Quand Lovecraft et Tolkien réinventent le signe lunaire
p. 199-211
Texte intégral
1L’objet de cette réflexion est d’étudier comment Tolkien, pour la fantasy cosmique, et Lovecraft, pour le fantastique cosmique, ont pratiqué une même opération sur le signe lunaire dans le but de configurer au mieux leur « monde » imaginaire et leur « mythologie » artificielle respectifs. Mais avant, encore faudra-t-il décrire comment ils ont su transformer à la fois la « lune » que nous connaissons dans la réalité et celle que nous connaissons à travers les traditions magico-religieuses, auxquelles leurs œuvres doivent d’ailleurs leur structure symbolique : la lune implique à la fois l’image cyclique du temps, de la mort et de l’immortalité. Elle est la source de phénomènes magiques, voire sacrés, qui en font une forme de sur-représentation dont s’inspireront nos auteurs, dont la stratégie est similaire. Dans un premier temps, ils adoptent une démarche mimétique, pour que la lune devienne un point de repère connu de la « réalité » imaginaire et collabore au mieux à l’animation de cette dernière par le lecteur. Puis ils répètent l’ensemble des signifiés principaux de la lune, ceux de sens physique mais aussi ceux de sens mythique. S’établit de la sorte en arrière-plan une sémiotique globale, qui confère à leur œuvre-univers une cohérence accrue.
2L’effet produit sur le lecteur est lui aussi complet : la réception a lieu de façon latente – si les archétypes lunaires repris sont perçus inconsciemment – et patente – si ces archétypes sont clairement identifiés par l’arpenteur de ces cycles fictionnels. L’effet est aussi intense parce que ces lunes imaginaires sont les icônes de ce que l’on appelle des « mondes parallèles » – ou comme le disait Tolkien, des « mondes secondaires » –, témoins d’une esthétique moderne extrême : la recréation de réalités fictionnelles dites autonomes. Les auteurs relèvent un défi langagier non moins extrême, qui consiste à réinventer totalement la nature et fonction du signe en fiction, condition sine qua non pour que leur « univers » devienne indépendant de toute mimesis, que l’on parle de mimesis réaliste ou bien de mimesis mythique. Ils cultivent une auto-mimesis : ils se réécrivent eux-mêmes. Mais la répétition, la reprise et la réécriture n’entraînent pas qu’une redite langagière. Elles induisent l’émergence d’un langage nouveau.
La lune : un « autre monde » exemplaire
3Quel que soit l’adjectif employé au sujet des « mondes » de Lovecraft et de Tolkien, il est toujours question d’étendues fictionnelles et romanesques si vastes qu’elles mettent à notre disposition non plus un simulacre du réel, mais un simulacre de réalité quasi complète : leur œuvre possède sa propre structure cosmique, spatio-temporelle, historique, mythique et linguistique. Dans cette perspective, Lovecraft et Tolkien recréent une lune à la fois semblable et différente de celle que nous connaissons grâce à notre savoir empirique, scientifique et mythologique. C’est d’abord parce que la lune incarne cet idéal de totalité qu’elle a été choisie à titre exemplaire, en tant que symbole des « mondes imaginaires » modernes. Autre intérêt, de fait : elle met en abyme la situation de l’œuvre elle-même, « un autre monde » dans « l’autre monde », à l’index de l’espace fictionnel qui la contient. Elle a son histoire, son paysage, voire, chez Lovecraft, ses habitants (Goules, Gardiens, Gugs1). Chez Tolkien, elle deviendra enfin un lieu plus métapoétique que poétique : l’histoire du nom conduira ainsi le lecteur dans les abysses de la fiction, à l’« herméneutique » tolkinienne de son propre monde et temps secondaires.
4C’est une évidence : la seule observation de la lune chez Lovecraft témoigne de son imaginaire fantastique (dysphorique), alors que celle de Tolkien témoigne d’un imaginaire merveilleux (euphorique). Comme le premier le raconte dans la nouvelle Nyarlathotep (1921) :
I believe we felt something coming down from the greenish moon, for when we began to depend on its light we drifted into curious involuntary marching formations. […] We beheld around us the hellish moon-glitter of evil snows. […] I lingered behind, for the black rift in the green-litten snow was frightful, and I thought I had heard the reverberations of a disquieting wail as my companions vanished2.
5Les qualificatifs et les phénomènes liés à la lune se déclinent sous le signe d’une négativité excessive. Ce que dans les années 1990 Charles Grivel définissait comme « la superlativité négative » : « le fantastique, il s’agit du pire3 ». Mais de quel « pire » s’agit-il chez Lovecraft ? Celui-ci a eu l’idée d’associer la lune ou plutôt sa lune au principe de son art fantastique, à savoir ce sentiment de terreur qu’inspirent les « Grands Anciens », les (anti)héros de son mythe littéraire4. Lovecraft a imaginé que la lune était l’un des lieux de résidence de ces monstres divinisés par l’humanité. Ils utilisent ses rayons insidieux pour répandre leur influence sur le monde. Dès lors que l’on connaît le scénario mythico-littéraire central de l’œuvre, la lecture de nouvelles comme « What the Moon brings » (« Ce qu’apporte la lune », 1923) et « The Thing in the Moonlight » (« La Chose dans la clarté lunaire », 1934), conforte l’idée que la lune, de l’astre au signe graphique, nous expose à l’un des pires dangers imaginaires qui aient jamais menacé l’humanité5. Elle est un raccourci sémiotique, une porte par laquelle pénètre le fantastique. Ainsi, pour mieux matérialiser sa menace fictive, Lovecraft joue de la transtextualité, de la multiplicité des passages horrifiques : il répète le mot « lune » d’une nouvelle à une autre et d’un titre à un autre.
6Une autre de ses stratégies simples est de qualifier les mots lunaires par un vocabulaire systématiquement dépréciatif. Tolkien fera l’inverse en adoptant un vocabulaire mélioratif. D’un côté comme de l’autre, l’effet est le même : leur figuration de la lune est répétitive ; notamment chez Lovecraft, qui accumule les épithètes jusqu’au sublime ou au grotesque, selon les sensibilités. D’un texte à l’autre sa lune est toujours et à la suite « verdâtre », « gibbeuse », « terrifiante » ou « malfaisante ». Au contraire, Tolkien détermine la lune selon la règle d’or de la fantasy, « la superlativité positive » – puisqu’il s’agit du mieux, dirait Charles Grivel. Qu’en est-il de ce mieux ? Il peut être réduit à l’effet de la dimension enchanteresse du monde et du temps elfiques sur le lecteur – d’où l’adjectif inventé par l’auteur qui qualifiait son œuvre d’« elfo-centrée » (du moins de l’éveil des Elfes au Second Âge).
7Comme le sacré puis le fantastique après lui, le merveilleux moderne peut être décrit comme un sentiment de rupture de la réalité ordinaire, comme un sentiment d’intensité face à l’extraordinaire. Et c’est à la lune qu’incombe la tâche de figurer cette phénoménologie merveilleuse résurgente, caractéristique de la fantasy moderne :
Looking up they saw the clouds breaking and shredding ; and then high in the south the moon glimmered out, riding in the flying wrack. For a moment the sight of it gladdened the hearts of the hobbits ; but Gollum cowered down, muttering curses on the White Face6.
8La vue de la lune pour les personnages (et les lecteurs en reflet) est une réjouissance, au sens chrétien du terme pour l’auteur : elle est une préfiguration fictive de la joie ou gloria finale, avec la victoire solaire d’Aragorn. La scène a lieu au moment où les Hobbits en ont le plus besoin : ils essaient de mener leur mission à bien seuls, en plein cœur des terres ennemies. L’apparition et la manifestation de la lune devient, dans ce contexte, un phénomène providentiel. À l’opposé de Lovecraft, la lune apaise (et non torture) la conscience des personnages. Contempler sa lumière – comme le font Frodo et Sam (« looking up », « saw the clouds ») – permet d’interrompre momentanément la course du temps et d’inspirer un sentiment d’espoir, l’une des grandes thématiques tolkiniennes : cette fonction stasique du temps et/ou de la lumière lunaire donne presque une double qualité, hiérophanique et épiphanique, à l’objet. C’est d’ailleurs pour figurer la même pseudo « transcendance » que l’auteur rend la lune effroyable à la créature maudite du roman, Gollum, qui la personnifie par une périphrase à consonance là aussi mythique (la « Face Blanche »).
9Suit un autre extrait, où la mythification du signe lunaire est encore plus perceptible dans l’écriture et ses effets de lecture.
« It’s very strange », [Sam] murmured. « The Moon’s the same in the Shire and in Wilderland, or it ought to be. But either it’s out of its running, or I’m all wrong in my reckoning. You’ll remember, Mr. Frodo, the Moon was waning as we lay on the flet up in that tree ; a week from the full, I reckon. And we’d been a week on the way last night, when up pops a New Moon as thin as a nail-paring, as if we had never stayed time in the Elvish country. […] Anyone would think that time did not count in there ! »
« And perhaps that was the way of it » said Frodo. « In that land, maybe, we were in a time that has elsewhere long gone by7. »
10Le texte se partage entre des syntagmes relatifs à la représentation du temps lunaire8 et la représentation centrale du temps elfique sous une forme stasique, contraire à la forme quotidienne et naturelle du temps (la successivité9). Ce dernier, par cette singularité temporelle (temps immobile, figé, fixé en une forme d’éternité), répète l’une des caractéristiques premières du temps magico-religieux. Depuis la dissolution de la Communauté, le temps lunaire incarne la rupture établie entre le fixisme passé (les pauses dans les mondes elfiques comme Fondcombe et la Lorien) et la continuité présente (l’ensemble du temps passé « à l’extérieur » depuis, c’est-à-dire tous les autres). Grâce aux seules phases lunaires, les Hobbits (et les lecteurs) comprennent la différence radicale entre le monde elfique et le monde terrestre, situés sur un paradigme proche de la bipartition mythique entre le monde sacré et le monde profane. C’est dans ce but que Tolkien figure le temps elfique dans les mêmes termes que Mircea Eliade (entre autres morphologues du sacré) a pu décrire le temps mythique, notamment par l’expression in illo tempore : l’association de l’adverbe there et des syntagmes that land et long gone by configurent un passé lointain, illustre, supérieur au présent.
11La résurgence de la culture archétypique est un procédé fondamental pour les littératures de l’imaginaire. La lune fantastique ou faërique est représentative de cette réécriture incontournable, car elle rappelle sur scène des représentations anciennes déguisées. Les mythes sont les premiers récits qui ont fait de la lune un écran sémantique du sacré, dans ses aspects positifs et négatifs – ce que l’on peut respectivement appeler le sacré blanc et le sacré noir. Les lunes relatives au sacré noir sont celles des divinités inquiétantes de la mort et/ou des enfers (comme Perséphone chez les Grecs), et d’elle sont issus des êtres non moins inquiétants comme les sorcières et les loups-garous10. Ce sacré noir est le modèle de Lovecraft. Pour sa part Tolkien ne cultive que des renvois au sacré blanc, comme dans les mythes associant de douces Déesses mères à des divinités lunaires – c’est pourquoi il associe aux astres nocturnes un Être surnaturel, primordial et féminin, appelé Varda. Dans cette perspective merveilleuse, la lune est signe de vitalité et de magie, de fertilité et de renaissance, voire d’immortalité – archétype issu du fait qu’au long de ses différentes phases, elle connaît une création, une destruction et une régénération, à l’image de la vie naturelle. Que l’on parle de figures mythico-littéraires (les Anciens Dieux pour HPL, les Elfes pour Tolkien) ou de figures mythiques (Mamma Quilla pour les Incas, Hécate pour l’antiquité gréco-latine), toutes montrent comment l’imagination humaine a associé la lune aux thèmes du temps, de la mort et de l’immortalité – en exprimant ainsi l’un de ses plus grands fantasmes : vaincre la mort, comme le fait symboliquement la lune dans les mythes et comme le font, fictionnellement et provisoirement, les Elfes tolkiniens, personnages immortels pourtant condamnés à disparaître à la fin des temps et du monde.
Sens du temps lunaire chez Tolkien
12Toute sa vie Tolkien a perfectionné son univers imaginaire. Et contrairement à Lovecraft, ses convictions religieuses nourrissent le dialogisme de l’œuvre. Ces deux points ont toute leur importance pour comprendre comment Tolkien s’est appliqué à faire de son cycle épique moderne un exemple majeur de la réécriture mythique en littérature.
13Les textes inachevés du Silmarillion et de la plus grande partie de H.O.M.E. (History Of Middle-Earth11) forment la trame « mythique » de l’œuvre : ils « racontent, expliquent et révèlent » les événements ayant eu lieu aux temps originels des Terres du Milieu – pour paraphraser la définition éliadienne. Les autres textes, Bilbo, The Lord of the Rings et « The History of the Lord of the Rings12 » forment la trame « historique » de ce Monde : ils relatent les événements ayant eu sur terre depuis le compte du temps jusqu’à l’avènement du Quatrième Âge. Cette histoire s’achève avec celle du Seigneur des Anneaux, qui en décrit les derniers moments13. Pour lier entre elles les parties de ce grand tout temporel, Tolkien va s’en remettre à nouveau à sa lune : elle va réunir ces deux concepts fondamentaux pour lui, que sont le temps du mythe et le temps de l’histoire. Ces termes se comprennent dans différents sens : au sens fictionnel, il peut s’agir du « mythe » qui raconte les temps premiers des Terres du Milieu et de « l’histoire » qui s’est écrite au fil de ses différents Âges ; au sens textuel, il peut s’agir, d’un point de vue matériel, des livres qui composent la bibliographie, du Silmarillion au Seigneur des Anneaux en passant par l’ensemble que forme H.O.M.E. – History Of Middle-Earth ; au sens métafictionnel et métatextuel, enfin, on peut entendre par là ce qui, à un troisième degré relie l’œuvre tolkinienne au mythe biblique et à l’histoire judéo-chrétienne. Sophie Rabau rappelle que « réécrire » n’est pas seulement « écrire de nouveau, en modifiant un texte sans le recopier », mais que c’est aussi « répondre14 ».
14Or, Tolkien, s’emploie aussi à répondre à la Bible et à ses commentateurs. Bien que l’on soit dans de la fantasy – et de la fantasy mythique de surcroît –, la lune tolkinienne n’est pas une divinité singulière15 ; ce n’est qu’un objet pensé et fabriqué par des divinités. Substrat présent dans la Bible : dans la Genèse, la lune est un simple luminaire nocturne, fabriqué par Dieu (le terme « créé » étant réservé aux créatures vivantes). Au commencement, Tolkien a placé un dieu baptisé Eru, qui, comme son modèle monothéiste, est unique, incréé et éternel. De sa pensée, il crée des entités aux pouvoirs illimités appelées Ainur (Bénis), à qui il présente ses intentions : créer un monde pour ses Enfants à venir, répartis en deux races, les Premiers-Nés étant des Elfes, immortels supérieurs en sagesse et en beauté, les Seconds-Nés étant des Humains, mortels inférieurs en sagesse et en beauté aux Elfes. Pour compenser leurs apparentes faiblesses, Eru leur fait « don » de la mortalité16 – terme amer et crucial pour le scénario métaphysique fictionnel du « Monde Secondaire ».
15L’Unique demanda donc à ses Ainur de participer à ce vaste plan de création, dont ils auraient en charge la mise en forme et la présidence ou régence, jusqu’à l’arrivée des Hommes. Comme dans la Bible, un de ces anges, le meilleur, se rebelle contre ce projet divin (baptisé Melkor, Morgoth ou encore l’Ennemi Noir). Exclu des sphères divines, il corrompt de nombreux êtres vivants du monde à peine achevé. Après de multiples guerres gigantomachiques, les Bénis vont perdre leur plus belle création par la faute de ce frère ennemi : deux Arbres cosmiques, régulateurs du temps de la Terre et éclaireurs d’une bonne partie de l’univers grâce à la lumière qui émanait d’eux. Préfigurant les deux races des Enfants d’Eru, ils étaient de couleurs opposées et complémentaires : le premier rayonnait d’une lumière argentée et symbolisait les Elfes à venir ; le second d’une lumière dorée symbolique des Humains. Ceux qu’on appelait les Ainur, devenus Seigneurs de la terre purent récupérer in extremis un ultime fruit de chaque Arbre. Et c’est pour protéger ce résidu de lumière magique qu’ils fabriquèrent des contenants à la hauteur de la magnificence de ces fruits : deux vaisseaux gigantesques furent créés pour abriter cette lumière et la répandre sur la terre et dans certaines régions de l’univers. Ce que l’on appelle « la lune » (au genre masculin en elfique) est le premier vaisseau astronomique17, au cœur duquel a été placée la lumière de l’Arbre argenté18. Le second vaisseau-luminaire est le soleil (du genre féminin en elfique). À l’inverse de la lune, c’est un monde flamboyant qui contient la lumière de l’arbre doré et correspond au mieux à la sensibilité humaine. Depuis leur premier voyage, commence l’Âge du Soleil et de la Lune, qui appartient à l’un des trois grands Âges de la Terre du Milieu.
16Voici donc, globalement, l’organisation du temps imaginaire tolkinien des origines de son « monde », « à nos jours » – Tolkien jouant à faire précéder notre histoire de la « sienne » :
17Il existe chez Tolkien une autre histoire pseudomythique liée à la lune. Cette version version anecdotique, prend une forme « mythico-littéraire » dans le Conte du Soleil et de la Lune : le premier Livre des Contes perdus nous apprend que l’un des Ancêtres des Elfes – si ce n’est le premier Ancêtre, un « Sans-âge » – a établi sa résidence dans la lune19. Il s’y dissimula le jour où elle fit sa première apparition dans le ciel et y réside toujours – le portrait insistant sur une poétique d’éternité (« and there dwells ever since… »). Disons pour l’instant que dans cette version, Tolkien a joué à donner une explication mythique imaginaire de la Face de l’Homme que l’on voit dans la lune.
18Fort de tous ces détails, on peut en conclure que celui-ci a associé sa lune aux thèmes traditionnels du temps cyclique et de la vie immortelle par l’intermédiaire des Elfes. S’il a respecté le symbolisme traditionnel, il a aussi su être original en distinguant son signe lunaire des originaux auxquels il se réfère. Car on peut développer la liste des oppositions symboliques anciennes issues du couple soleil-lune par une opposition nouvelle et strictement tolkinienne entre le couple « humanité » et « elficité » (catégorie ontologique exclusivement autoréférentielle à cette œuvre-univers). La lune est l’astre des elfes par excellence, tous deux signifient l’immortalité. Le soleil est l’astre des humains par excellence, tous deux signifient la mortalité. Voici donc les chaînes sémiotiques que tisse Tolkien :
19Un passage des Deux Tours vérifie ces signifiés mytho-poétiques. En plein cœur de la pire bataille de la Guerre de l’Anneau, le soleil et le jour – et non plus la lune et la nuit – redonnent espoir à Aragorn :
Aragorn looked at the pale stars, and at the moon. […] « This night as long as years », he said. « How long will the day tarry ? »
« Dawn is not far off, said Gamling […]. « But dawn will not help us, I fear. »
« Yet dawn is ever the hope of men », said Aragorn. […] « Nonetheless day will bring hope to me » […]. « None knows what the new day shall bring him20. »
20Aragorn symbolise le lien naturel et nécessaire du temps solaire avec le temps humain, tel qu’il a été dessiné par Eru-Tolkien. D’ailleurs, on peut reconnaître en ombre portée le symbolisme solaire de la figure royale du Christ – plus que celle d’Apollon ou de Mithra, compte tenu des croyances de l’auteur. Aragorn, roi des Humains à la jonction entre la fin du Troisième Age et le début du Quatrième pourrait donc être un préfigurateur imaginaire du Messie chrétien : son ancêtre mytho-poétique et romanesque, dans la lignée imaginaire des figures de l’Ancien Testament. De là, la chaîne précédente s’accroîtrait d’un maillon pour donner :
21Si l’on poursuit ces oppositions structurales, cela voudrait donc dire que la lune et (à travers elle) les elfes devraient être apparentés avec le peuple hébraïque.
22Est-ce une « vraie » loi interne à l’œuvre ? Oui. Comme les chrétiens l’ont fait de l’histoire hébraïque, Tolkien aurait fait de l’histoire elfique un temps de forme circulaire et cyclique.
23En termes moraux, le cercle est signe d’éternel retour et de stagnation, alors que la ligne est signe de progrès et de progression. Telle serait l’interprétation idéologique de ce type linéaire, sous lequel les chrétiens plaçaient leur propre temps et sous lequel Tolkien a placé le temps historique de son peuple d’hommes : à l’histoire, progressiste et victorieuse, qui serait l’apanage des Hommes dans l’œuvre de Tolkien et des Chrétiens dans le Nouveau Testament, on oppose le mythe, répétitif et « perdant », qui seraient l’apanage des Elfes et des Hébreux. Ainsi aurait-on pour résumer la réécriture totale du signe lunaire :
24Il est indispensable de rappeler que la tradition religieuse avait déjà fait de la lune un symbole du peuple hébreu. Sous cette métaphore, l’idée que, sur le modèle symbolique, métaphorique de l’histoire lunaire, l’histoire hébraïque se jouerait selon les cycles et les éternels retours d’une façon immuable. Comme l’histoire elfique, c’est le domaine de la revenance et de l’attente entre chaque cycle – et ce jusqu’à la fin du temps lui-même. Les Elfes, reflets modernes et mythico-littéraires du peuple hébreu, sont des voyageurs à la fois perdus dans le temps et par le temps : à terme, ils sont soumis à une même diaspora. Ils participent donc de la même culture éthique imaginaire, incarnée dans le mythe d’Ahasvérus, le Juif errant. Dans l’herméneutique, cet être causa sa propre chute et fut condamné à errer dans le temps jusqu’au Jugement dernier et à la Fin du monde21. La mort est pour lui un don, une bénédiction, favorable à tout autre type d’être-dans-le-temps, en-tête celui de l’immortalité, figurée par le peuple elfique et le peuple hébraïque.
25Poussant la fiction à des retranchements dialogiques insoupçonnés, ce discours est tout entier contenu dans le signifié imaginaire du mot : en elfique, la lune se dit « Rana », ce qui signifie « le Vagabond ». Ce substantif pourrait donc correspondre, par métonymie, au mythe d’Ahasvérus ainsi qu’au Vieil Elfe caché sur la lune, qui se transformerait alors un Juif errant sur la lune d’un nouveau type. De la mimesis biblique et chrétienne, on passe à l’« auto-mimesis » romanesque et tolkinienne. Tel est le paradoxe de sa fiction : la réécriture est un « sentier qui bifurque » vers l’écriture ; l’ensemble prenant la forme d’un labyrinthe. Le schéma ci-dessous résume et illustre cette vertigineuse spirale mythopoétique dans laquelle le seul signe lunaire a suffi à nous faire pénétrer – ce schéma pouvant se lire dans les deux sens :
26Édifice aux allures de cathédrale, Tour de Babel philologique, la démarche créatrice langagière de Tolkien aboutit à un mouvement tautologique, productif de la création continuée du sens « secondaire ». Celui-ci ne fait pas tourner le lecteur en rond, mais l’immerge toujours davantage dans les cercles de la fiction. Lovecraft et Tolkien, en démiurges et en onomaturges accomplis, refondent le signe, comme s’il s’agissait d’une baudruche que l’on vide puis remplit, en conservant des anciens signifiés et en en inventant d’autres. Et, pour conclure, la reprise, la répétition et la réécriture auront bel et bien été les meilleurs moyens pour que les auteurs et les lecteurs recommencent ainsi le mot et le monde.
Notes de bas de page
1 Faire de la lune un autre « monde possible » inscrit nos auteurs dans une certaine tradition mythique et littéraire ancestrale (l’Histoire véritable de Lucien, l’Histoire comique des États et empires de la lune de Cyrano de Bergerac, « Les aventures sans pareille d’un certain Hans Pfaall », dans les Histoires extraordinaires de Poe [1856]).
2 H. P. Lovecraft, « Nyalarthotep » (1921), The Doom that came to Sarnath and other stories, Del Rey, New York, 1971, p. 59 : « Je crois que nous avons senti quelque chose descendre de la lune verdâtre car lorsque nous avons commencé à dépendre de sa lumière nous nous sommes trouvés amenés à prendre de curieuses formations de marche, involontairement […].[…] Nous vîmes autour de nous scintiller la lune infernale des neiges malfaisantes. […] Je m’attardais en arrière, car cette déchirure noire dans la neige éclairée d’une lumière verte était terrifiante et je croyais avoir entendu les échos d’un gémissement troublant au moment où mes compagnons disparaissaient. » (trad. Jacques Parsons, L’Herne, 1996, p. 12-14).
3 Avec cette « superlativité négative », les trois autres effets majeurs de la fiction fantastique selon Charles Grivel sont l’insavoir, la rupture et l’intensité (« Horreur et terreur : philosophie du fantastique », La Littérature fantastique, Albin Michel, 1991, p. 170-172).
4 Les principaux noms sont Azathoth, Yog-Sothoth, Cthulhu et Nyarlathotep. Ils forment un groupe hiérarchisé d’extra-terrestres et ont des pouvoirs psychiques démesurés. Ils auraient régné sur la terre avant l’apparition de la race humaine, d’où leur nom de « Grands Anciens ». A la suite d’une lutte fratricide, la plupart d’entre eux ont été emprisonnés Toutefois, loin d’avoir succombé et d’avoir été oubliés, ils font encore l’objet de cultes secrets, disséminés aux quatre coins du globe. Et depuis l’aube de l’humanité jusqu’à nos jours, les prêtres de ces cultes préparent la libération prochaine des Dieux – laquelle signera la perte de l’humanité.
5 Voir les aventures de Randolph Carter, dont le texte principal The Dream-Quest of the unknown Kadath (1927) raconte le voyage lunaire (Del Rey, New York, 1986 – La Quête onirique de Kadath l’inconnue, trad. Arnaud Mousnier-Lompré, J’ai lu, 2005).
6 J. R. R. Tolkien, The Lord of the Rings, « The Two towers », Harper Collins, London, 1995, p. 615 : « Levant la tête, ils virent les nuages se disperser et partir en lambeaux ; et puis, haute dans le ciel au sud, la lune jeta une faible lueur, flottant parmi les nues en fuite. Cette vue réjouit un moment le cœur des Hobbits ; mais Gollum se tapit, marmonnant des malédictions à l’encontre de la Face Blanche », trad. de Francis Ledoux (Tolkien, Les Deux Tours, « la traversée des marais », Pocket, 2000, p. 314).
7 Tolkien, The Lord of the Rings, op. cit., p. 379 : « – C’est très curieux, murmura [Sam]. La lune est la même dans la Comté et dans la Terre Sauvage ; en tous cas, elle devrait l’être. Mais, ou bien elle a modifié sa course, ou je me trompe dans mon estime. Rappelez-vous monsieur Frodon : la lune décroissait quand nous étions couchés sur le flet dans l’arbre ; elle était à une semaine de son plein, à mon avis. Et nous avions fait une semaine de trajet la nuit dernière, quand voilà que monte une nouvelle lune aussi mince qu’une rognure d’ongle, comme si on n’avait pas passé un seul instant au pays des Elfes. […] Tout le monde penserait que le temps ne compte pas là-bas !
– Et peut-être en était-il ainsi, dit Frodon. Dans ce pays-là, il se peut que nous fussions en un temps qui ailleurs était depuis longtemps passé. », trad. par Francis Ledoux, La Communauté de l’Anneau, Pocket, 1999, p. 514.
8 « [O]ut of its running », « the Moon was waning », « a week from the full », « when up pops a New Moon ».
9 « [T]ime did not count in there ».
10 En respect de cette logique magique, la lycanthropie est un phénomène qui prend sa source causale dans la sacralité négative émanant de certaines lunes ; autrement dit, ce sont à cause d’elles que certains hommes se transforment en ces « meurtriers lunatiques » que sont les loups-garous folkloriques et/ou littéraires.
11 Huit tomes sur les douze publiés à titre posthume, The Book of the Lost Tales (1&2), Lays of Beleriand (3), The Shaping of Middle-Earth (4), The Lost Road and other writings (5), The Return of the Shadow (6), The Treason if Isengard (7), The War of the Ring (8), Sauron Defeated (9), Morgoths Ring (10), The War of Jewels (11), People of Middle-Earth (12).
12 H.O.M.E., 6 à 9.
13 Et, si l’on suit les règles imaginaires du jeu tolkinien, c’est à partir de ce Quatrième Âge, dominé par la civilisation humaine, que le temps fictionnel cesserait pour laisser la place au temps actuel. Notre époque (le xxe siècle), celle de Tolkien et de la publication de son œuvre correspondrait donc selon lui à un 6e ou 7e Âge. Cette antériorité fictive est l’une des grandes réécritures bibliques de l’auteur.
14 Vade-mecum de L’Intertextualité, textes choisis et présentés par Sophie Rabau, GF, 2001.
15 Bien qu’elle ait été personnifiée par Gollum et qu’elle soit liée à la Puissance Varda, la créatrice des étoiles (d’où la périphrase proche de la précédente, « Dame des étoiles », qui la qualifie dans les récits).
16 Les Humains pourront quitter leur enveloppe charnelle et la terre avant la fin du monde et des temps prévue par Eru et connaître un destin différent, mystérieux mais heureux. Les Elfes, eux, disparaîtront avec le monde, auquel ils appartiennent donc corps et âme (« hroa et fëa », en elfique). Les Hommes sont finalement étrangers à ce monde dans cette métaphysique imaginaire.
17 Il est tellement vaste qu’il ressemble à une planète autonome (au paysage paradisiaque) d’inspiration (de répétition) biblique.
18 Fait intéressant qui témoigne du dialogisme herméneutique à l’œuvre chez Tolkien : la Kabbale associe de la même façon la lune à un végétal, car le terme hébreu « Levanah » possède la même numérotation que le mot « arbre » (87). De plus, comme ce terme est issu de la racine « levan » signifiant « blanc », on retrouve la source de l’identification tolkinienne de la lumière lunaire à un arbre blanc.
19 Tolkien, « The Tale of the Sun and the Moon », The Book of Lost Tales I, H.O.M.E. 1, Del Rey, New York, 1992, p. 215 : « [B]ut an aged Elf with hoary locks stepped upon the Moon unseen and hid him in the Rose, and there dwells he ever since […], and a little white turret has he builded on the Moon where he often climbs [.] [T]hat is Uolë Kúvion who sleepeth never. Some indeed have named him the Man in the Moon [.] » (« [M]ais un vieil Elfe aux cheveux blancs mit pied sur la Lune sans que l’on s’en aperçût et se cacha dans la Rose, et là demeure-t-il depuis, et [.] il s’est construit une toute petite tourelle blanche sur la Lune où il grimpe souvent […] [I]l s’agit là d’Uolë Kúvion qui ne dort jamais. D’aucuns en vérité l’ont nommé l’Homme dans la Lune [.] », « Conte du Soleil et de la Lune », Le Livre des contes perdus I, Histoire de la Terre du Milieu 1, trad. Adam Tolkien, Pocket, 2005, p. 261).
20 Tolkien, The Lord of the Rings, op. cit., p. 524-525 : « Aragorn regarda les étoiles et la pâle lune. […] – Cette nuit est aussi longue que des années, dit-il. Combien de temps le jour va-t-il encore se faire attendre ?
– L’aube n’est pas loin, dit Gamelin […]. Mais elle ne nous servira à rien, je pense.
– Et pourtant l’aube est toujours un espoir pour les hommes, dit Aragorn. […] L’aube n’en apportera pas moins de l’espoir […]. Nul ne sait ce qu’apportera le nouveau jour. », trad. par F. Ledoux (Les Deux Tours, Pocket, 2000, p. 189).
21 Celui-ci attend désespérément la mort, pour avoir refusé de laisser le Christ se reposer sur son pas de porte – ou, selon une autre version, pour l’avoir raillé pendant son calvaire.
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