L’éternel retour de la catastrophe. Répétition et destruction dans les œuvres de Georges Perec et W. G. Sebald
p. 37-47
Texte intégral
1Dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur évoque la « puissance créatrice » de la répétition telle qu’elle est définie dans Être et temps par Heidegger – à la suite de Kierkegaard – comme acte de « réaliser à nouveau » : « Il s’agit là d’un rappel, d’une réplique, d’une riposte, voire d’une révocation des héritages. La puissance créatrice de la répétition tient toute entière dans ce pouvoir de rouvrir le passé sur l’avenir1. » Ce faisant, P. Ricœur se place dans une tradition philosophique qui fait de la répétition un outil central pour penser l’articulation du passé, du présent et de l’avenir dans un contexte de crise de la tradition. Comme le souligne Jean-François Hamel dans sa magistrale analyse des poétiques de la répétition qui investissent avec la modernité le discours philosophique, historiographique et littéraire :
C’est une certaine économie du passé dans le présent, avec ses modes de transmission, dont ces philosophies de la répétition interrogent la pertinence dans le cadre d’une condition moderne qu’Hannah Arendt définissait par le sentiment d’une « brèche entre le passé et le futur ». Devant une tradition rompue, du moins que l’on croit telle, les poétiques de la répétition semblent chercher à inventer une médiation capable à la fois de conjoindre la triple temporalité de l’histoire et de fracturer le déterminisme qui condamne l’avenir à la reproduction mélancolique de ce qui est perdu. Il s’agit en quelque sorte d’hériter du passé sans être agi par lui, autrement dit de reprendre dans l’avenir ce qui aurait pu être plutôt que ce qui a été2.
2Je n’entends pas contester ici la pertinence d’une telle analyse, mais simplement lui affronter un usage résolument autre de la répétition, surgissant dans le contexte spécifique de l’héritage des catastrophes historiques. Car c’est bien une puissance destructrice de la répétition qui se fait jour dans les textes autobiographiques de Georges Perec et les enquêtes biographiques de W G. Sebald. Sans être à proprement parler des témoins de l’histoire, Sebald et Perec ont en commun d’articuler une situation historique – l’héritage de la Shoah – et un motif structurant – la répétition – décliné comme thème (la généalogie) comme mode de composition (la fréquence répétitive) et comme pratique intertextuelle (la réécriture). Or la répétition, dans leurs récits, ne rappelle pas une tradition, fût-ce en la révoquant, mais au contraire la rend invisible, la travaille jusqu’à la ruine. Elle ne rouvre pas le passé sur l’avenir mais revient toujours à ce point du passé où le temps s’est arrêté, interdisant tout à-venir et tout passé. Elle ne « réalise » rien « à nouveau » sinon le fait d’une disparition qu’elle ne peut conjurer. Ce que j’appellerai, en écho à la formule de P Ricœur, la répétition destructrice met ainsi en évidence, dans le cadre d’une transmission brisée, l’échec irrévocable des tentatives pour « conjoindre la triple temporalité de l’histoire », l’impossibilité de « fracturer le déterminisme », le paradoxe d’une hantise d’autant plus déterminante qu’il n’y a plus rien à hériter. Réplique à la brèche des temps inaugurée par la modernité et radicalisée par l’événement catastrophique, elle invalide pourtant, in fine, toute possibilité de la combler.
3Mon propos n’est donc pas de montrer que l’usage de la répétition est spécifique aux récits de catastrophe, mais bien plutôt d’interroger le renversement que ces récits opèrent dans la fonction qu’ils attribuent à une figure traditionnelle de la représentation de l’histoire. En d’autres termes : comment passe-t-on d’une répétition qui donne sens à l’histoire à une répétition qui défait le sens ? d’une dialectique du même et de l’autre qui rend lisible un trajet historique à une pratique de la reprise qui invalide l’idée de sens de l’histoire au point de menacer la lisibilité du récit ? En un mot, d’une répétition créatrice qui dit à la fois la continuité et la différence des temps à une répétition destructrice qui figure l’éternel retour de la catastrophe ?
Répéter l’anéantissement : Georges Perec
4Pour donner une tournure plus concrète à ma réflexion, je voudrais d’abord évoquer deux textes de Georges Perec, l’un qui se présente, de façon assez classique, comme le récit d’un souvenir, et l’autre qui consiste dans la description d’un lieu de l’enfance, la rue Vilin. Ces deux textes constituent deux figures, l’une narrative et l’autre descriptive, de l’épuisement du souvenir par sa répétition.
5On se souvient que W ou le souvenir d’enfance s’ouvre avec cette phrase à la fois discrète dans son écriture et retentissante dans ce qu’elle affirme : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance3. » Parce que Perec était trop jeune, quand ses parents sont morts, pour en garder longtemps le souvenir vivant, parce que cette disparition violente a entraîné un refoulement des rares souvenirs existants, Perec écrit toute son autobiographie sous le signe de la lacune et du ressassement de cette lacune. En témoigne le récit du seul souvenir que Perec ait conservé de sa mère, récit de leur séparation, qui est répété trois fois dans le cours du texte :
1. De ma mère, le seul souvenir qui me reste est celui du jour où elle m’accompagna à la gare de Lyon d’où, avec un convoi de Croix-Rouge, je partis pour Villard-de-Lans : bien que je n’aie rien de cassé, je porte le bras en écharpe. Ma mère m’achète un Charlot intitulé Charlot parachutiste : sur la couverture illustrée, les suspentes du parachute ne sont rien d’autre que les bretelles du pantalon de Charlot. (p. 45)
2. Un jour elle m’accompagna à la gare. C’était en 1942. C’était la gare de Lyon. Elle m’acheta un illustré qui devait être un Charlot. Je l’aperçus, il me semble, agitant un mouchoir blanc sur le quai cependant que le train se mettait en route. J’allais à Villard-de-Lans, avec la Croix-Rouge. (p. 52, en gras dans le texte)
3. Le départ.
Ma mère m’accompagna à la gare de Lyon. J’avais six ans. Elle me confia à un convoi de la Croix-Rouge qui partait pour Grenoble, en zone libre. Elle m’acheta un illustré, un Charlot, sur la couverture duquel on voyait Charlot, sa canne, son chapeau, ses chaussures, sa petite moustache, sauter en parachute. Le parachute est accroché à Charlot par les bretelles de son pantalon.
La Croix-Rouge évacue les blessés. Je n’étais pas blessé. Il fallait pourtant m’évacuer. Donc, il fallait faire comme si j’étais blessé. C’est pour cela que j’avais le bras en écharpe.
Mais ma tante est à peu près formelle : je n’avais pas le bras en écharpe, il n’y avait aucune raison pour que j’aie le bras en écharpe. C’est en tant que « fils de tué », « orphelin de guerre » que la Croix-Rouge, tout à fait réglementairement, me convoyait. (p. 804)
6Les trois textes désignent exactement le même souvenir, la séparation à la gare de Lyon. Or cet unique souvenir est exposé à un travail méthodique de doute par le procédé même de la répétition qui, loin de développer le souvenir, l’appauvrit progressivement. Le deuxième et le troisième texte explorent en effet deux manières différentes de récrire, pour mieux les congédier toutes deux. La deuxième version, très brève, redistribue les éléments évoqués dans la première : la gare de Lyon, l’illustré représentant Charlot, le départ pour Villard-de-Lans avec la Croix-Rouge. La pauvreté de l’écriture (« C’était en 1942. C’était la gare de Lyon ») met en évidence la pauvreté des certitudes, limitées à quelques renseignements objectifs qui ne disent rien de la trace personnelle, dans la mémoire du narrateur, de cet événement. Dès que le souvenir prend une tournure plus singulière, la présence de modalisateurs (« qui devait être un Charlot », « Je l’aperçus, il me semble, agitant un mouchoir blanc ») expose l’inauthenticité possible de ces détails, inauthenticité que vient crûment souligner le détail cliché du mouchoir blanc. La nécessité de présenter un témoignage authentique du passé, rendue d’autant plus criante que ce souvenir est unique, condamne donc l’écriture autobiographique au ressassement des renseignements objectifs ou au silence. Tout en explorant une autre voie, le troisième extrait, singulièrement plus long, ne dit pas autre chose. Au-delà du premier paragraphe, qui ne fait que reprendre les versions précédentes en précisant l’image de la couverture du Charlot (et non celle de la mère, toujours manquante), le développement du souvenir suit une progression essentiellement explicative. Le narrateur justifie d’abord, au moyen d’un arsenal ostensible de connecteurs logiques (« pourtant », « donc », « c’est pour cela que »), son souvenir d’un bras en écharpe. Mais le troisième paragraphe, en recourant au témoignage d’une tante, annule à la fois l’explication et l’existence de cette blessure imaginaire. La démarche rétrospective d’explication, seul moyen d’enrichir un souvenir manifestement pauvre et lacunaire, aboutit ainsi à un appauvrissement supplémentaire de l’expérience. Confronté à la lacune originelle, Perec n’a d’autre choix que de répéter à l’infini le récit des quelques souvenirs qui lui restent, mais ce ressassement, loin de donner consistance aux quelques vestiges échappés à l’oubli, finit par leur retirer toute validité, par les épuiser jusqu’à la disparition :
Quinze ans après la rédaction de ces deux textes5, il me semble toujours que je ne pourrais que les répéter : quelle que soit la précision des détails vrais ou faux que je pourrais y ajouter, l’ironie, l’émotion, la sécheresse ou la passion dont je pourrais les enrober, les fantasmes auxquels je pourrais donner libre cours, les fabulations que je pourrais développer, quels que soient, aussi, les progrès que j’ai pu faire depuis quinze ans dans l’exercice de l’écriture, il me semble que je ne parviendrai qu’à un ressassement sans issue6.
7« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » : c’est donc le point de départ, mais aussi, en un sens, le point final de l’examen impitoyable du passé. Or ce constat pathétique de l’anéantissement des souvenirs n’affecte pas seulement l’identité en souffrance de l’individu qui se souvient mais également l’événement dont il essaye de se souvenir. L’oubli des parents répète l’anéantissement passé des ancêtres, et reconduit la destruction délibérée, par les responsables du génocide, des traces de cet anéantissement. En d’autres termes, dire ou écrire la disparition, c’est accepter le paradoxe d’une écriture qui valide la promesse des bourreaux d’une destruction totale des individus et de leur mémoire, qui soit « signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes7 ». Et pourtant, précisément, par un terrible renversement, seule la répétition de la disparition peut sauver le projet de l’écriture : « je ne sais pas si je n’ai rien à dire. Je sais que je ne dis rien8 », écrit Perec. Mais dire « rien » n’est pas ne rien dire ; montrer, répéter qu’il n’y a pas de souvenir, ce n’est pas seulement exposer le mensonge de toute résurrection mémorielle, mais aussi énoncer une impossibilité de témoigner qui est la seule véritable trace de la destruction.
8C’est précisément le même mécanisme de répétition comme trace d’une disparition qu’on retrouve dans la série descriptive intitulée « la rue Vilin ». Dans W ou le souvenir d’enfance, Perec évoque déjà son exploration, en 1961, de cette rue du vingtième arrondissement où il a passé ses premières années, quand ses parents étaient encore vivants : « La rue n’évoqua en moi aucun souvenir précis, à peine la sensation d’une familiarité possible. Je ne parvins à identifier ni la maison où avaient vécu les Szulewicz, ni celle où j’avais passé les six premières années de ma vie et que je croyais, à tort, se trouver au numéro 79. » Or cette disparition se prolonge dans la forme du projet, resté inachevé, d’une description sur douze années de douze lieux parisiens attachés à l’histoire de Perec, dont la rue Vilin. Finalement publié séparément dans L’Humanité du 11 novembre 1977, avant de paraître dans le recueil posthume L’infra-ordinaire, le texte « la rue Vilin » relate six visites, étalées de février 1969 à septembre 1975. Chaque texte procède de façon méthodique, en décrivant l’aspect des bâtisses, l’activité (hôtel, café, laverie, etc.) présente (ou passée quand elle est encore visible), et les rencontres éventuelles (chats, enfants, vieille dame) à chaque numéro de la rue. Le premier texte, de loin le plus long, signale comme en passant, entre parenthèses, l’importance particulière du n°24 : « (c’est la maison où je vécus10) », et un peu plus loin, toujours entre parenthèses « (c’est dans ce bâtiment-là que nous vivions ; le salon de coiffure était celui de ma mère11) ». Mais, d’une année à la suivante, la description s’amenuise, à mesure que les immeubles sont murés, démolis, laissant la place à des terrains vagues et à des palissades, jusqu’aux trois lignes de la dernière visite, le 27 septembre 1975 : « La quasi-totalité du côté impair est couverte de palissades en ciment. Sur l’une d’elles un graffiti : TRAVAIL = TORTURE12. » Ce que la série de ces textes décrit, ce n’est donc pas le retour d’un souvenir, ou la survivance d’une trace de l’enfance perdue, mais bien l’effacement des traces, la disparition d’un lieu qui épuise même les formes les plus mécaniques du récit autobiographique. La répétition donne à voir cette disparition, en même temps qu’elle en constitue, dans l’amenuisement d’un texte toujours construit suivant le même procédé, la trace, l’imitation textuelle.
La destruction et son reste : W. G. Sebald
9Cette pratique du ressassement destructeur trouve un écho particulièrement intéressant dans l’œuvre de W. G. Sebald, écrivain allemand exilé en Angleterre, décédé en 2001, qui s’est attaché dans tous ses récits à la question de l’héritage des catastrophes historiques, particulièrement de la Shoah. Contrairement à Georges Perec, W G. Sebald n’a aucun lien personnel avec l’entreprise d’extermination systématique qui marque si profondément l’histoire et la littérature de son pays d’origine. Mais toute son œuvre, qui se présente comme une série d’enquêtes biographiques illustrées de photographies, développe une façon singulière d’écrire l’histoire des victimes, de toutes les victimes, aux limites de l’écriture documentaire et de la fiction. Le dernier des quatre récits qui composent Die Ausgewanderten (Les Émigrants), paru en 1992, est ainsi consacré à la biographie d’un peintre nommé Max Aurach dans le texte allemand – Max Ferber13 dans la traduction française – inspiré du peintre anglais Frank Auerbach14. Aurach est présenté comme un peintre figuratif, qui travaille toujours d’après modèle, réalisant des portraits, des paysages ou encore des reprises de tableaux célèbres. Le narrateur se souvient ainsi d’une copie d’un tableau de Courbet représentant un arbre, « Le Chêne de Vercingétorix », qu’il décrit comme une « étude de destruction15. » Aurach emploie en effet une technique picturale très particulière, dessinant puis grattant et effaçant son dessin, puis recommençant à dessiner avant de gratter à nouveau et d’effacer, puis recommençant encore, à l’infini. Quand, à défaut d’achever son tableau, il l’abandonne, c’est pour laisser un « carton noir d’avoir été travaillé et retravaillé », une œuvre dont le modèle, à force d’être reproduit, est devenu totalement « méconnaissable16 ». En d’autres termes, Aurach/ Auerbach annule le geste de reprise en le répétant à l’infini, jusqu’à le rendre totalement invisible. Ce qui reste de ce travail d’anéantissement du modèle, c’est, nous dit Sebald, un « carton noir » et beaucoup de poussière :
[…] [En] voyant Ferber travailler des semaines durant à l’une de ses études de portrait, il m’arrivait souvent de penser que ce qui primait chez lui, c’était l’accumulation de la poussière. Son crayonnage violent, opiniâtre, pour lequel il usait souvent, en un rien de temps, une demi-douzaine des fusains confectionnés en brûlant du bois de saule, son crayonnage et sa façon de passer et repasser sur le papier épais à consistance de cuir, mais aussi sa technique, liée à ce crayonnage, d’effacer continuellement ce qu’il avait fait à l’aide d’un chiffon de laine saturé de charbon, ce crayonnage qui ne venait à s’interrompre qu’aux heures de la nuit n’était en réalité rien d’autre qu’une production de poussière17.
10L’importance et la nécessité de cette « production de poussière » s’éclaire à la lumière de la biographie du peintre, telle qu’elle nous est racontée par le narrateur sebaldien : fils de déportés, seul survivant de sa famille, Aurach est exilé depuis le début de la Deuxième Guerre mondiale dans une ville de forte émigration juive, Manchester, dont le paysage est dominé par les cheminées d’usines. La disparition de ses parents, en 1941, et le retard avec lequel il apprend cette disparition déterminent sa vie, dit-il, « dans ses moindres péripéties18 », comme ils déterminent sa pratique artistique. Sebald ne fait jamais de lien explicite entre la poussière des tableaux et les cendres des victimes de l’extermination, entre les cheminées des usines de Manchester et les cheminées des usines des crématoires. Mais il suggère sans cesse ce lien, en citant les paroles d’Aurach à la fin du récit de ses origines disparues : « I am here, as they used to say, to serve under the chimney19 » (en anglais dans le texte), ou en décrivant l’un de ses tableaux dans des termes peu ambigus : « on croyait avoir devant les yeux un portrait issu d’une longue lignée d’ancêtres aux visages gris, surgis de leurs cendres pour continuer à hanter sans fin le support malmené20 ». La poussière est ainsi, chez le peintre, le reste littéral du travail de destruction de la tradition ou, plus généralement, du référent, travail qui prend tout son sens dans le contexte de la catastrophe historique. Or ce reste de la destruction nous place devant un paradoxe qui rappelle la mise en scène de la disparition chez Perec. La poussière du peintre, comme l’appauvrissement du texte perecquien, est le signe d’un acharnement à reprendre et à détruire les contenus transmis par la tradition, mais aussi d’une impossibilité de mener ce travail destructeur à son terme, d’achever la destruction du modèle. Car après la destruction de la tradition, comme après toute destruction, il reste encore quelque chose, de la poussière ou des cendres, quelque chose qui nous oblige, comme l’écrit Georges Didi-Huberman à propos du rôle de la poussière chez l’artiste italien Claudio Parmiggiani, « à penser la destruction avec son reste, à renoncer aux puretés du néant21 ».
11Or cette pratique de la reprise destructrice de la tradition informe également l’écriture de Sebald : Aurach, à plusieurs reprises, est en effet présenté comme un double du narrateur. Comme Aurach, Sebald est un émigrant venu d’Allemagne, comme lui il s’installe très jeune à Manchester, comme lui (Friedrich Maximilian) il se fait appeler Max, comme lui, surtout, il travaille toujours d’après des modèles, littéraires, picturaux ou vivants, s’inscrivant dans une démarche figurative pour mieux brouiller ses référents. Cette mise en lumière d’une connivence entre le travail pictural de Max Aurach et l’écriture du narrateur sebaldien n’est peut-être jamais aussi sensible que quand celui-ci décrit ses tentatives pour faire un portrait littéraire du peintre, d’après nature :
Dans les mois de l’hiver 1990-1991, je travaillai, aux rares moments de loisir dont je disposais, soit la plupart du temps de nuit et pendant ce qu’il est convenu d’appeler les fins de semaine, à l’histoire de Max Ferber racontée ci-dessus. Ce fut une entreprise extrêmement pénible, qui des heures et des jours durant n’avançait pas et même, fort souvent, reculait, où j’étais constamment en proie à des scrupules de plus en plus tenaces et de plus en plus paralysants. Ces scrupules tenaient autant à l’objet de mon récit auquel je croyais, quoi que je fisse, ne pas rendre correctement justice, qu’à une mise en question de la possibilité de toute écriture. J’avais couvert des centaines de pages de mes gribouillis au crayon à papier et au stylo-bille. La majeure partie était rayée, rejetée ou barbouillée d’ajouts jusqu’à en devenir illisible22.
12La tentative d’écrire l’histoire d’Aurach reprend quasiment terme à terme la description de la copie du tableau de Courbet, « carton noir » « méconnaissable » d’avoir été trop travaillé comme la biographie du peintre est « rayée, rejetée ou barbouillée jusqu’à en devenir illisible ». Cette illisibilité tient à l’objet du récit – il y a un lien direct, chez le peintre et l’écrivain, entre la technique figurative et la référence historique – mais aussi et surtout, écrit Sebald, à la « mise en question de la possibilité de toute écriture ». L’aporie, pourtant, dans les deux cas, est productive, en ce sens qu’elle dit quelque chose de l’histoire, et plus précisément de son caractère destructeur. Que le référent soit un intertexte ou la réalité, un modèle textuel ou un modèle vivant, un arbre de Courbet, ou le peintre qui peint cet arbre, la reprise de ce référent, et la répétition infinie de ce geste de reprise, rendent visible la disparition de l’origine, et l’impossibilité de l’héritage. Cette aporie est productive, également, parce qu’elle donne à voir dans l’œuvre, malgré tout, un reste sensible de cet héritage manquant. Dans l’histoire d’Aurach, comme dans toute l’œuvre de Sebald, l’écriture est ainsi tendue entre la disparition et le reste, entre la lacune et la trace, entre l’illisible et le lisible : sa biographie du peintre est moins un récit achevé qu’un exposé des restes de la quête biographique, une archive de la destruction contenant témoignages, documents et photographies. En ce sens on peut dire que la pratique de la reprise infinie, de la récriture comme rature et correction sans fin d’un texte source et de son inachevable copie, engage, chez l’écrivain qu’est Sebald comme chez son double fictif, une représentation de l’absolu de la destruction, du caractère réellement catastrophique du temps, mais aussi la productivité possible de cette destruction, l’existence de son reste.
Lire la catastrophe
13La répétition qui structure la narration de W ou le souvenir d’enfance et la description de « La rue Vilin », tout comme la technique figurative de Sebald et Aurach, est révélatrice d’une contradiction qui est au cœur de l’événement catastrophique. D’une part le ressassement du souvenir, chez Perec, et la reprise infinie d’un contenu traditionnel, chez Sebald, répètent dans l’écriture l’anéantissement passé. Mais d’autre part, dans le mécanisme d’amenuisement du souvenir comme dans le geste qui rend une tradition illisible, il reste toujours une trace de ce travail destructeur, une productivité seconde de la ruine.
14Ce faisant, il me semble que la répétition destructrice définit dans la tension de la disparition et de sa trace une façon véritablement nouvelle d’écrire l’histoire, en ce sens qu’elle dément les discours optimistes de la résurrection des fantômes et de la continuité des temps. Le ressassement des souvenirs n’est pas, comme l’écrit Claude Burgelin dans la préface d’un essai consacré à Georges Perec et Claude Simon, ce qui permet aux victimes de la catastrophe de « réapparaître, fantômes enfin. Voués à ne plus errer car ils ont trouvé accueil et mémoire23 », mais, au contraire, la preuve du caractère absolu de leur disparition. De même, la reprise destructrice de la tradition n’est pas, comme pourrait le suggérer la thèse de Paul Ricœur sur la « puissance créatrice » de la répétition, la simple « révocation d’un héritage » – geste qui reconduirait en creux la validité des schémas traditionnels d’intelligibilité de l’histoire – mais, au contraire, ce par quoi l’illisibilité irrémédiable de la tradition est donnée à voir. La répétition destructrice, telle qu’on la voit pratiquée chez Perec et Sebald, invalide ainsi de façon radicale les discours continuistes de la mémoire et de l’histoire au profit d’une représentation catastrophique d’un temps figé dans l’éternel retour de la disparition. En nous confrontant à l’absence ou à l’illisibilité du passé, la répétition nous donne donc à voir l’évidence du non-retour contre une tradition historique et littéraire pluriséculaire du tombeau scripturaire24. Si cette absence de résurrection est si difficile à admettre, pour les héritiers en quête de leurs origines perdues comme pour leurs lecteurs, c’est que la catastrophe impose de penser ce que toute une tradition littéraire, mais aussi critique, se refuse à envisager : la limite des pouvoirs du langage devant le fait d’une mort qui ne peut être racontée – non parce qu’elle est indicible, suivant un lieu commun des commentaires sur la catastrophe historique, mais parce qu’elle n’a pas laissé de traces – et qui, quand elle l’est malgré tout, ne permet en rien d’annuler la disparition ou de rendre justice au fantôme.
15La répétition destructrice met ainsi en évidence une limite des capacités du récit à mettre en intrigue la discontinuité du temps. Ce faisant, elle interroge moins la tradition narrative elle-même que les limites d’une herméneutique qui postulerait constamment la capacité du récit à restaurer la synthèse perdue, et, partant, à réparer l’injustice de la filiation rompue. Ce qui est en jeu, ce n’est donc pas une invalidation des poétiques qui donnent sens à l’histoire, mais notre capacité à lire, dans ces poétiques mêmes, la possibilité d’un échec ou même d’un refus de la restauration du sens disparu. Au-delà de l’héritage des catastrophes, garder à l’esprit l’existence d’une poétique qui ne résout pas les apories de notre rapport au passé, qui ne garantit aucunement le retour des morts qu’elle invoque, pourrait sans doute permettre une lecture plus juste des œuvres qui s’attachent, après mais aussi avant Auschwitz et Hiroshima, à réfléchir la discontinuité de l’histoire contemporaine. L’héritage de la violence extrême qui se manifeste dans notre histoire depuis la Première Guerre mondiale ne concerne en effet pas seulement les récits qui interrogent la mémoire des événements catastrophiques, mais plus généralement, toutes les œuvres qui, à la façon de l’angelus novus de Paul Klee décrit par Benjamin dans ses « thèses sur le concept d’histoire », mettent en scène l’histoire comme « une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines25 ». Ainsi du chef d’œuvre de Joseph Roth, La Marche de Radetsky (1932), qui, décrivant le lent effondrement de la monarchie austro-hongroise, substitue au schéma attendu de la décadence la représentation nettement plus troublante d’une débâcle ininterrompue. Ainsi, également, d’un roman comme L’Acacia (1989) de Claude Simon où les récits des deux Guerres mondiales s’entrelacent jusqu’à se confondre absolument dans une expérience du hors-temps qui est, pour Simon, la marque même de la guerre moderne. De la mémoire des catastrophes à la représentation d’un temps catastrophique, de la disparition absolue du passé au refus de donner un sens à la succession des événements, la répétition offre ainsi une possibilité d’infléchir notre lecture des récits qui, en figurant l’histoire comme fondamentalement destructrice, font le deuil des fictions téléologiques donnant sens à l’histoire comme celui des configurations cycliques échappant à ses ravages.
Notes de bas de page
1 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2003 [2000], p. 495.
2 Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2006, p. 15.
3 Georges Perec, Wou le souvenir d’enfance, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1993 [1975], p. 17.
4 Ibid. Le second texte est extrait d’une première version de l’enfance du narrateur, rédigée quinze ans auparavant et recopiée en gras dans le texte de l’œuvre. Son écriture est donc antérieure aux deux autres versions, mais il apparaît néanmoins, d’un point de vue narratologique, comme la répétition du premier (fréquence répétitive).
5 Perec commente ici les deux versions de son enfance, celle en gras (extrait 2), rédigée quinze ans auparavant, et celle issue de son travail d’analyse et d’enquête (extrait 1). Ce commentaire, situé au centre du livre, peut néanmoins être lu comme une réflexion d’ensemble sur l’aporie inhérente à son autobiographie.
6 Ibid., p. 62.
7 Ibid., p. 63.
8 Ibid.
9 Ibid., p. 72.
10 Georges Perec, « La rue Vilin », dans L’infra-ordinaire, Éditions du Seuil, coll. « La Librairie du xxe siècle », 1989, p. 18.
11 Ibid., p. 19.
12 Ibid., p. 31.
13 W. G. Sebald a choisi de modifier le nom du peintre dans la traduction anglaise et française de son livre afin de protéger l’anonymat de son modèle, Frank Auerbach. Dans la même perspective, il a retiré des traductions une reproduction d’un tableau d’Auerbach.
14 F. Auerbach est membre de ce qu’on a appelé « l’école de Londres », dont les membres les plus célèbres sont Lucian Freud et Francis Bacon. Sur Auerbach, voir le petit essai de Michael Peppiatt, consacré à L’Ecole de Londres (L’échoppe, 2006, traduit de l’anglais par Patrice Cotensin), notamment p. 27 et sq., et, du même auteur, L’école de Londres, de Bacon à Bevan, catalogue de l’exposition au musée Maillol, 1998. Voir aussi Frank Auerbach and the National Gallery : Working after the Masters, Londres, 1995.
15 W. G. Sebald, Les émigrants, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Arles, Éditions Actes Sud, 1999 [1992], p. 213.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 192.
18 Ibid., p 223.
19 Ibid., p. 227.
20 Ibid., p. 191.
21 Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Éditions de Minuit, 2002, p. 55.
22 W. G. Sebald, op. cit., p. 270.
23 Claude Burgelin, « Préface » dans Claire de Ribaupierre, Les fantômes enfin : dispositifs du roman généalogique chez Claude Simon et Georges Perec, Bruxelles, Éditions La Part de l’Œil, coll. « Théorie », 2001, p. 8.
24 Cette réflexion sur la résistance de la pensée occidentale devant l’idée d’une disparition absolue, sans retour ni réparation, doit beaucoup au très bel article de Patrice Loraux, « Les disparus », dans L’art et la mémoire des camps. Représenter exterminer, Le Genre humain n°36, Éditions du Seuil, 2001, p. 41-57.
25 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Rochlitz, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2000 [1940], p. 434.
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