D’Aristophane (L’Assemblée des femmes) à Marivaux (La Colonie) : l’Utopie féministe au théâtre
p. 243-253
Texte intégral
1En apparence du moins, la distance est grande entre Aristophane, le parangon de la satire politique à Athènes, et Marivaux, l’élégant dramaturge qui fit du genre comique le lieu expérimental le plus propice à l’analyse du sentiment amoureux. Au reste, Marivaux n’était pas très féru de culture grecque. Ignorant la langue, prenant le parti des « Modernes » contre les « Anciens », il avait exercé sa plume dans une réécriture burlesque de l’épopée homérique avec son Homère travesti de 1714, suivi du Télémaque travesti, achevé en 1715 et publié en 1736. Pourtant, si le style élevé de l’Iliade suscita l’ironie de Marivaux dans deux œuvres de jeunesse, la comédie aristophanesque, elle, avait de quoi retenir son attention, et ce, pour diverses raisons.
2Il se trouve d’abord que l’époque découvrait alors les traductions d’Aristophane, celle en latin parue à Amsterdam en 1701 et la première traduction française que fit paraître le Père Brumoy en 17301. Pour Marivaux, l’accès linguistique au texte s’accompagna d’un accès critique en la personne de Fontenelle, qu’il fréquentait volontiers et dont les Remarques sur quelques comédies d’Aristophane (1690) contribuèrent peut-être à redorer le blason du comique grec, généralement réprouvé par les classiques pour la simplicité grossière de ses farces et pour son langage grivois. Or le commentaire de Fontenelle mettait l’accent sur le talent du poète grec, excusait l’absence d’analyse psychologique par le caractère politique du théâtre en Grèce et surtout, il déclarait particulièrement « plaisantes » les pièces ayant trait à la guerre des sexes, au travestissement sexuel et aux entreprises féminines menées dans les affaires publiques. C’est ainsi qu’il loua Lysistrata, comédie reposant sur « une idée très folle », La Fête de Cérès (Les Thesmophories) où, disait-il, « l’apologie des femmes contre les hommes a quelque chose de bien joli », et aussi Les Harangueuses (L’Assemblée des femmes) qui est, selon lui, « une satire assez fine du mauvais gouvernement des hommes2 ». À l’appui de cette dernière, Aristophane représente les femmes revêtant secrètement les manteaux de leurs époux, pour se glisser dans les rangs de l’Assemblée où elles rencontrent un franc succès en proposant de prendre en charge l’État sur la base du partage de tout entre tous. Ainsi, résume la meneuse devant son mari :
Pour commencer, communauté des terres, de l’argent et de tous les avoirs personnels. Sur ce fonds commun, c’est nous qui vous nourrirons : à nous la gestion, le contrôle des dépenses, et la mise au point du Plan3.
3Marivaux ne pouvait qu’être sensible à l’éloge de ces pièces mettant à l’honneur le personnage féminin à travers ses ruses, sa quête identitaire et sa sourde révolte contre l’ordre masculin. La trame de L’Assemblée des femmes lui inspira d’autant plus facilement l’idée d’écrire une pièce sur la condition féminine que de tels sujets étaient débattus dans les milieux éclairés que fréquentait l’auteur, en particulier le salon de Madame de Lambert qui publia ses Réflexions sur les femmes en 1727. Peu après, en 1729, Marivaux donna l’unique représentation de La Nouvelle colonie ou la Ligue des femmes, satire jugée audacieuse et qui, sans avoir jamais été imprimée, fut reprise et remaniée en 1750, date où elle parut sous le titre de La Colonie.
4Cette œuvre, dont la conception remonte à l’époque de L’Île des esclaves (1725) et de L’Île de la raison (1727), forme avec ces deux dernières un ensemble significatif des « pièces d’idées » de Marivaux. Des « pièces d’idées » qui sont aussi des « pièces d’îles » comme le note Michel Deguy4, c’est-à-dire des utopies théâtrales dans lesquelles le cadre insulaire est le lieu d’une expérience sociale quelque peu fantasmatique. Tout y repose, en effet, sur la mise en question du principe d’autorité par la représentation d’un monde à l’envers, à travers une fiction consistant à échanger les rôles respectifs du dominant et du dominé. Le renversement affecte la relation maître/serviteur dans L’Île des esclaves. Il met à mal la prétendue supériorité intellectuelle de l’occidental dans L’Île de la raison où les naufragés, devenus de petits hommes doivent s’incliner devant la sagesse philosophique d’indigènes, eux de taille gigantesque. Selon le même jeu, l’intrigue de La Colonie subvertit la distribution des fonctions habituellement assignées à l’homme et à la femme. Dans l’île exotique où ont échoué des Européens de toutes conditions ayant fui la guerre, l’occasion se présente de fonder un État sur des bases neuves, dès lors que, déclare Arthénice : « la fortune y est égale entre tous, que personne n’a droit d’y commander et que tout y est en confusion5 ». Thème répandu depuis L’Utopie de Thomas More (1516), le traumatisme du naufrage et la découverte d’un univers sauvage favorisent l’éclatement des vieux systèmes et l’avènement d’un ordre présumé idéal, ici fondé sur le partage égal des responsabilités politiques entre les deux sexes.
5Cette veine particulière du théâtre marivaudien atteste, en fait, un héritage littéraire diversifié : s’y mêlent la tradition utopique et le récit de voyage philosophique dont la vocation satirique, bien représentée chez Voltaire ou Swift, nous fait remonter jusqu’à L’Histoire véritable du Grec Lucien. À l’horizon, se profile aussi le discours protéiforme centré sur le topos du monde renversé et sur les procédés de carnavalisation, propres au théâtre, que Mikhaïl Bakhtine a précisément décrits dans son œuvre critique. Pour Éric Négrel, les « pièces d’idées » de Marivaux seraient à rattacher à ce fonds populaire ayant laissé de multiples traces dans la culture européenne. Qu’il s’agisse de pratiques rituelles (Saturnales et Fête des Fous), de la farce gréco-romaine, de la comédie baroque, de certains aspects du drame shakespearien ou de l’œuvre de Rabelais, « l’imaginaire de l’inversion et du paradoxe6 » consiste toujours à donner la parole aux esclaves, aux fous, aux sots, aux étrangers, aux femmes… bref, aux faibles. Telle est la force, provisoire et illusoire, que leur confère l’échange des rôles.
6En bousculant les conventions et en exhibant la relativité des points de vue, la parole des exclus a des vertus comiques autant que subversives qui nous autorisent à rapprocher La Colonie de L’Assemblée des femmes, même si le thème commun de la gynécocratie souligne toutes sortes d’écarts esthétiques et idéologiques entre les deux auteurs. Ces différences permettent au comparatiste de poser la question essentielle de la réappropriation d’un certain univers dramaturgique (le théâtre populaire des ve et ive siècles avant J.-C.) par un autre (la comédie de mœurs sous la Régence) et ainsi d’examiner la traduction d’une écriture théâtrale fondée sur le jeu scénique en une autre, discursive et dialogique. Deux ensembles de remarques illustreront ce propos. J’étudierai d’abord le phénomène de déplacement qui fait que La Colonie transfère les enjeux politiques de la pièce grecque vers la sphère sociale, morale et psychologique qui fait le propre de la création marivaudienne. Après quoi j’interrogerai le statut hybride de ces deux textes traditionnellement désignés comme des « utopies théâtrales », formule invitant le lecteur à revisiter des spécificités génériques tout en notant que le théâtre comique vient en somme souligner le sérieux mais aussi les contradictions et les artifices du discours utopique.
7Le thème de la guerre des sexes induit, dans les deux pièces, une spectaculaire entrée en scène du groupe féminin laquelle s’exprime par un progressif ralliement orchestré par des meneuses haranguant leurs compagnes. D’emblée, les femmes se « liguent », selon le titre de la première version de La Colonie, elles se « rassemblent » pour rejoindre l’Ecclesia, d’après celui d’Aristophane. Le long prologue de ce dernier et la moitié de la comédie en un acte de Marivaux sont réservés à ce mouvement collectif qui permet d’énoncer un programme « féministe » par le biais d’un coup de force : en occupant très concrètement les lieux, les femmes monopolisent le discours, elles excluent les hommes de l’espace scénique, c’est-à-dire, bien sûr, de l’espace civique.
8Cette prise de pouvoir politique génère quelques conflits qui, comme s’y prête l’univers de la comédie, s’installent sur le terrain des affaires amoureuses, quelque peu entravées par une disposition typique, elle, des idéaux utopiques : l’abolition du mariage, intolérable « servitude » d’après les héroïnes, et qui bafoue les droits du beau sexe. La question étant alors de savoir quelles réactions suscitera cette décision dans les couples, mariés ou non, L’Assemblée des femmes répond par une application drastique de la loi, cependant que La Colonie représente les réticences que celle-ci provoque dans la communauté.
9La meneuse d’Aristophane, Gaillardine (Praxagora dans le texte grec), joue pleinement la carte de l’utopie et promulgue les réformes que Platon énoncera quelques années plus tard dans la République : suppression de tout négoce, mise en commun des richesses, des femmes et des enfants7. Dans la cité devenue une gigantesque famille, l’union libre est la règle et l’émancipation des femmes illustre la thématique générale de la libération des corps qui, outre la sexualité, concerne ici une joyeuse débauche alimentaire. À preuve, la transformation des tribunaux en réfectoires, de la tribune en resserre à vin, l’importance accordée au banquet final, sans oublier le registre scatologique, omniprésent. L’exigence égalitaire aboutit, dans son jusqu’auboutisme, à cette contrainte qui veut que, pour éviter aux plus âgés et aux « malfichus » d’être délaissés, les jeunes ne s’uniront entre eux qu’après avoir honoré un vieux ou une vieille : « qui désirera la belle commencera par s’envoyer l’affreuse8… » Bel exemple de démocratie, certes, mais qui détermine l’unique scène conflictuelle de la comédie, la seule qui mette en pratique les principes de Gaillardine. La séquence représente un rendez-vous d’amour manqué où deux jeunes amoureux sont empêchés de se rejoindre par trois vieilles femmes qui parviennent à entraîner le galant chez elles en se le disputant. Dans ce monde à l’envers, les vieillardes se font « aguicheuses », « coquettes », « oies blanches », selon le texte, tandis que la perspective de coucher avec elles amène les beaux garçons à dire les joies de l’amour dans un vocabulaire emprunté au rituel du deuil… Jonchées de cinéraires, couronnes d’immortelles et urnes funéraires sont, en effet, les cadeaux qu’ils réservent à leurs hideuses fiancées.
10Tout comme Aristophane, Marivaux suggère que la guerre des sexes aboutit à la mise à mort du désir. Effet pervers de la loi chez le premier, celle-ci est explicitement recherchée par les femmes-députées de La Colonie lorsque, rompant avec la gent masculine, elles renoncent à leurs « affiquets, corsets, rubans, […], petites mules ou pantoufles9 », bref aux signes extérieurs de la séduction féminine. « Prétendons qu’on s’habille mal, qu’on se coiffe de travers, qu’on se noircisse le visage au soleil10 », déclare Madame Sorbin qui lance aussi à sa fille amoureuse du valet Persinet : « Je te défends l’amour11. » À croire que, pour avoir de l’esprit et se mêler des affaires publiques, il faut renier Eros, s’androgyniser et devenir, en pire, l’Armande des Femmes savantes. Il y a là un cliché misogyne que la comédie de Marivaux met en discussion puisque l’extrémisme féministe de son personnage (« je fais vœu d’être laide ! ») provoque l’insoumission de sa fille, la résistance des femmes du peuple revendiquant au contraire le droit à la coquetterie pour, finalement, amener la scission du clan féminin.
11Les deux comédies ont des dénouements opposés : alors que triomphe l’ordre de Gaillardine, jusque dans l’absurde mesure des accouplements jeunes/vieux, la dispute de La Colonie provoque la reprise en mains du gouvernement par les hommes. D’une pièce à l’autre, surgit l’image dérangeante de la femme au pouvoir. Seuls les hommes doivent diriger la cité, ce que montre la nécessité du travestissement des femmes en hommes, lequel avait, bien sûr, des vertus hautement comiques chez Aristophane où ce sont des acteurs masculins qui assumaient le rôle de la frêle épouse obligée de coller une fausse barbe à son visage pour siéger à l’Assemblée. Mais comme tout déguisement, celui-ci a une fonction symbolique et idéologique : il signale la force d’un préjugé, il indique le divorce du féminin et du politique.
12La gynécocratie, prétexte ou pseudo-idéal, revêt des significations spécifiques chez nos deux auteurs où le thème alimente surtout une vision satirique de la vie en société. À l’époque d’Aristophane, le lien de la femme à la Polis n’était du reste nullement à l’ordre du jour. Il connotait plutôt une transgression, l’idée d’un pouvoir dangereux voire maléfique. L’ouvrage de Nicole Loraux (Les Enfants d’Athéna, Maspéro, 1981) est à cet égard fort éclairant, tout comme est suggestif l’article où Pierre Vidal-Naquet évoque un certain nombre de traditions historiques et mythologiques (Lemniennes, Amazones, Lyciennes…) associant le matriarcat à la sauvagerie et reléguant la femme dans la sphère de l’exclusion. Comme il l’écrit :
La cité grecque, dans son modèle classique, se définissait par un double refus : refus de la femme, elle est un « club d’hommes », refus de l’esclave, elle est un « club de citoyens » […]. Effectivement, il n’y a pas d’Athéniennes, seulement des épouses et des filles d’Athéniens12.
13On admettra, dans cette optique, que L’Assemblée des femmes doive être perçue comme un exercice ludique, une énorme farce. Au fond, Aristophane utilise l’anomalie qui consiste à confier la politique aux femmes pour stigmatiser toutes les faiblesses d’un régime corrompu qui, depuis la défaite d’Athènes devant Sparte, marche, pour ainsi dire, la tête en bas. La farce est un jeu sérieux, néanmoins, car le coup d’État féminin renverse fictivement l’ordre du monde, met au jour les pires dysfonctionnements de la cité et débouche sur une violente satire. Métamorphosée en tribun, Gaillardine attaque successivement la pratique des procès avec leurs faux témoignages et leurs délations, les marchandages de tout poil, la « canaillerie » des démagogues dont elle cite quelques exemples historiques, reconnaissables par tout citoyen d’Athènes. L’esthétique carnavalesque s’exerce alors pleinement puisque, parallèlement aux femmes masculinisées, Aristophane met en scène des maris aux allures féminines : grotesquement revêtus des robes de leurs épouses, ils ne sont ni autoritaires, ni volontaristes. Miravoine (Blépyros) juge excellentes ces lois nouvelles qui lui permettront de « trompeter du cul en faisant la grasse matinée13 » et il n’hésite pas – comble de l’ironie – à invoquer Dame Délivrance (Ilithye), génie féminin des accouchements, pour l’aider à soulager son ventre constipé ! Pour obscène qu’elle soit, la scène représente en une brutale métaphore l’image d’un Athénien « coincé à bloc14 », humilié, aussi abject que l’était la démocratie déchue dans l’esprit de l’auteur.
14Le travestissement sexuel est un artifice efficace, un outil théâtral mis au service de la vérité : c’est en se déguisant qu’on démasque, en se masquant qu’on dénonce. D’Aristophane à Marivaux, cette stratégie du déguisement-dévoilement passe du domaine politique à celui des relations sociales, souvent problématisées par des scénarios où Marivaux met aux prises d’une part la sincérité des sentiments, d’autre part le respect de l’étiquette, le souci des apparences ou encore les intérêts matériels. Dans La Colonie, la fable féministe offre aux héroïnes l’occasion de s’affirmer comme individus, en s’interrogeant sur une identité que les pratiques mondaines et le regard des hommes ont tout simplement fabriquée. Plus qu’à s’emparer du pouvoir, elles sont invitées à répondre aux questions que pose Arthénice : « Examinons ce que nous sommes (…) ; qu’est-ce qu’une femme seulement à la voir15 ? » Ainsi formulée, la question amène des réponses traduisant l’amertume de n’être qu’un objet de désir, une belle image, « les grâces et la beauté déguisées sous toutes sortes de formes », dit l’oratrice16. Au mieux, la femme inspire les mauvais poètes (« on nous chante dans les vers, où le soleil insulté pâlit de honte à notre aspect17… »), au pire, elle est réduite aux fonctions ancestrales de gardienne du foyer (« c’est à filer, c’est à la quenouille que ces messieurs nous condamnent18 »).
15Entre révolte et malice, cette brillante diatribe critique la misogynie du siècle et, plus généralement, les jeux de rôles imposés par une société d’Ancien Régime fortement hiérarchisée. Aussi n’est-ce pas un hasard si la pièce de 1750 transforme l’unique « harangueuse » d’Aristophane, porte-parole de toutes les femmes, en une figure bifide, mi-noble (Arthénice), mi-bourgeoise (Madame Sorbin). Sans doute Marivaux y voit-il l’occasion de mettre au jour les conflits de classe qui travaillent cette société déclinante, puisque la comédie se conclut sur la rupture entre les deux femmes, incapables de s’entendre sur des objectifs communs. En déplorant la « petite condition » et la « rusticité » de l’autre, Arthénice donne d’elle-même l’image hautaine d’une aristocratie jalouse de ses privilèges, cependant qu’en se déclarant bien plus honorable et plus vertueuse que les femmes nobles, Madame Sorbin laisse éclater les frustrations envieuses d’un Tiers État impatient de s’élever dans la hiérarchie sociale. Comme elle le dit :
je commande, en vertu de ma pleine puissance, que les nommées Arthénice et Sorbin soient tout un, et qu’il soit aussi beau de s’appeler Hermocrate ou Lanturlu que Timagène ; qu’est-ce que c’est que des noms qui font des gloires19 ?
16Dans cette dialectique de l’être et du paraître, du social et de l’intime, dont Marivaux excelle à utiliser les ressources théâtrales pour inciter les consciences à se montrer sous leur vrai jour, la fiction utopique retourne là d’où elle venait : tout cela n’était qu’une illusion, les choses rentrent dans l’ordre. Les réformes restent à réaliser, comme l’indique la réplique finale où l’on promet aux femmes de l’île d’« avoir soin de leurs droits » dans les lois futures. Avec ces quelques avancées progressistes que souligne Renée Papin en faisant du dramaturge un précurseur de Condorcet quant à l’égalité politique des hommes et des femmes20, Marivaux ramène toujours le spectateur sur les voies familières du réalisme, tant psychologique que social. Il en va tout autrement chez Aristophane, où le primat de la ruse et de la caricature emportent, au contraire, ce même spectateur vers la sphère de la franche bouffonnerie et de la dérision. Si cette divergence nous renseigne, évidemment, sur deux horizons d’attente distincts, elle nous invite, par ailleurs, à explorer la manière dont chacune des œuvres assume le mixage entre l’écriture théâtrale et l’utopie, étant entendu que celle-ci affleure ici moins comme forme ou comme genre que comme cadre philosophique.
17À première vue, rien ne s’oppose à ce qu’un spectacle théâtral serve de support à la fiction utopique. On peut même dire que celle-ci comme celui-là dépendent étroitement et conventionnellement d’une certaine topologie : de même que l’action dramatique prend place sur une scène définie, de même la fondation de l’État idéal advient dans des lieux (île et cité) dont les dimensions réduites et la clôture rappellent l’espace scénique. Thématiquement et idéologiquement, la tradition utopique et la veine comique s’accordent également en ce qu’elles opposent aux imperfections du réel un regard critique dont l’enjeu est, selon toutes sortes de modalités, de provoquer la réflexion. La théâtralité se prête donc aux visées dogmatiques de l’utopiste. Personnages, dialogues, intrigues, tout le matériau du dramaturge est à même de développer en séquences telle ou telle de ces hypothèses philosophiques qui ont fait la fortune littéraire du genre inauguré par Platon et Thomas More : aller sur la Lune, marcher la tête en bas, avoir commerce avec les animaux, supprimer l’argent, ou encore confier l’État aux femmes…
18La comédie donne forme à ces hypothèses, ou plutôt, elle les met à l’épreuve sur une scène publique qui devient alors un espace expérimental. Notons, au passage, que ce processus nous renvoie à l’essence du théâtre qui consiste, après tout, à simuler la vie, à « imiter les hommes en action », disait Aristote dans la Poétique. Il nous rappelle également que la destinée de la littérature utopique est de passer dans l’ordre du réel, que ses applications expérimentales ne sont pas sans rapport avec la simulation et la théâtralité. En témoigne, au xixe siècle, mainte tentative menée aux États-Unis pour mettre en pratique les idéaux du socialisme utopique.
19Dans L’Assemblée des femmes et dans La Colonie, la scène de théâtre est bien ce laboratoire où s’éprouve la possible concrétisation de l’idée utopique, l’intérêt du spectateur étant orienté vers la manière dont chaque dramaturge parvient à incarner l’idée par le truchement des protagonistes et de l’action. Aristophane recourt au jeu brillant de ses héroïnes, lorsqu’elles répètent leur rôle masculin en singeant le discours des orateurs athéniens et en inventant mille stratagèmes pour dissimuler aux maris l’emprunt de leurs vêtements. Métamorphosés en scénarios, les principes initiaux débouchent ensuite sur des situations qui montrent des citoyens anonymes (le Voisin, la Jolie fille, les trois Vieilles, etc.) appliquant, de gré ou de force, l’idéal communiste des femmes. La comédie grecque effectue l’utopie, elle la « joue » devant nous, tandis que la pièce de Marivaux, pratiquement sans action, en reste au niveau théorique, elle expose et discute lesdits principes. Aux jeux scéniques, elle préfère l’échange verbal, au comique de situation, le débat d’idées et la controverse, à la satire politique, la quête identitaire. Cette priorité du dialogue fait ressortir l’actualité de la « question féminine » et, du même coup, deux conceptions du progrès social. L’une, radicale, est traduite par les formules à l’emporte-pièce de la suffragette qu’est Madame Sorbin. L’autre, plus nuancée et plus conforme à l’opinion de l’auteur, passe par la voix d’Arthénice, laquelle plaide en faveur de l’éducation des femmes, seule capable de faire obtenir à ces dernières l’égalité des droits avec les hommes : « Et quand même nous ne réussirions pas, nos petites filles réussiront21 », dit-elle.
20Aristophane et Marivaux convoquent, on le voit, des moyens très différents pour faire vivre leur « cité des femmes » et ce, pour le plus grand plaisir du spectateur. Or, ce qui convainc ce dernier, c’est la comédie plus que l’utopie, le jeu des acteurs plutôt que l’idée qu’ils incarnent. Tel est, finalement, le paradoxe de l’« utopie théâtralisée » : l’épreuve de la scène met en péril le rêve utopique. Celui-ci, il est vrai, est toujours fondé sur l’ordonnance présumée éternelle des États imaginaires, alors que la dynamique théâtrale repose, elle, sur l’éphémère, le changement, la péripétie. Il faut aussi considérer que le langage burlesque de la comédie ne convient pas bien au sérieux de l’utopisme et que le rire, dans les pièces qui nous occupent, jette quelque discrédit sur les nouvelles lois qu’elles prétendent élaborer. Dès lors qu’on rit d’un idéal de justice, c’est qu’on n’y croit plus du tout, comme Aristophane, ou qu’on n’y croit pas assez, comme Marivaux. La drôlerie de la farce grecque, en particulier, ne doit pas nous leurrer : c’est l’œuvre railleuse et pessimiste d’un homme vieillissant, obstinément attaché à la paix mais résigné à voir sombrer sa propre cité dans le chaos. C’est pourquoi il use et abuse des références relatives aux mondes parfaits de la mythologie (Âge d’or, abondance naturelle, société égalitaire…) mais jusqu’au paroxysme, en sorte que l’utopie se retourne en dystopie. L’obligation faite aux jeunes de coucher avec des vieux n’est-elle pas la version parodique d’un des plus dangereux dispositifs utopiques – l’eugénisme – qui préconise, à l’inverse, que les peuples des cités idéales naissent d’unions programmées entre des êtres beaux, jeunes et sains ? En étudiant les dissonances ironiques de L’Assemblée des femmes, Jean-Claude Carrière montre notamment en quoi ces unions contre-nature disqualifient d’emblée l’idéal de liberté sexuelle et l’espoir mythique du retour aux valeurs naturelles sur lesquels Gaillardine établit son pouvoir22. La mythification des origines est, de fait, suspecte dans cet État fantaisiste où tout commence par des professions de foi recommandant de « tailler dans le neuf » et affichant « un parfait dédain pour tout ce qui est ancien23… » Les deux comédies ont ceci de commun qu’elles renvoient l’utopie dans l’horizon des belles illusions. La théâtralisation souligne, en fait, la rigidité du genre hérité de Platon, ses artifices et aussi sa propension à produire des discours catégoriques. Dans La Colonie, le spectacle théâtral débusque ces phénomènes par le biais du personnage apparemment naïf de Persinet (l’Arlequin de la version de 1729) dont certains propos vident l’idée utopique de toute sa substance. Révolté par la perspective de renoncer à la petite Lina, le voici qui résume, en accusant leur ridicule, les plans féministes des deux dames :
C’est une émeute, une ligue, un tintamarre, un charivari sur le gouvernement du royaume ; vous saurez que les femmes se sont mises tout en un tas pour être laides, elles vont quitter les pantoufles, on parle même de changer de robes, de se vêtir d’un sac, et de porter les cornettes de côté pour nous déplaire24.
21Qu’il s’exprime par le sarcasme ou par de plus subtiles pointes, le comique triomphe dans cette affaire. À croire que la seule idée de donner le pouvoir économique et politique aux femmes manquerait totalement de sérieux ? Peut-être, selon les préjugés misogynes. Ceux-ci ont la vie dure, car malgré les siècles écoulés entre l’auteur grec et Marivaux, l’idée en question est restée cantonnée dans le domaine du jeu et de l’imaginaire, domaines communs aux deux genres ici mêlés que sont l’utopie et le théâtre.
22Chez les deux dramaturges, cependant, l’esthétique carnavalesque du monde renversé permet une prise de distance critique à l’égard de problèmes philosophiques, politiques et sociaux qui ne peuvent laisser le spectateur indifférent : l’incivisme, la lâcheté des dirigeants, l’aliénation des minorités, pour ne citer que ceux-là. L’analyse des pièces montre aussi que La Colonie allège la comédie grecque de sa charge subversive, cynique voire désespérée. Il faut croire que la fiction de l’échange des rôles entre l’homme et la femme a progressivement changé de signe et orienté la satire dans un sens positif. À l’utopie régressive d’Aristophane faisant des femmes les agents d’un fantasmatique retour au « bon vieux temps », le temps d’avant les guerres où seules comptaient les satisfactions du corps, Marivaux répond par une utopie progressiste annonçant l’esprit des Lumières. À condition, bien sûr, de ne pas transformer la coquetterie en instrument de domination, les femmes pourraient en être, sinon les premières bénéficiaires, du moins les pionnières.
Notes de bas de page
1 Voir Marivaux, Théâtre complet, édition de F. Deloffre, Paris, Éd. Garnier Frères, 1968, tome I, Notice de La Nouvelle colonie ou la Ligue des femmes, p. 765-768.
2 Remarques sur quelques comédies d’Aristophane, dans le tome IX de l’édition des Œuvres de M. de Fontenelle, Paris, chez B. Brunet, 1758, p. 400-419, passim.
3 Aristophane, L’Assemblée des femmes, dans Théâtre complet II, Édition de Victor-Henry Debidour, Gallimard, « Folio », 1966, p. 403.
4 Michel Deguy, La Machine matrimoniale ou Marivaux, Gallimard, NRF, 1981, p. 173.
5 La Colonie, dans Théâtre complet, op. cit., tome II, p. 678.
6 Éric Négrel, « Marivaux utopiste : du monde renversé à la rhétorique des passions », dans Marivaux subversif ? Textes réunis par Franck Salaün, Paris, Éditions Desjonquères, « L’esprit des Lettres », 2003, p. 323.
7 La pièce d’Aristophane date de 392 ou 391 et les dix livres de La République ont été composés entre 385 et 370.
8 L’Assemblée des femmes, op. cit., p. 405.
9 La Colonie, op. cit., p. 689.
10 Ibid.
11 Ibid., p. 681.
12 Pierre Vidal-Naquet, « Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie », dans Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, Maspéro, 1981, p. 269 et 285.
13 L’Assemblée des femmes, op. cit., p. 396.
14 Ibid., p. 391.
15 La Colonie, op. cit., p. 685.
16 Ibid., p. 686.
17 Ibid., p. 687.
18 Ibid., p. 686.
19 Ibid., p. 700.
20 Renée Papin, « Marivaux, les femmes, l’amour et la lutte des classes… », dans Nouvelle critique, n°125, 1961, p. 98-99.
21 La Colonie, op. cit., p. 676.
22 Jean-Claude Carrure, Le Carnaval et la politique. Une introduction à la comédie grecque, Paris, les Belles Lettres, 1983, p. 105-106.
23 L’Assemblée des femmes, op. cit., p. 403.
24 La Colonie, op. cit., p. 692.
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