Réécritures de Phaéton et d’Icare : de l’opéra « baroque » pour marionnettes (António José da Silva, Precípcio de Faetonte, 1738) au film opératique (Jean-Luc Godard, Pierrot-le-Fou, 1965)
p. 161-172
Texte intégral
Parcours textuels et iconiques : d’une violence (Phaéton) à l’autre (Icare)
1Le mythe d’Icare, qui remonte à Archytas1, contrairement à celui de Phaéton, a donné lieu à une multiplicité de textes (d’Ovide et Dante à Shakespeare2 et Ibsen dans Solness le constructeur) et de représentations iconiques (de Brueghel aux allusions filmiques d’Alain Resnais3, de Jean-Luc Godard et récemment Sean Penn dans The Pledge, d’après Friedrich Dürrenmatt). Des données multiples, à ce propos, sont soulignées, tout particulièrement, dans les travaux récents de A. Comte-Sponville (Le mythe d’Icare, 1984) et de Michèle Dancourt (Dédale et Icare, métamorphoses d’un mythe, 2002). Je me référerai, pour ma part, à un corpus moins connu et apparemment hétérogène, dans une perspective trans-textuelle et trans-iconique lato sensu, en établissant d’emblée des différences et des écarts entre Phaéton et Icare à travers le mythème commun de la chute.
2Si Lope de Vega dans la « comédie palatine » El Perro del Hortelano (Le Chien du jardinier) en évoquant les modèles de Phaéton et Icare, détournait déjà le sens tragique d’un « angoissant échec lié à un orgueil inconscient et suicidaire », au profit d’« une audace exemplaire qui mérite d’être imitée4 », Robert Paltock (Peter Wilkins, 1751) imaginait une gullivérade où les hommes avaient des ailes. L’installation opérée au Musée du Louvre en 1992 par le peintre et cinéaste anglais Peter Greenaway me paraît emblématique de ces divergences et de ces convergences entre Phaéton et Icare qui doivent êtres replacées dans le contexte de l’artiste (Dédale) et du symbolisme igné. Emblème de la puissance créatrice, la maîtrise du feu est l’une des premières conquêtes culturelles de l’humanité comme en témoigne également le mythe de Prométhée.
3Les mythes de Phaéton et d’Icare réunissent donc des mythèmes contradictoires : l’art, l’utilisation d’objets permettant de se déplacer (le chariot, les ailes), le défi lancé aux divinités (Apollon ou Zeus) pour la maîtrise du ciel, enjeu susceptible de combler l’un des horizons d’attente privilégié, sinon l’un des plus vieux rêves de l’humanité. Des objets adjuvants (le chariot, les chevaux pour Phaéton, la cire des abeilles pour Icare et ses ailes) permettent aux héros de s’échapper, ou de fuir la captivité (Dédale et Icare) dans un premier temps qui s’avère de courte durée (ascension/ apothéose) avant de se transformer en opposants ou en entraves (destruction dysphorique du chariot, les ailes brûlées par Hélios). La sanction et la chute font suite à la vengeance des abeilles dont la cire a été auparavant dérobée par Dédale.
4Dans les programmes narratifs, et au sein de cette (ré)élaboration d’une pensée liée à la ruse (métis) et d’une technè, des éléments sont à distinguer : Phaéton, héros impétueux dérobe un objet existant (le chariot solaire). Au contraire, Icare, héros passif, utilise des objets construits, un appareillage inventé par Dédale. Sa chute dans un nuage de plumes, selon la glose ironique de Peter Greenaway, semble moins brutale que celle de Phaéton. Enfin, la présomption et l’outrecuidance de Phaéton l’emportent sur celles d’Icare qui se contente de suivre les conseils avisés et l’expérience de Dédale.
5Cette différence de degré se manifestait précisément dans l’exposition scénographiée par Peter Greenaway. L’installation d’œuvres picturales et de sculptures sollicitait dans son dispositif architectural le regard et l’ouïe (bruitages, musique concrète) du spectateur. Le bruit des nuages5, tel était le titre français de l’exposition de Greenaway.
6Précisément, la septième section6 de cette installation conçue selon un parcours apparemment labyrinthique et dédaléen qui brassait les écoles picturales et les genres, intitulée La grande chute commence était placée sous le signe de l’hybris7 : « Hybris. Violence. La violence même de leurs aspirations précipite ceux qui voulaient voler hors des cieux. Commence la Grande Chute hors du ciel. »
7Le commentaire liminaire de Greenaway autour de l’hybris corrélée à des figures mythiques s’avère particulièrement intéressant : non seulement nous avons affaire à un protocole de lecture et de vision déterminant un nouveau regard spectatoriel porté sur des objets esthétiques, mais Greenaway s’instaure en tant que tiers interprétant / symbolisant (Louis Quéré).
8En effet, l’artiste anglais dispose dans la section VIII (Les disgraciés) une série contrapuntique composée en particulier des figures de Phaéton et d’Icare (La chute des ailes). Ainsi, une certaine hiérarchie semble se dessiner de ce dispositif dans un jeu d’alternance entre les sphères du divin versus de l’humain, du masculin et du féminin, les isotopies du Haut et du Bas, à travers l’intro-détrônement, en passant de la sculpture (Rodin : L’Illusion, sœur d’Icare, 1886) à l’art graphique.
9Par ailleurs, Peter Greenaway commente, à sa manière, et non sans humour, les données qui se détachent de la représentation de Phaéton, fils d’Hélios, qui, en proie à l’hybris veut conduire les chevaux solaires et tombe foudroyé par Zeus dans le fleuve Éridan, selon les données de la vulgate établies dans Les Métamorphoses8 d’Ovide (II, v. 150-327) et qui devait connaître un succès considérable par la suite avec l’Ovide moralisé.
10Cette source ovidienne se trouvera réécrite et réinterprétée avec des variations ludiques et spectaculaires dans l’opéra baroque, destiné à des marionnettes, du dramaturge portugais Antonio José da Silva dit « Le Juif » (1705-1739) intitulé Precipício de Faetonte (Chute de Phaéton) créé en janvier 1738 au théâtre du Bairro Alto de Lisbonne. Cet opéra semble renvoyer à un intertexte célèbre au Portugal, très exactement au chant IV (v. 94-104) des Lusíadas (1572) de Camoens, où Icare et Phaéton sont conjoints à Prométhée pour magnifier l’audace et la transgression face à l’ordre et au secret de la Nature. L’œuvre du Juif s’inscrit toutefois, dans l’esprit parodique et carnavalesque propre au xviiie siècle, souligné à propos d’autres œuvres par Michèle Dancourt9. Selon les codes en vigueur à son époque da Silva multiplie les intrigues amoureuses, tout en marquant l’illusion comique grâce aux interventions du couple de valets Chichisbeu (Sigisbée) et Chirinola (Confusion). Phaéton tout d’abord épris d’Égérie, nièce du roi Tages dont il a vu le portrait, se rend en Italie (sic) et s’éprend ensuite d’Ismène, la fille du roi. Sous la tutelle de Phiton le magicien, son mentor, parti à sa recherche et qui le met en garde contre des passions amoureuses susceptibles de l’entraîner vers l’abîme (« precipício »), Phaéton est victime d’une confusion identitaire, au même titre que Chichisbeu qui, suite à un quiproquo, est pris pour Phiton le magicien. Phaéton, considéré comme un simple berger de Thessalie, en participant à de malencontreuses intrigues de cour au profit d’Égérie, finit par être reconnu grâce à l’intervention « ex machina » d’Apollon sur son char.
11Transgressant les recommandations de son divin père, après celles de Phiton, Phaéton s’empare du char solaire. Comme dans le mythe, les chevaux s’emballent et précipitent Phaéton dans les ondes de l’Éridan et dans les bras d’Égérie10. Si une fin heureuse vient mettre un terme aux tribulations politiques et amoureuses du fils d’Apollon, métaphorisées dans un langage galant (« précipice », feux de la passion) et les artifices d’effets magiques dues aux « machines », José Saramago, prix Nobel de Littérature, nous présente, au contraire, dans son roman Memorial do Convento (Le Dieu Manchot, 1982) sous une forme ésotérique (références à l’alchimie et au conte philosophique) et une écriture éminemment ironique, tendant également vers la polyphonie, un avatar de l’appareillage volant et des ailes d’Icare avec la « passerole » (gros oiseau) créée par le chanoine et docteur en mathématiques, Bartolomeu Lourenço de Gusmâo dit le « Volant » qui, selon la légende, aurait survolé Lisbonne.
12De nouveaux rhizomes (Deleuze et Guattari) se manifestent enfin avec le film hybride, opératique, convoquant l’Art total (de Rimbaud à Louis Aragon, de Paul Klee à Matisse, et de la poésie, à la bande dessinée de Superman célébrée par Umberto Eco) dans Pierrot-le-Fou de Jean-Luc Godard. Cette fable filmique nous fait assister en effet à une émergence et un réencodage de l’hybris icarienne, en particulier avec la mort et la chute de Marianne (Anna Karina) et, parallèlement, le suicide à la dynamite du protagoniste Ferdinand (Jean-Paul Belmondo).
13Précisément, c’est de cette violence primordiale, contenue dans le mythème de la chute fracassante de Phaéton et d’Icare, de sa distanciation via les éléments ludiques et de sa sublimation dont il sera question. Le texte de Peter Greenaway (Le Bruit des Nuages) nous servira de fil conducteur dans la présente analyse située à la césure entre le domaine textuel (intertextualités) et la sphère iconique (intericonicités).
Scénographies ludiques et spectaculaires
14Le mythe de Phaéton réfère selon Salomon Reinach aux origines d’un culte solaire et d’un sacrifice situé à Rhodes, avec le blanc emblème équin. Il est doté, avant même d’être un mythe littérarisé (André Siganos), de virtualités éminemment plastiques situées autour de l’imago du cheval et du chariot de feu dans la sculpture. De ce fait, il est susceptible d’une scénographie particulière. Nous entendrons ce terme non, selon un contresens habituel, comme un simple synonyme de « mise en scène », mais au contraire, en suivant les données du Vocabulaire d’esthétique, comme un terme technique référant, d’une part, à « l’application particulière des lois de la perspective pour composer un tableau », d’autre part, comme, une architecture scénique nécessaire au spectacle11.
15Par ailleurs, je désignerai le spectaculaire12 comme ce qui joue sur la démesure, le débordement ou l’emphase, ce qui frappe vivement les yeux, l’esprit et l’imagination du spectateur. Au-delà de la production d’un effet visuel qui suscite l’admiration, la surprise ou le rire, le concept réfère, bien entendu, au spectacle, par la performance, le sens artistique présenté.
16Précisément, Antonio José da Silva avec ses opéras comiques dont fait partie Precipício de Faetonte se situe dans le prolongement et la rupture par rapport aux « autos » (« jeux ») et aux farces de Gil Vicente au xvie siècle.
17Le journaliste et romancier autodidacte, José Saramago renouvelle l’aura du « Juif ». Ce dernier, de manière symbolique, figure parmi les victimes des bûchers inquisitoriaux13 dans la clausule du Dieu Manchot. Par là, José Saramago qui évoque longuement l’alchimie et la « magie » avec les « volontés » (« vontades ») captées par Blimunda – Sept Lunes, la magicienne protagoniste de son roman initiatique semble inviter le lecteur à considérer Memorial du Couvent, œuvre transgressive et logoclaste par excellence, comme un brûlot. Il nous rappelle très opportunément aussi, à travers l’épisode romanesque de l’envol et la chute de la « passerole », la carnavalisation du mythe d’Icare contenue dans l’un des opéras comiques du « Juif » consacré au palais de Minos et à Dédale, intitulé Le Labyrinthe de Crète.
18Si la critique sociale exercée par le « Juif » au théâtre du Bairro Alto ne saurait être l’équivalent du Lincoln’s Inn Fields Theatre du temps de Pope, Walpole et de Swift, il s’agit d’une critique plus « oblique » (Philippe Hamon) et indirecte. Beaucoup d’éléments contenus dans les arias et surtout dans les apartés qui faisaient la part belle aux improvisations des acteurs, même si la gestuelle et le langage théâtral d’expression non verbale nous échappent aujourd’hui.
19Toutefois, de manière paradoxale, alors que le dramaturge est emprisonné pour la deuxième fois, sa dernière pièce Chute de Phaéton est jouée et on peut y relever des critiques virulentes contre un pouvoir arbitraire.
20L’intérêt suscité par les opéras du « Juif » réside dans l’émergence d’une part, d’une contre-culture populaire à visée satirique et, d’autre part, dans le détournement et la transgression burlesque des codes opératiques en vigueur au xviiie siècle au Portugal. L’oeuvre du « Juif » est déjà proche de la « zarzuela » espagnole (opéra comique ou opérette) et de « l’opera buffa » italienne.
21De fait, la démarche sui generis et transgénérique dans l’œuvre opératique du « Juif » s’affirme bien en particulier dans son dernier opéra Precipício de Faetonte comme un renouveau de l’opéra portugais de son époque, malgré l’intervention obligée d’arias, de récitatifs et de chœurs musicaux souvent parodiques. Toutefois, au Portugal, sous le règne de Jean V, l’opéra italien est loin d’être le modèle indiscutable comme il l’était, à l’époque, en Angleterre. Il serait donc réducteur de voir dans Precipício de Faetonte comme dans l’œuvre du « Juif », une simple parodie et une caricature de l’opéra italien.
22Da Silva n’avait à sa disposition qu’un espace et des moyens scéniques restreints. Mais c’est précisément grâce à (et en dépit de) ces entraves que son imaginaire débridé et éminemment parodique, situé entre le pastiche et le carnavalesque pouvait se déployer. Revisitant le mythe de Phaéton il le déstructure et restructure à sa guise en redistribuant ou en inversant certaines données susceptibles de plaire à la fois à un public populaire et à une audience lettrée.
23Si l’opera buffa implique qu’il y ait à la fin un « grand tableau d’apothéose où les méchants sont châtiés, jetés en enfer et où les survivants remercient les instances représentant la Loi et l’Ordre ou le Ciel14 » l’opéra pour marionnettes de Antonio José da Silva Precipício de Faetonte met en scène un rire proche de celui d’Hippocrate (Lettres sur le rire et la folie). Il s’exerce, en effet, à l’encontre des normes et de la pompe voulues par le « roi Soleil » portugais, dans son désir de rivaliser avec les monarques absolus et « éclairés » des cours européennes.
24La construction du couvent de Mafra, évoquée par José Saramago dans son roman Le Dieu Manchot, l’agrandissement du palais da Ribeira à Lisbonne témoignent de la présomption absolutiste du monarque (dont se gaussaient certains ambassadeurs) et de sa munificence, promises à un châtiment exemplaire comme celui de Phaéton. De fait, le Portugal à l’époque de Don Jean V, comme en témoigne à sa façon le roman de José Saramago, était avec ses processions, son apparat religieux, semblable à une scène d’opéra montée dans une église. Précisément, ne faut-il pas interpréter les renvois de José Saramago à l’ébranlement de la Nature (explosions, poussière) pour construire Mafra comme des allusions au fracas entraîné par la chute chaotique et abyssale de Phaéton ?
25Parallèlement, c’est la voie de la dérision et du détrônement carnavalisé que Peter Greenaway emprunte dans ses commentaires à propos des chutes de Phaéton et d’Icare dans Le Bruit des Nuages ; l’exposition est située chronologiquement après les films The Falls et Drowning by Numbers.
26Phaéton est l’un des éléments de la triade et de l’allégorie composée par Léda et Icare, et c’est, pour Greenaway, le plus arrogant des trois. Cet élément ludique dans l’ekphrasis et les commentaires des œuvres est à corréler au jeu de mots entre flying (« voler ») et, si l’on supprime la lettre « f », lying (« mentir ») :
Ce mélodrame[la chute de Phaéton] démontre à tous les apprentis volants, pilotes et aviateurs15 à quelle extrémité mène une présomption démesurée. Et un homme dont on devrait faire un exemple. L’archétype de qui prend la vitesse comme aphrodisiaque et court vers une mort certaine en entraînant tout dans sa perte, pour finir contre un rocher, un arbre ou un poteau indicateur […] Si vous deviez allégoriser cette créature, ne disposant pas de son corps carbonisé, il vous faudrait voir comment le personnifier. Choisissez donc un beau gars un peu bête, dotez-le des attributs nécessaires […] Placez-le enfin à un croisement et faites-en le patron des accidents et des excès de vitesse, tombé victime d’un retrait de permis définitif16.
27Icare, au regard de Peter Greenaway, est donc un Narcisse maladroit qui se lisse les plumes avant de prendre son envol. Victime de la vengeance des abeilles et d’Apollon, il est peut-être un mutant, un homme-oiseau, selon l’hypothèse iconoclaste du peintre-cinéaste, fruit des amours illicites de Dédale avec une autruche dans la ménagerie17 crétoise de Minos. Cet élément ludique autour de l’hétérogène et du mutant se retrouve avec des variations propres au matériau filmique dans Pierrot Le Fou de Jean-Luc Godard.
28À partir d’un « polar » de Lionel White où interviennent des règlements de comptes entre gangsters (Obsession) Godard convoque ses souvenirs cinématographiques (Samuel Fuller présent lors d’une réception mondaine, Ingmar Bergman et Monika). Le film (dé)tisse des références musicales (les accords empruntés au classicisme, à côté d’airs issus de comédie musicale américaine présents au préalable dans Une Femme est une femme) picturales, des calligrammes dans le journal écrit à l’encre bleue de Ferdinand avec des mots éclatés, fléchés, sporadiques (Michaux), en zigzag (Butor) qui semblent prendre leur envol lors d’une robinsonnade parodiée.
29De cet ensemble audiovisuel, disparate, à l’instar des éclats du chariot de Phaéton, se détachent des icônes stéréotypées extraites des mass-média. Elles sont déconstruites et réélaborées au niveau de l’instance énonciatrice par le collage et le montage dans un but satirique : ainsi, la publicité nous renvoie-t-elle à un avatar burlesque du complexe d’Icare, à la chute dans la basse matérialité et la réification de la femme-objet dénoncée par Ferdinand, lorsqu’il feuillette un magazine féminin, en contraste avec sa lecture de l’essai d’Élie Faure au début du film.
30En regard, et à l’encontre de Greenaway qui sublime la parodie de ses commentaires par une opération hyperesthétique (Genette) concernant la scénographie des artistes, Jean-Luc Godard manifeste un projet de film dysnarratif qui va à sa perte, d’une fiction qui, de proche en proche, vole en éclats afin de fracasser le système capitaliste et l’idéologie dominante, celle des multinationales pétrolières et des trafics d’armes sur fond de guerre d’Algérie. Ainsi, les tigres dans les slogans publicitaires de Total, et de Esso se transforment-ils en avatars parodiques du Temps-Ouroboros grâce à un détournement du signifiant. Ce sont des monstres de la société consumériste dévorante qui menacent, tels des « tigres de papier », de tout engloutir, à l’instar du lion de la MGM analysé par Lacan. Enfin, Godard convoque de manière significative dans une séquence-clé (Station-service, séquence 818) la bande dessinée avec l’envol de Superman19. Cette citation para-iconique contraste avec celle des Amoureux de Picasso et la mention en voix off de Tendre est La Nuit par Ferdinand dans le même segment filmique en une solution de continuité délibérée. Précisément, à propos des figures des super-héros volants et de leurs drôles de machines, Nadine Gordimer déclarait dans son discours de Stockholm (1991) :
Le mythe a fait un retour sur scène fulgurant, nouvel Icare surgissant de l’espace […] sans tomber jamais dans l’océan de l’échec pour en découdre avec les forces gravitationnelles de la vie. Ces nouveaux mythes, toutefois, cherchent moins à éclairer et à fournir des réponses qu’à distraire20.
31De fait, avec Pierrot le Fou, l’amalgame iconoclaste et logoclaste des genres apparaît dans le mimodrame impromptu, proche de Mack Sennett (séquence 23), où les deux protagonistes, Ferdinand et Marianne, pour distraire un touriste américain en train de mâcher du chewing-gum et lui soutirer de l’argent, incarnent l’affrontement du neveu de l’Oncle Sam et de la nièce de l’oncle Hô au Vietnam. L’icône de l’envol icarien est alors réduit dans ce théâtre post-brechtien d’Agit prop à une latte de bois passée sous les doigts de Ferdinand pour figurer un avion et se mêle à travers le feu (les allumettes enflammées en guise de missiles) à celle des bombardements (onomatopées de Ferdinand et bande sonore d’explosions de bombes) en une collusion / déflagration des niveaux idéologiques et esthétiques.
Rhizomes21 de la sublimation esthétique Phaéton et Icare revisités
32A contrario de l’esprit ludique, Peter Greenaway en commentant le schème de la chute de Phaéton chez Gustave Moreau22, Pierre-Hubert Subleyras, de Frans Floris23, comme plus loin la chute d’Icare (œuvres picturales de Giuliano Romano, Blondel, Jules Romains) se livre à des surinterprétations que l’on peut qualifier de « démiurgiques » face aux données mythiques. Précisément, l’aquarelle de Gustave Moreau fut célébrée en termes très élogieux par Odilon Redon. Le peintre interprétait déjà cette œuvre, en 1878, comme une « représentation du Chaos » :
Nulle part la représentation plastique de la fable n’a été formulée avec un tel accent de vérité. Il y a dans l’éclat de ces nuances, dans l’audacieuse divergence des lignes, dans l’âpreté et le mordant de ces couleurs vives24, une grandeur, un émoi, et, en quelque sorte, un étonnement nouveau25.
33Gustave Moreau recréait avec des variations et une esthétique personnelles certains éléments du plafond de la Galerie d’Apollon au Louvre peint par Delacroix (1850-1851), car on y retrouve le même motif du char avec des chevaux qui se cabrent et un monstre mythologique, un avatar du serpent Python. Greenaway reprend à son compte l’analyse de Redon :
Moreau précipite Phaéton à la confluence d’un serpent et d’un lion, dans une explosion de rayons aveuglants dont les lignes droites contrastent de façon saisissante avec les ondulations du serpent et la gueule du lion rugissant. Ces rais de lumière pourraient être constitués de tronçons métalliques disposés comme pour jouer à la courte paille26.
34La violence du mythe d’Icare inscrite dans une chute, moins brutale, toutefois, que celle de Phaéton, selon Greenaway, connaît des équivalences mutatis mutandis dans le jeu des courbes, par rapport à la linéarité et les lois de la perspective dans la composition des plans de Pierrot le Fou. De là, le duo musical, célébration emblématique de la courbe, « la petite ligne de chance », selon Marianne, « la ligne de hanches », d’après Ferdinand. Il en va de même pour l’insert et le détournement du SS du sigle Esso renvoyant aux pétrodollars. Les codes kinésiques et proxémiques faisant intervenir le corps des acteurs : Marianne est allongée telle un oiseau abattu près de Ferdinand ; l’explosante-fixe présentant l’héroïne, les bras ouverts, lorsqu’elle est fauchée par les balles des gangsters ; Ferdinand réitère cette attitude lorsqu’il tient les bâtons de nitramite, telles des ailes. Ces indices attestent la réécriture et la rémanence « obsédante » du mythe d’Icare selon Godard. À cela s’ajoute le jeu des cadrages « obliques », du grand angle qui anamorphose l’image et des pano-travellings droite/ gauche qui renvoient à une autre direction pour se perdre.
35Si ce jeu de piste avec les personnages et les spectateurs dans ce film-puzzle mentionne Guynemer (à l’instar des aviateurs-albatros abîmés en mer dans The Falls ou dans le Bruit des Nuages de Greenaway), dans la clausule de Pierrot le Fou, c’est au contraire un renversement topologique signifiant et une apparente sublimation ascensionnelle qui se manifestent : les voix de Marianne et de Ferdinand se retrouvent, en effet, suite à l’ekpyrosis provoquée par l’explosion suicidaire de Ferdinand (avatar d’un kamikaze des temps postmodernes) par-delà la mort, dans l’azur méditerranéen, au sein de l’ample perspective d’un horizon marin, en citant L’éternité de Rimbaud.
36Ce chromème bleu qui envahit l’écran avant l’émergence du carton de fin (lettres blanches sur fond noir) est susceptible de multiples interprétations. Contemporain des recherches d’un Jean-Daniel Pollet (Le Horla) dans le cadre de la Nouvelle Vague et du cinéma expérimental sur les poètes (Ponge), cette omniprésence du bleu chez Godard préfigure aussi celles d’un Kieslowski (Trois Couleurs, Bleu). Corrélé implicitement au prénom ultra codé et emblématique de Marianne Renoir, (comme celui de Ferdinand alias « Pierrot » réfère explicitement au Louis-Ferdinand Céline de Guignol’s Band), les bleus inspirés de Renoir et de Matisse, grâce à la photographie de Raoul Coutard, le chef opérateur du Mépris entrent en conjonction / disjonction avec le rouge du sang et le jaune des affiches de Picasso aux figures déconstruites et emblématiquement barrées dans bon nombre de plans de Pierrot le Fou. Au-delà du principe de plaisir, c’est aussi et surtout la douleur et une « déchirance27 » qui s’énoncent. Ce grand film postromantique est situé à une période charnière (après la guerre d’Algérie déjà évoquée dans Les Carabiniers et Le Petit Soldat) et avant Mai 68 (annoncé dans La Chinoise). Il ouvre au cinéma une vision apocalyptique et critique (Made in U.S.A.) d’une condition humaine désespérante liée à un certain postmodernisme (Week-end ; Sauve qui peut la vie).
37Précisément, au cours d’un entretien avec J. M. G. Le Clézio, Jean-Luc Godard, avatar de Dédale, du créateur et de l’artifex poursuivi par sa création qui l’amène à sa perte, évoquait cette souffrance liée au « bleu du ciel » à l’instar des difficultés de Flaubert pour écrire, bien que la création au cinéma soit « offerte », selon Godard, dans l’être-là des objets.
Réécriture et ars memoriae
38Au terme de cette analyse sur la reviviscence de mythèmes corrélés, de manière patente ou latente, dans les textes opératique, romanesque, filmique, picturaux, à Phaéton et Icare, de Antonio José da Silva « le Juif » à Jean-Luc Godard et Peter Greenaway, nous pourrions prolonger cette réflexion sur la permanence d’« images capables de rester le plus longtemps possible dans la mémoire » (Ad Herrenium, Livre IV). Précisément, les mythèmes de l’ascension et de l’envol momentanés et transgressifs suivis d’une chute brutale appartiennent, comme le relève Francis A. Yates28, au grand répertoire composé de figures semi-divines engagées dans des actions dramatiques et frappantes car elles sont sources d’hybris. Dotées d’accessoires symboliques (le char, les ailes et les plumes) qui du statut d’adjuvants passent, en vertu d’un brusque retournement catégoriel, au statut d’objets opposants, ces fables où s’inscrit l’art de la mémoire, réfèrent aussi et surtout à une réémergence du Musée imaginaire cher à André Malraux et à Roger Caillois et des vertus du « choc en retour ».
39Pour sublimer en effet les angoisses dérivées de la chute, du sic transit gloria mundi, de l’aporie dans la réalisation d’improbables utopies (le voyage vers le soleil, la matérialisation de l’homme oiseau), les diverses tribulations exemplaires de Phaéton et d’Icare convient les lecteurs-spectateurs à un apprentissage esthétique et éthique. La plasticité (mimésis supérieure du sublime, versus mimésis inférieure du carnavalesque et de la sphère ironique) et le domaine euristique se plient ainsi aux manipulations associatives du texte et de l’image, à l’émergence de nouvelles (re)créations imaginaires, comme en témoigne encore de nos jours le célèbre manga érotique de Jirô Taniguchi et Moebius intitulé précisément Icare.
Notes de bas de page
1 Philosohe pythagoricien né à Tarente, contemporain et ami de Platon (430-365 av. J.-C.). C’est « le premier ingénieur » qui a construit une colombe mécanique volant toute seule, grâce à un mécanisme inséré dans son ventre.
2 Voir Ovide, Métamorphoses VIII, v. 185-235, Dante, Inferno, XVII, v. 109-111, Shakespeare Henry VI in Complete works, Oxford, Clarendon Press, 1986, sc. XXIX, v. 2783-2786, p. 38.
3 Voir la chute de A (Delphine Seyrig) avec sa parure de cygne et en général le schème dédaléen du labyrinthe des couloirs et du jardin à la française dans L’année dernière à Marienbad, film qui devait avoir une influence notoire dans l’œuvre filmique de Peter Greenaway (The Draughtsman’s contract ; ZOO et le cygne écrasé, avatar à la fois de Léda et des plumes d’Icare.
4 Marc Vitse, Éléments pour une Histoire du théâtre espagnol du xviie siècle, Université de Toulouse-le-Mirail, Institut d’études hispaniques et hispano-américaines, 1987, p. 558 (à propos des vers 819-825 de Teodoro :
[…] pintaron a Faetonte / y a Icaro despeñados, / uno en caballos dorados, / precipitado en un monte, / y otro, con alas de cera, derretido en el crisol / del sol).
5 Flying out of this world selon le titre original du catalogue bilingue de l’exposition, éditions de la Réunion des musées nationaux, Paris, 1992.
6 La numérologie comme les concepts de trajectoire et de courbe sont des éléments récurrents et obsédants dans les collages picturaux, les installations et les films de Greenaway, depuis The Falls à The Pillow Book et The Tulse Lupper’s suitcases, en passant par Drowning by Numbers. La VIIe section est située symboliquement après les sections aux titres évocateurs : Pesanteurs terrestres (I), Vols possibles (II), Envols (III), Les Cieux (IV), A basse altitude (V), La stratosphère (VI). Significativement, l’exposition s’achevait sur Les disgraciés (VIII) et Voler en enfer (IX). Soulignons que Greenaway, avatar de l’Architecte et de Dante mêle volontairement les époques, la mythologie gréco-latine et biblique, les figures picturales et les sculptures allégoriques.
7 Le Bruit des Nuages, VII, p. 135. Je citerai, faute de place, le texte en français. Il en sera de même, sauf exception, pour les œuvres de A. J. da Silva et J. Saramago.
8 Voir sur ce point, Simone Viarre, L’Image et la pensée dans Les Métamorphoses d’Ovide, Université de Paris IV, Faculté des Lettres et Sciences Humaines,1964, p. 111 et 338.
9 Voir Michèle Dancourt, « Le rabaissement burlesque d’Icare » (chapitre V) op. cit., qui cite, entre autres, Ronsard, L’Astrée, Calderón (La vida es sueño, 2e journée) les sonnets 72 et 118 de Gongora.
10 Voir Obras completas, volume IV, Lisboa, Sá da Costa, 1958, p. 91-202. Sur António José da Silva, voir Les Cahiers, Maison Antoine Vitez, Climats, Montpellier, 2000 et Nathan Wachtel, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes, La Librairie du xxie siècle, Seuil, 2001, p.303 et suiv.
11 Hugues Touant, « scénographie » dans Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PuF, 1990, p. 1274.
12 Sous la direction de Christine Hamon-Sirejols et André Gardies, Cahiers du Gritec, éd. Aléas, 1997.
13 José Saramago, Le Dieu manchot, traduit du portugais par Geneviève Leibrich, Paris, Folio, p. 419-420
14 Christian Biet, Don Juan. Mille et trois récits d’un mythe Paris, Découvertes Gallimard, 1998, p. 39.
15 Peter Greenaway fait ici un private joke en renvoyant les happy few avertis à The Falls, son précédent film qui réfère à l’émergence d’un « complexe d’Icare » comme le dit Erika Jung à propos de la condition féminine. Par ailleurs, l’effroi semé par Phaéton dans des troupeaux de moutons est une claire allusion à The Draughtsman’s Contract de Greenaway.
16 Peter Greenaway, Le Bruit des Nuages, p. 146 col. b et 147 col. b.
17 Nous avons ici une référence ludique à la ménagerie de ZOO, film antérieur de Peter Greenaway.
18 Voir le découpage in Spécial Godard, Avant-Scène Cinéma, n°171-172, juillet / septembre 1976, p. 80.
19 Voir après les entités volantes telles Barbarella chevauchant Pagar (proche de Pégase), la version politique et iconoclaste Fantômas contre les multinationales de Julio Cortázar.
20 Lettre internationale n°32 (printemps 1992) apud Michèle Dancourt, op. cit.
21 « Rhizome » concept développé par G. Deleuze et F. Guattari (Mille plateaux, Minuit, 1980) réfère à des agencements spatiaux et régimes sémiotiques que l’on peut corréler à la figure du labyrinthe qui, avec ses multiples variations est une figure récurrente dans l’art du xxe siècle en littérature (de Borges à Robbe-Grillet et Butor) et en peinture (Chirico, Masson, Pollock, Dubuffet, Alechinsky) et définit des lignes erratiques.
22 La Chute de Phaéton, (Exposition universelle, 1878) Aquarelle (Hauteur. 0,990 x Largeur. 0,650) inspirée par l’épisode des Métamorphoses d’Ovide, au moment où les chevaux célestes s’emportent, effrayés.
23 Pierre-Hubert Subleyras (1886-1898), Frans Floris (Anvers, 1516/1520-1570).
24 Voir les rehauts de blanc et de vernis sur traits de crayon noir dans cette aquarelle.
25 Odilon Redon, À soi-même. Journal (1867-1915). Notes sur la vie, l’art et les artistes, 1920 [Paris, 1961], p. 62 ; cité dans Le Bruit des Nuages, p. 196, col c.
26 Ibid.
27 Une déchirure corrélée à l’errance ; dans un sens voisin, Pasolini dans le poème Une vitalité désespérée (dans Poésie en forme de rose, 1964) cite explicitement Pierrot le Fou, « – comme dans un film de Godard – redécouverte / du romantisme au cœur / du cynisme néo-capitaliste, et cruauté – / au volant : Le long de la route de Fiumicino / […] / – je suis comme un chat brûlé vif/ […] / un chat qui ne veut pas crever, Belmondo / qui “au volant de son Alfa Romeo” / dans la logique du montage narcissique / se détache du temps pour mieux s’y insérer/ Lui-même : / sur des images qui n’ont rien à voir / avec l’ennui des heures à la file… / avec la lente splendeur à en mourir de l’après-midi. »
28 L’art de mémoire, Paris Gallimard, 1975, cité par Gérard Blanchard, Images de la musique de cinéma, Paris, Médiathèque Édilio, 1984, p. 222.
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