« Il y a des guerriers de l’Arioste dans le soleil » : romanesque, reécriture et représentation chez Jean Giono
p. 283-293
Texte intégral
1Jean Giono avait envisagé d’intituler Romanesque, une décalogie entreprise en 1945, dont il ne reste aujourd’hui que quelques somptueux débris dans le volume 4 des Œuvres romanesques complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade. Ce volume regroupe les textes que l’on connaît habituellement sous le nom de « Cycle du Hussard » : Angelo (écrit en 1945 mais publié en 1958), Mort d’un personnage (1948), Le Hussard sur le toit (1951) suivi par Le Bonheur fou, (1957).
2Dans Angelo et dans le Hussard, la référence de Giono à l’Arioste est massive, alors que la référence à Stendhal (à laquelle Jean-Yves Laurichesse a consacré tout un livre1) est pratiquement effacée. Giono est pourtant sans doute devenu lecteur de l’Arioste par l’intermédiaire de Stendhal, qui rappelle son attachement à cet auteur dans la Vie de Henri Brulard : « L’Arioste forma mon caractère » et qui a transmis à son personnage Fabrice del Dongo, le goût pour cet auteur du xvie siècle2.
3On peut se demander quel est l’intérêt d’une référence aussi appuyée au Roland furieux, vaste poème épique travaillé par l’ironie, dans le cadre d’un projet qui devait s’intituler « Romanesque » – sachant à quel point le « romanesque », associé à une littérature facile et idéologiquement suspecte, a mauvaise presse en ce milieu de xxe siècle qui se prépare à accueillir les innovations formelles du Nouveau Roman. En d’autres termes, quel rôle Giono fait-il jouer au Roland furieux dans son choix esthétique du romanesque ?
Le goût du romanesque
4Giono fait preuve d’une certaine forme d’audace à contre-courant en optant pour la mise en valeur du romanesque dans sa décalogie inachevée – lui qui en 1946-1947, écrira Noé, « nouveau roman » avant la lettre où se lit le plaisir cher aux formalistes russes de la « dénudation du procédé ». Angelo était à l’origine un roman à part entière qui devait précéder Le Hussard dans le projet de cycle auquel Giono a renoncé en cours de réalisation : « Il donnait parfois à la grande œuvre le titre de Romance. […] Plus souvent il l’appelait Romanesque, titre proche du précédent et peut-être provisoire dans son esprit3 […]. »
5En 1944, Giono envisage d’écrire deux séries de romans l’une consacrée à Angelo I (celui d’Angelo, du Hussard et du Bonheur fou) et l’autre à son petit fils Angelo III (également petit-fils de Pauline), les œuvres impaires pour Angelo I, les œuvres paires pour Angelo III, de telle sorte que lecteur passe de l’un à l’autre, avec des effets d’écho et de contrepoint entre les actions des séries paires et impaires séparées de cent ans (1840-1845 renvoyant en écho à 1940-19454). Son projet de composition d’un cycle de dix livres se met ainsi en place sur un des cartons de 1945 dans le cadre d’une alternance entre le xixe et le xxe siècles – le romanesque du xixe siècle étant destiné à faire apparaître par contraste critique le caractère morne et désenchanté du xxe siècle5.
6Sur une de ses fiches cartonnées de 1945, Giono écrit :
Faire des premiers chapitres à chaque livre où l’auteur prend la parole (Fielding, cf.). Ils doivent lier le Romanesque aux temps modernes. Faire du livre un livre de sarcasmes modernes. S’il pouvait être un chef-d’œuvre, ce ne serait que par là. Le faire acide et clair. Mais, en même temps raconter une histoire. 2 – y définir les raisons qui ont fait choisir des personnages vivant il y a cent ans. Permettre par ce recul le sarcasme contre les temps actuels. Côté charnel = côté ancien. Les valeurs de refuge. Mon but – peindre le Romanesque et les passions à des hommes qui n’ont plus que des passions sans Romanesque ; d’où nécessité des chapitres de tête6.
7L’écrivain conclut le 26 avril 45, toujours sur un carton de travail :
Si je mourais maintenant avant d’avoir écrit Romanesque et Les Grands Chemins, on ne saurait pas quelle est la vraie grandeur de mon œuvre et ce que peut être mon art. Ce que j’ai écrit jusqu’à présent n’est que le côté paysan et naturel de ce que j’ai voulu créer. À partir de maintenant autre chose va venir (carton 457).
La tentation du romanesque
8Giono abandonne la décalogie en 1947 quand ses amis Lucien Jacques et Maximilien Vox lui font comprendre que son roman Angelo est une sorte de pastiche involontaire de Stendhal (ce qui n’est que partiellement vrai). Il décide alors qu’Angelo doit rencontrer Pauline pour la première fois dans Le Hussard sur le toit, reprend son roman à zéro afin d’organiser le face à face de son héros et du choléra et renonce à une décalogie qu’il juge finalement beaucoup trop contraignante pour lui.
9Le romanesque, s’il a disparu du titre, imprègne toutefois les romans du cycle du Hussard sous la forme de situations romanesques, de personnages romanesques qui rêvent leur vie (Angelo, Pauline, le marquis de Théus) et enfin de référence à des modèles littéraires du romanesque (dont le Roland Furieux est un exemple particulièrement éclairant). En ce qui concerne la définition du romanesque, on trouvera beaucoup de renseignements très utiles dans l’ouvrage collectif de Michel Murat et Gilles Declercq (Le Romanesque). Je pense en particulier aux travaux de Thomas Pavel (sur la question de l’axiologie) ou à ceux de Jean-Marie Schaeffer sur les critères du romanesque (la prédominance de l’affectif, la densité des événements, la fréquence des extrêmes et des purs, la mise en évidence d’un contre-modèle de la réalité dans laquelle vit le lecteur). Sans négliger ces différents aspects, je préfère prendre ici pour point de départ la définition simplifiée suivante : « on appellera romanesque ce qui se passe comme dans les romans et qui nous présente une vision idéalisée de la réalité ». Ce qui est intéressant chez Giono, c’est que cette vision idéalisée de la réalité est valorisée et non simplement dénigrée comme illusoire et mensongère.
10Je m’intéresserai plus particulièrement au personnage, en tant qu’il fonctionne comme un opérateur du romanesque, et essentiellement au personnage d’Angelo.
Faut-il vraiment rappeler qu’un roman décrit des êtres exceptionnels ? Oui je crois : on a tellement rabâché qu’il fallait qu’un roman décrive des êtres ordinaires qu’on a pris ce rabâchage pour parole d’évangile : mais où sont les romans qui décrivent des êtres ordinaires ? Dès que le roman touche des êtres ordinaires, ils deviennent exceptionnels8.
11L’aspect aristocratique d’Angelo, sa beauté, sa jeunesse, ses idéaux sublimes (il veut combattre pour faire advenir la République en Italie), sa « désinvolture hautaine9 », son caractère chevaleresque, en font un personnage romanesque à tous égards : il correspond à un type de personnages aimé par le lecteur, il est lui-même plongé dans la rêverie romanesque. Angelo sait pourtant bien (surtout dans Le Hussard sur le toit) que la vie ne se conforme pas aux modèles romanesques, il n’est ni don Quichotte ni Mme Bovary ; néanmoins, il considère que les principes sublimes du romanesque doivent être défendus et valent mieux que la « réalité » qui l’entoure.
12Dans le premier chapitre supprimé du Hussard, qui était destiné dans la décalogie à faire la liaison avec Angelo, on peut lire à propos d’Anna Clèves, qui a aimé Angelo :
Et j’ai besoin des grands yeux verts et du visage de fer de lance de cette femme qui hier soir faisait de la dentelle à vingt pas de moi sans lever la tête [il s’agit de Pauline]. Voilà ce qu’elle voulait remplacer par le romanesque de Mozart, de Vivaldi et le coup de pierre dans l’eau des contrebasses. […] Il [Angelo] voyait le paysage romanesque des concerts que lui avait fait donner Madame Clèves […]. Anna avait compris qu’il me faut la vie non pas plate mais à la fois profonde et échelonnée dans la hauteur10.
13Pour Angelo, le romanesque ne se réduit donc pas à l’illusion et à l’apparence, il a au contraire pour fonction de donner de la profondeur à une réalité qui sans lui reste plate, sans relief. Défini par le texte comme « romanesque » (« une âme romanesque », « son romanesque11 »), le personnage d’Angelo est ainsi constamment en « représentation » – « Sans témoin tu ne vaux rien, se disait-il12 » – pour se conformer à un modèle aristocratique transmis par la littérature. Angelo n’est pas un simple héros : il est « en posture d’héroïsme13 ». Il habite un monde qui s’étage sur plusieurs niveaux et dont il jouit comme d’une création esthétique, d’où l’insistance sur un sentiment paradoxal en période d’épidémie de choléra : le bonheur14.
14Giono met bien en évidence ce dédoublement interne qui caractérise son personnage, en en faisant une caractéristique de la jeunesse dans sa préface aux Grandes Espérances de Dickens : « La jeunesse est une aristocratie ; même quand elle emploie ses révoltes à contresens, elle chouanne. Elle n’est jamais le commun des mortels ; elle porte en elle sa statue équestre sur sa place des Victoires. »
15Cette remarque fait directement à l’écho à l’épigraphe choisie pour Le Hussard, qui n’est pas tirée de l’Arioste mais de Calderon, dramaturge baroque qui met en scène le jeu des apparences : « Si es Catalina de Acosta que anda buscando la sua estatua » (Calderon) [« Est-ce donc Catalina de Acosta en quête de sa statue ? » (La Maison à deux portes, IIe journée, sc. 1315)]
16La phrase de la pièce, complètement détournée de son sens par Giono, nous présente un héros à la recherche de la statue intérieure qu’il se construit précisément sur un modèle romanesque. « Tu ne te mets jamais à ta place. Tu te mets toujours à une place que tu inventes. Et Dieu sait si tu te l’inventes au sommet ! » (H, 23816), déclare le colonel de hussards Angelo.
Le recours à l’Arioste
17Comme l’écrit Jean-Yves Laurichesse :
Le Roland furieux fascine […] Giono comme quintessence du romanesque. Aventure, générosité, mystère, nous voilà transporté bien loin de la réalité ordinaire, de ce présent désenchanté où les forêts ne sont plus « effrayantes et obscures », où l’on ne trouve plus guère de ces « lieux inhabités, déserts et sauvages » à travers lesquels on puisse encore imaginer la fuite éperdue d’Angélique et la chevauchée des guerriers de Charlemagne. De ce monde disparu, Angelo est le survivant17.
18Dans le Voyage en calèche, pièce publiée en 1947 mais écrite en 1943, on trouve une première mention intéressante de l’Arioste. À donna Fulvia qui lui dit « Nous ne sommes pas dans l’Arioste », Julio répond : « On y est toujours si l’on veut, Madame. Je ne me sépare jamais de mon hippogriffe. Je vous l’ai dit, c’est mon cœur18. » Ici, c’est la relecture métaphorique du texte qui lui donne un sens nouveau. L’hippogriffe du magicien Atlante, chevauché par Roger – qui délivre grâce à lui Angélique livrée à l’orque, comme on le voit sur le tableau d’Ingres au Musée du Louvre – puis par Astolphe est en effet probablement une des figurations du désir dans le Roland furieux. Le choix du niveau de réalité par la subjectivité du personnage romanesque est ici particulièrement bien mis en évidence : « On y est toujours si l’on veut. »
19Dans Angelo, c’est le Roland furieux en tant que livre qui est d’abord mis en évidence par le choix de l’épigraphe, que Giono a finalement supprimée. Il avait pensé utiliser les deux premiers vers du Roland furieux : « Je chante les dames, les chevaliers, les armes, les amours, la galanterie et les généreuses entreprises19. » Ceci conduisait à lire Angelo comme une continuation (une « reprise » ?) du texte de l’Arioste. Par ailleurs, le narrateur d’Angelo met l’accent sur la culture livresque des personnages, en particulier celle de Pauline : dans le pavillon où Angelo demeure chez le marquis de Théus : « Il resta planté devant une bibliothèque basse, où il venait d’apercevoir les elzévirs d’une petite édition de l’Arioste, de Shakespeare et de Calderon20. », auteurs baroques comme il se doit. Pauline lui raconte ensuite sa vie parmi les livres et la déception que le réel lui a procurée :
Bien avant que je sache lire il [mon père] m’a fait entrer dans les forêts de l’Arioste, dans les palais de Madrid où Calderon ouvre des portes au fond des placards. […] J’ai aimé cent fois éperdument. Ce ne sont pas les beaux hommes qui manquent. Et je vous assure que Roland ne serait pas devenu fou avec moi. Mais dans l’allée des tilleuls qui montait vers le vieil hospice, il n’y avait ni Roland, ni Hamlet, ni personne21.
20Pauline s’identifie ici à Angelique22, fille de l’Empereur de Chine, la reine du Cathay23, celle dont les amours avec le jeune Sarrazin Médor, rendent fou de rage le Roland de l’Arioste (au chant XIX). Elle se voit donc comme celle qui peut soudainement quitter l’inconsistance de l’image idéalisée que poursuivent tous les chevaliers pour se livrer en toute bonne conscience à son attirance physique pour un jeune homme24. « M. le Marquis passe à travers les Bois semblable à Médor », dit Angelo, inconscient de son âge. « Tous ces Médor ont besoin d’une Angélique25 », lui répond Pauline, ce qui peut passer pour une avance indirecte. L’identification de Pauline à Angélique s’opère en fait de son propre point de vue ; de celui d’Angelo, elle serait plutôt la guerrière Bradamante, amante de Roger. Ainsi en témoigne ce extrait du chapitre initial supprimé du Hussard qui se rattache directement à Angelo :
Au moindre soupçon qu’elle a d’être devant une bassesse, ou simplement devant un mensonge (et qui n’en dit pas !) ses tempes s’enflamment, et c’est Bradamante. […] L’ai-je pas vue à cheval dans ces courses à tombeau ouvert qu’elle faisait à travers les collines sortir chaque fois saine et sauve des branchages où je la croyais écorchée26.
21Dans Le Hussard sur le toit, la référence à l’Arioste devient très insistante. Pour cette raison, on peut aller jusqu’à parler de réécriture : l’ensemble du roman se définissant par rapport au Roland Furieux d’une autre manière que ne le faisait Angelo par l’intermédiaire de l’épigraphe.
22La première mention de l’Arioste a pour fonction de nommer cette profondeur esthétique de la réalité dont Angelo parlait à propos du romanesque. Elle intervient dès le début du roman, alors que le héros traverse un paysage écrasé de soleil : « Et voilà tout un monde plus loin de ces épaules nues que la lune ou les cavernes phosphorescentes de la Chine, et d’ailleurs capable de me tuer27. » Le jeune homme en vient à « s’apercevoir qu’on est enfermé sous un globe de pendule où une toute petite folie de lumière peut vous tuer. Il y a des guerriers de l’Arioste dans le Soleil. C’est pourquoi tout ce qui n’est pas épicier essaye de se donner du sérieux avec des principes sublimes28 ».
23Il s’agit ici d’une référence directe aux chants VIII et X du Roland furieux, où Roger fuit le château de la fée Alcine pour rejoindre celui de la bonne Logistilla. La réécriture confère un sens nouveau à l’épisode29. « Il y a des guerriers de l’Arioste dans le soleil » : le but de cette formulation surprenante est ici de faire percevoir la manière dont la description réaliste s’altère, se dédouble, sous l’effet de son exceptionnel et monstrueux objet, le choléra, par l’intermédiaire de la perception exacerbée du personnage romanesque30.
24Mais le recours à l’Arioste est aussi un détour par la représentation : le Roland furieux propose une certaine manière de voir le monde ; et Angelo, lui aussi, s’en fait une idée particulière, ce que manifeste ici la transformation des chants de l’Arioste en paravents :
La première chose qu’Angelo vit à côté du chemin fut un paravent planté sous les oliviers d’un verger. Il était peint de couleurs très vives, peut-être sur soie. Il avait été destiné sans doute à réjouir quelque pénombre au coin d’un feu. Ici, il était en plein soleil – (le feuillage élimé des oliviers ne donnait presque pas d’ombre) – en plein soleil furieux. Le paravent éclaboussait de l’or, des pourpres vifs et des bleus durs. Il portait les guerriers empanachés et les seins jaillissant des cuirasses d’un chant de l’Arioste dont Angelo tout de suite se souvint31.
25On ne peut toutefois se fier sans précautions à la représentation, et, face à la fascination du romanesque, l’adaptation à la réalité demande une certaine accommodation.
« Qu’ai-je vu dans ces flammes et ces fumées ? se dit-il. Un chant de l’Arioste ; et voilà tout simplement des gens qui vont prier pour ne pas mourir32. »
26Angelo se rend bien compte de la déformation qu’il fait subir à la réalité et de ce qui résulte de son goût de l’hyperbole : « Mes yeux ne voient qu’à travers des loupes, se disait Angelo. Tout ce que je fais est grossi au moins dix fois et naturellement je fais dix fois trop de tout33. » (H, 236) ; « Tu es inguérissable : l’œil collé à la loupe, la bouche au porte-voix34. »
27La fascination pour le romanesque est en effet hantée d’un désir secret de mort glorieuse, qui rappelle le « non-dit » du Roland furieux dont parle Yves Bonnefoy dans sa préface. Dans la maison déserte où Pauline et Angelo se sont réfugiés et où ils ont un peu trop bu, le héros lui fait une étrange confidence :
J’aime les tapisseries. J’ai souvent rêvé d’être condamné à mort en tête à tête par un potentat dans une salle de cérémonie tapissée de chants de l’Arioste, par exemple. Les assassins sont derrière la porte et je vais vers eux en regardant le sourire de laine d’Angélique ou les yeux tendres d’une Bradamante au point de croix. Mais c’est la condamnation à mort qui compte35.
28Le nom de l’Arioste s’identifie en effet pour Angelo à la nécessité du sublime héroïque que le quotidien tarde parfois à fournir : « Que de caractères froids seraient satisfaits à ma place, ajoutait-il, mais j’ai l’âme folle, je n’y peux rien. Il me faut l’Arioste. Là, oui, je suis à mon aise36. »
29Le vrai désir d’Angelo est celui du sublime, mais vivre constamment dans le sublime demande un effort soutenu pour résister aux tentations vers lesquelles le corps nous conduit, qu’elles soient alimentaires ou sexuelles. Angelo se fait cette réflexion au moment où Pauline et lui sont sur le point de céder au très appétissant plat de daube préparé par le médecin qui les a accueillis :
Il [Angelo] imaginait fort bien qu’avec un peu de daube arrivant à point on pouvait dans la réalité domestiquer tous les héros et héroïnes de l’Arioste. « Et, ajoutait-il bêtement, c’est dans la réalité qu’on est la plupart du temps37. »
30« La plupart du temps… » Cela signifie bien qu’une possibilité reste tout de même ouverte, d’échapper à la réalité prosaïque et souvent sordide du choléra pour rejoindre, ne fût-ce que passagèrement, dans quelques moments exaltés, l’existence sublime des héros du Roland Furieux. Angelo mange bien la daube avec Pauline, mais il ne poussera pas plus loin son avantage lorsque, après l’avoir dénudée pour la sauver du choléra, elle emploiera avec lui le « tu » des amants. Il continuera de la vouvoyer et partira pour l’Italie sans avoir fait l’amour avec elle.
31La référence au texte de l’Arioste travaille plus sourdement le roman, sous la forme de renvois implicites, notamment dans l’image du chevalier en armure employée dans plusieurs métaphores filées38 ; et sans doute aussi dans la « fureur tendre39 » d’Angelo qui doit arracher les lacets de Pauline et déchirer son jupon pour lui sauver la vie.
32« Et si […] le propre des activités humaines – notamment esthétiques – était d’être toujours déjà dans la représentation ? Si notre mode d’accès à la réalité, loin d’être pensable en terme de présence, n’était pas séparable des processus de figuration ? […] Qu’elle soit sociale ou psychologique, la représentation, en tant que telle, est une structure d’intelligibilité : ni redoublement mimétique d’un modèle, ni vérité absolue, mais médiation imaginaire entre la conscience et le monde, dont il est impossible de s’abstraire. », écrit Pierre Glaudes dans la préface d’un ouvrage collectif intitulé La représentation dans la littérature et dans les arts40. Et il ajoute : « Le travail de figuration esthétique remplit alors une fonction de clarification, qui aboutit à une contestation des représentations partagées par tous. […] L’artiste est donc capable de mettre à nu ce que les représentations collectives dissimulent d’habitude41. »
33Les références de Giono à l’Arioste conduisent à mettre en évidence la manière dont le romanesque se construit à partir d’une représentation (paravent, tapisserie, construction imaginaire) que le héros et le lecteur doivent mettre à l’épreuve de la réalité contemporaine (les combats héroïques d’autrefois face à la médiocrité de la vie d’aujourd’hui). Le Roland furieux de l’Arioste, poème épique, peut ainsi apparaître comme un modèle du romanesque, hanté qu’il est lui-même par les grands romans de chevalerie ou la chanson de geste (La Chanson de Roland, bien sûr).
34Sur un autre plan, Le Hussard sur le toit dans son ensemble pourrait être considéré comme une réécriture de certains épisodes du Roland Furieux (chevauchées de Roger et de Bradamante, ou de Médor et d’Angélique, combats contre les monstres devenus le choléra, etc.). La comparaison entre les deux textes conduit en tout état de cause le lecteur à réfléchir sur les enjeux et les limites de la représentation mimétique lorsqu’elle conduit plusieurs mondes fictionnels à s’emboîter.
35« Il y a des guerriers de l’Arioste dans le soleil. » Cette formule énigmatique dit bien qu’Angelo a une hallucination, qu’il voit des guerriers de l’Arioste dans le soleil ; elle dit aussi qu’il y a du texte de l’Arioste réécrit dans le texte de Giono. Elle dit enfin qu’il faut faire le détour par la représentation pour parler du réel dans ce qu’il a de plus concret. Le romanesque ouvre un accès, comme le disait Claude-Gilbert Dubois au sujet du baroque, aux profondeurs de l’apparence.
Notes de bas de page
1 Jean-Yves Laurichesse, Giono et Stendhal. Chemins de lecture et de création, PUP, 1994.
2 Stendhal et l’Arioste figurent d’ailleurs dans la Bibliothèque de jeunesse de Giono (Pierre Citron, Giono, p. 577).
3 Pierre Citron, « Le cycle du Hussard », Jean Giono, Œuvres romanesques complètes, IV, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1977 (OC, IV), p. 1117. Dans les premiers jours de 1944, « confiant à un ami son peu d’intérêt pour les raffinements stylistiques des auteurs dépourvus d’imagination, il [Giono] lui disait son admiration pour les romanciers qui prodiguent comme Balzac, les histoires et les aventures, et son désir de “faire du Ponson du Terrail” » (Jacques Viard, « Giono et le cycle du hussard », Travaux de linguistisque et de littérature, Strasbourg, 1971, p. 234, cité par Pierre Citron dans OC IV, p. 1118).
4 L’histoire d’Angelo I doit raconter 20 ou 30 ans au moins de sa vie ; celle d’Angelo III doit être centrée sur un seul jour, au moins pour les 4 premiers récits qui le concernent. Giono prévoit dans la deuxième série des retours en arrière de plus en plus lointains qui devraient amener parfois les deux séries à se croiser. Les livres consacrés à Angelo I doivent décroître en importance (10,8, 7, 6, 5 chapitres) tandis que ceux d’Angelo III doivent au contraire augmenter progressivement (5, 7, 8, 10 chapitres). L’ensemble des livres, la décalogie selon l’expression de Pierre Citron, devait former 72 chapitres, soit 1080 pages.
5 « Élargissement de la composition du livre. Composer des retours violents vers le moderne et parallélisme ou éclairage par contraste. Composition de reflets. […] Arrêter le récit de 1840 au moment où Angelo voit la Duchesse [= Pauline] […] reprendre le récit dans les temps modernes avec un autre héros dont on apprendra peu à peu qu’il est le petit-fils d’Angelo. Cette composition permet de rendre le livre moderne et très nouveau de composition, de thèmes et de timbre symphonique. Thèmes permettant la critique des temps modernes. Élargissement de la pensée (un peu la façon des livres de Passos mais en lui donnant une sorte de classicisme balzacien PLUS LOGIQUE). Possibilité même de pouvoir agglomérer au tout même des poèmes (ouverture des Indes galantes). Vaste composition qui pourrait être publiée en plusieurs volumes sous le même titre : Romanesque I, puis II et III, etc. de même composition en diversifiant les trois thèmes 1840, 19. et poème sans âge (lyrisme pur). Idée du dimanche matin 27-5-45. » (OC, IV, p. 1127). « Ce livre peut devenir admirable si je réussis le mélange du passé, du présent et du futur (le chef aveugle) […]. Trois formes : récit 1840 – récit 1940 – poèmes et rêves. Le ton froid 1840 – la colère 1940 – le lyrisme poème » (OC, IV, p. 1136).
6 OC IV, p. 1136. Dans un carnet de 45-46, Giono écrit encore : « A faire un chapitre premier pour Romanesque et par la suite à chaque changement de livre petit chapitre sarcastique qui liera le livre entier aux temps présents » (OC IV, p. 1137).
7 OC IV, p. 1137.
8 Préface d’Angelo (2e version), OC IV, p. 1188.
9 Jean Giono, Angelo, OC IV, p. 26.
10 Chapitre initial supprimé du Hussard sur le toit, OC IV, p. 1384. On y trouve aussi la déclaration suivante : « Reste à combattre pour le combat. Alors il faut au moins le faire dans un paysage aussi romanesque que celui des Alpes. » (OC IV, p. 1385).
11 « Il avait eu besoin, lui, de tout son romanesque pour ne pas crier quand les reflets de la bougie s’étaient mis à haleter dans cette chevelure d’or. » (H, VI, 141).
« Une âme romanesque pouvait trouver une certaine exaltation dans un combat avec ces choses cependant fort simples. » (VII, 204)
12 Angelo, OC IV, p. 85.
13 Angelo, OC IV, p. 100.
14 Voir, parmi bien d’autres exemples dans le roman, la dernière phrase du Hussard, au moment où Angelo quitte Pauline : « Il était au comble du bonheur » (Le Hussard sur le toit, Gallimard, « Folio plus », 2003, p. 499). Les références au Hussard dans cette édition seront désormais notées H.
15 « Un personnage dit d’une femme qui a appris une nouvelle de façon anormalement rapide, qu’elle a commerce avec le diable. […] Catalina de Acosta avait été condamnée à être brûlée vive par l’Inquisition de Valladolid, sous le règne de Philippe II. Elle put s’échapper et ne fut brûlée qu’en effigie, en estatua. Giono ne se réfère nullement à cet épisode, et il utilise la phrase en la détournant de son sens : Angelo, au risque de se perdre, est en quête d’un moi qui réponde à l’image qu’il se fait de lui. » (Jean Giono, OC IV, p. 1388, note de Pierre Citron). Il déclare ainsi dans Angelo : « Ce n’est pas une statue sur une place publique que je veux ? » (OC IV, p. 1380).
16 Angelo et Le Hussard sur le toit mettent en évidence son « imagination », son « habitude de rêver » (H, p. 52) : « Angelo avait trop envie d’entrer dans le drame » (OC IV, p. 53). Il est capable de créer des personnages (H, p. 174) et pense à Pauline comme à une actrice en scène : « Aurais-je su jouer aussi bien qu’elle une partie où j’avais tout à perdre ? » (H, p. 183). Il se fait souvent des reproches : « Tu ne te mets jamais à ta place. Tu te mets toujours à une place que tu inventes » (H, p. 238), mais il est heureux d’avoir bien su « jouer le jeu » (H, p. 244), « le jeu auquel il se complaisait » (H, p. 247), « le jeu est de flâner » (H, p. 297). « Vous jouez très bien le jeu » (H, p. 301) dit Pauline à Angelo qui s’amuse « comme un fou » (H, p. 303). Dans Angelo, on le prenait pour un agent secret de Guizot « dans le feu du jeu qu’il jouait » (OC IV, p. 28).
17 Jean-Yves Laurichesse, Giono et Stendhal. Chemins de lecture et de création, PUP, 1994, p. 156.
18 Jean Giono, Le Voyage en calèche, Editions du Rocher, 1947, p. 90.
19 OC IV, p. 1235.
20 OC IV, p. 62.
21 OC IV, p. 101. Même mélancolie chez le marquis qui déclare : « Les temps de l’Astrée sont morts. » (OC IV, p. 126).
22 On remarquera en passant qu’Angélique est le nom féminin qui correspond à Angelo.
23 Le marquis de Théus est d’ailleurs comparé à un Chinois (OC IV, p. 100).
24 Voir à ce propos l’éclairante analyse d’Yves Bonnefoy, « Roland mais aussi bien Angélique » dans la préface de l’édition Folio : Roland Furieux I, Gallimard, Folio Classique, 2003, p. 9-59.
25 OC IV, p. 124.
26 OC IV, p. 1386-1387.
27 H, p. 15.
28 H, p. 15.
29 « Enfin il arrive à l’heure ardente de midi, sur une plage exposée au sud entre la montagne et la mer, aride, nue, stérile et déserte.
Le soleil ardent frappe la colline voisine, et sous la chaleur produite par la réflexion, l’air et le sable bouillent. Il n’en faudrait pas tant pour rendre le verre liquide. Tous les oiseaux se taisent sous l’ombre molle ; seule, la cigale, cachée dans les herbes touffues, assourdit de son chant monotone les montagnes et les vallées, la mer et le ciel. » (Roland Furieux, op. cit., p. 175), description reprise au chant X : « Roger, qui par la plus intense chaleur, chevauche en plein midi sur le rivage, las et brisé de fatigue. Le soleil frappe les collines, et sous ses rayons réfléchis, on voit bouillir le sable fin et blanc. Peu s’en fallait que les armes qu’il avait sur le dos ne fussent en feu comme elles avaient été jadis » (Roland Furieux, op. cit., X, p. 213-214).
30 Il faut ici nuancer l’appréciation de Jean-Yves Laurichesse : c’est le choléra, et pas seulement Angelo, qui permet au romanesque de resurgir derrière les apparences.
31 H, p. 214.
32 H, p. 236.
33 H, p. 236.
34 H, p. 237.
35 H, p. 454.
36 H, p. 457.
37 H, p. 461.
38 « La nuit était si chargée d’étoiles, elles étaient si ardemment embrasées qu’il pouvait voir distinctement les toitures agencées les unes aux autres comme les plaques d’une armure. » (H, p. 135) ; « Les femmes portaient des seaux mais elles étaient si serrées les unes contre les autres que la ferblanterie faisait en marchant comme le froissement d’armure d’un chevalier. » (H, p. 155). Pensant aux condottieri, Angelo évoque « des jambes couvertes d’acier, des poitrines d’acier et des bras d’acier » (H, p. 159). Il est fasciné par le « visage en fer de lance » (H, p. 178) de Pauline, très souvent mentionné dans le roman et par la musique de l’harmonium qui a « une extraordinaire qualité chevaleresque » (H, p. 238). Quant au médecin du chapitre XIII, « Il considérait qu’Angelo était un specimen à peu près parfait du chevalier le plus attentif et le plus charmant. » (H, p. 476). Le « Vous tombez de la lune. » (H, p. 210) dit par le petit Monsieur à la fin du chapitre VII peut même être considéré comme une référence implicite au voyage d’Astolphe dans la lune dans le Roland Furieux (c’est sur la lune qu’Astolphe va chercher le remède à la folie de Roland).
39 H, p. 490.
40 Pierre Glaudes, La représentation dans la littérature et les arts, PU du Mirail, CRIBLES, théories de la littérature, 1999, p. XXI.
41 Ibid., p. XXIII.
Auteur
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