« Reminiscences anticipées » et « ramiers fraternels » : les réécritures de quelques romans européens du xixe siècle dans le Temps retrouvé de Marcel Proust
p. 115-124
Texte intégral
1L’intéressante problématique choisie par les comparatistes de Poitiers pour ce colloque « Reprise, répétition, réécriture » offre un champ d’investigation particulièrement large dans le cas de l’œuvre de Marcel Proust, qui est l’auteur d’un certain nombre de belles formulations ambivalentes tournant autour de toutes ces questions (dont celles que j’ai citées dans le titre de ma communication) ; il faut en effet souligner que l’imitation, la « reprise », la « réécriture », ont d’abord été aux yeux de Proust des hantises, des cauchemars, avec à l’arrière-plan ce verdict pour lui sans appel qui faisait de l’originalité le critère suprême de la valeur d’une œuvre d’art ou de son absence complète d’intérêt. La principale finalité des pastiches qu’il a pratiqués avec une remarquable virtuosité tout en proclamant son dédain pour la facilité de l’exercice a d’ailleurs été, comme on le sait, d’exorciser le danger de la répétition par inadvertance, par fascination :
Le tout était surtout pour moi affaire d’hygiène ; il faut se purger du vice si naturel d’idolâtrie et, au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Concourt […] d’en faire ouvertement sous forme de pastiches pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans1.
[…] en ce qui concerne l’intoxication flaubertienne, je ne saurais trop recommander aux écrivains la valeur purgative, exorcisante, du pastiche2.
2Une des conséquences manifestes de cette « anxiété de l’influence », perceptible dans de nombreux passages du Temps retrouvé et que l’élaboration de son grand livre elle-même n’a pas complètement fait disparaître, aura été le désir – que la critique a mis au jour en de nombreux endroits – de dissimuler autant que faire se peut les « reprises » véritables, par exemple en mettant l’accent, en matière de sources et d’emprunts, sur des leurres. On se contentera de mentionner les travaux d’Anne Henry consacrés aux sources philosophiques allemandes de la Recherche cachées derrière différentes références à des penseurs français contemporains, le livre de Dominique Jullien, Proust et ses modèles3, qui fait par exemple remarquer qu’assez étrangement et assez commodément les deux livres modèles mis en avant dans Le Temps retrouvé, Les Mille et une nuits et les Mémoires de Saint-Simon, ne sont pas des romans, ainsi que les assez nombreux travaux4 qui ont mis en lumière l’occultation du grand rival en matière de perfection stylistique conférée à la prose et de représentation romanesque du temps, Flaubert : je privilégierai ici, comme nous le faisons en littérature comparée, le seul rapport à des œuvres étrangères, mais il serait aussi naturellement passionnant et fructueux de superposer les dénouements respectifs de L’Éducation sentimentale et du Temps retrouvé, les longues ellipses des voyages de Frédéric ou de l’interminable séjour du Narrateur en maison de santé, l’accélération soudaine du récit après son enlisement dans l’ennui du sempiternel, le retour des personnages vieillis pour un dénouement « aux cheveux blancs », la double chute des deux romans, l’une de tonalité sociale et mesquine, l’autre de tonalité grave et romantique, comportant en particulier dans les deux cas les aveux d’amour rétrospectifs d’une femme à un protagoniste qui croyait à tort ne pas avoir été aimé, etc., alors que ce sont les fins de romans balzaciens ou sandiens – modèles finalement secondaires – qui sont ostensiblement invoquées par la mère et par le fils au moment où ils apprennent la nouvelle stupéfiante des deux mariages incongrus5. Il faut néanmoins mentionner, dans le cas du rapport aux littératures étrangères, qui est lui aussi très important dans Le Temps retrouvé, globalement et ponctuellement, ce curieux présupposé proustien selon lequel il n’y aurait risque de plagiat que stylistique et dans sa propre langue : « D’une langue à l’autre, pas d’imitation à redouter6. » De fait, les pastiches de 1908 ne portent que sur des auteurs français. Et pourtant ce qui est peut-être le plus « imité » dans Le Temps retrouvé, en dehors de la beauté étrange que donnent à certains passages célèbres des « interpolations » – un mot que Proust affectionnait – comme celles venues de Dostoïevski, de Tolstoï ou de Thomas Hardy qui seront évoquées plus loin, ce sont sans doute un style de dénouement et des schémas narratifs dont beaucoup semblent empruntés à des romans étrangers du xixe siècle qui étaient exempts d’un certain nombre de traits caractéristiques – auxquels Proust était hostile – des romanciers français ses prédécesseurs. Enfin, cette communication me permettra d’aborder au passage la question – qui a tellement passionné l’auteur d’un Contre Sainte-Beuve inachevé ou métamorphosé en roman – des rapports entre œuvre et biographie, sous l’angle particulier du ressurgissement du souvenir d’un certain nombre de grands romans aimés, à la faveur d’événements privés ou publics majeurs et traumatiques : deuils de 1905 et de 1914 ou éclatement de la guerre mondiale, ce qui peut d’abord apparaître comme une simple transcription biographique étant susceptible de dissimuler souvent une réécriture sous-jacente.
3« Réécrire » les dénouements des romans français du xixe siècle a pu vouloir dire pour Marcel Proust les rewriter, les corriger, en modifier la tonalité à la lumière des romans étrangers – notamment anglais, russes et allemands – avec lesquels il se sentait beaucoup plus d’affinités, schématiquement parce qu’ils étaient moins désespérément sombres, plus spiritualistes, plus allégoriques, plus imprégnés d’une foi en une certaine forme de providence. Dans le texte de 1905 « Journées de lecture », en évoquant la « cruauté » des romanciers, Proust paraphrasait déjà avec désolation ce qui en était pour lui le prototype (en pensant sans doute entre autres, littéralement, au dénouement des Chouans de Balzac mais aussi, symboliquement, à la fin de L’Éducation sentimentale) :
Déjà, depuis quelques pages, l’auteur, dans le cruel « Epilogue », avait eu soin de les espacer avec une indifférence incroyable pour qui savait l’intérêt avec lequel il les avait suivis jusqu’alors pas à pas. L’emploi de chaque heure de leur vie nous avait été narré. Puis subitement : « Vingt ans après ces événements, on pouvait rencontrer dans les rues de Fougères un vieillard encore droit, etc.7. »
4Tonalité qui ne correspond en fait qu’à l’une des deux parties prévues de longue date pour Le Temps retrouvé : « Le bal de têtes » – la déchéance du vieillissement sur laquelle se greffera, comme à la fin des romans de Flaubert, le constat que ce sont les plus médiocres et les plus méchants qui ont triomphé en société (mais sans la contrepartie, d’allure toute différente, de « L’adoration perpétuelle » : exaltation de la création artistique, rupture des liens sociaux, forme de victoire remportée sur la mort). Quelle que soit en effet la complexité de la genèse de À la recherche du temps perdu, ce qui a été montré très tôt, par exemple par Claudine Quémar8, c’est que la structure d’ensemble de l’œuvre et de ses « deux côtés » devait dès l’origine en tout cas se conformer au schéma fondamental « perdu/retrouvé ». Or, à la fin des romans français du xixe siècle, il est fréquent au contraire que le héros ait tout perdu : ses biens, ses amours, ses illusions et parfois sa vie même ; et ce sont plutôt les dénouements des romans victoriens, goethéens ou russes dont Proust était un grand lecteur qui traduisent une progression analogue du perdu vers le retrouvé (la fidélité rétrospective de Marianne à la fin des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, la fortune de la tante à la fin de David Copperfield ou l’âme de Raskolnikov à la fin de Crime et Châtiment…) ; et finalement ce sera, chez Proust comme dans les romans ou dans les longues nouvelles de Tolstoï, la mort elle-même qui se trouvera, avec une grande vigueur didactique, proprement « néantisée » dans des passages célèbres du Temps retrouvé :
Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir9 ?
5Venons-en, à titre d’exemples, à la beauté quelque peu insolite de trois probables réécritures de trois scènes empruntées à des romans étrangers du xixe siècle dont la lecture a laissé sur Proust une forte empreinte, comme toujours chez lui à la fois intellectuelle et affective : Guerre et Paix, qu’il connaît depuis l’adolescence, Crime et Châtiment, qu’il a découvert avec fascination, avec deux autres romans de Dostoïevski, L’Idiot et Les Frères Karamazov, durant les années d’avant-guerre et un petit roman moins connu, La Bien-Aimée de Thomas Hardy, qu’il évoque ainsi en 1910 avec cette humilité (pas forcément feinte mais peut-être seulement « intermittente ») qui caractérise la plupart des jugements sur ses propres livres :
je viens de lire une très belle chose qui ressemble malheureusement un tout petit peu (en mille fois mieux) à ce que je fais : La Bien-Aimée de Thomas Hardy. Il n’y manque même pas la légère part de grotesque qui s’attache aux grandes œuvres10.
6On peut dire qu’à la faveur du double traumatisme du printemps et de l’été 1914 le « ressouvenir » du roman russe fait irruption dans la seconde partie de À la recherche du temps perdu, la mort d’Agostinelli faisant surgir des formes de réécriture liées à Dostoïevski et l’éclatement de la guerre des formes de réécriture liées à Tolstoï. C’est sans doute en partie la connaissance de longue date que Proust avait de Guerre et Paix qui explique la facilité avec laquelle un événement aussi inattendu et aussi monumental a pu être immédiatement intégré à la trame narrative d’un roman en partie publié et dont le dénouement était déjà largement prévu et partiellement écrit. Ce qui était absolument nouveau dans l’histoire du xxe siècle l’était moins en effet sur le plan des formes littéraires et pouvait donner lieu à une réécriture transposée dans la France en guerre du xxe siècle (ce sera naturellement aussi l’ambition principale d’autres romanciers plus traditionnels et plus purement historiens comme Martin du Gard) conférant à la Recherche ce grand sujet épique et collectif qui lui faisait encore défaut et au prestige duquel, malgré les attaques que contient Le Temps retrouvé à l’encontre de la connaissance historique et de l’histoire elle-même, un admirateur, non seulement de Guerre et Paix mais aussi de La Chartreuse de Parme et de L’Éducation sentimentale, ne pouvait pas être tout à fait insensible (et l’épisode d’Albertine grefferait en même temps sur l’œuvre en cours l’autre grand type de sujet, tragique et passionnel – « racinien » disait volontiers Proust – absent des premiers projets). Que le Narrateur ne prenne pas directement part aux combats ne pouvait l’empêcher, sur le plan de la réécriture, d’avoir lui aussi son « extase d’Austerlitz » devant le grand ciel de Paris, majestueux et indifférent à l’agitation des guerres qui déchirent les hommes (même si c’est à présent du ciel lui-même que peut venir la menace et au ciel que peuvent se dérouler les combats, ce qui donne paradoxalement à ce beau texte, inspiré par cette sérénité tolstoïenne que Proust admirait tellement mais inséré au sein d’un passage qui évoque par ailleurs sur un mode à la fois épique et esthétique l’aviation de guerre, un caractère étrangement « interpolé ») :
Dans toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le ciel avait l’air d’une immense mer nuance de turquoise qui se retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns après les autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce moment couleur turquoise et qui emporte avec elle, sans qu’ils s’en aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. Au reste, à force de regarder le ciel paresseux et trop beau, qui ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s’attardait, le vertige prenait, ce n’était plus une mer étendue mais une gradation verticale de bleus glaciers11.
7Autre exemple de reprise, fugitive mais importante, du même épisode majeur de Guerre et Paix : ce serait, à l’instar du prince André, pour fuir ses tracas conjugaux – suggère la duchesse de Guermantes dans Le Temps retrouvé (« la guerre lui est apparue comme une délivrance de ses chagrins de famille12 ») – que Robert de Saint-Loup se serait engagé et aurait comme lui trouvé une mort glorieuse sur le champ de bataille ; mais, pour le lecteur, le souvenir des hypothèses plus retorses formulées précédemment dans le monologue narrativisé du Narrateur en liaison avec la vie homosexuelle secrète de Saint-Loup interfère avec ces propos de la duchesse, certes malveillants envers sa nièce par alliance mais tout compte fait d’une normalité et d’une simplicité tolstoïennes bien plus limpides.
8Le nom de Dostoïevski apparaît pour la première fois sous la plume de Proust en 1907, peu de temps après la mort de sa mère, qui devait initialement être au centre de son livre (c’est encore le cas dans le projet « Conversation avec maman au réveil »), dans un texte intitulé « Sentiments filiaux d’un parricide » qui est imprégné par la culpabilité éprouvée à son égard ; et les réferences dostoïevskiennes ressurgissent et se multiplient (jusqu’à l’insertion dans La Prisonnière d’une autre « conversation au réveil » portant sur l’écrivain) au moment de cette seconde résurrection posthume à laquelle procède symétriquement et immédiatement Proust en 1914 (on est frappé par l’émouvant parallélisme) : celle d’Agostinelli, l’épisode d’Albertine apparaissant par ailleurs comme une réécriture, plus tragique et plus belle, des amours déjà ébauchées dans des avant-textes avec Maria la jeune hollandaise : car c’est souvent ainsi que font, soit dit en passant, les écrivains, qu’on est toujours tenté de croire, selon que ces découvertes génétiques ont été faites ou pas, successivement trop puis trop peu « autobiographiques » : ils écrivent une sorte de brouillon ; volontairement ou non, ils vivent plus ou moins ce qu’ils ont écrit ; et c’est seulement une fois que la vie leur a servi de première réécriture qu’ils composent leur chef d’œuvre. Mais c’est en fait par amplification et par exagération que Proust parvient à faire se superposer à maintes reprises, durant les années de guerre, son propre univers romanesque et fantasmatique et celui de Dostoïevski : l’amant soupçonneux sera assimilé au policier enquêteur, la trangression sexuelle au crime caché, un comportement cruel, le vœu de mort, l’apparente indifférence au moment d’une mort ou l’utilisation littéraire d’une mort à un assassinat. Traverse en particulier la dernière partie de la Recherche le leitmotiv étrange du double meurtre dont le Narrateur se serait rendu coupable : celui de sa grand-mère et celui d’Albertine :
Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner13.
Ô puissé-je en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures, abandonné de tous, avant de mourir14 !
9Raskolnikov lui aussi ne tue pas une seule fois : il tue d’abord une vieille femme et ensuite une femme sensiblement plus jeune, la demi-sœur de l’usurière : la plus jeune a été présentée comme angélique, la plus âgée comme démoniaque (les rôles seront inversés dans la Recherche). Poursuivons même l’analogie : le mobile du meurtre invoqué est, comme dans Crime et Châtiment, un projet mégalomane : devenir, si ce n’est un nouveau Napoléon, du moins un nouveau Victor Hugo, ainsi que l’avait tout de suite deviné l’oncle Adolphe qui entendait bien dissuader sa maîtresse Odette – la dame en rose – de distraire son neveu avec ses invitations envoyées par « petits bleus », comme elle en avait formé le charmant projet à l’issue de leur rencontre inopinée chez l’oncle (« mais non, c’est impossible, il est très tenu, il travaille beaucoup » […] « Qui sait, ce sera peut-être un petit Victor Hugo15. »)
10La Bien-Aimée de Thomas Hardy narre l’histoire loufoque d’un sculpteur qui croit reconnaître l’incarnation de son Idéal en une quantité de femmes successives ; mais succèdent immédiatement à la phase d’enthousiasme une rapide décristallisation et la rencontre – tout aussi platonique d’ailleurs, sa vie durant – d’une nouvelle femme censée être « Elle » enfin. Ce sera donc un fascinant mélange d’inconstance et de fixité qui aura caractérisé ce voyage sentimental chimérique lié à ce que Jocelyn Pierston appelle les migrations de la bien-aimée : « Il avait toujours été fidèle à sa Bien-aimée, mais elle avait connu de nombreux avatars16. »
11Comme plus tard dans la vision proustienne de l’amour, la métaphore du rôle tenu par des actrices différentes y est insistante. Mais l’aspect le plus singulier du récit est qu’à vingt puis à quarante ans d’intervalle, Jocelyn Pierston tombe amoureux des « trois Avice », la grand-mère, la mère et la fille ; à la jeune fille à qui il adresse une demande en mariage – qui sera repoussée –, il finit par avouer qu’il a auparavant aimé sa mère et sa grand-mère ; un peu étonnée mais désormais prête à tout admettre, la jeune fille lui demande s’il a aussi aimé son arrière grand-mère ; le sculpteur peut alors lui certifier que tel n’a pas été le cas. À la fin du roman, toutes ses bien-aimées successives ont vieilli ou sont mortes, Jocelyn Pierston s’est enfin lassé et se sent, de manière plus douloureuse qu’euphorique, « rejeté hors du temps17 ».
12D’une certaine manière, une situation assez comparable revêt une allure encore plus incongrue et encore plus scabreuse lors de la dernière matinée Guermantes puisque la grand-mère, la mère et la fille (Odette, Gilberte et Mlle de Saint-Loup) se trouvent toutes les trois réunies en présence du Narrateur dont on peut dire qu’il a jadis « aimé » simultanément Madame Swann et Gilberte à l’époque évoquée dans la dernière partie de Du côté de chez Swann et qui à présent, après avoir d’abord confondu physiquement les deux femmes (« “Vous me prenez pour ma mère”, m’avait dit Gilberte. C’était vrai. »), soupçonne Gilberte d’avoir hérité des mœurs douteuses de sa mère et de n’être que trop disposée, comme le ferait une entremetteuse, à lui présenter sa fille18. On peut dire en même temps que le Narrateur de la Recherche s’étonne et se méfie beaucoup moins que celui du roman de Thomas Hardy de l’étrangeté de cet éternel retour (qui ne le conduit cependant pas, comme dans La Bien-aimée, à une demande en mariage en bonne et due forme bien qu’il semble que Proust, de manière étonnante à nos yeux mais moins étonnante après tout si l’on se réfère à tous les modèles de « happy end » que lui fournissaient ses romans préférés du xixe siècle, y ait songé pour finir dignement son livre) et qu’il le rattache avec un parfait naturel, d’une part à tous ces systèmes d’explication par la lignée et par la transmission héréditaire auxquels il recourt volontiers durant tout son roman et d’autre part à ce grand principe de la Recherche selon lequel le désir amoureux, esthétique ou mondain (qui est la loi suprême de son roman, quelle que soit l’incongruité des comportements auxquels il peut conduire) se moque des personnes et ne prend en compte que les « qualités », toujours plus ou moins arbitrairement incarnées à titre provisoire. Certes, le leitmotiv de l’annulation subjective, par le Narrateur, du temps écoulé depuis sa jeunesse revêt une dimension à la fois comique et pathétique dans Le Temps retrouvé (on se souvient que tout le monde rit en croyant qu’il plaisante lorsqu’il demande à Gilberte si elle ne craint pas de se compromettre en acceptant l’invitation à dîner d’un jeune homme) mais, en même temps, l’apparition de Mlle de Saint-Loup à la dernière matinée Guermantes donnera lieu à une série de variations didactico-poétiques destinées à rationaliser et à légitimer les incongruités apparentes d’un désir qui, pour rester identique à lui-même, devra tout naturellement passer d’une génération à l’autre. Ce qui était déjà admirablement dit à la fin d’Albertine disparue :
C’était elle qui était maintenant ce qu’Albertine avait été autrefois : mon amour pour Albertine n’avait été qu’une forme passagère de dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune fille et nous n’aimons hélas ! en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément la rougeur19.
13L’inconscient narratif du Temps retrouvé semble donc avoir été façonné, jusqu’à différentes formes larvées de réécriture, par l’empreinte esthétique et émotive laissée dans l’esprit de Proust par ces grandes totalisations providentialistes sur lesquelles s’achevaient des œuvres romanesques appartenant à des littératures étrangères du xixe siècle (ce qui pourrait être une des explications du caractère jugé parfois peu moderne de cette ultime partie, contrastant à cet égard avec ce qui précède). Dans À la recherche du temps perdu, le dénouement est d’ailleurs le moment où les affinités avec les grands romans initiatiques européens du xixe siècle et où, inversement, la distance prise par rapport à certains traits essentiels du roman « matérialiste » français de la même période sont les plus visibles. On a également tenté de montrer qu’il y avait une force et une étrangeté particulières de certains modèles à demi secrets « interpolés » dans Le Temps retrouvé (le grand ciel d’Austerlitz déplacé dans le Paris de la guerre de 1914, les deux victimes de Raskolnikov réassassinées par un paisible écrivain claustrophobe, la grand-mère, la fille et la petite-fille des amours trangénérationnelles de La Bien-Aimée de Thomas Hardy réincarnées en Odette, en Gilberte et en Mlle de Saint-Loup, réunies et atemporellement confondues lors du finale de la Recherche).
14Je citerai pour finir le beau texte auquel est emprunté le titre de cette communication, texte qui reflète la profonde ambivalence de Proust, qui craint plus que tout la dépossession d’originalité, envers un comparatisme des analogies qu’il a pourtant lui-même si brillamment pratiqué :
Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous, comme l’aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation. Mais tandis que guidés par cet instinct intérieur nous volons de l’avant et suivons notre voie, par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l’œuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissions pas de Joubert ou d’Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort d’art que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d’aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage auprès de nous à tire-d’aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus20.
Notes de bas de page
1 Marcel Proust, Correspondance, éd. Philip Kolb, 21 vol, Plon, 1970-1993, Corr. XVIIII, août 1919 (A Ramon Fernandez), p. 380.
2 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Pléiade, 1971 (« A propos du “style” de Flaubert »), p. 594.
3 Dominique Jullien, Proust et ses modèles, Corti, 1989.
4 Voir les livres de Mireille Naturel, Proust et Flaubert. Un secret d’écriture, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999 et d’Annick Bouillaguet, L’Imitation cryptée. Proust lecteur de Balzac et de Flaubert, Champion, 2000.
5 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, 1987-1991, Albertine disparue, IV, p. 236.
6 Contre Sainte-Beuve (« Le chemin mort »), p. 551.
7 Ibid., (« Journées de lecture »), p. 170.
8 Claudine Quemar, « Sur deux versions anciennes des “côtés” de Combray », Cahiers Marcel Proust 7, Études proustiennes 2, Gallimard, 1975.
9 À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, IV, p. 451.
10 Correspondance, X, mars 1910 (À Robert Billy), p. 54.
11 Le Temps retrouvé, IV, p. 341-42.
12 Ibid., p. 604.
13 À la recherche du temps perdu, Albertine disparue, IV, p. 79.
14 Le Temps retrouvé, IV, p. 481.
15 À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, I, p. 78.
16 La Bien-Aimée (The Well-Beloved,), Circé, 2005, p. 39.
17 Ibid., p. 184.
18 Le Temps retrouvé, IV, p. 526
19 Albertine disparue, IV, p. 223.
20 Contre Sainte-Beuve, p. 311.
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