après :
7Les logiques transformationnelles peuvent, a-t-il été dit, être théoriquement considérées isolément. En fait, elles sont solidaires les unes des autres. L’exégèse est une reprise paraphrastique et analytique ; et la reprise appelle en principe une poétique et une exégèse. Toute manifestation intertextuelle est en conséquence tendue entre les pôles heuristique, poétique et herméneutique, chacun pouvant être dominant par rapport aux autres en fonction de la perspective de reprise adoptée. D’où la possibilité de réduire l’intertextualité au modèle algorithmique saussurien, celui-ci montrant précisément la différence et la solidarité entre ces trois pôles. On pose :
Signe :: Intertexte
Et où, en définitive, l’aspect détaillé ci-après de l’analogie postulée entre le signe et l’intertexte :
8La poétique, l’heuristique et l’herméneutique correspondent respectivement à la forme, au fond et à l’idéologie du discours intertextuel. La plupart des modalités de la logique transformationnelle de la poétique s’apparentent aux figures de style, celles de l’heuristique portent sur le contenu manifeste objet de reprise, et celles de l’herméneutique touchent au sens ou à l’épistémologie de la reprise.
9Cœur des ténèbres, Voyage au Congo8, l’épisode africain de Voyage au bout de la nuit9, Voyage sans cartes10 et Le chasseur de têtes11 constituent une série cohérente dans laquelle l’œuvre de Conrad occupe une position hypo-intertextuelle par rapport aux autres. Voyage au Congo reprend Cœur des ténèbres en une logique à la fois heuristique, poétique et herméneutique. Cette reprise confine à une répétition-réécriture de l’hypotexte à quasiment tous les niveaux d’analyse. Le « voyage au Congo » rappelle le voyage au « cœur des ténèbres », l’expérience gidienne répondant en écho à celle de Marlow et le voyageur français partageant la vision du voyageur anglais du clivage identité/altérité qui est à l’avantage de l’altérité africaine.
10La poétique de Gide renforce cette reprise heuristique de Conrad. Ce dernier s’inspire de son voyage au Congo-Léopoldville vers la fin du dix-neuvième siècle, voyage dont il rend compte dans son « journal congolais ». Le titre gidien Voyage au Congo est donc une allusion générale à sa nouvelle. Il va alors de soi qu’au niveau des péripéties de l’expérience gidienne, la poétique de la reprise de Conrad soit marquée par cette même allusion, qui se précise dans la citation et bien d’autres évocations claires de cet auteur, mais aussi par l’étoffement de l’hypotexte. Dans leurs grands traits, ces péripéties se ramènent à la recherche de viatiques, au parcours de l’itinéraire et au compte-rendu du voyage. Ce sont, chez Conrad : la traversée de l’océan le long de la côte ouest-africaine ; la remontée du fleuve Congo ; la découverte de l’Afrique profonde ; le retour en Europe et la relation marlowienne du voyage. Or Gide vit la même expérience ainsi que l’atteste d’ailleurs la dédicace de ses « carnets de voyages » « à Joseph Conrad » dont il reproduit alors textuellement le propos çà et là et évoque le nom de temps en temps. En outre, il étoffe ou amplifie par adjonction le propos conradien de manière à obtenir un récit de loin plus vaste que l’hypotexte. Marlow cogite plus sur son expérience qu’il ne la relate. En d’autres termes, chaque péripétie et chaque chose vue ou entendue ne sont que prétextes à introspection, c’est-à-dire à réflexion critique sur la civilisation occidentale dans ses rapports avec l’altérité africaine. Sous la plume de Gide, non seulement cette cogitation s’enrichit de considérations sociologiques, anthropologiques, politiques, fauniques et botaniques, mais aussi l’expérience est relatée dans ses moindres détails.
11Dès lors, sur le plan stylistico-formel, Voyage au Congo apparaît comme une réécriture de Cœur de ténèbres. Le récit conradien se prête à des écarts importants relativement au genre viatique stricto sensu. Relaté par des personnages imaginaires, il s’avère essentiellement fictionnel même s’il est élaboré à partir d’un voyage authentique. Ensuite, truffé d’images, il rend plus compte des impressions du voyageur sur les faits que de ces faits. Enfin, parce que fondamentalement sapientiel, il s’affranchit de la rigidité chronologique au travers de distorsions temporelles relevant de la prolepse, de l’analepse et de l’achronie. Se projetant dans un futur indéfini ou revenant à un passé pas plus spécifié, l’alter ego de Conrad philosophe, tel un bouddha, sur un voyage jadis effectué et à présent repensé mythologiquement. À l’inverse, le récit gidien fait dans l’orthodoxie en matière de genre viatique. L’auteur français relate sa propre expérience, et s’il réfléchit abondamment sur celle-ci, il ne l’en expose pas moins de manière très circonstanciée et dans un ordre chronologique plutôt strict, état de choses conférant à son style une allure télégraphique.
12Du point de vue de la symbolique de l’œuvre, l’étoffement encore, mais aussi la substitution marquent la poétique gidienne de la reprise de Conrad. Aux qualités marlowiennes de retenue face à la tentation et de fidélité aux principes s’ajoutent la bonté, l’honnêteté, l’humilité, la beauté et toutes les autres dont fait montre l’altérité. Plus que chez Conrad, l’altérité et l’ailleurs évoquent le paradis jadis perdu et maintenant retrouvé, au contraire de l’identité et de l’ici qui évoquent les enfers hadésiens. En outre, le tableau apocalyptique conradien cède la place ici à un tableau idyllique sur lequel les nombreux méfaits de la colonisation ne déteignent pas.
13L’exégèse de Cœur des ténèbres dans Voyage au Congo contribue également à la plus grande ampleur de l’œuvre gidienne. Elle se décline en explicitation latente et en explicitation manifeste de l’œuvre conradienne. Très circonstanciée, la relation gidienne explicite son hypogramme qui ne mentionne ni lieux, ni dates et moult autres choses relatives à la praxis viatique, ceci dans un style sans grand rapport avec le compte-rendu traditionnel de voyage. Qui plus est, la dénonciation conradienne des abus du colonialisme se marque, chez Gide, d’une importante illusion réaliste : il se trouve, à l’expérience, qu’il n’y a « aucune outrance » dans la fresque de Conrad, celle-ci étant « cruellement exacte12 ». D’où la litanie de faits étayant cette dénonciation et se terminant par un vaste appendice.
14La reprise de Conrad par Gide est donc totale qui est animée par les logiques poétique, heuristique et herméneutique à la fois, cette dernière logique occupant cependant le haut du pavé idéologique de cette reprise. Les aspects introspectifs et relationnels du propos hypotextuel sont amplifiés de manière à ne rien négliger du voyage intérieur et du parcours de l’itinéraire spatio-temporel, aboutissant ainsi à la substitution d’abus coloniaux imaginaires par des abus coloniaux réels à stigmatiser.
15À dominante heuristique et poétique, et à forte tonalité parodique, la reprise de Cœur des ténèbres dans l’épisode africain de Voyage au bout de la nuit s’opère par Gide interposé, donnant de ce fait tout son sens au propos kristévaïen selon lequel « tout texte se construit comme mosaïque de citations13 ». Cet épisode est une fresque à la Gide de la société coloniale avec son administration corrompue, des agents aux mœurs débridées, des indigènes soumis à des exactions de tous genres, et toute la colonie pillée par le truchement de grandes compagnies concessionnaires. La trame de cette fresque est calquée sur celle de Cœur de ténèbres : Bardamu parcourt un itinéraire presqu’identique à celui de Marlow et livre ses impressions de voyage. Quelles sont alors les modalités de ce calquage ? sur le plan heuristique, on remarquera l’allusion au titre de l’œuvre conradienne, l’explicitation de ce titre, la reprise picaresque de cette œuvre et la trivialisation d’une tonalité et d’une symbolique sérieuses à l’origine. « Voyage au bout de la nuit » se rapproche sémantiquement de « Cœur des ténèbres » ; et contrairement à Marlow, Bardamu est un pauvre hère dont la truculence verbale et les préoccupations matérielles trahissent le manque d’envergure morale, spirituelle et intellectuelle.
16La poétique célinienne de la reprise de Cœur de ténèbres se révèle quant à elle comme une poétique de la dérision de cette œuvre. Elle se caractérise par l’étoffement, la substitution et l’amplification, ces modalités de transformation de l’hypotexte produisant justement un effet de dérision parce que se réalisant sous l’égide de la parodie, de la caricature ou du persiflage. Ainsi, sous-tendues par des motivations triviales, les mésaventures d’un picaro dans le continent noir se substituent à la quête spirituelle de soi d’un personnage de grande envergure dans les enfers africains ; les aspects idylliques du tableau conradien se travestissent en scènes sombres ; les scènes sombres d’origine subissent soit une amplification, soit un étoffement avec des éléments empruntés à Gide et caricaturés ou travestis ; un propos bassement truculent, argotique et stéréotypé se substitue à un langage pondéré et hautement gnoséologique ; et sur le plan symbolique, la désillusion se substitue à la lucidité. Fuyant la guerre, Bardamu n’échappe pas pour autant à d’autres mésaventures en Afrique. Ce qui, n’en déplaise à Marlow, l’amène à voir chez les indigènes des crapules de la même espèce que les colons. D’où, à la différence de celui de Conrad qui comporte quelques éclaircis, le tableau complètement noir, le « bout de la nuit » que donne à voir Céline. De là les clichés et autres stéréotypes gouailleurs de Bardamu qui semble tourner en dérision les « airs supérieurs » de Marlow dans un récit évoluant vers un assagissement à la Donquichotte plutôt que vers une lucidité marlowienne de son auteur.
17Dans ces conditions, le propos célémien ne peut comporter ni exégèse, ni explication, ni interprétation. Reprise réparatrice ou corrective, la dérision parodique semble ne pas s’accommoder de l’herméneutique. Parce que plus expressif, le démenti artistique de l’idéologie conradienne l’emporte sur la spéculation hermésienne.
18Comme chez Gide, la reprise greenienne de Conrad est complète puisque comportant des aspects heuristiques, poétiques et herméneutiques dont l’esprit et la lettre se situent en droite ligne de Cœur des ténèbres. Les aspects heuristiques se subdivisent en deux grandes catégories, à savoir la reprise imitative et la réécriture, non pas péjorative comme chez Céline, mais méliorative comme chez Gide. Le voyage greenien « sans cartes » évoque celui, – motivé a priori par une carte lacunaire, de Marlow, d’autant que les deux sont symboliquement « intérieurs », c’est-à-dire prétextes à la quête de soi à l’aveugle dans les « ténèbres » africaines. Et, aussi bien les traits négatifs de l’altérité que les enfers coloniaux se subliment masochistement chez Greene-le-voyageur. Au contraire de son succédané célinien qui s’avère noirci à l’extrême et à la différence de son succédané gidien qui fait objectivement la part des choses, le tableau conradien trouve matière à s’enluminer dans la subjectivité greenienne : les affres de la barbarie altérienne et de la colonisation sont salutaires pour la découverte du passé « dont on a émergé14 » pour être ce que l’on est.
19Dès lors, Voyage sans cartes apparaît poétiquement comme une transposition fondamentalement subjective de Cœur des ténèbres, transposition qui diffère des reprises gidienne et célinienne de cette œuvre en ce que la première reprise se veut une vérification objective de l’expérience marlowienne, et la seconde une répétition elle aussi subjective mais parodiquement péjorative. La quête introspective de soi s’explicite en quête rétrospective des origines, celles-ci aidant à mieux comprendre le présent de manière à mieux se projeter dans un avenir non spécieux. Ces origines ont partie liée avec la barbarie, la misère et le miteux auxquels on doit alors se soumettre au risque de sa vie et dont l’Afrique se veut le sanctuaire. Le paradis retrouvé c’est l’enfer conradien, avec ses colons sans foi ni loi, ses indigènes miséreux et « génocidés », et son environnement indomptable, insondable et hostile.
20En effet, une telle adaptation implique d’abord des références plutôt claires à l’hypotexte au travers des allusions et citations comme points d’ancrage d’une reprise qui se veut imitative avant d’être transformationnelle. Moult évocations du « cœur des ténèbres » et des qualités marlowiennes de « fidélité » et de « retenue » ainsi que la reprise textuelle d’un passage du Congo Diary de Conrad en témoignent. Cette adaptation implique ensuite l’amplification et l’étoffement de l’hypotexte avec l’expérience propre de Greene, sans quoi elle n’apparaîtrait que comme une simple réécriture corrective à la manière de Céline. En plus des considérations d’ordre métaphysico-transcendantal sur cette expérience, celles-ci rappelant celles de Marlow, Greene s’étend, comme Gide et un peu comme Céline, sur des considérations d’ordre sociologique, ethnologique, anthropologique, politique et environnemental sur un ailleurs perçu comme paradisiaque. Et, un peu comme chez Gide, la praxis conradienne se trouve amplifiée sous la plume greenienne avec une circonstanciation minutieuse de la relation.
21L’adaptation greenienne de Cœur des ténèbres implique enfin l’exégèse de cette œuvre. S’aidant de la psychanalyse, cette exégèse porte essentiellement sur les motivations de la praxis viatique, ces dernières se trouvant à la base de l’idéologie greenienne. L’attrait exercé sur l’identité par les ténèbres altériennes s’explique par le désir de retrouver le paradis perdu. En effet, ce paradis est indissociable de ces ténèbres que constituent la barbarie et la sauvagerie telles que décrites dans Cœur des ténèbres et Voyage sans cartes. Protégé tel un graal ou des « mines du roi Salomon15 » par ces aspects de la primitivité, il transparaît dans toutes les qualités humaines, celles-ci n’existant en Europe que sous forme d’ersatz mais se trouvant en Afrique dans toute leur quintessence. Par conséquent, le retour à celui-ci est conditionné par le vécu de cette primitivité ainsi appréhendée. Sous-jacent, chez Conrad, à celui des enfers hadésiens, le mythe ou motif de l’épreuve est herméneutiquement repris par les muses masochistes greeniennes.
22Manifestement limitée à l’heuristique et à la poétique, et n’étant ni psittaciste ni corrective mais créatrice, d’autant qu’elle est fictionnelle, la reprise de Cœur des ténèbres dans Le chasseur de têtes s’inscrit dans la mouvance postmoderne. En effet, selon Gorp et al.,
[Le postmodernisme littéraire se caractérise] par le jeu, le goût du fragment et de la citation, le pastiche, l’ironie, la déconstruction, l’autoréférentialité et la fiction. Face à une image du monde en éclats et à une expérience de vie chaotique, l’auteur postmoderne n’édifie pas un texte cohérent et hiérarchiquement structuré : il juxtapose des fragments ou différents points de vue non dominés par un principe régulateur comme par exemple un narrateur omniprésent. Réalisme et mimétisme sont abandonnés […]. Des genres anciens […] sont parodiés et confrontés à des données de la culture populaire actuelle […]. La réécriture de modèles traditionnels […] vient empêcher tout rapport naïf avec les fictions littéraires. Convaincu que tout est déjà écrit, l’auteur postmoderne ne peut plus prétendre à l’originalité : tel un scribe perdu dans le labyrinthe d’une immense bibliothèque, il ne lui reste plus qu’à copier les textes antérieurs, à les citer, à les faire dialoguer entre eux. Typique de cette « littérature de l’épuisement » comme l’appelle Eco, est la technique d’enchâssement (parfois à plusieurs niveaux successifs) de récits dans le récit […]. La variante latino-américaine du postmodernisme se caractérise particulièrement par la présence de nombreux éléments fantastiques ou issus de l’imaginaire surréaliste16.
23Le postmodernisme ainsi présenté s’applique bien à la reprise de Conrad par Findley : Le chasseur de têtes apparaît comme un recyclage de Cœur des ténèbres. C’est l’histoire du docteur Kurtz, responsable de l’institut psychiatrique Parkin, qui s’occupe obsessionnellement à rechercher les moyens de soumettre psychologiquement l’élite de Toronto afin d’obtenir d’elle les financements nécessaires au développement de ses recherches sur les maladies et les drogues nouvelles. Son confrère Marlow le rejoint et adhère à son projet, mais ne tarde pas à se désillusionner : les méthodes et objectifs inavoués de Kurtz ne brillent pas par leur orthodoxie. Ce recyclage s’opère par le biais de la transposition, du pastiche, du fantastique et du surréaliste. Le récit de Conrad est transposé dans un univers contemporain en proie à des dérives et à des maux tels que ceux liés à l’entreprise du docteur Kurtz et de ses semblables (inceste, pédophilie, meurtre). Et cette transposition se réalise par un procédé ressortissant à la schizophrénie : alors qu’elle lit Cœur des ténèbres à la bibliothèque municipale, Lilah Kemp laisse s’échapper Kurtz à la page 181 ; celui-ci va se promener dans Toronto où il mène ses activités funestes avant de réintégrer cette page à la fin du roman.
24Avec Le chasseur de têtes, la reprise de l’hypotexte semble atteindre une culminance qui lui est indiquée par le postmodernisme et qui sera plus patente dans Pilgrims, un autre des romans de Findley. Faisant du neuf avec du vieux, elle se veut une satura à la limite de l’indigeste parce que obtenue avec les procédés les plus inattendus, les plus inhabituels et les plus extraordinaires de transformation textuelle.
25Au demeurant, les catégories bakhtiniennes, kristévaïennes et genettiennes se situent à un niveau de synthèse, c’est-à-dire d’abstraction, certes nécessaire mais devant constamment s’appuyer sur l’analyse concrète du texte pour faire préserver son pouvoir de questionnement à l’intertextualité. Pour cela elles ont besoin de pendants opératoires pratiques permettant de démêler les écheveaux intertextuels et d’accéder à leurs nuances les plus subtiles. De la sorte, l’intertextualité s’avèrera un auxiliaire théorique, méthodologique et épistémologique efficace de la littérature comparée, voire sa pierre angulaire, cette discipline ayant précisément vocation à osciller entre l’analyse et la synthèse des corpus dans sa quête des tenants et aboutissants de la création artistico-littéraire. Il en découle alors que la reprise est un levier constant de cette création, levier actionné depuis toujours ainsi que l’attestent l’imitation des anciens et la réécriture d’œuvres modernes, ces deux pratiques ayant généré ou confirmé des œuvres parmi les plus significatives de la littérature universelle. La reprise est donc une chose bien trop sérieuse pour être traitée superficiellement sinon à la légère : elle travaille à la reconnaissance institutionnelle des œuvres et de leurs textes épigonaux.
Notes de bas de page
1 Nous convenons ici avec Frédéric Darbellay qui invite à « reconnaître que le principe général d’intertextualité est susceptible de regrouper une foule de procédés textuels, allant de la simple citation à la parodie ou à l’illusion, parcourant en tous sens le gradient qui s’étend de formes d’intertextualité explicitement marquées dans le texte à des formes plus ouvertes, voire franchement suggestives. Les recherches sur l’intertextualité recouvrent en effet un vaste domaine, où de nombreuses indécisions terminologiques ont parfois pu faire leur(s) nid(s) », dans Interdisciplinarité et transdisciplinarité en analyse des discours, Genève, Slatkine, 2005, p. 296. – Par ailleurs, tout en reconnaissant à Genette « le mérite d’avoir proposé une classification […] des multiples relations qu’un texte peut entretenir avec d’autres textes », Darbellay relève aussi que cette classification n’est « ni exhaustive ni définitive » (p. 297).
2 De l’anglais Heart of Darkness, cette œuvre est d’abord publiée en livraisons de février à mars 1899 dans le Blackwood’s Magazine. Trois ans plus tard, elle paraît en volume avec deux autres œuvres de Conrad, à savoir Jeunesse et Au bout du rouleau. Dans nos travaux, nous nous aidons souvent de l’édition bilingue de 1988, en Livre de Poche, de la Librairie Générale Française.
3 Cf. « Intertextualité », dans Hendrik Van Gorp, Dirk Delabastita, Lieven D’Hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman, Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, 2005.
4 Au sens barthésien de ce terme : « Tout texte est un intertexte : d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure, ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. Passent dans le texte, redistribués en lui, des morceaux de codes, des formules, des modèles rythmiques, des fragments de langage sociaux, etc., car il y a toujours du langage avant le texte et autour de lui. L’intertextualité, condition de tout texte, quel qu’il soit, ne se réduit évidemment pas à un problème de sources ou d’influence ; l’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets » (Roland Barthes, « Texte (Théorie du) », Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopaedia Universalis, Paris, Albin Michel, 1997 [1973]).
5 Gérard Genette parlerait d’architexte. Cf. Introduction à l’architexte, Seuil, 1979.
6 Cf., au sujet de ces néologismes, Frédéric Darbellay, op. cit.
7 Cf., au sujet de cette tendance, « Schéma des transformations de textes : rapports intertextuels et métatextuels », dans Van Gorp et al., op. cit.
8 André Gide, Voyage au Congo, Gallimard, coll. « Folio », 1981 (1927 et 1928).
9 Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, coll. « Folio », 1982.
10 Nous traduisons de l’anglais Journey without Maps, Penguin, 1980 (Heinemann/Doubleday, 1936).
11 Timothy Findley, Le chasseur de têtes, Gallimard, coll. « Folio », 1986.
12 Voyage au Congo, op. cit., p. 22. – Gide parle plus précisément de « peintures » « cruellement exactes ».
13 Julia Kristeva, Séméiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Seuil, 1969, p. 145.
14 Graham Greene, Journey without Maps, op. cit., p. 18-19.
15 Ibid., p. 19.
16 Cf. « Postmodernisme », dans Van Gorp et al., op. cit.
Auteur
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