Chapitre III. La rupture des liens familiaux
p. 151-209
Texte intégral
1La rupture des liens familiaux est la première étape sur la route du mal. Ce que Dieu a uni, l’homme ne peut le défaire, qu’il s’agisse du couple ou de la filiation. Pourtant l’individu, comme s’il était prisonnier au sein de sa famille, cherche sans cesse à recouvrer sa liberté : on abandonne son conjoint, on se sépare de ses enfants. Certes l’homme est libre, mais ce n’est pas ainsi qu’il doit manifester sa liberté. La rupture est un péché et la liberté individuelle devient mauvaise quand elle conduit au mal.
2Voilà les grands principes sur lesquels est construit le discours d’Ambroise lorsqu’il dénonce la rupture des liens entre les époux ou entre parents et enfants. On a observé un accord total entre Église et loi impériale en matière d’interdit de mariage ; on ne trouve pas la même harmonie sur le sujet du divorce ou de l’abandon des enfants. Ces deux formes de rupture, divorce et abandon des enfants, étaient légales à Rome quand apparaît la religion chrétienne. Les historiens du droit se sont depuis longtemps posé la question de la possible influence chrétienne sur les lois du Bas-Empire. Une nouvelle législation apparaît en effet parallèlement à la montée en puissance de la nouvelle religion, il convient donc de s’interroger sur la nature des changements et sur le rôle qu’Ambroise a pu jouer dans ces évolutions. N’affirme-t-il pas dans l’Expositio psalmi CXVIII qu’il y a des lois pour nous protéger du père, de la mère, de l’épouse, du frère, des enfants « dont la loi condamne les injustices1 » ? Quelles sont ces lois qui défendent l’individu contre les abus de sa famille et lui défendent d’abuser d’elle ?
La rupture des liens entre époux
3L’individu qui s’est uni en mariage peut avoir envie de mettre fin à l’union qu’il a contractée. Mais c’est un péché aux yeux de l’Église. Pour définir exactement les limites du bien, du toléré et de l’interdit en ce domaine dans la pensée d’Ambroise, il faut rechercher quels éléments de la doctrine conjugale de l’Église l’évêque a privilégiés dans ses écrits. Ambroise n’a jamais présenté d’exposé juridique exhaustif sur le mariage ; il a choisi certains textes bibliques. Ce sont ces choix que nous allons analyser pour tenter de déterminer la portée de ses discours sur la rupture des liens entre époux.
La doctrine de l’indissolubilité du mariage
Une règle générale
4L’indissolubilité du mariage est le principe absolu dont tout découle. Il heurte de front la tradition romaine qui accepte tout à fait les unions multiples, du moment qu’elles ne sont pas simultanées. Dans la Rome classique, on divorce, on se remarie pour divorcer encore et se remarier, parfois avec son premier conjoint comme dans l’illustre exemple de Marcia et Caton. Aucune réprobation n’est attachée au divorce décidé d’un commun accord par les époux. Le mariage reposant sur le consensus de chacun, le mariage cesse dès que le consensus n’existe plus. Pour la doctrine chrétienne, le consensus est exprimé une fois pour toutes, lors de la célébration du mariage. Il engage définitivement les personnes, qui ne peuvent plus se dédire. Le mariage est dès lors indissoluble. Cette indissolubilité interdit aussi tout divorce, par consentement mutuel ou par répudiation pour faute. Le principe du consensus unique et irréversible se retrouve bien sûr chez Ambroise. L’indissolubilité du mariage interdit la rupture entre époux. Le divorce est impossible aux yeux de Dieu comme le rappelle Ambroise : « La loi humaine ne l’interdit pas mais la loi divine l’interdit2. » Il rappelle aussi que l’Église a condamné depuis longtemps ceux qui rompent le lien conjugal3.
… fondée sur le sacramentum
5J. Gaudemet fait remarquer qu’Ambroise est « le premier à ajouter l’argument qu’offrait le mot sacramentum, traduction du mystèrion de saint Paul4 » aux fondements scripturaires fournis par les Évangiles et les lettres de Paul. L’auteur renvoie à un passage de l’Expositio Evangelii secundum Lucam où Ambroise écrit : « Quiconque délaisse son épouse pour en prendre une autre, est adultère, l’Apôtre nous donne un juste avertissement en disant que c’est là un grand mystère, concernant le Christ et l’Église5. » L’analogie entre mariage humain et mariage du Christ et de l’Église se trouve en effet chez Paul, dans la lettre aux Ephésiens (V, 32).
6Ambroise, toujours enclin à lire les textes selon l’esprit et non pas selon la lettre, prompt à trouver sous les récits bibliques des métaphores mystiques, a sans doute été particulièrement sensible à l’analogie établie par Paul. Cette analogie veut que le mariage humain ait les caractéristiques de l’union du Christ et de l’Église. L’une des principales est l’indissolubilité. Le Christ n’abandonnera pas son Église, comme l’homme ne quittera pas sa femme ; le lien qui les unit est de même nature que le lien Christ-Église, un « mystère », traduit par Ambroise avec le mot sacramentum. Le terme est construit sur sacer, qui en latin classique signifie « sacré, consacré à une divinité, vénéré ». L’indissolubilité du mariage résulte du sacrement.
… s’imposant à l’homme et à la femme
7Ambroise explique pourquoi la femme ne peut rompre : elle porte le poids de la culpabilité d’Ève. La femme, en effet, supportera son époux comme Adam a dû subir les conséquences de la légèreté de sa compagne : « Toi, femme, tu ne peux pas supporter ton mari ? C’est pourtant Adam quia été trompé par Ève, et non Ève par Adam6. »
8Ambroise saisit l’occasion que lui offre l’épisode de l’Évangile où Marie est confiée à Jean pour rappeler les épouses à leurs devoirs : il ne leur est pas permis de changer leur vieux mari pour un plus jeune. Le passage est d’ailleurs assez savoureux car on y voit Ambroise évoquer avec ironie l’insondable mauvaise foi des épouses prêtes à toutes les arguties et exégèses farfelues pour justifier leurs caprices :
Il y a pourtant un mystère du fait qu’elle est confiée à Jean le plus jeune de tous ; et il ne faut pas l’accueillir d’une oreille distraite. Car c’est un danger pour les femmes que la liaison avec un adolescent et la beauté de la jeunesse. Telle peut-être, en quête d’un précédent, n’ayant cure du mystère, voulant vivre à l’aise chez le Christ, pourrait affecter les apparences de Marie sans imiter ses dispositions (ainsi l’entendent, à tort, ces femmes du commun qui abandonnent un vieux mari pour s’attacher à un jeune)7.
9Ce passage peut être une plaisanterie de la part d’Ambroise cherchant à détendre son public par l’évocation d’une joyeuse matrone de comédie mais le message n’en est pas moins clair. Le même épisode de l’Évangile est utilisé plus haut dans l’Expositio Evangelii secundum Lucam pour énoncer que l’épouse ne peut quitter son mari et le mari l’épouse : « S’il y avait eu union, jamais à coup sûr elle n’eût quitté son époux, et cet homme juste n’aurait pas souffert qu’elle s’éloignât8. »
10Enfin, Ambroise explique aux femmes qu’elles doivent respecter l’engagement pris le jour de leur mariage vis-à-vis de leur époux : « Mais il est repoussant et sans éducation : il t’a plu une fois. Est-ce que par hasard on a à choisir un époux fréquemment9 ? » L’engagement conjugal est irréversible.
11La vieillesse de l’autre apparaît comme un des arguments volontiers avancés pour changer de conjoint. Une femme se lasse de son vieux mari, mais la réciproque est également vraie, dit Ambroise : un mari se lasse aussi de sa femme. L’évêque réprouve la conduite des hommes qui délaissent leurs épouses trop âgées à leur goût. C’est un acte impie, contraire à la pietas : « Quelle dureté de délaisser la vieillesse, après avoir défloré la jeunesse ! Autant vaudrait qu’un empereur congédie un vétéran sans rémunérer ses services, sans honneurs, en le dépouillant du commandement qu’il possède, et qu’un cultivateur expulse de son champ l’ouvrier agricole épuisé par son travail ! Ce qui est défendu envers les sujets serait-il permis à l’égard d’une conjointe10 ? »
…même dans l’absence
12Le lien persiste au-delà de l’absence. Un des conjoints peut s’éloigner pour longtemps, en voyage par exemple, les époux sont tenus à la fidélité : « La même loi unit les présents et les absents, la même chaîne naturelle soude les droits de l’affection conjugale entre ceux qui vivent ensemble et ceux qui vivent séparés11. » Cette règle ne vaut pas que pour les séparations dues aux voyages ; c’est aussi un rappel des devoirs conjugaux pour celles dont le mari est soldat aux frontières, pour tous ceux dont le conjoint est prisonnier chez les Barbares. Enfin, extension ultime, ce propos d’Ambroise pourrait s’appliquer au veuf ou à la veuve qui doit rester fidèle au défunt au-delà de la mort, dans la logique de la défaveur des secondes noces, ainsi que nous allons le voir ci-dessous.
Corollaires du principe de l’indissolubilité
13Le principe de l’indissolubilité s’accompagne de deux corollaires. Le premier est l’interdit du remariage après séparation. Le second est l’affirmation de la responsabilité du mari à l’égard de sa femme. Ambroise développe les deux thèmes.
14Le mariage étant indissoluble, tout remariage du vivant du premier conjoint est bigamie et adultère : « Tu es lié à ton épouse, ne cherche pas de solution : parce qu’il ne t’est pas permis, du vivant de ton épouse, de prendre épouse. En effet, en chercher une autre quand tu as la tienne, c’est le crime d’adultère12. » Nous n’insisterons pas ici sur la métaphore de la chaîne et du prisonnier, fréquemment employée dans les sermons des Pères pour présenter les obligations auxquelles sont contraints les époux, obligations qu’il est si facile d’éviter en préférant au mariage la solution du célibat consacré.
15Autre corollaire : la responsabilité du mari quant aux actes de sa femme. Tout d’abord le mari est responsable de sa femme durant leur mariage. Si elle se conduit mal, sa faute rejaillit sur le mari, déclaré coupable de l’erreur de la femme. L’époux ne doit pas favoriser l’adultère de sa femme. Ambroise évoque trois types de conduite qui permettent à l’épouse de se croire autorisée à tromper son mari : « La négligence, la sottise et l’absence du mari13. » Ensuite, même après la séparation autorisée par la loi, dénoncée par l’Église, le mari demeure responsable des actes de sa femme. Si elle se conduit mal, c’est lui qui l’aura poussée dans le péché en rompant leur union. « Quel risque, d’exposer à l’égarement l’âge faible d’une adolescente14 ! » s’exclame Ambroise qui s’appuie sur l’autorité des Écritures (Matth. 5, 32) : « Écoutez ce qu’a dit le Seigneur : Répudier son épouse, c’est la rendre adultère (Matth. V, 32). Alors en effet qu’il ne lui est pas permis de changer de foyer du vivant de son mari, le plaisir du péché peut se glisser chez elle15. » La femme divorcée risque de se remarier, et le premier époux est responsable de cette « bigamie ». « Supposez qu’elle se marie : l’extrémité où elle se trouve vous accuse, et ce que vous croyez mariage est adultère16. »
16Même idée encore à propos de l’absence de Joseph aux côtés de Marie au pied de la Croix. Cette absence prouve que Marie et Joseph n’étaient pas mariés ; sinon comment l’expliquer ? Joseph, homme juste, n’aurait pu accepter le départ de sa femme, dit Ambroise17. C’est au mari de veiller sur sa femme. L’homme juste ne doit pas laisser sa femme partir. Si elle s’en va, l’époux manque à son devoir et se trouve responsable de ce départ.
17La faiblesse du sexe, l’imbecillitas sexus, perçue habituellement comme une restriction à la liberté féminine, se retourne ici en faveur de la femme : c’est elle qui pèche, mais c’est son mari qui est responsable de ce péché. Comme un enfant dont les parents sont responsables dans notre droit moderne, la femme agit devant Dieu sous la responsabilité de son mari, condamné à porter le poids des erreurs de l’épouse. C’est un cas de responsabilité du fait d’autrui. Le fondement de cette responsabilité est l’inégalité au sein du couple chrétien dans la pensée des Pères : le mari dirige sa femme, il a autorité sur elle ; cette position dominante lui donne des responsabilités.
18Le concept nouveau de la responsabilité du mari ne modifie pas les rapports juridiques des époux. Cette responsabilité affirmée par Ambroise ne trouve aucune traduction dans les lois, même dans le droit chrétien. Elle reste purement morale. On ne peut même pas prétendre qu’Ambroise ait voulu qu’il en aille autrement. La condamnation qu’il prononce contre les époux indifférents ou incapables, relève du domaine de la foi et de lui seul.
Séparation possible sous condition
19Le mariage crée un lien indissoluble. Toutefois, sans que ce lien soit dissous, les époux peuvent interrompre la vie commune, et ce dans trois cas précis : le vœu de continence, la situation des couples où un seul des conjoints est chrétien − ce qu’on appelle le cas du privilège paulin −, et enfin l’adultère du conjoint. Le premier cas n’est assurément pas le choix du péché, puisqu’il est au contraire la conduite chrétienne parfaite. Les deux autres cas − privilège paulin et adultère − supposent en revanche erreur ou faute du conjoint : erreur du conjoint qui ne se convertit pas, faute du conjoint adultère.
La continence volontaire
20La continence volontaire des époux, d’un commun accord, est le seul cas positif où la vie commune peut être interrompue. Cette décision n’a pas d’effet sur le lien conjugal qui perdure au-delà de la séparation physique des corps. Dans l’article qu’il consacre à une comparaison entre droit romain et principes canoniques en matière de mariage, J. Gaudemet constate que la continence volontaire paraît avoir été assez fréquente aux ive et ve siècle18 et renvoie à plusieurs passages d’Augustin et de Jérôme qui l’évoquent pour mettre en garde les époux chastes contre les écueils qu’ils peuvent rencontrer19. On rencontre dans les écrits d’Ambroise deux exemples de cette continence conjugale : Paulin de Nole et son épouse ; la veuve Julienne de Florence et son mari.
21Ambroise est en fait discret sur la nature des relations de Paulin et de sa femme Therasia. La lettre qu’il adresse à Sabin de Plaisance indique qu’après l’installation de Paulin à Nole, son épouse est venue le rejoindre pour mener près de lui la même vie de dépouillement et de charité. Le seul indice que nous ayons d’un possible vœu de continence est dans les propos indignés de certains contemporains qu’Ambroise rapporte. On s’est en effet, entre autres, ému à l’époque de voir une grande famille comme celle de Paulin s’éteindre faute de descendants20. Cette interruption peut bien entendu n’être qu’involontaire, Therasia s’est peut-être résolue à cette vie retirée après la douleur de la perte de leur fils Celsus21, puis le départ de son mari… Nous ne nous plongerons pas dans une analyse psychologique hasardeuse sur les motivations réelles de Therasia ; ce qui est important, c’est l’analyse qu’Ambroise veut en faire pour son correspondant Sabin. Le récit d’Ambroise est la version officielle des événements, celle que le milieu chrétien présente au monde. En observant la construction de la narration d’Ambroise, on déchiffre le message suivant : Paulin s’est retiré du monde, ce retrait s’est très certainement fait avec l’accord de sa femme puisqu’elle le rejoint dans sa retraite, approuvant ainsi aux yeux de la société son projet de vie. Paulin accomplit son propositum (« projet »)22 qui le conduira à la prêtrise puis à l’épiscopat.
22L’autre exemple de continence volontaire se rencontre dans l’Exhortatio uirginitatis. La veuve Julienne a fait don d’un lieu de culte à l’Église de Florence. Pour la consécration du bâtiment, Ambroise prononce un sermon où il présente les membres de la famille de Julienne. On apprend ainsi que son défunt mari a été altaris minister (« ministre de l’autel »)23. Ce statut exige de l’homme précédemment marié la continence conjugale, selon la règle édictée par le pape Sirice à la même époque24. Cette continence a été décidée en commun accord entre le mari et la femme ; Ambroise souligne que Julienne l’a même vécue comme une libération : « J’ai expérimenté, mes enfants, les peines du mariage, les désagréments de l’état conjugal, et avec un bon époux ! Même avec un bon mari, je n’étais pas libre ; j’étais asservie à mon époux et je m’évertuais à lui plaire. Le Seigneur a pris pitié : il en a fait un ministre de l’autel25. »
23Dans les deux exemples, Ambroise fait comprendre au lecteur que cette continence est un vœu commun. Il n’est pas question d’imposer une conduite héroïque à un conjoint qui n’en est pas capable. La perfection ne peut être atteinte que si elle a été décidée par le couple.
Le privilège paulin
24Autre situation où le couple peut ne plus mener vie commune : le cas du « privilège paulin ». Dans son commentaire de l’Évangile de Luc, Ambroise aborde la délicate question des couples où l’un des conjoints est croyant et l’autre pas. Que doit faire le chrétien dont le conjoint est incroyant ? L’apôtre Paul recommande dans I Cor. 7, 13-15 de ne pas quitter le conjoint incroyant ; mais si celui-ci souhaite la séparation, le chrétien n’a pas à le retenir. Ambroise reprend fidèlement le texte de Paul : « Ainsi, lorsqu’il y a mariage inégal, il ajoute : Si l’incroyant se retire, qu’il se retire. Du même coup le dit Apôtre a nié que la dissolution d’un mariage quelconque fût dans la loi divine ; il ne l’a pas non plus prescrite, il n’a pas autorisé l’abandon ; mais il a disculpé l’abandonné26. »
25La question du remariage après la séparation n’est pas abordée par Paul. J. Gaudemet relève que Jérôme ne traite pas non plus de ce point27. Ambroise ne s’exprime pas davantage de façon explicite sur cette question. Il faut donc partir d’hypothèses. Soit le mariage croyant-incroyant est un véritable mariage et la séparation des personnes physiques n’entraîne pas la rupture du lien : le chrétien ne peut se remarier. Soit ce mariage n’en est pas un : la conséquence logique est que le remariage est concevable. Examinons la première hypothèse : le chrétien ne peut se remarier, parce que son union avec un incroyant est un véritable mariage. On se heurte aussitôt à cette phrase de l’Expositio : « Il a montré que tout mariage n’est pas de Dieu : car les chrériennes ne s’unissent pas aux gentils par l’autorité de Dieu, puisque la Loi l’interdit28. » La chrétienne ne se marie pas devant Dieu avec un païen. Ni le chrétien avec une païenne : « Dès lors il n’y a pas harmonie dans des noces où un époux chrétien s’unit illégitimement à une femme païenne29. » Le mariage croyant-incroyant n’est pas un mariage. Il faudrait donc conclure, avec la deuxième hypothèse, que l’union croyant-incroyant étant illégitime pour la Loi divine, le remariage du conjoint chrétien avec un(e) chrétien(ne) est concevable : il ne s’agirait d’ailleurs pas à proprement parler d’un re-mariage, puisque l’union précédente est nulle, mais d’un premier mariage devant Dieu.
26Ce raisonnement vaut certainement pour les unions où, au moment du mariage, un des conjoints est croyant et l’autre pas. Nous avons vu plus haut combien Ambroise s’applique à détourner les fidèles de telles unions. Elles sont pour lui des erreurs ; il n’est donc pas impossible de penser qu’un remariage, avec un conjoint chrétien cette fois, vient en quelque sorte réparer cette erreur. Mais qu’en est-il des couples païens où, après une longue vie commune, un des conjoints se convertit au christianisme ? Peut-on leur appliquer le même raisonnement ? La séparation puis le remariage sont-ils envisageables ? Nous ne trouvons pas de réponse à cette question particulière dans les textes d’Ambroise. Le propos d’Ambroise dans l’Expositio est d’ailleurs tout autre. Il ne répond pas à la question « le conjoint croyant d’un incroyant peut-il se remarier ? » mais à la question « peut-on divorcer ? » L’évocation du privilège paulin (possibilité de laisser partir le conjoint incroyant) intervient comme une objection que l’on écarte, dans le cadre du dialogue fictif du Livre VIII dont le sujet central est, dans ces premiers paragraphes, l’impossibilité du divorce. Certes les couples croyant-incroyant peuvent se séparer mais, répond Ambroise à ceux qui verraient là la permission de divorcer, c’est parce qu’ils ne sont pas de vrais couples unis par Dieu.
27Le principe du privilège paulin n’est abordé qu’indirectement par Ambroise, à l’occasion d’une démonstration sur l’impossibilité du divorce. Il rappelle simplement la règle selon laquelle, pour les couples croyant-incroyant, la séparation est possible à condition qu’elle ne se fasse pas à l’initiative du croyant : telle est la solution d’Ambroise, qui n’apporte aucun élément nouveau à la règle initiée par Paul.
La répudiation de l’épouse adultère
28Enfin dernier cas de séparation : la répudiation de l’épouse pour adultère. L’adultère apparaît comme la seule situation où est autorisée la répudiation. C’est la règle donnée par Matthieu : « Et moi, je vous dis que quiconque répudie sa femme − excepté pour cause de fornication − lui fait commettre l’adultère » (Mt 5, 31-32). Ambroise la rappelle à propos de l’impossible divorce de Marie et Joseph : « Comment d’ailleurs le Seigneur aurait-il prescrit ce divorce, ayant lui-même prononcé que nul ne doit répudier son épouse sauf le cas de fornication30 ? » Non seulement la répudiation31 est autorisée, mais elle est nécessaire, dit Ambroise. La vie commune n’est plus possible entre époux dont l’un est adultère : « Quant à saint Matthieu, il montre bien ce que doit faire un juste qui constate la faute de son épouse pour se garder […] pur d’un adultère ; car qui s’unit à une débauchée n’est qu’un corps avec elle32. » Ce qui amène Ambroise à la myopie volontaire devant l’épisode d’Abraham et de Sarah chez Pharaon. Abraham se fait passer pour le frère de Sarah et achète sa tranquillité en Égypte en donnant son épouse à Pharaon. Ce dernier la lui rend dès qu’il les sait mari et femme. Sarah revient donc vivre auprès d’Abraham. L’histoire est assez embarrassante pour Ambroise : comment expliquer que Sarah et Abraham mènent à nouveau vie commune après la bigamie de Sarah ? Ambroise choisit de nier l’adultère33, contre toute vraisemblance34 et justifie le retour de Sarah aux côtés d’Abraham. Dieu a protégé la vertu de Sarah, dit Ambroise. Il ne pourrait y avoir de vie commune avec une épouse adultère35.
29La rupture après adultère apparaît obligatoire. Ambroise prend là une position identique à celle prise au début du siècle par le concile d’Elvire36. Sans l’intervention de l’Ange, Joseph rompait son union avec Marie37. Seule différence avec une répudiation ordinaire : cette rupture semble devoir rester ignorée ; « pour ne pas la bafouer » dit Matthieu (Mat. 1, 19), Joseph avait résolu de la répudier en secret. Or Joseph est un homme juste ; sa conduite est donc la conduite à suivre. On peut s’interroger sur ce que Joseph avait prévu de faire : continuer une vie commune aux yeux du monde, alors que dans l’intimité l’union serait rompue ? Ambroise ne s’explique pas sur ce point.
30Reste le délicat problème du remariage de l’époux qui a répudié sa femme. J. Gaudemet souligne que les églises d’Orient et d’Occident n’ont pas toujours pris les mêmes positions sur cette question38. Les écrits de Matthieu soulèvent en effet des difficultés d’interprétation, car si tout le monde s’accorde sur Mt 5, 31-32 et le renvoi de l’épouse adultère, les interprétations varient quant à Mt 19, 9 : « Je vous dis que celui qui répudie sa femme − sauf pour fornication − et en épouse une autre, commet l’adultère. » La phrase semble bien signifier qu’après avoir répudié l’épouse adultère, le mari peut se remarier. Ambroise n’aborde pas ce point alors que Basile, qu’il a lu attentivement, s’est exprimé sur le sujet. Dans ses Épîtres, Basile présente en effet une réponse nuancée et déclare que le mari qui abandonne son épouse est condamnable s’il vit avec une autre femme mais que le mari abandonné par son épouse est excusable quand il se met en ménage avec une nouvelle compagne39. Au siècle suivant, Augustin prend clairement position et explique dans le De adulterinis coniugiis que le renvoi de la femme adultère ne rompt pas le lien : le remariage est interdit à chacun des époux.
31En amont des noces, la trahison de l’engagement des fiançailles par la fiancée fait aussi l’objet d’une répudiation. Cette répudiation est présentée par Ambroise comme une conséquence logique de la grossesse de la fiancée : « Joseph, voyant la grossesse de celle qu’il n’avait pas connue, s’apprêtait à la congédier40. » Ambroise commente ici, non plus Matthieu, mais Luc ; Marie est la fiancée de Joseph. Dom Tissot traduit dimittere par « congédier » ; il est tout à fait possible d’aller jusqu’au sens de « répudier » plus précis juridiquement, puisque dans la loi romaine, s’il n’y a pas de diuortium entre fiancés, on parle bien de repudium dans le cas qui nous occupe41. Dans les lignes précédentes, Ambroise emploie d’ailleurs le même verbe dimittere à propos du renvoi de l’épouse adultère, avec le sens manifeste de répudier.
32En matière de rupture conjugale, on constate que les propos d’Ambroise suivent de très près les Écritures saintes − ce qui n’a en soi rien d’étonnant − et, qui plus est, qu’il ne leur ajoute rien de nouveau, alors que d’autres Pères se sont davantage engagés sur les problèmes concrets. On est réduit à des conjectures sur sa position quant au remariage dans le cas du privilège paulin ou après répudiation pour adultère. Ambroise se contente d’exposer une ligne générale : pas de divorce entre chrétiens. Il a certes pu se pencher au cas par cas, en tant qu’évêque, sur des situations particulières (conversion d’un conjoint seulement, remariage après la répudiation du conjoint adultère), mais on n’en trouve pas trace dans les textes qui nous sont parvenus. On ne peut donc pas définir nettement la réponse d’Ambroise à la question : la séparation d’un couple croyant-incroyant ou après adultère signifie-t-elle la rupture du lien au point de permettre un remariage ?
33Si nous ne pouvons répondre à cette question, il est toutefois important de constater que ces problèmes sont posés en même temps et dans des termes identiques. La porneia de l’adultère est ainsi rapprochée de l’erreur religieuse ; nous verrons plus loin les développements politiques que cela peut entraîner. Le même rapprochement sera exploité plus tard par Augustin42 mais sans ses implications politiques.
La contestation du droit au divorce
34En revanche, Ambroise n’hésite pas à aborder en détail la question de la rupture conjugale sur tous les points où droit civil et doctrine évangélique s’opposent. Sa connaissance du droit le conduit à comparer les lois impériales aux lois divines et à affirmer l’originalité de la conduite chrétienne par rapport au code social ordinaire.
Le cadre législatif
35Rappelons brièvement tout d’abord quelle est la législation de l’époque en matière de divorce. En 331, Constantin43 réglemente le divorce en restreignant considérablement les possibilités de divorcer sans encourir de pénalités financières. Trois causes peuvent seules justifier le renvoi de la femme : elle doit être adultère, empoisonneuse ou entremetteuse. Tout autre motif oblige le mari à restituer la dot et il lui est interdit de se remarier. S’il se remarie malgré tout, l’épouse répudiée a le droit d’entrer chez lui et de s’emparer de ses biens et de la dot de la nouvelle épouse. De son côté, la femme peut quitter son mari s’il est coupable d’homicide, d’empoisonnement ou de violation de sépulture. Hormis ces trois cas, la femme risque la perte de ses biens et la déportation dans une île. Au siècle suivant, Honorius44, en 421, reprend les principes de la loi de Constantin : certains motifs sont reconnus valables, d’autres − sans interdire le divorce − exposent à des sanctions.
36Ces deux lois qui restreignent les possibilités de divorce vont en partie dans le sens souhaité par l’Église, mais en partie seulement. Le divorce reste possible, ce que l’Église ne peut admettre. J. Gaudemet a montré qu’on ne pouvait prouver une influence chrétienne45 sur ces lois. Nous verrons qu’elles sont d’ailleurs tellement imparfaites aux yeux d’Ambroise que cette influence, si influence il y avait eu, aurait été bien faible.
37Entre ces deux lois, il aurait existé, selon certains auteurs46, un édit de l’empereur Julien (361-363) qui, dans le cadre d’une restauration momentanée de la société païenne classique, aurait abrogé la loi de Constantin et rétabli la liberté du divorce, telle qu’on la connaissait par exemple à la fin de la République. Le seul témoignage de l’existence de cet édit se trouve dans un passage de l’Ambrosiaster, dans les Quaestiones ex veteri et nouo Testamento : « Avant l’édit de Julien, les femmes ne pouvaient pas répudier leur mari. Quand elles en reçurent la possibilité, elles commencèrent à faire ce qu’elles ne pouvaient faire avant ; elles commencèrent en effet à répudier volontiers chaque jour leur mari47. » Quelques lignes plus loin l’auteur précise que de telles répudiations ont lieu sur le territoire de la ville de Rome et au moment où il écrit : « Ici, dans la ville de Rome et ses limites, qui est appelée très sacrée, il est possible à des femmes de répudier leur mari alors que la loi divine veut qu’on évite que même les hommes usent de ce pouvoir, excepté pour cause de fornication48. » Enfin, il conclut : « Le destin a changé car il commence à être permis ce qui était auparavant interdit. » L’Ambrosiaster écrit ces lignes vers 375. E. Volterra s’étonne cependant que des auteurs contemporains comme Libanius et Grégoire de Naziance, hostiles à Julien, n’aient pas mentionné cette importante décision49 et conclut qu’il n’y a pas eu d’édit ; la réaction païenne aurait en revanche négligé d’appliquer, pendant le règne de Julien, la loi de Constantin.
38Nous avons tenu à exposer brièvement le débat portant sur l’existence de cet édit de Julien car l’œuvre d’Ambroise peut apporter quelques éclairages supplémentaires dont il faudra dire s’ils viennent ou non corroborer l’hypothèse de l’abrogation de la loi de Constantin par Julien. Voyons quelles sont les pièces à verser au dossier.
39Tout d’abord, on peut constater un certain parallèle entre l’argumentation de l’Ambrosiaster et celle d’Ambroise. Le premier parallèle est la critique presque identique lancée aux femmes inconstantes : l’Ambrosiaster reproche aux femmes de son temps de répudier leur mari « chaque jour50 » ; Ambroise leur demande dans l’Exameron si par hasard un époux appartient à la catégorie de ce qu’on choisit « très souvent51 ». Notons que, dans ce passage de l’Exameron, Ambroise se détache de son modèle Basile alors qu’il ne fait parfois que le traduire à d’autres moments. Basile en effet, quand il évoque, dans son Hexaéméron, les reproches qu’une femme adresse habituellement à son mari pour justifier une séparation52, parle de brutalité ou d’ivrognerie ; il ne développe pas le thème de l’inconstance féminine qui amène à vouloir changer chaque jour d’époux.
40Deuxième parallèle entre Ambroise et l’Ambrosiaster : dans le même développement que ci-dessus, l’Ambrosiaster oppose aux mœurs dépravées de ses contemporains la conduite des Barbares (sans préciser à quels Barbares il fait allusion) : « Sur ce point, les Barbares sont meilleurs que nous53. » Ambroise fait lui aussi appel aux Barbares chez qui la fidélité conjugale est une règle incontournable : « Il doit éviter le crime d’adultère54. » « Et il n’y a rien d’étonnant à ce que le barbare connaisse le droit de la nature : beaucoup d’animaux conservent leur chasteté55. » Il exploite le thème : plus proche de l’animal, le barbare respecte mieux que le civilisé le droit naturel56.
41Cette proximité dans l’argumentation révèle des préoccupations communes, que chacun de ces auteurs cherche à résoudre avec des arguments semblables : hyperbole des répudiations à répétition, exemple édifiant des Barbares. Enfin, dernier parallèle entre les deux auteurs : tous deux écrivent dans le troisième quart du ive siècle, c’est-à-dire qu’ils portent témoignage des mêmes usages sociaux, voire des mêmes pratiques juridiques.
42L’Ambrosiaster et Ambroise se disent tous deux témoins d’une grande liberté en matière de divorce : l’Église rappelle sans cesse l’interdit du divorce alors que la loi civile l’autorise. « Car chercher une autre épouse, quand tu en as une, c’est le crime d’adultère, d’autant plus grave que tu crois ton péché couvert par l’autorité de la loi57. » Ailleurs encore Ambroise évoque la loi humaine qui autorise le divorce sans grief : « Tu renvoies donc ton épouse comme de plein droit, sans grief, et tu le crois permis parce que la loi humaine ne l’interdit pas ; mais celle de Dieu l’interdit. Tu obéis aux hommes : redoute Dieu58. »
43Toute la question est de savoir quelle est cette « loi humaine » qui n’interdit pas le divorce. La loi de Constantin de 331 ? Elle ne l’interdit pas mais le pénalise très sévèrement. L’hypothétique édit de Julien, abrogeant la loi de Constantin et redonnant la liberté entière du divorce ? L’Ambrosiaster et Ambroise semblent les témoins de ses effets mais l’unique référence à Julien donnée par l’Ambrosiaster ne nous permet pas de l’affirmer. Dernière possibilité : ne s’agirait-il pas en fait tout simplement, non pas de la répudiation pour faute, dont nous venons de voir qu’elle est matière à polémiques, mais du divorce par consentement mutuel, que la loi de Constantin n’a pas supprimé et qui est toujours possible59 ? L’obstacle majeur à cette dernière hypothèse est que les époux doivent se mettre d’accord, non seulement sur l’idée du divorce, mais encore sur les conditions de sa réalisation, ce qui ne devait pas être plus simple au ive siècle qu’aujourd’hui ; la phrase d’Ambroise suggère au contraire que le divorce en question est facile à accomplir et nous avons donc quelques réticences à opter pour la solution du divorce par consentement mutuel. Les écrits d’Ambroise ne nous permettent donc pas d’affirmer que les restrictions imposées par Constantin à la répudiation ont effectivement été abrogées par Julien. Aucun texte d’Ambroise n’évoque explicitement une telle abrogation. En revanche Ambroise semble être le témoin des effets qu’elle aurait eus. Nous ne pouvons que conclure que, si l’édit d’abrogation de Julien n’a pas existé, la société romaine a du moins agi comme s’il avait bel et bien été promulgué. Nous reprendrons donc l’interprétation de E. Volterra, pour qui le règne de Julien a mis entre parenthèses les décisions de Constantin, sans qu’il y ait eu abrogation officielle. Le témoignage d’Ambroise − comme celui de l’Ambrosiaster − permet de préciser que cette parenthèse aura duré au moins jusqu’à la fin du ive siècle, c’est-à-dire bien au-delà du règne de Julien, alors que les empereurs sont officiellement chrétiens. La date butoir est celle de la constitution d’Honorius, en 421.
Ambroise contre le divorce par consentement mutuel
44La « loi humaine » que dénonce Ambroise est peut-être la possibilité du divorce par consentement mutuel, avons-nous écrit ci-dessus. Cette forme de divorce apparaît en effet toujours possible au ive siècle. J. Gaudemet note que ni la constitution de Constantin en 331, ni celle d’Honorius en 421 (CTh 3, 16, 2), ni celle de Théodose II en 449 (CTh 5,17, 8) ne font allusion au divorce par consentement mutuel, ce qui fait admettre en général qu’il reste librement ouvert60.
45Ambroise en donne confirmation par la phrase que nous citions plus haut : « Tu renvoies (dimittis) donc ton épouse comme de plein droit, sans grief, et tu le crois permis parce que la loi humaine ne l’interdit pas ; mais celle de Dieu l’interdit. Tu obéis aux hommes : redoute Dieu61. » L’expression « sans grief » (sine crimine) semble bien se rapporter au divorce sans faute d’un conjoint, lorsque seule la fin des consentements décide de la fin de l’union. En poursuivant la lecture dans ce sens, on constatera qu’Ambroise s’exprime dans le cadre de la législation que nous connaissons. Il écrit que ce n’est pas interdit par la loi humaine. Et c’est en effet le cas : la loi de Constantin pénalise les divorces qui n’ont pas un des six motifs acceptés, mais elle ne les interdit pas. Quant au divorce par consentement mutuel, la loi de Constantin ne l’évoque même pas, a fortiori elle ne l’interdit pas. Selon le principe que ce qui n’est pas interdit est permis, c’est donc sur le silence de la loi, plus que sur la loi elle-même, que les couples s’appuient pour divorcer.
46On ne doit pas s’étonner de ce qu’Ambroise emploie le verbe dimittis, celui-là même que nous traduisons par « tu répudies ». Certes on peut s’étonner qu’Ambroise parle ici d’un homme qui répudie sa femme sans préciser que la femme le répudie en retour ; si la répudiation est à sens unique, ce n’est plus un divorce par consentement mutuel. On répondra à cette objection qu’Ambroise, dans ce début du livre VIII de l’Expositio est en train de développer le propos de Luc, qui, lui, ne s’adresse qu’à l’homme. Comme Luc, Ambroise ne considère la question que selon le point de vue masculin. C’est ailleurs, dans l’Exameron (V, 7, 18), qu’il traite le problème sous l’angle féminin, en rappelant aux épouses leur devoir de fidélité.
47Ambroise ne peut que dénoncer le divorce par consentement mutuel. Il rejette ainsi un concept hérité de la longue tradition juridique romaine. Mais le rejette-t-il vraiment entièrement ? Il semble le retrouver dans le cas de la rupture non plus entre les époux mais entre les fiancés. Revenons en effet à la théorie d’Ambroise concernant la formation des liens. Pour Ambroise, le lien conjugal se noue en deux étapes : la première étape consiste dans l’échange des consentements, la desponsatio ; la seconde scelle l’union par le rapport physique entre les époux. Le premier niveau correspond à la situation de la Vierge : elle n’a pas fait l’expérience du rapport conjugal, son mariage n’est donc pas un mariage achevé. Ambroise explique ainsi l’absence de Joseph au pied de la Croix et le fait que Jésus confie sa mère à un disciple et non à Joseph. Joseph ne vivait plus avec Marie62, car Marie et lui n’étaient pas mariés. Leur séparation n’a pas été un divorce63, commente Ambroise. Analysons alors la situation : Marie et Joseph ont repris chacun la parole donnée à l’autre, c’est la fin du consensus ; le lien créé par le consensus n’a pas trouvé son accomplissement dans la copula, l’union physique. Ainsi Ambroise paraît reconnaître la possibilité de se séparer par consentement mutuel quand le couple en est encore à la première étape du consensus, avant que ce couple ne soit définitivement uni par la copula. Il ne s’agit pas d’une autorisation à divorcer, mais à rompre ce qui n’est pas déjà achevé. Ambroise dénonce la séparation par consentement mutuel pour les couples mariés qui divorcent, mais il reprend en quelque sorte ce vieux concept romain pour expliquer la séparation de Marie et Joseph.
48Si la séparation par consentement mutuel semble permise aux fiancés, elle est impossible pour les époux chrétiens. Quelle que soit la « loi humaine » (loi de 331 ? Édit de Julien ?) en cause, Ambroise déclare qu’elle est trop permissive : elle permet le divorce alors que l’Église l’interdit.
Vers une nouvelle forme de châtiment des femmes adultères
49Ambroise dénonce le caractère excessivement permissif de la loi, on le voit en revanche aborder la question du châtiment des adultères avec plus de charité que l’empereur.
Le châtiment légal : la mort
50Pour bien comprendre le climat dans lequel s’exprime Ambroise, il faut non seulement connaître l’état du droit au moment où il s’exprime, dans le dernier quart du ive siècle, mais encore la législation en vigueur pour la génération de ses parents. Il aura en effet été marqué, dans son éducation, par les règles que ses aînés ont connues dans leur jeunesse. Nous présenterons donc les règles en cours vers 375 mais aussi celles qui étaient appliquées auparavant, pour mieux saisir les évolutions, évolution des lois et évolution des mentalités.
51Ambroise serait né vers 34064. Dans ses années de formation, les années 350-360, la législation de l’adultère est globalement celle instaurée par Auguste, plus de trois siècles auparavant : la lex Julia de adulteriis. Cette lex Julia sera d’ailleurs encore présente bien plus tard, dans le Code Th éodosien puis dans le Digeste. Or cette loi est sévère. Que l’empereur soit plus sévère que l’homme d’Église est une évidence. L’Évangile mettait déjà l’accent sur l’écart entre jugement de la société et jugement de Dieu : les Juifs voulaient lapider la femme adultère, Jésus la renvoie en l’exhortant à ne plus pécher. La liaison avec une femme mariée (nupta) est appelée adulterium ; et le législateur distingue cet adulterium du stuprum, liaison avec une vierge ou une veuve65.
52La loi Julia prévoyait relégation et sanctions patrimoniales. À partir du iiie siècle l’adultère est devenu crime capital66 et, même lors des amnisties générales prononcées à l’occasion des fêtes de Pâques au cours de la seconde moitié du ive siècle67, l’adultère compte au nombre des crimes ne pouvant faire l’objet de ces amnisties. Toutefois la loi Julia interdit au mari de tuer son épouse adultère68. En 385, l’empereur Théodose rappelle pour l’Empire d’Orient que, si on soupçonne le mari d’avoir prémédité un meurtre contre sa femme, leur domesticité sera punie69. La menace du châtiment doit, dans l’esprit du législateur, inciter les serviteurs à protéger leur maîtresse de la fureur vengeresse du mari. Cette loi confirme indirectement que le mari ne peut faire justice lui-même en tuant sa femme.
53En revanche la loi Julia autorise le père à tuer sa fille quand il la surprend en flagrant délit d’adultère dans sa maison ou celle de son gendre70. Cette loi est mentionnée dans le Digeste ce qui conduit à penser qu’elle est applicable du temps d’Ambroise. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, le droit de la cité s’efface devant le droit du père, la justice impériale devant la justice privée. Mais tout cela semble devoir être relativisé. En effet, si on cherche à se représenter concrètement les choses, on peut se demander si un père a vraiment beaucoup à gagner à révéler au grand jour la conduite scandaleuse de sa fille, ou si son affection paternelle ne l’emportera pas sur la défense des intérêts de son gendre. Enfin, pour celles qui savent que leur père ne transige pas sur les grands principes, il y a toujours la solution la plus simple : accomplir l’adultère ailleurs que chez son mari ou son père… La loi Julia, qui autorise la mise à mort par le père, affiche une sévérité assez facilement contournable. Mais si le secret de famille est mal gardé, la sévérité de la loi n’est plus un vain mot : la coupable n’échappera pas à la mort quand l’affaire est remise dans les mains des juges. L’épouse adultère sera condamnée par le tribunal. Jérôme, par exemple, raconte le cas de cette femme condamnée pour adultère que le bourreau devait décapiter après avoir tenté de lui extorquer des aveux par d’atroces tortures sous les ordres d’un juge sanguinaire71.
54La loi Julia oblige le mari qui a connaissance de l’adultère de sa femme à rompre le mariage, sous peine de sanction72. Le pardon est interdit par la loi. Seul changement depuis 326 : le droit d’agir est réservé au cercle des proches73. Auparavant, si le mari n’agissait pas dans les 60 jours qui suivaient la répudiation, n’importe qui pouvait intenter une poursuite74. L’adultère étant une affaire publique, qui concerne l’ensemble de la cité, un délai était accordé au mari pour mener la poursuite, mais passé ce délai tous les citoyens étaient en droit de se sentir concernés, c’est la société entière qui entrait dans le jeu. Retenons cette idée, car c’est précisément sur ce flanc-là que les idées nouvelles vont attaquer l’édifice de la lex Julia.
Le châtiment selon Ambroise : la pénitence
55Pour Ambroise, le châtiment de l’adultère réside essentiellement dans la crainte de ce châtiment, non dans sa réalisation, et de façon générale il n’aime pas que les tribunaux répandent le sang75. Il est plus pénible en effet de vivre dans la peur quotidienne de la sanction, que de subir cette sanction. Et cette peur est utile, car elle empêche de retomber dans l’erreur76. D’autre part, nul ne peut échapper à cette crainte car nul ne peut échapper au regard de Dieu : « Si tu as trompé ton mari, tu ne trompes pas Dieu : et si tu as échappé à ton mari, si tu as déjoué le juge du forum, tu n’échappes pas au juge du monde entier77. » Cette vie de crainte serait un châtiment plus sévère que les peines prévues par la loi s’il n’y avait pas l’espoir du pardon. C’est la possibilité du pardon qui donne à la pénitence son authenticité et la différencie du système purement répressif de la loi : « Nul ne peut en effet bien faire pénitence s’il n’espère pas l’indulgence78. »
56Le pécheur doit espérer le pardon. Mais qui lui pardonne ? Dieu à travers son Église sans doute, après pénitence. Ambroise ne précise pas, dans ses écrits, les détails pratiques de cette pénitence alors que Basile, par exemple, donne des indications claires79. Si l’Église pardonne, le conjoint doit lui aussi pardonner. Mais cela signifie-t-il que la vie commune peut reprendre ? Ambroise ne prend pas non plus position sur ce point dans son œuvre écrite. Augustin sera plus précis et admettra la réconciliation des époux après pénitence80. Le mari trahi n’a pas à faire justice ni même à en confier le règlement au juge ; telle est la conduite de Joseph : « Lorsqu’il la vit enceinte, comme il était juste, il ne voulut pas l’exposer81. » Joseph, avant même d’avoir reçu la visite de l’ange, évite à Marie de se soumettre à l’accusationis seueritate82, c’est-à-dire au procès public dont l’issue est la peine de mort83. En effet, même si Marie n’est pas encore une épouse (Ambroise commente ici l’Évangile de Luc), sa qualité de fiancée autorise Joseph, dans la loi romaine84, à l’accuser pour adultère. C’est à juste titre qu’Ambroise évoque la possibilité de l’accusatio dans le cas de Marie et Joseph.
57Joseph renonce aussi à l’« atrocité de la vengeance85 » : « Quant à saint Matthieu, il montre bien ce que doit faire un juste qui constate la faute de son épouse pour se garder innocent d’un homicide86. » Ce mot « homicide » appelle un commentaire. Nous avons vu plus haut que la loi Julia − et la législation de 385 (CTh 9, 7, 4) le confirme − n’autorise pas le mari trompé à tuer son épouse et il ne peut tuer le complice que s’il est esclave, affranchi de la famille, ou noté d’infamie, ce qui réduit considérablement le nombre de cas où le mari est en droit de devenir homicide. Si Ambroise évoque l’homicide, ce n’est pas par référence à la loi et à l’action en justice du mari. Il s’agit du meurtre commis dans la fureur du flagrant délit ou, pire encore, du règlement de compte froidement calculé exercé aussi bien contre le complice que contre l’épouse. Colère meurtrière ou jalousie criminelle : dans tous les cas l’homicide dont parle Ambroise est un crime à part entière, non autorisé par la loi impériale. Il relève de la justice personnelle. Et Ambroise le condamne. Jérôme et Augustin le condamneront eux aussi87.
58Ainsi, le Juste ne fait pas appel à la vengeance personnelle de la justice privée ; il néglige aussi la justice impériale. Pour lui, seul Dieu jugera. Le droit de Justinien suivra cette voie en confiant à Dieu la femme adultère dans un monastère pour le restant de ses jours88. Ambroise ne fait que développer les idées contenues dans l’épisode de Jésus et la femme adultère. La conclusion à laquelle il aboutit est en complète opposition avec la législation de son époque mais annonce la législation du vie siècle.
Les signes annonciateurs d’un changement
59La lecture d’Ambroise met en lumière un domaine où loi impériale et loi de l’Église entrent en conflit. Le discours chrétien est novateur : pas de poursuites judiciaires contre les adultères. Notons bien qu’Ambroise ne prend là, à vrai dire, aucune position originale ; il ne fait que développer ce qui est implicite dans l’Évangile. D’autres avant lui auront pu dégager les mêmes conclusions.
60On peut donc se demander si la législation des empereurs chrétiens du ive siècle, dont nous venons de voir qu’elle est beaucoup plus féroce que les règles évangéliques, n’a pas malgré tout subi l’influence du discours chrétien. C’est la thèse soutenue par exemple par M. De Dominicis qui voit dans CTh 9, 7, 2 de 326 une loi influencée par la pensée chrétienne : cette constitution de Constantin limite en effet au cercle des proches le droit d’agir contre l’épouse adultère89. L’idée est que l’adultère, bien que demeurant un crimen inter publica, n’est plus une affaire concernant la société entière, mais une affaire de famille. Ambroise, et le discours chrétien, qui demande que le seul châtiment soit la séparation des époux, restreint lui aussi le crime d’adultère au cercle de famille, et il est fondé de voir dans la loi de Constantin une ébauche de comportement chrétien.
61Poursuivant dans le même esprit que M. De Dominicis, on peut voir encore une influence du christianisme dans une autre de ces lois du ive siècle sur l’adultère : il s’agit de CTh 3, 13, 1, rédigée en 349, qui traite de l’extinction des poursuites contre une épouse adultère après le décès de son mari : « L’action pour mœurs ne peut être poursuivie au-delà de la personne, ni donnée en héritage, ni attribuée à un héritier90. » La loi Julia prévoyait bien des délais au-delà desquels il y avait prescription91 ; ici, la loi de 349 dépasse la simple question des délais : non seulement la mort du mari devient un délai supplémentaire, un terme après lequel il y a prescription, mais encore elle enlève à la famille la possibilité d’agir. La famille du défunt, ses héritiers ne peuvent poursuivre l’épouse : c’est affirmer que ni la famille ni la société n’ont plus à faire justice. La société était déjà en quelque sorte exclue depuis la loi de 326 qui restreignait le droit d’agir en justice au cercle de la famille. Un tiers extérieur n’était plus autorisé à amener une adultère devant les tribunaux92. En 349, même la famille ne peut plus agir si le mari est mort. Le désordre de l’adultère est défini comme un désordre qui ne concerne que le mari ; le mari disparu, toute perturbation passée est effacée.
62La règle évangélique veut que personne, pas même le mari, ne traduise l’épouse adultère en justice. La société romaine n’aurait sans doute pas accepté que le mari n’ait pas de recours contre l’adultère de sa femme, mais le législateur, en restreignant au seul mari le nombre de ceux qui peuvent se déclarer lésés par l’adultère, a dans une certaine mesure appliqué le principe évangélique de la non-intervention. Si crime il y a eu, le législateur considère implicitement que c’est Dieu qui punira la coupable, quand le mari n’est plus là pour lui faire un procès.
63La loi CTh 3, 13, 1 de 349 et, avant elle, la loi CTh 9, 7, 2 de 326 montrent que les mentalités changent au cours du ive siècle. C’est un constat objectif. Il reste à déterminer à qui il faut attribuer ce changement. M. de Dominicis voit l’influence de l’Église dans la loi de 326. Il nous semble qu’elle opère également sur celle de 349. Parmi les forces à l’œuvre dans la société de l’époque, nous sommes portés à accorder une place de choix à l’Église. En effet, cette loi de 349 repose sur le même raisonnement que celui que tient, quelques dizaines d’années plus tard, un évêque aussi en vue qu’Ambroise. Il y a similitude de pensée : le châtiment de l’adultère appartient à Dieu, pas aux hommes, ce qui signifie concrètement l’abandon des poursuites judiciaires. Il est donc fort probable que la constitution CTh 3, 13, 1 ait été conçue dans une logique chrétienne.
64En conclusion, les lois de 326 et de 349 annoncent les transformations opérées plus tard par Justinien. Ambroise, dont l’œuvre se situe dans l’entre-deux, est un des relais qui permet que s’impose peu à peu dans les mentalités une nouvelle conception du châtiment de l’adultère, avant son émergence définitive dans la loi écrite. Dans l’esprit d’Ambroise, la loi du dernier quart du ive siècle fait preuve encore d’une sévérité inadéquate pour l’adultère. Il doit se sentir d’autant plus autorisé à dénoncer le système répressif en vigueur qu’il perçoit dans la législation élaborée depuis une cinquantaine d’années les signes annonciateurs du changement.
La règle de la fidélité réciproque
Fidélité du mari
65Autre critique adressée aux lois : elles n’exigent pas autant de l’homme que de la femme. L’analyse de la loi de Constantin montre assez que les sanctions sont plus rigoureuses à l’égard de la femme que du mari93. La symétrie apparente du nombre de motifs légitimes de répudiation (trois cas pour la femme, trois cas pour l’homme) ne peut masquer le fait que le motif de l’adultère masculin n’est pas retenu par le législateur. La femme ne peut revendiquer l’infidélité de son mari pour demander le divorce. L’adultère est une faute pour l’épouse, pas pour l’époux. Certes, Ulpien déjà demande au juge de tenir compte de la conduite du mari pour juger de celle de sa femme94. La dépravation du mari est, en quelque sorte, une circonstance atténuante pour l’adultère féminin95 ; mais l’adultère masculin n’est pas un crime aux yeux de la loi.
66Le discours des Pères, sur ce sujet, est beaucoup plus exigeant envers le mari. C’est tout simplement une exacte réciprocité qui lui est demandée. Nombreuses sont les occasions où cette règle se trouve affirmée. S. Giet, en commentant l’attitude de Basile96, cite Grégoire de Naziance97 et Jérôme98. J. Gaudemet dresse un inventaire plus complet des Pères qui se sont exprimés sur cette question et ajoute les noms de Lactance, Augustin, Jean Chrysostome99…
67Ambroise est du nombre car il répète lui aussi le principe de la fidélité réciproque : « Il n’est pas permis à l’homme ce qui n’est pas permis à la femme100. » L’Évangile montre Jésus pardonnant à la femme adultère que la foule déchaînée veut lapider ; Ambroise, non seulement reprend l’idée du pardon, mais encore renverse totalement la situation : ce n’est plus à la femme qu’il est dit « Va et ne pèche plus », mais à l’homme, ce qui signifie que pour Ambroise le mari adultère est tombé aussi bas que la femme adultère, que sa faute est aussi grave que celle d’une épouse. « Va et désormais ne pèche plus (Jn 8, 11). Lorsqu’il lui dit cela, il le dit à toi. Tu as commis l’adultère quand tu étais Gentil, tu l’as commis en tant que catéchumène (catechumenus) ? Cela t’est pardonné, cela t’est remis par le baptême. Va et après cela ne pèche plus101. » L’emploi de catechumenus au masculin102 ne laisse aucun doute sur le sexe de la personne à qui Ambroise s’adresse ; il parle à un homme, c’est un homme qui a commis la faute que le baptême vient laver. Et cet adultère masculin est aussi grave que l’adultère féminin, même si tous deux sont pardonnés.
68Le non-chrétien peut se contenter de respecter la loi impériale ; le chrétien qui a entendu la Loi ne peut pas en revanche avancer l’excuse de l’ignorance : « Toi, tu as péché quand tu étais Gentil, tu as une excuse : tu es venu à l’Église, tu as entendu la Loi : Tu ne commettras pas d’adultère, désormais tu n’as plus d’excuse pour ta faute103. » La citation que fait ici Ambroise est prise dans le livre de l’Exode (2, 14), c’est le sixième commandement : « Tu ne commettras pas d’adultère. » Mais il s’agit là de l’interdiction de toucher à la femme de son prochain, comme on la trouve dans le Lévitique (18, 20). Il n’est pas du tout question de fidélité conjugale pour le mari. Certes, dans les deux cas, on emploie le mot « adultère » mais cela ne signifie pas la même chose. Pourtant Ambroise interprète le non adulterabis de l’Ancien Testament comme l’obligation, pour le mari, d’être fidèle à sa femme. Il l’utilise en effet à propos d’un développement sur Sarah et Agar, pour expliquer la conduite d’Abraham aux fidèles qui s’étonnent de voir Abraham coucher avec sa servante alors qu’il est marié à Sarah. Ambroise affirme qu’il s’agit là de pratiques antérieures à la Loi de Moïse et qu’il ne faut donc pas s’en offusquer ; et il rappelle par la même occasion que l’excuse ne vaut plus aujourd’hui et que les maris sont bien effectivement tenus à la fidélité. On constate donc qu’Ambroise est si fermement attaché au principe de la fidélité réciproque qu’il interprète le texte biblique dans un sens qui n’est certainement pas le sens originel.
Adultère du mari et divorce
69Nous avons vu plus haut que, pour la loi comme pour l’Église, l’adultère de l’épouse doit conduire le couple à la séparation : divorce pour la loi, séparation physique sans divorce pour l’Église. Nous avons vu aussi que l’adultère du mari n’est pas retenu par la législation de Constantin comme un motif légitime permettant à l’épouse de demander le divorce, alors que l’adultère de la femme est une condition suffisante pour que le mari divorce. Cela étant rappelé, comment faut-il comprendre les phrases suivantes d’Ambroise, qui se lisent dans le De Abraham, « je vous recommande, à vous les hommes qui aspirez à la grâce du Seigneur, de ne pas donner cette occasion de divorce à vos épouses. Que personne ne se laisse tromper par les lois humaines104 » ? Une partie de ce texte d’Ambroise est sans obscurité : il dit clairement que la loi humaine autorise le divorce mais que la Loi de Dieu l’interdit, que le chrétien ne peut donc se prévaloir de la loi humaine puisqu’il doit suivre la loi divine. Mais l’autre partie de ce texte laisse davantage perplexe : l’adultère du mari offre à la femme une « occasion de divorce ». On ne peut l’entendre sur un plan strictement juridique puisque l’adultère masculin n’est pas une condition suffisante pour permettre à la femme de divorcer.
70La seule interprétation possible est de comprendre qu’Ambroise ne se situe précisément pas sur un plan juridique. Il s’exprime en pensant à la règle évangélique de la fidélité. L’épouse chrétienne dont le mari est coupable d’adultère est en droit, aux yeux d’Ambroise, de demander la séparation conjugale. Le mot « divorce » ne serait pas à comprendre dans le sens de « rupture d’un mariage légitime », mais au sens de « rupture de la vie commune », sans que le mariage soit rompu. Or aux yeux d’Ambroise une femme qui vit séparée de son mari est une âme en péril. N’étant plus sous la surveillance de son époux, elle risque de succomber à la tentation de l’adultère. Le mari sera alors responsable de la faute de sa femme et sera ainsi doublement coupable : coupable de son propre adultère et coupable d’avoir laissé son épouse seule face au danger du péché.
La loi et la Loi
Loi civile et loi naturelle
71On constate qu’ici plus encore qu’ailleurs Ambroise subordonne entièrement la loi civile à la Loi divine. Ce principe est affirmé dans le De Abraham, ce qui n’est pas un hasard puisque c’est dans ce traité que se trouve la majeure partie des réflexions d’Ambroise sur la rupture entre les époux : « Ainsi la loi de la nature l’emporte sur la prescription des lois105. » La loi de la nature exprime en effet la loi divine, c’est une sorte de loi divine à l’état brut.
72Or la loi de la nature condamne l’adultère : « L’adultère (adulterium) est grave, c’est aller contre le droit de la nature. Au début Dieu les a faits deux, Adam et Ève, c’est-à-dire le mari et l’épouse, et l’épouse à partir du mari, c’est-à-dire à partir de la côte d’Adam ; et il ordonna qu’ils soient ensemble en un seul corps et qu’ils vivent en un seul esprit. Pourquoi sépares-tu un corps unique, pourquoi divises-tu un esprit unique ? C’est un adultère de la nature106. » On notera qu’Ambroise donne ici au mot adulterium une étymologie différente de celle proposée par le juriste Papinien : « À proprement parler, avec une femme mariée on commet un adultère, ce mot étant composé à cause de l’enfant qui est conçu d’un autre107. » Pour Ambroise le radical alter- s’explique non pas par rapport au mari, à qui on enlève son rôle de géniteur pour le donner à « un autre », mais par rapport au corps unique, créé par la volonté de Dieu, et que l’adultère divise, en rendant les époux étrangers l’un à « l’autre ». Ce que Papinien définit en relation avec des préoccupations humaines, Ambroise le rattache au divin.
Juridiction domestique, civile et divine
73L’exemple de Joseph, le Juste, montre que le seul comportement possible pour le mari, lorsqu’il est convaincu de la faute de sa femme, c’est la séparation, sans remariage. Les affaires d’adultère ne relèvent plus de la sphère publique du procès ; le seul « juge », en attendant le jugement de Dieu, est le mari, ce qui revient à rejeter dans la sphère privée le règlement d’un crime qu’au cours de son histoire le droit de Rome avait retiré au paterfamilias pour le confier à la cité. Sous Auguste, pour la première fois, avec la lex Iulia, la femme adultère est soumise au régime de l’accusation et entre dans la juridiction civile108. Auparavant, c’était une affaire privée, relevant de la juridiction domestique. Chez Ambroise, l’adultère quitte la juridiction civile, non pas pour retourner à la juridiction domestique du paterfamilas, mais pour se soumettre à la juridiction divine, celle du Jugement dernier. Mais la métaphore utilisée pour présenter cette juridiction divine n’est pas sans rappeler la juridiction domestique : au lieu d’un paterfamilias humain et particulier, c’est le Pater de l’humanité entière qui juge l’adultère.
74Une fois de plus, Ambroise ramène la société romaine aux principes de ses origines (le règlement privé du crime d’adultère), mais avec un changement complet de perspective (c’est Dieu, et non plus le paterfamilias, qui est habilité, et lui seul, à punir la coupable). Pour rendre compte du divin, Ambroise fait appel aux vieux concepts de la famille traditionnelle. Et ces concepts, bien que remontant aux temps anciens, sont encore vivants dans les mentalités. La juridiction domestique n’a pas disparu avec l’apparition de la justice civique. Y. Thomas souligne qu’elle était encore active sous la République tardive et toujours reconnue sous Hadrien et à l’époque des Sévères109, ce qui mène au début du iiie siècle après Jésus-Christ. L’Église a alors déjà développé la métaphore du Dieu Père des hommes qu’Ambroise exploite au siècle suivant.
75La juridiction domestique en matière d’adultère avait disparu au premier siècle pour laisser la place à la juridiction civile. Cette dernière est évincée dans le discours d’Ambroise, au ive siècle, par la juridiction divine qui emprunte à la juridiction domestique l’image du père juge.
76Ambroise n’est pas satisfait de la législation en matière de rupture des époux. Sur le sujet du divorce, il la juge trop permissive. Pour le châtiment de l’adultère féminin, il l’estime brutale et mal adaptée. Enfin, la loi lui paraît incomplète sur le chapitre de la fidélité réciproque : l’homme devrait être astreint aux mêmes exigences que la femme. Tout son discours est une nette contestation de la législation romaine.
La portée politique du discours d’Ambroise
77Mais certains de ses propos ont également un sens politique. En effet, quand Ambroise parle de l’adultère, il peut penser aux adultères commis dans la famille impériale. Ses imprécations contre l’adultère prennent alors une connotation politique qu’il s’agit d’éclairer. C’est le cas notamment de la vie conjugale de l’empereur Valentinien, qui s’est remarié avec Justine, après avoir répudié l’impératrice Marina Seuera.
L’impératrice Justine, adultère à la foi nicéenne
78Ambroise accuse explicitement Justine d’être adultère, mais il faut entendre sous ce mot un adultère symbolique : Justine est adultère à la foi nicéenne, à laquelle elle préfère l’hérésie arienne. L’attaque est violente mais elle ne s’applique pas semble-t-il, à première vue, aux mœurs de l’impératrice. Nous sommes sur le plan du divin, non de l’humain et l’accusation est lancée à l’occasion de ce qu’on appelle le conflit des basiliques en 386. L’entourage arien de l’impératrice et Justine elle-même veulent un lieu de culte et revendiquent, pour leur évêque Auxence, au nom du jeune empereur Valentinien encore enfant, une basilique qu’Ambroise refuse de leur céder. La lettre 76 raconte les événements : « On dit que de nouveau l’empereur a envoyé un message : je dois moi aussi avoir une basilique. Je réponds : Il ne t’est pas permis de l’avoir, n’es-tu pas avec une adultère ? Est en effet adultère celle qui n’est pas unie par le mariage légitime du Christ110. »
79Cette dernière expression est à entendre dans un sens mystique : en suivant l’hérésie arienne, Justine a trahi l’union que tout chrétien contracte avec le Christ. On pourrait bien sûr entendre aussi qu’Ambroise accuse Justine de ne pas s’être mariée dans la foi chrétienne ; nous verrons plus loin que cette interprétation est tout à fait fondée et qu’elle est lourde de sous-entendus politiques. Mais dans cette phrase précise, l’interprétation allégorique, davantage dans l’esprit de polémique anti-arienne de cette lettre, est préférable.
80L’adultère allégorique est d’ailleurs plusieurs fois développé par Ambroise. Tout ce qui est laid moralement, tout ce qui éloigne de Dieu est qualifié d’adultère111. De même, la métaphore de l’adultère est utilisée pour expliquer l’union que Dieu propose aux Nations, se détournant de l’union légitime originelle avec le peuple juif ; telle est l’interprétation, non littérale mais spirituelle, qu’Ambroise donne de l’union adultère de David avec Bethsabée dans son De apologia prophetae David112 et dans l’Expositio Euangelii secundum Lucam113.
81C’est sur le plan religieux qu’Ambroise se permet d’accuser ouvertement l’impératrice Justine d’être adultère.
Justine et Hérodiade
82Mais il est un autre plan, celui du sous-entendu, de l’allusion, qui ne nécessite pas d’attaque frontale, tout en glissant entre les lignes les pointes qui doivent blesser l’adversaire. Les commentateurs d’Ambroise ont depuis déjà longtemps relevé tel ou tel propos susceptible d’être une pique lancée contre l’impératrice. Ainsi J.-R. Palanque a noté que le nom d’Hérodiade cache celui de Justine, suivi sur cette voie par J. Rougé qui a poursuivi l’idée plus avant.
83J.-R. Palanque voit dans le De uirginitate une allusion à Justine114. Se sentant poursuivi par la rancune de l’impératrice comme Jean-Baptiste le fut par Hérodiade, Ambroise écrit : « Grâce à Dieu il n’y a pas d’Hérode ici ; plût à Dieu qu’il n’y eût pas d’Hérodiade115 ! » La haine d’Hérodiade s’explique par le fait que Jean-Baptiste l’accuse d’adultère : épouse de Philippe, elle a fui le domicile conjugal pour vivre avec Hérode. Cette phrase du De uirginitate est datée par J.-R. Palanque de 377116, après les premières difficultés qu’Ambroise a rencontrées avec l’impératrice, depuis le décès de l’empereur, en matière de politique religieuse. En 377117, Ambroise fait appel dans le De uirginibus au thème de l’adultère persécutant le juste118, paroles qu’il met dans la bouche du pape Libère.
84Outre l’allusion à la persécution dont Ambroise se sent victime, il y a aussi une attaque portée contre les mœurs de Justine : l’union d’Hérode et d’Hérodiade est doublement adultère, car Hérodiade était déjà mariée, tout comme Hérode avait lui aussi une épouse légitime. J.-R. Palanque établit un parallèle entre cette situation et celle du couple de l’empereur défunt : Valentinien Ier avait répudié sa première femme avant d’épouser Justine, il est donc adultère aux yeux de l’Église et Justine est sa complice.
85J. Rougé pousse plus loin l’analyse119. Il constate que l’historien Socrate prend la peine de raconter pourquoi l’empereur Valentinien Ier s’est choisi une nouvelle femme. Son épouse Marina Seuera, qui avait l’habitude de prendre son bain avec sa jeune amie Justine, avait commis l’imprudence de vanter la beauté de sa compagne à son époux qui en serait tombé amoureux. Socrate continue en disant que l’empereur, ne voulant pas se séparer de Marina tout en épousant Justine, promulgua une loi autorisant la bigamie. J. Rougé démontre que ce récit farfelu a pour fonction de jeter le discrédit sur une loi concernant les enfants naturels, que Valentinien a effectivement promulguée. D’autre part le récit s’appuierait sur la transmission d’une rumeur dont le but était de salir l’image de Justine, accréditée d’une beauté sulfureuse, corrompant l’empereur, et ayant eu le tort de soutenir les ariens contre les nicéens. Une telle rumeur aurait été encouragée par l’usurpateur Maxime, de foi orthodoxe, qui avait alors tout intérêt à déconsidérer l’impératrice trop arienne et à faire passer Valentinien II, fils de Justine et de Valentinien Ier, pour un bâtard.
86L’auteur explique que les propos outranciers d’Ambroise ont rendu service à Maxime, qui a exploité les violentes attaques de l’évêque contre Justine « l’adultère ». Ainsi Ambroise pensant ne servir que Dieu, aurait servi aussi un usurpateur, qu’il a par ailleurs combattu120.
Autres figures de Justine
87Outre la figure de l’adultère Hérodiade pour désigner Justine, figure répertoriée par J.-R. Palanque, il y a deux autres femmes scandaleuses dans l’œuvre d’Ambroise qui pourraient bien être d’autres allusions à l’impératrice contre laquelle Ambroise est parti en guerre : Apene, concubine de Darius, et la femme adultère du Livre des Nombres. Chacune de ces femmes représente le vice qui berne trop facilement les hommes, et ces femmes agissent à chaque fois dans les lieux du pouvoir, chez le roi, au palais. Les propos ont certes une portée générale, ils ne visent pas directement Justine dont le nom n’est pas cité. Mais étant précisément de portée générale, ils peuvent être appliqués à elle aussi. Ils sont révélateurs des préoccupations d’Ambroise et montrent sur quels points l’évêque veut susciter l’indignation des fidèles : il est scandaleux que la lascivité du prince lui fasse oublier ses devoirs et laisse le pouvoir à une femme immorale.
88Réfléchissant sur le thème de la servitude où le destin conduit parfois des hommes libres, Ambroise évoque, dans sa lettre 7, les hommes stupidement amoureux d’une jeune femme121. Et Ambroise de nous montrer la concubine de Darius s’amusant avec la couronne royale, régnant sur l’humeur du prince sur qui elle souffle le chaud et le froid. Qui est cette Apene ? sur quelle tradition historique Ambroise s’appuie-t-il pour parler de cette femme ? On l’ignore. Il semble possible qu’Ambroise ait construit ce personnage à partir de souvenirs bibliques déformés122. Le message politique se résume en tout cas ainsi : une concubine, c’est-à-dire une femme qui n’a pas droit au titre d’épouse légitime, a séduit un roi qu’elle mène par le bout du nez et qui la laisse faire ce qu’elle veut.
89Valentinien n’est pas Darius, et de son vivant Ambroise ne l’a pas accusé d’être le pantin de sa femme. Mais Justine n’est-elle pas devenue impératrice à cause de ses charmes selon la rumeur dont Socrate se fait l’écho ?
90J. Rougé estime que Valentinien a en réalité choisi Justine pour de tout autres motifs. Elle appartiendrait à la descendance de Constantin et aurait ainsi apporté une légitimité historique à la nouvelle dynastie qui se met en place123 depuis 364. Mais le peuple milanais fut sans doute plus sensible aux belles histoires qu’aux analyses lucides de stratégie matrimoniale, et dut se plaire davantage à croire aux passions ravageuses des puissants, susceptibles d’alimenter, mutatis mutandis, les gazettes à scandale de l’époque. Sous le nom d’Apene, Ambroise ne désignerait-il pas Justine, cette femme d’une part que l’Église ne peut considérer comme une épouse légitime, d’autre part qui a plu à l’empereur défunt et domine encore le trop jeune empereur régnant, ce qui lui permet d’avancer les pions de l’arianisme sur l’échiquier religieux de l’Empire ?
91Enfin, dernier indice suggérant une possible allusion à Justine : la date de rédaction de cette lettre. Selon J.-R. Palanque, elle est de peu postérieure124 aux prédications sur le bonheur du Sage, composé en 386125. Or nous avons déjà souligné que c’est cette année-là qu’Ambroise est en conflit ouvert avec l’impératrice à propos des basiliques de Milan.
92Le De uirginitate date de 377 et J.-R. Palanque y a reconnu une allusion claire à Justine dans les imprécations lancées contre Hérodiade. On constate qu’à la même période Ambroise écrit le De Cain et Abel126 où il parle des dangers que représente la femme séductrice. Il paraphrase longuement le Livre des Proverbes : l’adultère guette, à la chute du jour, l’homme naïf qui passe dans la rue, se jette à son cou et l’entraîne dans le péché127. Jusque-là la paraphrase suit le sens général du texte biblique. Mais Ambroise s’en éloigne alors et amène le couple adultère loin des portes cochères de la rue, dans les profondeurs d’un palais somptueux que la Bible ignore. Sous la plume d’Ambroise reviennent alors des réminiscences de Virgile et il nous fait assister à une authentique orgie : le sol est baigné de vin128 et souillé des reliefs du festin, on chante ivre mort, on vomit, des rixes éclatent parmi les rires pendant que dansent des femmes tondues et de petits esclaves frisés. Toute cette débauche a lieu dans une « une salle splendide d’un luxe royal129 ». L’idée générale est que dans les palais, on est adultère. Remarque applicable sans doute à travers les temps et idée assurément peu nouvelle, mais il n’est pas indifférent de constater qu’Ambroise n’hésite pas à s’en faire le relais. Et ce n’est pas par fidélité au texte des Proverbes ; tout au contraire il s’en écarte et lui invente cette suite. Ambroise se plaît manifestement à insister sur l’immoralité des convives de ce palais royal ; ne s’adresserait-il pas à la Cour et à son impératrice « adultère » ?
Des allusions personnelles sous certaines déclarations générales ?
93La recherche des différentes femmes adultères apparaissant chez Ambroise conduit à supposer des allusions précises à l’impératrice Justine, coupable aux yeux d’Ambroise de défendre l’hérésie arienne, et coupable sans doute aussi d’avoir épousé un homme divorcé. Dès lors il est tentant de lire certaines déclarations de portée générale avec le soupçon qu’Ambroise a pu penser au couple impérial en particulier.
94La faute de Justine, aux yeux d’un évêque, est de s’être mariée avec un homme divorcé. Ambroise rappelle aux maris que le remariage a beau être autorisé par la loi il n’est pas moins un crime au regard de Dieu : « Qu’importe que vous commettiez l’adultère en affichant ouvertement votre faute ou en semblant mari, sinon qu’il est plus grave de commettre le crime par principe qu’à la dérobée130. »
95Selon J.-R. Palanque le sermon dont est extrait ce passage a été composé au début de 386. À cette époque Ambroise est en lutte ouverte avec l’impératrice. Il aura certainement cherché à consolider ses positions, à s’assurer la fidélité de ses troupes en leur rappelant que c’est dans son camp qu’on défend les vérités divines, non dans celui de la Cour. Il n’est donc pas impossible de penser qu’à travers des déclarations très générales, Ambroise veuille rappeler au peuple milanais que Justine n’est pas un exemple à suivre, que le couple du défunt empereur a certes respecté la loi des hommes, mais a bafoué la loi de Dieu. Le Chrétien ne peut embrasser la cause d’une impératrice complice d’adultère.
96L’historien Sozomène (375-450 env.) rapporte que Justine s’est plainte à son fils Valentinien II d’avoir été offensée par Ambroise131. Pour J.-R. Palanque, l’offense est qu’Ambroise a refusé de céder une basilique au jeune empereur132. De plus Ambroise accuse Justine d’être une nouvelle Hérodiade. Si on développe le parallèle, Justine, comme Hérodiade, se sent offensée par le Juste qui l’accuse d’adultère.
97Valentinien Ier, avant d’épouser Justine en secondes noces, a répudié sa première épouse Marina Seuera. À la mort de l’empereur, Marina réapparaît aux côtés de son fils Gratien comme l’indique Ammien Marcellin133. On en déduit qu’elle ne s’est pas remariée. Ne peut-on pas alors lui appliquer cette phrase de l’Expositio, relevée dans le sermon VIII, déjà cité ci-dessus, et composé au début de 386 ? « Supposez que la répudiée ne se remarie pas : devait-elle vous déplaire, quand vous étiez son mari, elle qui vous garde sa foi, à vous adultère134 ? »
98On peut voir encore une seconde allusion au sort de Marina dans un autre passage de ce sermon VIII : « Il est mal de chasser la mère, de garder les enfants, ajoutant à l’outrage envers son amour la blessure à ses affections135. » Valentinien Ier en effet a chassé Marina, mais a gardé près de lui leur fils Gratien. La « blessure à ses affections » est lavée lorsque Marina revient à la Cour de son fils après 376, année de la mort de Valentinien Ier. Il est permis peut-être de nuancer la force de la pietas qui unit la mère au fils ; Marina a pu avoir envie de revenir non seulement par affection maternelle, mais aussi pour prendre sa revanche.
99Quoi qu’il en soit, Ambroise veut émouvoir ses auditeurs sur le sort des épouses répudiées qui demeurent fidèles à leur époux en ne se remariant pas, et fidèles à leurs enfants en leur restant attachées. Ces deux traits correspondent bien à la situation de la première épouse de Valentinien Ier.
100Le couple impérial de Valentinien Ier, décédé en 376, et de Justine devient, dans les sous-entendus du discours d’Ambroise, le symbole des erreurs à combattre. Ces erreurs sont au nombre de deux et on les trouve intimement liées : il s’agit de l’hérésie d’une part, et du remariage après divorce d’autre part. Dans les deux cas il y a adultère au regard de l’orateur chrétien : adultère envers la foi jurée entre les conjoints, adultère à la foi due à Dieu. Justine est doublement adultère car elle a épousé un homme divorcé et a choisi le camp de l’arianisme. Ambroise mène ainsi de front deux combats. C’est tout d’abord un combat juridique, où il dénonce une législation trop permissive car elle autorise le divorce, trop brutale car elle ignore le pardon qui est dû à la pécheresse, enfin trop incomplète puisqu’elle n’exige pas du mari la même fidélité que celle demandée à la femme. C’est ensuite un combat politique dans les années 386 : Ambroise attaque Valentinien II, le jeune empereur encore sous l’influence de sa mère Justine, car la Cour est un bastion de l’arianisme. Ses propos sont alors violents. Cette violence sera d’ailleurs peut-être exploitée par d’autres : J. Rougé pense à l’usurpateur Maxime, qui se présente comme un défenseur de l’orthodoxie, et à ceux qui, pour protéger les traditions et les intérêts des enfants légitimes, mèneront une cabale contre la mémoire de Valentinien Ier qu’ils accuseront d’avoir autorisé la bigamie136.
La rupture des liens entre parents et enfants
101La rupture des liens entre parents et enfants peut être provoquée par diverses raisons ; Ambroise mentionne entre autres le remariage de la mère lorsque le père est décédé et la vente des enfants quand les parents sont trop pauvres pour les nourrir.
Rupture par le remariage de la mère
La défense des enfants du premier lit
102La femme qui se remarie risque de négliger ses premiers enfants, voire de les spolier. L’Église, hostile au remariage, se sert de cet argument pour jeter le discrédit sur les secondes noces. C’est ce que font Zénon, Ambroise, Jérôme et Jean Chrysostome137. De son côté, la législation impériale du ive siècle s’intéresse elle aussi aux conséquences néfastes des remariages et l’on assiste au développement de la protection légale des enfants du premier lit et de leurs biens. La part de l’influence chrétienne, et notamment d’Ambroise, dans cette nouvelle législation a déjà été mise en lumière138. Rappelons pour mémoire les conclusions de M. Humbert sur cette question dans son ouvrage, Le remariage à Rome : Ambroise pourrait avoir directement influencé Théodose dans la constitution promulguée à Milan le 21 janvier 390139. Cette loi en effet empêche « d’une part qu’une mère veuve à qui la tutelle de ses enfants a été confiée se remarie, et assure d’autre part, contre un remariage toujours possible, une protection efficace des intérêts patrimoniaux des enfants140 ». Des mesures analogues étaient prises auparavant par les particuliers dans leurs dispositions testamentaires ; la nouveauté vient de ce que l’empereur impose à tous des pratiques jusque-là individuelles ; on sent là une évidente méfiance envers la nature humaine toujours prête à la faute, méfiance inspirée par l’Église141.
103De telles décisions paraissent manifestement rejoindre les préoccupations d’Ambroise exprimées à différentes occasions dans son œuvre. Il ressort à chaque fois de ces textes que la mère veuve est coupable quand elle choisit de se remarier. En 387-388, soit deux à trois ans à peine avant la promulgation de la loi de Théodose142, Ambroise écrit dans l’Exameron que les humains devraient bien prendre exemple sur les animaux qui n’abandonnent pas leurs premiers enfants pour s’occuper de ceux d’une seconde union143. Une dizaine d’années auparavant, en 377, Ambroise avait déjà consacré tout un ouvrage à la question du remariage. Le De uiduis144 exposait notamment les dangers des secondes noces pour les enfants du premier lit. Rédigé une dizaine d’années avant l’Exameron, ce traité sur l’art du veuvage avait déjà abordé la question du sort des enfants d’un premier lit. Le propos d’Ambroise y est net : « Tu veux engendrer des enfants qui ne seront pas les frères des tiens, mais leurs adversaires. Qu’est-ce donc qu’engendrer d’autres enfants si ce n’est spolier les enfants que tu as145 ? » Le verbe « spolier » peut s’entendre dans un sens symbolique : les nouveaux enfants privent les premiers de l’affection de leur mère. Mais une mère ne serait-elle pas capable d’aimer plusieurs enfants ? Il faut plutôt entendre « spolier » dans un sens très concret : dépouiller quelqu’un de ses biens matériels. Ambroise se place là dans l’optique de la loi de 390 sur les restrictions apportées par méfiance à l’exercice de la tutelle par la mère. Son intention n’est pas de dénoncer des manœuvres illégales ; son sermon s’adresse à une femme de bonne volonté qui croit bien faire en cherchant à mettre au monde de nouveaux enfants. La mère spolie ses premiers enfants lorsqu’elle prend sur leurs biens de quoi élever les seconds. Chacun peut avoir part égale au bout du compte ; il n’en reste pas moins que les premiers enfants auraient plus s’ils n’avaient pas eu à partager. Ambroise n’accuse pas la veuve de vouloir détourner malhonnêtement l’argent de ses premiers enfants ; il lui révèle plutôt l’absurdité de sa situation, car plus elle veut être équitable envers tous ses enfants, plus elle ôte aux uns pour donner aux autres et plus elle prive les premiers pour les seconds. En un mot, plus elle est équitable, moins elle est juste.
Réfutation des arguments en faveur du remariage
104La faute de la femme est ainsi de vouloir changer l’ordre des choses ; elle a eu un mari et des enfants, maintenant qu’elle n’a plus de mari, il ne lui faut plus désirer d’enfants. On retrouve un écho de la philosophie classique sur la démesure, l’hybris des Grecs, pour lesquels les humains ne doivent pas vouloir plus que ce que les dieux ont décidé de leur donner.
105Le De uiduis offre ailleurs encore un exemple de situation absurde, illogique et contraire à l’ordre normal. Une veuve se remarie, accouche d’un enfant alors qu’elle est déjà grand-mère : « Comme il est inconvenant d’avoir des enfants plus jeunes que ses petits-enfants146 ! » La grossesse tardive de façon générale n’est pas la preuve enviée d’une belle fécondité mais un accident honteux. Ce jugement est tiré de l’Évangile et Ambroise le reprend dans son commentaire de l’Évangile de Luc. Elisabeth, dit l’Écriture, veut cacher sa grossesse : « Une fois arrivée la maturité de l’âge avancé, plus apte à régenter les enfants qu’à les engendrer, on a honte de porter les marques d’une union même légitime, de soutenir un fardeau qui est d’un autre âge, et d’entrailles gonflées d’un fruit hors de saison147. » Un fruit hors de saison, un désir qui vient quand il n’est plus temps : nous trouvons là encore une idée classique, la notion du kairos, le moment opportun.
106Ambroise et la pensée chrétienne réemploient des concepts anciens pour les appliquer aux situations de la vie de famille et définir la nature de la faute que commet la femme en se remariant. La démesure n’est plus celle de la tragédie grecque ; on ne désire plus de royaumes, on ne lutte plus contre un tyran. La démesure pour le chrétien se rencontre dans la vie de tous les jours, la folie pécheresse est vécue dans le quotidien de la famille. Le combat contre l’erreur est à mener au-dedans de soi ; le débat n’est plus dans la cité, il est devenu intérieur. La femme est coupable quand elle ne lutte pas contre son envie de bousculer l’ordre naturel des choses.
107Même l’argument de la faiblesse de la veuve face au monde n’est pas recevable aux yeux d’Ambroise. Il prend en effet dans le Livre des Juges (IV, 4) l’exemple de Debbora pour prouver toute la force de la mère veuve148. La veuve est suffisamment forte pour armer le guerrier Barach, le conduire à la victoire149. Ce combat de Debbora peut être compris comme une métaphore des combats de la vie : la présence de la mère est indispensable auprès de l’enfant ; elle seule est en mesure de l’aider à entrer dans l’âge adulte150.
La vente des enfants
108La pauvreté conduisant un père désespéré à vendre ses enfants : tel est le scandale que dénonce Ambroise à plusieurs reprises dans son œuvre. Après avoir établi dans quel contexte juridique il s’exprime sur la vente des enfants, nous essaierons de préciser l’originalité de sa pensée et l’influence qu’elle a pu avoir sur la législation de la fin du ive siècle et des décennies suivantes.
La législation en vigueur jusqu’en 391
109Quand Ambroise devient évêque, et jusqu’en 391, date importante dans la législation sur la vente des enfants, ce sont deux lois de Constantin datées de 329 qui règlent ce commerce d’un genre spécial. C’est dans ce cadre juridique que sont à situer des écrits comme le De Tobia ou le De Nabuthae, rédigés vers 389151, et évoquant la vente des enfants.
110La constitution CTh 5, 10, 1 du 28 août 329, ainsi que les suivantes, a déjà été étudiée et analysée par les historiens du droit. Voici les conclusions de M. Bianchi Fossati Vanzetti152. N’est retenu ici que ce qui servira ensuite à éclairer la position d’Ambroise. Cette loi de Constantin du 28 août 329 énonce :
- La vente des nouveaux-nés de naissance libre est légalisée. Il s’agit bien de nouveaux-nés et non d’enfants en âge de travailler ; le législateur suggère que la transaction a lieu à la naissance ;
- le mode de vente n’est pas déterminé ; la loi évoque simplement une transaction menée « de façon légitime, de quelque manière que ce soit » (quoquo modo legitime). La seule exigence est la nécessité de laisser une trace écrite de l’opération (instrumento confecto) ;
- la loi ne mentionne pas le père de l’enfant. On l’explique par le fait que les nouveaux-nés que l’on vend sont sans doute très souvent des enfants « sans père153 » ;
- enfin il est prévu que l’enfant puisse être racheté plus tard à condition de lui trouver un remplaçant ou d’offrir une somme correspondant à sa valeur du moment.
111La constitution C. 4, 43, 2 est une loi de Constantin décidée en 329 elle aussi, mais telle qu’elle nous est parvenue dans le Code elle a été reformulée par les juristes de Justinien. Nous n’en retiendrons que le mobile que le législateur reconnaît pour autoriser la vente de l’enfant : « Du fait d’une trop grande pauvreté (paupertas) et d’une trop grande indigence (egestas) afin de se nourrir (uictus causa). » Les mots paupertas et egestas ne font pas redondance. Ils désignent chacun un aspect particulier de la misère. Le terme pauper a en effet étymologiquement une signification précise. Le dictionnaire d’Ernout-Meillet lui donne comme origine le composé *pawi-paros signifiant littéralement « celui qui produit peu ». C’est le paysan dont la terre est trop petite ou trop maigre pour le nourrir. L’egestas est l’état de celui « qui manque » de tout, réduit à mendier pour survivre. L’egestas est la conséquence logique de la paupertas. D’autre part, on notera que l’expression uictus causa est ambiguë : s’agit-il de vendre l’enfant pour lui donner un maître en mesure de le nourrir et lui éviter ainsi une mort assurée ; ou l’enfant est-il vendu pour que ses parents aient un peu d’argent pour survivre ?
112En conclusion, dans ces deux lois la légalisation d’un tel commerce, malgré son aspect sordide, représente un progrès social. Le législateur entend préserver la vie des nouveaux-nés pour qui perdre la liberté est un moindre mal face à la perte de la vie : les parents dans le dénuement n’ont plus à choisir entre l’infanticide, pour supprimer une bouche à nourrir, et l’agonie lente de leur enfant affamé. Aucun jugement moral n’est porté sur le vendeur de l’enfant. La loi du Code Théodosien décrit les modalités à suivre sur un ton neutre.
La position d’Ambroise
113Les textes d’Ambroise évoquant la vente des enfants, le De Nabuthae et le De Tobia, vont répondre à certaines questions posées, mais dans le même temps ils en soulèveront bien d’autres. Reprenons donc les différents éléments des lois de 329 et comparons-les aux écrits d’Ambroise.
114Nous commencerons par illustrer les termes paupertas et egestas rencontrés dans la constitution transmise par le Code. Ces mots sont peut-être le fait des rédacteurs de Justinien au vie siècle ; ils décrivent l’état dans lequel il faut être réduit pour avoir droit de vendre son enfant selon Constantin. Le pauper, celui qui « produit peu », apparaît dans le De Nabuthae avec son champ trop petit, son agellus : « Quel riche ne cherche pas à expulser le pauvre (pauper) de son petit bout de champ154 ? » Le mot pauper est d’ailleurs la traduction du grec pénès qu’utilise au sens de « petit propriétaire » Basile de Césarée, modèle d’Ambroise pour la rédaction de ce traité155. Le De Nabuthae donne l’exemple d’un petit vigneron qui, soit pour régler son fermage156, soit pour payer une dette, est contraint de fournir une certaine quantité de vin ; dans l’impossibilité de faire face, il est emprisonné : « J’ai vu, moi, un pauvre traîné en prison parce qu’il manquait du vin à la table du puissant157. » Le pauper est le paysan tombé dans la misère. L’egens prend la parole dans le De Nabuthae : « La voix de l’indigent, la voix de celui qui demande l’obole publique […] c’est : “Donne-moi parce que je suis dans le besoin. Donne-moi parce que je ne peux avoir d’autre moyen de subsistance. Donne-moi car je n’ai pas de pain à manger, de sous pour boire, d’argent pour me nourrir, de moyens financiers pour me vêtir”158. » L’egens est le mendiant de la rue. Ambroise évoque encore d’autres formes de misère. Il parle par exemple du commerçant endetté, empruntant de l’argent dont il paye les intérêts en nature, et qui ne peut jamais rembourser le capital159. Il mentionne aussi celui qui s’endette pour racheter des proches enlevés par les Barbares160.
115Tous sont ruinés par le système du prêt à intérêt. En effet, prêter de l’argent à intérêt à un homme dans le besoin, ce n’est pas l’aider mais le tuer : « Il demande un médicament, vous, vous lui offrez du poison ; il supplie pour avoir du pain, vous lui présentez un glaive161. » Ambroise rejoint là la condamnation classique par l’Église de l’usura162 ; l’usurier est aussi vil que les hommes qui ont soudoyé Judas : « Mauvais sont les usuriers qui ont donné de l’argent pour tuer l’auteur de leur salut, mauvais aussi ceux qui en donnent pour tuer un innocent163. »
116Ainsi les traités d’Ambroise développent les termes paupertas egestasque de la loi de Constantin présente dans le Code, illustrent la constitution de 329 du Code Théodosien en exposant les différents visages de la pauvreté. Ambroise ajoute à ces lois la dénonciation de la pratique de l’usura.
L’âge des enfants vendus
117En 329, Constantin légifère exclusivement sur la vente des nouveaux-nés. La vente d’un enfant plus âgé, s’il est de naissance libre, paraît impossible à l’époque164. Or dans le De Nabuthae un père a pris la décision de vendre un de ses enfants et doit arrêter son choix sur l’un d’eux et voici le terrible débat intérieur qu’il doit résoudre : « L’un ressemble plus à son père, l’autre lui est plus utile, en celui-ci c’est mon image que je vends, en celui-là c’est mon espoir que je livre165. » Pour qu’on voie la ressemblance d’un enfant à son père, il lui faut déjà quelques mois ; pour qu’il lui soit utile, il faut encore quelques années. Dans tous les cas de figure, il n’est pas question ici de nouveaux-nés. Il s’agit donc d’une vente qui n’est pas prévue par la loi en vigueur au moment où Ambroise écrit.
La forme de la vente
118« J’ai vu, moi, un spectacle lamentable : des enfants vendus aux enchères pour la dette de leur père166. » Dans cette phrase du De Tobia Ambroise emploie le terme auctio qui signifie « vente aux enchères ». La vente ne se ferait pas, dans ce cas précis, dans la discrétion d’une transaction entre particuliers mais avec toute la publicité d’une vente publique. L’enfant est vendu au plus offrant, comme un esclave au marché. L’humiliation pour le père et pour l’enfant est donc totale. D’autre part Ambroise écrit « j’ai vu », uidi. Il se pose en témoin oculaire de la scène. Mais décrit-il une pratique réelle ou noircit-il intentionnellement ce tableau tragique ? Y a-t-il des raisons de suspecter sa parole ?
119Un élément pourrait laisser peser un doute sur l’authenticité de l’épisode : c’est le fait qu’ici Ambroise traduit textuellement Basile de Césarée : « J’ai vu, moi, un spectacle lamentable : des enfants libres traînés au marché pour les dettes de leur père167. » On en vient alors à faire deux suppositions : soit la scène se répète si souvent en Orient comme en Occident que les deux hommes ont pu voir la même chose et Ambroise recopiant Basile est bien en droit de faire siennes les paroles de son modèle ; soit Ambroise ne fait que traduire, sans faire référence à sa propre expérience et son uidi est simplement un effet oratoire. Mais dans ce dernier cas, Ambroise n’évoquera pas un fait impossible ; il ne pourrait pas décrire pour ses lecteurs une scène qui n’aurait aucune vraisemblance car tout son propos en serait affaibli. D’autre part, il aurait sûrement employé un terme autre que auctio s’il ne convenait pas à la situation décrite ; Ambroise traduit le texte de Basile, mais pas de façon plate et mécanique. Il l’adapte quand il le juge nécessaire, il le transpose pour se faire comprendre de son public milanais. Ainsi, lorsque Basile présente le dilemme que doit résoudre le malheureux père réduit à vendre un de ses enfants, il écrit : « Celui-ci est le portrait frappant de ses parents, celui-là est doué pour les études168. » Après comparaison avec la phrase d’Ambroise citée ci-dessus, il est manifeste qu’Ambroise reprend Basile mais en le transformant. L’un des enfants de Basile est doué pour les études et son père hésite à le vendre pour cette raison. On devine que ce fils instruit, dans la comptabilité ou dans l’art oratoire par exemple, pourra plus tard aider ses parents parce qu’il gagnera alors beaucoup d’argent. Basile place le lecteur dans un monde où les études sont une voie de salut ; mais pour raisonner ainsi le père doit avoir lui-même un minimum d’instruction. Ce n’est pas un miséreux de naissance ; il est tombé dans la misère. Avec Ambroise, l’allusion aux études a disparu et est remplacée par la notion d’utilité ; l’enfant est l’espoir de ses parents (spes) et leur est déjà utile. Un jeune enfant apporte de l’aide à sa famille dans les travaux des champs ou les petites tâches de la boutique d’un artisan. On n’a pas l’impression qu’il s’agit de la même classe sociale que chez Basile. Ambroise a peut-être fait ce changement car il a été gêné par un défaut de logique chez Basile ; comment en effet le père peut-il songer à faire faire des études à son fils doué alors qu’il en est réduit à un tel dénuement qu’il doit vendre l’un de ses enfants ? Cet exemple montre qu’Ambroise change ce qui ne lui convient pas. Il a conservé le mot auctio ; il faut donc le prendre en considération. Ainsi Ambroise atteste de l’existence de vente d’enfants libres aux enchères. Ce serait un des moyens sous-entendus par le quoquo modo legitime de CTh 5, 10, 1.
« Victus causa »
120La loi de Constantin C. 4, 43, 2 transmise par le Code de Justinien, ne tolérait la vente des nouveaux-nés que dans le cas où les parents seraient dans une misère complète. Nous nous interrogions sur le sens à donner à l’expression uictus causa, ne sachant si la vente devait nourrir l’enfant ou nourrir sa famille. Ambroise apporte la réponse : « Voyons à présent les tempêtes qui grondent dans l’esprit d’un père se demandant lequel de ses enfants il vendra en premier : lequel, dit-il, vendrai-je le premier. Je sais bien que le prix d’un seul ne suffit pas à nourrir les autres169. » L’enfant est vendu pour nourrir les autres. Il est frappant de constater que la vente n’est pas envisagée comme étant la seule chance de salut pour l’enfant. Ambroise ne développe que le thème de la misère du père. Il n’évoque pas l’intention de la loi de Constantin qui est d’éviter l’infanticide ou la mort par sous-nutrition. Son propos est centré sur les parents.
Le jugement porté sur les parents
121C’est de fait le jugement qu’il porte sur la conduite des parents qui est l’originalité d’Ambroise par rapport à la loi. La loi de Constantin CTh 5, 10, 1 ne portait aucun jugement moral sur les parents vendant leur enfant. En revanche toutes les citations d’Ambroise (et par-là de Basile) présentées ci-dessus vont dans un même sens : accablé par les usuriers, le malheureux père vendant son enfant est une victime, non un coupable. Ambroise le montre torturé par la douleur de son choix : « Il revient à sa résolution, il prend la décision de vendre. Cependant, le tort que lui causait son manque de ressources combattait avec les obligations du devoir paternel, la faim le poussait à gagner de l’argent, mais la nature à faire son devoir170. » Il est à noter qu’Ambroise parle toujours et uniquement du père ; il n’est pas question de la mère171. Encore moins de la fille-mère, dont la loi de Constantin semblait prévoir le cas. Le lecteur s’apitoie sur le sort de l’honnête homme tombé dans l’indigence par la faute d’êtres sans scrupules ; il n’est pas question ici d’enfants naturels conçus hors du mariage et de son cadre légal.
122Si le père est lui-même une victime, le coupable est à chercher ailleurs : c’est le riche, le puissant, le cupide qui accable sans remords les pauvres. Le mot qui revient sans cesse sous la plume d’Ambroise est « la cupidité », l’avaritia172. À propos de l’histoire de Naboth, il déclare : « Qu’est-il donc écrit dans cette histoire si ce n’est la cupidité des riches173 ? » La cupidité détruit tout : « Un flux stérile qui arrache tout à la façon d’un fleuve et ôte son utilité à ce qui allait en avoir174. » Le riche est sans pitié : « Le pauvre, devant toi, déplore la vente de ses enfants, mais ta cupidité te bouche les oreilles et ton esprit ne s’émeut pas devant l’horreur de cet acte pitoyable175. » L’attitude du riche est la négation de toute humanité. Ambroise, pour rendre stylistiquement ce comportement, accumule les négations : « Il est debout, inflexible, hautain, il ne se laisse pas fléchir par les prières, émouvoir par les larmes, son cœur n’est pas fendu par les lamentations176. » Ce qui cause la vente de l’enfant, ce n’est pas simplement une fortune contraire, comme on le trouve expliqué par exemple dans un texte de loi de Théodose177. Il y a un responsable, on peut lui donner un nom : le créancier cupide qui a piégé le pauvre et exige de lui un acte inhumain.
123Les accusations d’Ambroise contre la dureté et la rapacité des riches ont des accents révolutionnaires. À la fin du xixe siècle, on a même voulu voir en lui le « premier docteur socialiste178 ». Si cette affirmation est contestable historiquement179, il est vrai cependant qu’un tel discours contient une idée importante : le pauvre n’est pas coupable des actes auxquels le conduit sa pauvreté. Bien loin d’accuser les parents de manquer de cœur, Ambroise voit en eux des victimes.
La loi de 391 − CTh 3, 3, 1
124Il vient d’être montré que des écrits d’Ambroise antérieurs à 391 présentent comme ordinaires des faits qui au regard de la loi sont illégaux : on vend des enfants libres qui ne sont pas des nouveaux-nés. On a d’autre part noté la compassion d’Ambroise pour les pères contraints de vendre leur enfant. Or en 391 est composée une constitution qui semble répondre aux problèmes soulevés par les textes d’Ambroise : « Les empereurs Valentinien, Théodose et Arcadius Augustes à Tatianus, préfet du prétoire. Que tous ceux que le sort misérable de leurs parents a conduits à l’esclavage, pour se nourrir, retrouvent leur condition libre. Le versement du prix d’achat ne doit pas être demandé à l’ingénu qui a accompli un service d’une durée non négligeable. » Le 11 mars 391, Théodose signe en effet à Milan cette loi qui reconnaît implicitement la vente d’enfants en âge de travailler180. De fait, elle évoque une servitude, servitium, à laquelle est contraint l’enfant jusqu’à ce que son travail l’ait dégagé de toute obligation. Il ne peut pas s’agir des nouveaux-nés. Ainsi Théodose donne un cadre juridique à une situation de fait, illégale semble-t-il, mais pratiquée, comme l’atteste Ambroise.
125L’expression employée par Théodose pour désigner la vente est in seruitium adducere, « conduire à l’esclavage », ce que l’Interpretatio remplace par uendere, « vendre ». Mais il ne s’agit pas d’une réduction définitive à l’esclavage ; après un certain laps de temps, la personne retrouve sa condition libre. La définition de ce laps de temps est assez vague dans la constitution : non minimi temporis spatio, « une durée non négligeable ». L’Interpretatio est plus claire : si seuvitio suo satisfecerit, « quand il a accompli son temps de service » ; on peut imaginer que ce temps est déterminé au moment de la vente en fonction de la somme payée par l’acheteur.
126Plusieurs questions se posent :
127Que signifie non minimi temporis spatio ? L’enfant libre mais « à vendre » pour une certaine durée vient concurrencer l’enfant servile sur le marché de la main-d’œuvre. Comment la valeur de son travail est-elle appréciée ? Plus que celle de l’esclave ou moins qu’elle ? Quelle durée est exigée pour que soit remboursée la dette du père ? La loi reste sur ce point imprécise. Le père aux abois n’est certainement pas en position de négocier quoi que ce soit et se voit sans doute imposer les conditions voulues par l’acquéreur.
128Une lettre d’Augustin, postérieure d’une trentaine d’années à la loi de 391, évoque la vente d’enfants pour vingt-cinq ans181. Il s’agit là d’une précieuse information sur la durée des contrats de « vente » d’enfants. Elle offre peut-être l’indication d’une durée maximum pour le non minimi temporis spatio182.
129S’agit-il d’une vente ? L’enfant est-il réellement vendu puisqu’il est libéré non reddito etiam pretio, « même si la somme n’a pas été rendue » selon la formule de l’Interpretatio ? Il n’a pas à payer son maître au moment de sa libération. Nous ne sommes plus du tout dans le cas de figure du nouveau-né de la loi de Constantin qui redevient libre si son maître reçoit compensation (somme fixée selon sa valeur du moment ou échange avec un esclave de même valeur). C’est le travail fourni tout au long de son service qui lui redonne sa liberté. Dans la vente, le vendeur « consent une abdication définitive de son droit183 ». Ce n’est pas le cas ici, puisque le vendeur − le père − ne renonce pas définitivement à son droit − sa puissance paternelle. L’abdication de cette puissance n’est que temporaire. Quand l’enfant redevient libre, il rentre logiquement sous la puissance de son père184. C’est le système du louage. Le père loue le travail de son enfant.
130Cette forme de louage a toutefois quelques particularités. Premièrement, la redevance est payée au début et non en cours de louage ou à la fin. Deuxièmement, on peut se demander quels seront les effets du décès de l’un ou de l’autre durant le louage. L’employeur meurt : l’enfant devra-t-il continuer à servir les héritiers ? L’enfant meurt : sous quelle forme sera dû le travail non fourni par l’enfant décédé ? Le père de l’enfant meurt : l’enfant devenu sui iuris n’est-il pas libéré de l’accord conclu par le défunt ? Ces trois situations ont dû se présenter de nombreuses fois ; la dernière question, les effets juridiques de la mort du père, fut d’ailleurs posée par Augustin dans une lettre adressée à Eustochius, un expert du droit, qu’il consulte à propos des différentes questions que soulève la « vente » d’hommes libres185. Nous ignorons quelle fut la réponse d’Eustochius ; M. Humbert pense que, dans le contexte nouveau du Bas-Empire où le père peut aliéner temporairement sa puissance, « l’arrivée du terme convenu peut seule rétablir la condition première de l’enfant186 ».
131Il nous faut d’autre part commenter le fait que le père ne perde pas définitivement, semble-t-il, sa puissance sur l’enfant vendu. Nous sommes là dans une situation totalement différente de celle de l’exposition du nouveau-né. En 331, en effet, Constantin légifère sur l’exposition. Sa constitution CTh 5, 9, 1 est la condamnation de cette pratique. Les parents qui s’en rendent coupables perdent tous leurs droits sur l’enfant. Dans le cas du louage en revanche, les liens entre l’enfant et ses parents ne sont pas rompus. Faut-il y voir un effet de l’influence d’Ambroise ?
L’influence possible d’Ambroise sur CTh 3, 3, 1
132J. Rougé réfute l’idée d’une influence de Lactance sur les mesures de Constantin au sujet des enfants exposés187. Mais ne pourrions-nous pas en revanche faire l’hypothèse d’une intervention d’Ambroise en faveur des enfants vendus ? D’une part le contenu de la loi, d’autre part l’époque où elle est rédigée nous conduisent à supposer cette influence d’Ambroise sur la nouvelle législation de 391.
133Nous venons de conclure au maintien des liens entre parents et enfants dans la loi de 391. Cette loi autorise la vente des enfants en âge de travailler : ce point en lui-même n’apporte aucune amélioration aux pratiques déjà existantes. Mais la vente se fait désormais dans un cadre juridique qui protège l’enfant ; sa liberté ne dépend plus d’un hypothétique rachat. Comment des parents dans la misère pourraient-ils rassembler l’argent nécessaire au rachat de leur enfant, d’autant que plus le temps passe, plus celui-ci prend de valeur ? Avec la loi de 391, le temps qui passe joue au contraire en faveur de l’enfant. Le retour à la condition libre devient possible. Le père qui vend son enfant ne le condamne pas à l’esclavage définitif. Il y a une lueur d’espoir même au plus profond de la misère.
134On peut voir dans ce progrès un écho des traités d’Ambroise, dont on a vu la compassion pour les affres du père obligé de « vendre » son enfant. Le père ne rompt plus les liens qui l’attachent à son enfant. La mesure n’est pas radicale, mais on tente d’aménager la société telle qu’elle est. Autre écho possible du discours d’Ambroise : l’excuse apportée au comportement des parents. Les juristes de Théodose sont loin de composer des tableaux pathétiques à la façon d’Ambroise mais ils mentionnent tout de même les motifs respectables de la « vente » : « le sort misérable des parents », parentum miseranda fortuna, et « pour se nourrir », dum uictum requirit188. Ces expressions sont très proches de l’expression « du fait d’une trop grande pauvreté et d’une trop grande indigence afin de se nourrir », propter nimiam paupertatem egestatemque uictus causa de la loi de Constantin dans le Code. Il y a une manifeste continuité entre Constantin, Ambroise et Théodose. Théodose reprend les mots de Constantin pour donner un cadre juridique à une situation dénoncée par Ambroise.
135Si Ambroise est animé du même esprit que le législateur, peut-on aller jusqu’à penser qu’il est l’inspirateur de la constitution de 391 ? L’époque à laquelle est rédigée la constitution conduit en effet à une telle supposition. J.-R. Palanque donne pour titre à l’un de ses sous-chapitres : « L’influence de 391. » Selon sa chronologie, Théodose est à Milan jusqu’à la mi-avril189. Deux mois auparavant il signe le premier édit de proscription du paganisme190. On peut concevoir qu’en mars il signe également un texte de loi suggéré par Ambroise pour combler un vide juridique douloureux.
La loi de 451
136Que deviennent ensuite les mesures initiées par Théodose et peut-être inspirées par Ambroise ?
137Le 13 juillet 451, soit soixante ans après les mesures prises par Th éodose, Valentinien II I signe à Rome la Novelle XXXIII. Après un long préambule qui sera étudié ci-dessous, elle reprend les principes de CTh 3, 3, 1 : d’une part un père peut aliéner son enfant, d’autre part il doit agir avec l’excuse de la misère. Mais la loi de 391 est modifiée sur certains points.
138Tout d’abord, il est précisé que si l’acheteur revend l’enfant à un étranger, le déplace « au-delà des mers », il sera sanctionné par une amende. Cette mesure semble conçue pour permettre aux parents de retrouver l’enfant s’ils sont un jour en mesure de le racheter.
139Ensuite, la vente est annulée non plus au bout d’un certain temps de travail fourni par l’enfant mais uniquement s’il y a rachat. On comprend d’après la loi que le prix du rachat est celui de l’achat, avec une « indemnisation » complémentaire de 1/5e de la somme. Ce n’est absolument plus l’esprit de la loi de 391. On est là beaucoup plus proche de la situation des nouveaux-nés dans la loi de Constantin. Cette loi de Valentinien apparaît comme un recul par rapport aux dispositions de Théodose plus favorables à l’enfant vendu. Il n’y a plus louage mais véritable vente, l’enfant restant acquis à l’acheteur si on ne vient pas le racheter. La disposition concernant l’annulation de la vente dans le cas du rachat accompagné du supplément d’un cinquième est pourtant présentée comme une mesure novatrice destinée à favoriser le retour de l’enfant à la condition libre, « retrouvant la condition de ses ancêtres » écrit Valentinien. Il y a bien renouveau de la loi, mais pas du tout dans un sens favorable aux familles pauvres vendant leur enfant.
140Le préambule de la loi occupe plus de la moitié du texte. Cette longue introduction développe le thème classique de la liberté plus chère que la vie au cœur de l’ingénu. Elle évoque le comportement des parents dans la misère. Voici le jugement qu’elle porte sur eux :
Il est connu que dernièrement une terrible famine a sévi par toute l’Italie et que des hommes ont été contraints de vendre leurs enfants et leurs proches pour échapper à la situation critique d’une mort imminente. Une maigreur pitoyable et la pâleur mortelle des agonisants acculèrent chacun à ce que, oubliant tout l’amour qui est en eux de par la nature, on a pensé pouvoir aliéner les fruits de sa piété. Il n’y a pas en effet d’expédient vers lequel on ne se tourne pas quand on désespère du salut, rien que l’affamé ne juge honteux, interdit ; la seule préoccupation est de vivre, par n’importe quelle façon191.
141Il y a dans ce texte comme chez Ambroise l’évocation de la misère ; chose étrange pour un texte de loi, on parle de pâleur, de maigreur. C’est là un tableau concret des misères du temps. Valentinien reprend aussi l’idée de la pauvreté contraignante illustrée par Ambroise dans le De Nabuthae et le De Tobbia. Comme Ambroise encore, il évoque la pietas du père pour ses enfants, mise à mal par la misère. Mais là s’arrête le parallèle. Si Ambroise mentionne la pietas paternelle, c’est pour montrer les tourments du chef de famille torturé par le terrible choix qu’il doit faire. Rien de tel chez Valentinien qui dénonce au contraire l’oubli des sentiments les plus élémentaires chez l’homme affamé. Le malheureux perd en quelque sorte sa qualité d’être humain. Il n’est plus guidé que par l’instinct de survie, par un égoïsme animal. Il est coupable de ne pas préférer, en philosophe classique, la mort à l’esclavage. Ambroise, on s’en souvient, non seulement ne le condamnait pas mais encore faisait de lui la victime des riches sans scrupules. On voit que le ton a bien changé.
142La loi de Théodose apparaît comme une tentative de progrès, adaptant aux réalités sociales le discours de l’Église (d’Ambroise plus particulièrement ?) sur les pauvres, alors que le reste de la législation s’occupe plus de clarifier les pratiques, en leur donnant un cadre juridique, que de changer la condition des plus misérables. L’influence d’Ambroise sur la législation concernant la vente des enfants, si influence il y a eu, aura donc été de courte durée. Elle se sera fondée sur la volonté de maintenir les liens entre parents et enfants, même dans la plus grande détresse.
143Si on compare la rupture entre parents et enfants par la vente et la rupture provoquée par le remariage de la mère, il est patent que pour Ambroise le péché est plus grand dans le deuxième cas que dans le premier. La rupture des liens est en effet d’autant plus choquante à ses yeux quand elle n’est pas la conséquence funeste de la misère mais le fait de la volonté pervertie de l’individu, de la mère qui se remarie.
La mère meurtrière
144Dans l’œuvre d’Ambroise est évoquée une seule situation de meurtre à l’intérieur d’une famille, et encore de façon allusive, qui plus est pour être niée ; c’est le prétendu infanticide dont se serait rendue coupable la vierge Indicie. Les autres meurtres appartiennent à la légende et sont situés dans les temps bibliques : ils posent le problème du meurtre à l’intérieur de la famille de façon plus abstraite mais ne sont pas sans intérêt pour traiter cette question.
145Autre remarque Ambroise évoque deux types de meurtres d’enfant, la mère tuant son nouveau-né et le père sacrifiant son enfant déjà plus grand. Ces deux situations sont distinctes. Les coupables ont des rapports juridiques différents avec leurs enfants. La différence d’âge des victimes a peut-être elle aussi un sens : le meurtre de l’enfant en bas âge semble en effet ne pas avoir beaucoup d’importance, jusqu’à la loi de 374 protégeant les infantes192. Chacune de ces deux situations a l’utilité de permettre quelques constats sur deux questions liées à l’infanticide : quel est le châtiment appliqué aux mères infanticides ? Quelle réalité a encore le « droit de vie et de mort » du père, le ius vitae necisque, à l’époque d’Ambroise ?
Le cadre juridique
146Présentons tout d’abord les deux lois qui constituent la toile de fond juridique. La première est la lex Pompeia renvoyant elle-même à une lex Cornelia de sicariis : « Mais la mère aussi, qui aura tué son fils ou sa fille, se verra infliger la peine prévue par cette loi193. » L’âge de l’enfant n’est pas précisé et le texte concerne donc aussi bien l’adolescent, l’adulte que le nouveau-né. La deuxième loi date de l’époque même d’Ambroise, c’est une constitution de Valentinien du 1er février 374 : « Si un homme ou une femme a entrepris le crime de tuer un enfant, le châtiment sera la peine de mort194. » La loi concerne non seulement la mère mais quiconque porte la main sur un enfant ; l’âge de la victime est cette fois délimité par infans, « celui qui ne parle pas », ce qui peut désigner pour un Romain un enfant jusqu’à l’âge de sept ans. De ces deux lois il résulte que la mère qui tue son enfant est coupable de parricidium (lex Pompeia) et que la vie des jeunes enfants est désormais protégée de la même façon que celle des adultes (CTh 9, 14, 1). Dans les deux lois le châtiment prévu pour le coupable est la mort.
147D’autre part, on peut se demander quel châtiment punissait le meurtre d’un enfant naturel. En effet, dans le cas où l’enfant naît d’une rencontre fortuite, en dehors du mariage, ou du concubinat, il est sui iuris dès sa naissance ; il n’a pas de père possédant la potestas sur sa personne ; sa mère ne peut avoir sur lui de potestas en tant que femme195. Dès lors, y a-t-il parricidium, crime contre le paterfamilias et son autorité, quand il n’y a pas de paterfamilias ? La lex Pompeia peut très bien n’avoir concerné que les enfants nés dans le mariage : en tuant son enfant, la femme usurpait le droit du chef de famille, le ius vitae necisque196. S’il n’y a pas de chef de famille, il n’y a plus usurpation.
148Avec la loi de 374, toutes les situations sont sous-entendues : quel que soit le lien juridique qu’on ait avec l’enfant, le meurtre est puni de mort. L’enfant naturel est autant protégé que l’enfant légitime.
L’évocation de l’infanticide
149Ambroise évoque la situation de l’infanticide à propos de l’accusation mensongère d’infanticide portée contre une vierge consacrée du nom d’Indicie. L’affaire est connue par deux lettres d’Ambroise à l’évêque de Vérone, Syagrius197. Ambroise lui reproche d’avoir écouté des rumeurs accusant une vierge nommée Indicie ; elle aurait rompu son vœu de chasteté et, qui plus est, aurait fait disparaître l’enfant né de ses coupables relations. Alerté, Ambroise prend la défense d’Indicie, qui se trouve être une amie de sa sœur Marcelline chez qui elle a habité à Rome.
150Il ne s’agit que d’une rumeur, aucune accusation n’est portée officiellement devant les tribunaux civils de Vérone contre Indicie, d’après les informations que donne la correspondance d’Ambroise. L’épisode se place entre 380 et 389 selon les auteurs198 ; les faits se situent donc après la loi de 374 condamnant à mort le meurtre d’un enfant. Si l’affaire est portée devant le juge civil et qu’il est prouvé qu’Indicie a effectivement tué son enfant naturel, elle encourt la mort199. Ambroise, en prenant sa défense et en démontrant l’inanité de la rumeur, avant qu’il n’y ait procès civil, vient donc peut-être lui sauver la vie.
151Or rien ne transparaît de cet enjeu-là dans les lettres d’Ambroise ; Ambroise ne s’arrête nulle part à l’accusation d’infanticide lancée contre Indicie. Pourtant tout ce qui intéresserait un tribunal civil est de savoir si cette femme a tué son enfant ou non ; le reste, c’est-à-dire la rupture des vœux, relève d’un tribunal ecclésiastique. Alors qu’il en va peut-être de la vie d’Indicie, Ambroise ignore superbement les suites qu’un procès civil donnerait à l’affaire. Ce n’est bien sûr pas par ignorance des lois, mais par stratégie. Il prend la question à la source : Indicie peut-elle avoir rompu ses vœux de chasteté ? La réponse étant nécessairement négative aux yeux d’Ambroise, l’affaire est close ; il ne peut y avoir eu infanticide puisqu’il n’y a pas eu d’enfant.
152Nous venons de dire qu’Ambroise ne s’arrête pas à l’accusation d’infanticide. Il ne fait en effet aucun commentaire développé sur l’hypothèse de ce crime. Mais il le mentionne toutefois, très rapidement, quand il reprend pour Syagrius le contenu de la rumeur : « Un enfant mis au monde et exposé ou tué (expositus uel necatus)200. » Le participe passé passif necatus résume à lui seul l’accusation d’infanticide. Le complément d’agent n’est même pas précisé. Cela n’est peut-être pas nécessaire car si ce n’est pas la mère qui tue l’enfant de ses propres mains, elle est néanmoins coupable d’avoir confié le crime à un complice. Directement ou indirectement, elle est la meurtrière.
153Cette phrase d’Ambroise amène une autre remarque à propos de l’alternative rendue par uel et qu’Ambroise établit entre expositus et necatus. On a le sentiment d’une équivalence dans le monstrueux. L’exposition du nouveau-né est aussi coupable que son assassinat. Cette remarque montre qu’Ambroise est en plein accord avec la législation inaugurée par Constantin ; elle désavoue les parents qui exposent leur nouveau-né et les prive de tout droit sur l’enfant201. Quarante ans plus tard, en 374, une loi transmise par le Code de Justinien202 traite de l’obligation alimentaire des parents envers leurs enfants et établit la même équivalence qu’Ambroise entre exposition et meurtre : les parents abandonnant leurs enfants les laissent « exposés à la mort », expositos ad mortem. L’exposition était pourtant jusque-là perçue comme une alternative heureuse à l’infanticide ; les parents offraient en quelque sorte leur enfant au monde et, avec de la chance, l’enfant connaîtrait une vie meilleure que la leur203. Ainsi que le relève M. Bianchi Fossati Vanzetti, au ive siècle on assiste à un changement des mentalités sur l’exposition des nouveaux-nés : encore pratiquée204, elle est toutefois maintenant condamnée par l’opinion205. L’expression expositus uel necatus d’Ambroise, aussi brève soit-elle, est là pour en témoigner.
154Indicie, accusée d’avoir rompu ses vœux et d’avoir fait disparaître un nouveau-né, est innocente. Cette image positive de la vierge chrétienne a son double négatif : la vierge déchue du De lapsu uirginis consecratae. Cette œuvre fut d’abord attribuée à Ambroise tant le thème traité est proche des deux lettres à Syagrius : même accusée (une vierge consacrée), même accusation (rupture des vœux et infanticide). La différence est que dans un cas la vierge est innocente, dans l’autre elle reconnaît sa faute. Le De lapsu uirginis consecratae, dont on considère qu’il n’est pas l’œuvre d’Ambroise206, se présente comme un discours adressé à la fois à l’ensemble des fidèles207 et à la vierge déchue208. L’infanticide y est évoqué de façon si obscure qu’on peut douter de sa réalité. La seule mention de la grossesse de la coupable se trouve dans ces mots : « Tu as embrassé la débauche, tu as porté le fruit du désordre209. » Le fruit mentionné pourrait n’être d’ailleurs que symbolique. On peut toutefois supposer l’existence d’un véritable enfant mais dont on ne doit parler qu’à mots couverts. Le meurtre lui-même semble se déduire d’une phrase qui arrive tardivement au paragraphe 34 dans ce traité d’une cinquantaine de paragraphes : « Regarde donc si ce péché d’adultère est le seul, ou s’il est double pour ce meurtre (nece) qu’on dit avoir été commis (facta dicitur) en secret210. » Le mot nex évoque la mort violente211 ; c’est celui de l’expression ius vitae necisque. Il y aurait donc eu meurtre. Mais, comme Ambroise, l’auteur évite d’indiquer un agent de l’action et choisit une tournure au passif (facta dicitur). Qui est le meurtrier ? Est-ce la mère ? Est-ce le père ? Un complice ? A-t-on retrouvé un cadavre ? Rien de tout cela n’est dit. Ces questions, que soulèverait un procès civil, sont escamotées. Pourquoi ces silences ? La première raison est peut-être que ce genre d’écrit est destiné à l’édification des jeunes vierges ; il serait alors assez inconvenant d’évoquer plus directement la grossesse de la pécheresse et la façon dont on a fait disparaître un nouveau-né. La deuxième raison serait que, comme Ambroise, l’auteur met au premier plan la question de la rupture des vœux, le reste du drame ne faisant que découler logiquement de cette première faute.
La question du châtiment
155C’est encore le De lapsu uirginis consecratae qui permet de réfléchir à la nature du châtiment de la mère coupable de la disparition d’un nouveau-né sans père légitime. Nous avons vu ci-dessus que la loi de 374 condamne à mort quiconque attente à la vie d’un petit enfant ; la pécheresse du De lapsu est donc passible de la peine de mort. Voyons ce qui en transparaît dans cet ouvrage.
156Le paragraphe 32 fait l’inventaire de tous les tourments que la foule réclame pour la coupable : « Bien qu’autant de bonnes gens que de mauvaises personnes, animées par une juste indignation, jugent que tu es digne de toute forme de mort, et qu’il faut te supplicier par toutes sortes de tortures, frappée à mort ou brûlée par les flammes212… » Les sanctions demandées par la foule en colère sont variées. D’autre part on ne sait pas exactement ce qu’elles doivent punir. Est-ce la rupture des vœux ou l’infanticide ? Qui va en juger ? Et s’il s’agit d’infanticide, pourquoi hésiter sur la nature du supplice ?
157Tout d’abord quel est le chef d’accusation ? Telle que la chose est présentée par l’auteur, il semblerait que la foule réclame la mort en raison de la rupture des vœux. La peine de mort se justifierait dans l’esprit du public par le fait que, comme le dit l’auteur, il y a eu « adultère ». On sait que l’adultère dans un mariage ordinaire entraîne la mort de la coupable ; on peut concevoir logiquement que l’adultère du mariage mystique réclame la même sanction. Les vestales fautives étaient bien condamnées à mort ; il est possible donc qu’au ive siècle, époque de transition, ce châtiment paraisse « normal » à l’homme de la rue, celui qui précisément manifeste sa fureur au paragraphe 32 du De lapsu. Ce serait donc la rupture des vœux que la mort vient punir.
158On peut également penser que la foule réclame la mort de la femme infanticide. Si l’on suit cette hypothèse, on conclura que l’auteur fausse quelque peu la réalité et utilise les cris de la foule pour effrayer les vierges tentées par la rupture des vœux, alors que la véritable raison de la colère publique est l’infanticide. Un élément pourrait venir appuyer cette hypothèse : le fait que le corrupteur ne semble pas accusé d’infanticide. Au paragraphe 40, l’auteur donne au corrupteur le conseil de s’enfermer dans « la prison de la pénitence », de « se crucifier dans les lamentations et les jeûnes ». Malgré l’emploi d’un champ lexical qui évoque le monde de la justice et ses prisons, il semblerait que le corrupteur ne soit pas autrement inquiété. Au paragraphe précédent, l’auteur a rappelé la nature de sa faute : « En un forfait tu as commis deux crimes, l’adultère et le sacrilège. » Son premier crime est l’adultère ; même faute de la part de la vierge. Son deuxième crime est le sacrilège parce qu’il a osé toucher ce qui était donné à Dieu. Or nous avons vu que le deuxième crime reproché à la vierge n’est pas le sacrilège mais la disparition d’un enfant. Les deux coupables n’ont pas commis exactement les mêmes fautes. Si tous deux sont adultères, l’un est sacrilège pendant que l’autre est la meurtrière. On pourrait en voir une autre preuve dans le fait que la foule ne réclame pas sa mort. Si on ne l’accuse pas lui, c’est que c’est elle la coupable. Or la seule chose dont elle peut être seule coupable, c’est l’infanticide.
159Quel est le tribunal compétent ? La sentence capitale réclamée par la foule serait-elle prononcée et exécutée par les institutions civiles ? Une constitution de Gratien en 376 indique que les causes criminelles sont réservées aux tribunaux séculiers213. Or la rupture des vœux pourrait être une cause criminelle : les tribunaux civils en effet ont à connaître de l’atteinte aux vœux puisqu’une constitution de 364 (CTh 9, 25, 2) punit de mort le rapt d’une vierge consacrée. Est-ce en vertu de cette loi que la foule se montre en colère ? Nous venons de voir que l’auteur du « rapt » n’est pas poursuivi par la foule. Comment poursuivrait-on alors la femme objet du rapt alors que l’auteur lui-même du rapt ne l’est pas ? Il nous faut conclure que la constitution de 364 n’est pas ici en cause. L’atteinte aux vœux, quand il n’y a pas eu rapt, est avant tout une affaire disciplinaire qui relève des seules instances ecclésiastiques214. N’oublions pas qu’en 386 Ambroise revendique ce pouvoir contre les menaces d’empiétement du pouvoir civil sur les affaires de l’Église215. C’est très certainement dans l’esprit d’Ambroise qu’est composé le De lapsu et son auteur raisonne dans le cadre de la défense de la juridiction ecclésiastique pour les questions de foi et de discipline. Le jugement de la rupture des vœux relève dans ce récit d’un tribunal ecclésiastique ; le tribunal civil jugera de l’infanticide. L’auteur du De lapsu est un ecclésiastique ; il n’appartient pas au tribunal civil. Appartient-il en revanche au tribunal ecclésiastique ? La chose n’est pas claire. Il ne semble pas en tout cas être seul à juger l’affaire. Il propose une sanction, il ne la décide pas(paragraphe 33). À moins qu’il ne faille entendre qu’il a jugé l’affaire sur le plan disciplinaire ecclésiastique et qu’il s’adresse à présent au tribunal civil auquel il recommande de laisser la vie à la pécheresse pour qu’elle puisse vivre dans la pénitence tout le reste de ses jours.
160Quel est le châtiment prévu ? C’est la mort que réclame la foule. Mais de quelle façon ? Coups, flammes… la foule est partagée sur le châtiment à infliger à la coupable. Cette hésitation peut être interprétée de deux façons. Soit l’on considère que la foule veut punir la rupture des vœux, et on voit dans ce flottement sur le châtiment la preuve qu’il n’y a pas de sanction-type prévue dans ce cas. La variété des supplices réclamés et leur gravité montreraient simplement la force de l’indignation publique, sans qu’il y ait une législation précise pour résoudre la situation. Soit on considère que la foule réclame le châtiment de l’infanticide, et on s’étonnera de l’hésitation populaire alors que la sanction habituelle du parricide est la peine du sac. Serait-ce que ce supplice n’est plus employé par les bourreaux ? Il serait tentant cependant de voir dans le paragraphe final du De lapsu une allusion à cet ancien mode d’exécution. Citant le Psaume XXIX, l’auteur met dans la bouche de la coupable les mots suivants : « Tu peux, Seigneur, dénouer mon sac et me ceindre de joie216… » Le mot « sac » ne désigne peut-être ici que le vêtement de lin grossier que portera désormais la pénitente ; mais il peut aussi signifier « sac ». S’agirait-il du culleus de la peine du sac dont Dieu délivrerait la coupable en substituant le repentir éternel à un châtiment temporel ? S’il y a là allusion au culleus de la part d’un auteur instruit des traditions romaines, la foule en revanche ne paraît pas penser à ce supplice ; ce qui prouverait qu’on ne l’utilise plus.
161Le châtiment demandé par l’auteur n’est pas la mort : « Je ne désire pas la mort du pécheur, mais qu’il revienne de sa voie et qu’il vive217 » dit-il en citant Ezéchiel. La position est celle d’Ambroise dans le De Cain et Abel. Quand il évoque le châtiment réservé par Dieu à Cain − à savoir le bannissement −, il fait le commentaire suivant : « En vérité cependant il ne voulut pas que l’(auteur de) homicide soit puni par l’homicide, lui qui préfère la correction du pécheur plutôt que sa mort218. » La coupable souffrira plus sûrement et plus longtemps dans la pénitence que par la peine capitale. Voilà pour satisfaire aux exigences du monde et répondre à ceux qui trouveraient le châtiment trop doux. De plus, la pénitence peut sauver l’âme de la coupable ; voilà qui plaît à l’Église. « Cependant, moi qui sais que des supplices plus durs sont réservés aux criminels, et que des tortures sans fin sont réservées à leurs âmes impies, tortures non pas momentanées mais éternelles, je veux que te soient infligés d’autres tourments, qui sauveront ton âme au lieu de la perdre219. » Ambroise lui aussi croit à la rédemption par la pénitence dont il ne faut pas priver le pécheur par la peine de mort : « Qu’il puisse faire ses excuses en se rachetant par la pénitence, même tardive, si toutefois un châtiment prématuré ne l’a pas emporté avant220. »
162Suit dans le De lapsu la description du châtiment de la pénitence : « Qu’on coupe tes cheveux, qui t’offrirent par une vaine gloire l’occasion de la luxure. Que pleurent tes yeux qui n’ont pas regardé l’homme avec simplicité. Que pâlisse ta face, qui un jour rougit de façon impudique. Enfin que tout ton corps soit consumé par les mauvais traitements et les jeûnes, qu’il fasse horreur, recouvert de cendres et caché par un cilice221. » Le tableau que fait Ambroise du banni à qui on laisse le temps du remords n’est pas plus enviable : « Les peurs qui s’abattent souvent sur ceux qui vivent cette vie, les tristesses, les douleurs, les gémissements et tourments divers, les blessures des malaises et des maladies apportent plusieurs morts au genre humain, au point que cette mort décriée passe pour un remède, non une peine222. »
163L’auteur du De lapsu cherche à prouver par tous ces détails que le péché ne sera plus possible : pas de récidive. Il a démontré que la pénitence est un châtiment plus lourd que la peine de mort. Ne serait-ce pas un plaidoyer en faveur de la pénitence, contre la peine de mort ? Si l’auteur est si ardent dans sa démonstration ne serait-ce pas que nous sommes là à une époque de débats où s’affrontent partisans de l’une et l’autre sanction ? À l’époque de la rédaction du De lapsu y aurait-il une polémique sur la question du châtiment de l’infanticide ? ou plus largement sur la peine de mort au regard des exigences chrétiennes ? Les deux positions adverses seraient d’une part celle de la peine de mort selon la loi de Valentinien Ier, d’autre part celle de la pénitence, défendue ici par l’auteur du De lapsu, ailleurs déjà par Ambroise. Il n’est pas indifférent qu’on ait attribué l’œuvre du De lapsu uirginis à Ambroise, même s’il n’en est pas l’auteur. Au-delà du parallèle évident que nous avons relevé avec l’affaire Indicie, le De lapsu a pu passer pour une œuvre d’Ambroise car il s’y affichait la même conception de la liberté individuelle que celle que développe Ambroise, comme nous venons de le voir, dans ses écrits : le péché est un choix, l’Église doit donner au pécheur la possibilité de revenir sur ce choix et de racheter sa faute. La peine de mort empêcherait la rédemption.
164Nous tirons du De lapsu uirginis la conclusion que, pour l’Église, au tout début du ve siècle, la mère infanticide ne doit pas subir la peine de mort, contrairement à ce que prévoit la loi de 374 contre les meurtriers d’enfants. D’autre part l’infanticide par la mère ne paraît plus être sanctionné par la peine du sac, réservée habituellement aux parricides.
Le père meurtrier
165Ambroise mentionne deux cas de pères meurtriers : le premier est Abraham, prêt à sacrifier son fils Isaac sur l’ordre de Dieu ; le second est Jephté, qui, ayant promis d’immoler la première personne qu’il rencontrerait si Dieu lui donnait la victoire, se voit contraint, pour respecter son vœu, de tuer sa propre fille qui venait à sa rencontre après la bataille. Ce ne sont pas des cas concrets, que l’évêque a pu avoir à juger, comme précédemment dans les accusations d’infanticide maternel. Mais, rapportés par les Écritures, ces épisodes doivent absolument être expliqués aux fidèles car le croyant se trouve face à des situations impensables : Dieu demande à Abraham de tuer son fils bien-aimé ; Dieu accepte que Jephté mette à mort sa fille innocente. Serait-ce que Dieu approuve le père qui tue son enfant ? La loi civile depuis Constantin a interdit au père de tuer son fils. On en a conclu à l’extinction du ius virae necisque paternel. Y aurait-il contradiction entre la parole divine et le droit ? Voyons tout d’abord quel est l’état précis du droit sur cette question, avant d’analyser les propos d’Ambroise.
L’état du droit du ius uitae necisque à la fin du ive siècle
166Il est nécessaire de définir pour commencer ce droit de vie et de mort paternel qui est une particularité romaine. Le ius vitae necisque est une définition abstraite du pouvoir du père sur son fils. Ce qui signifie deux choses. Tout d’abord il ne concerne pas les filles ; ensuite le droit de mort n’est pas la sanction d’une faute, c’est l’affirmation d’un pouvoir absolu223. Ce pouvoir n’autorise toutefois pas la cruauté paternelle qui est fortement réprouvée224.
167Après cette rapide définition, il convient de rappeler brièvement les décisions prises sur ce sujet par Constantin, très souvent commentées et sujettes à controverses225. En effet on se trouve face à des dispositions contradictoires. D’une part, une constitution de 315226 prend des mesures pour éviter aux parents (pères compris) indigents de commettre des parricides sur leurs petits, déclarant par-là que le père est parricide s’il tue son enfant. Une autre constitution, en 318227, condamne à la poena cullei le père qui tuerait son fils. D’autre part, une constitution de 323228 comporte une expression ambiguë : « … Aux pères à qui fut donné (permissa est) le droit de vie et de mort sur leurs enfants. » Le groupe permissa est, s’il est compris comme un parfait résultatif, signifie que ce droit est encore en vigueur, ce qui vient contredire les conclusions que l’on tire des lois de 315 et 318 plus anciennes.
168Plusieurs réponses ont été apportées à cette contradiction. Donnons en premier celle de B. Biondi pour qui permissa est est à analyser classiquement comme un parfait passif : le droit paternel de vie et de mort est rejeté dans le passé et la constitution de Constantin atteste de son extinction au début du ive siècle229. La deuxième réponse est celle de M. Sargenti qui réfute l’analyse de permissa est comme un passé mais refuse pour autant de trancher la question de l’extinction ou du maintien du ius uitae necisque. Ce sont selon lui les compilateurs de Justinien qui auraient faussé notre regard sur la constitution de 323 en mettant l’accent sur cette expression qu’ils reprennent230 en modifiant le temps du verbe (olim permissa erat, « le droit qui avait été donné »). Les législateurs de Constantin ont voulu mettre « l’accent non sur l’affirmation du ius vitae necisque comme aspect actuel de la patria potestas mais plutôt sur l’affirmation que dans les temps anciens il n’était pas consenti non plus au pater d’eripere, “arracher”, à ses enfants la liberté231 ». Il serait « inutile et risqué » − selon l’expression de M. Sargenti232 − de vouloir affirmer l’extinction du ius vitae necisque à partir du texte des constitutions de Constantin. La rupture n’apparaît vraiment consommée qu’avec les législateurs de Justinien233.
169Mais un autre point nous semble rester dans l’ombre : si le père est traité en parricide quand il tue son fils, qu’en est-il du meurtre de la fille ? La loi de 318 qualifie ainsi le parricide : « Celui qui aura provoqué la mort d’un parent, d’un fils ou de quiconque dont le meurtre est contenu sous la désignation de parricide234… » On remarque tout d’abord un ordre qui pourrait bien être l’ordre décroissant dans la gravité du parricide : en premier figurent les parents, puis vient le fils, dont le singulier désigne l’enfant mâle exclusivement à la différence du pluriel qui renverrait aux deux sexes235, et enfin toute la parenté selon, très certainement, les listes déjà établies dans d’autres lois, comme la lex Pompeia236. La fille, si elle est incluse dans la loi de 318, ne figure qu’au troisième rang, dans la masse indistincte de la parenté. L’Interpretatio semble gênée de cette position et la fait remonter d’un rang en disant : filium vel filiam, mettant fils et fille sur le même plan.
170La loi de 323 écarte toute ambiguïté en employant l’expression in liberos237. Le mot liberi désigne clairement garçons et filles. Pourquoi ne pas avoir employé dans les différents textes cités ci-dessus ce substantif générique évident et lui avoir préféré un filii masculin ou une expression comme filium vel filiam qui dans sa précision même semble témoigner de la nécessité d’une mise au point ? On en vient à penser que le meurtre de la fille a pu paraître de nature différente puisque la fille ne relève pas du ius vitae necisque. Le législateur semble avoir éprouvé le besoin de rappeler qu’en tuant sa fille on commet un parricide du même rang qu’en tuant son fils ce qui témoignerait d’une nouvelle conception de la potestas paternelle sur ses enfants, fils et fille étant désormais sur le même plan.
Le témoignage d’Ambroise
171Si la loi de Constantin condamne clairement le meurtre des enfants par les parents, la société de la fin du siècle a-t-elle intégré cette interdiction, en particulier pour les filles ? À cette question la réponse est sans aucune ambiguïté dans les écrits d’Ambroise : le meurtre de l’enfant par le père est assurément un crime odieux et la façon dont il en parle suggère que son public est là-dessus en parfait accord avec lui. Les mentalités réprouvent à ce point cette forme d’assassinat qu’il est nécessaire à l’évêque d’expliquer les épisodes d’Abraham et de Jephté, de justifier les Écritures en faisant oublier la lettre pour faire comprendre l’esprit, selon la méthode qui lui est chère et qu’apprécia tant Augustin quand il l’écoutait à Milan.
172Ambroise dans un premier temps dénonce le scandale du parricide pour montrer à son auditoire qu’il a raison d’être choqué par ce qu’on lit dans la Bible. Preuve que le public de la fin du ive siècle n’accepte plus l’idée d’un ius uitae necisque paternel. Le meurtre de son enfant est un acte « biologiquement » contre nature : « Le vieillard crut qu’il pouvait engendrer un fils, le père jugea qu’il pouvait immoler son fils238. » C’est le miracle de la foi d’Abraham d’avoir cru la parole de Dieu alors qu’il est tout aussi impossible d’engendrer pour un vieillard que de tuer pour un père. Le meurtre est un acte innommable au sens propre du terme. Ambroise écrit à propos de Jephté : « Il accomplit son vœu : car c’est l’expression dont il faut user, puisque l’Écriture divine ne détaille pas la réalisation de la chose, se refusant à mentionner le parricide239. » Ce meurtre est à ce point scandaleux aux yeux de son public qu’Ambroise doit en innocenter Dieu : « Le même passage affirme que Dieu n’approuve pas le parricide puisqu’une brebis est substituée au fils pour être frappée à sa place240. »
173Y a-t-il une distinction à établir entre fille et fils au sujet du parricide ? En lisant Ambroise on apprend que le meurtre de la fille est aussi choquant aux yeux du public que le meurtre du fils. C’est ce que font comprendre les questions des fidèles que rapporte Ambroise : « Quelqu’un dira : comment se fait-il que dans le premier cas (c’est-à-dire Abraham) Dieu n’a pas permis que s’accomplît le meurtre, et que cette fois-ci (c’est-à-dire Jephté) il a souffert qu’il ait lieu241 ? » Ambroise veut répondre au trouble que jette dans les esprits l’incohérence apparente de l’attitude de Dieu. Son public plaint tout autant le sort d’Isaac que celui de la fille de Jephté. Pas de différence dans l’esprit d’Ambroise et de ses fidèles entre le garçon et la fille.
174On pourrait objecter qu’Ambroise présente deux cas dont les issues sont opposées ; Dieu empêche de tuer le fils, il accepte en revanche que la fille soit sacrifiée. Mais il faut en fait comprendre cette distinction en la replaçant dans son contexte. Ambroise évoque le sacrifice de la fille de Jephté dans le De Virginitate, un ouvrage sur l’engagement des vierges. Il y expose le récit biblique du sacrifice d’une vierge. L’épisode du sacrifice non réalisé du garçon Isaac n’est pas au centre du sujet ; il n’est là que pour permettre l’analyse des erreurs de Jephté. En effet Jephté a mal compris les intentions de Dieu : « À coup sûr, dans le doute sur le parti à prendre […] la manière dont les choses s’étaient passées autrefois indiquait ce qu’il fallait faire242. » Lui et sa fille ont manqué de foi : « Ou bien peut-être, les mérites n’étant pas égaux, les faits n’ont pas pris la même tournure. Le père fut affligé, la fille pleura : l’un et l’autre ont douté de la miséricorde de Dieu243. » Tragique malentendu, le sacrifice de la fille de Jephté aurait dû être tout autre. Ce n’est pas par un meurtre qu’il faut donner sa fille à Dieu, mais en acceptant son engagement dans la virginité consacrée : « De là préférons nous aussi à tous ceux que nous chérissons, père, frères, mère244… » Ne pas tuer son enfant, fils ou fille, mais plutôt l’offrir à Dieu : telle serait la conclusion de l’histoire de Jephté.
175Cette conclusion nous semble d’autant plus exacte qu’elle n’est en fait que l’écho des pratiques réelles dans la communauté chrétienne. P. Brown cite en effet sur ce sujet une lettre de Basile de Césarée245 se plaignant de voir trop de parents se débarrasser de leurs filles vouées à la consécration pour s’éviter les frais de leur éducation. On en déduit que pour certains parents offrir un enfant à Dieu est une façon de résoudre le problème des naissances indésirables. La consécration devient une alternative à l’exposition ou à l’infanticide246. L’enfant est l’objet d’une oblatio et non plus d’une expositio247. Basile se plaint de l’accroissement des charges de l’Église. Ambroise semble en revanche considérer la question sous un angle plus positif : il n’y aura plus d’infanticide et d’abandon car les parents ont appris par l’exemple d’Abraham qu’il y a d’autres façons de se séparer de son enfant et que « sacrifier » ne veut pas dire « tuer ». Si on ne peut dater précisément l’extinction sur le plan légal du ius uitae necisque, ce droit paternel est assurément perçu comme un archaïsme scandaleux à la fin du ive siècle. Les propos d’Ambroise sont à ce sujet sans ambiguïté. Et le père n’a pas plus le droit de tuer sa fille que son fils. Mais le corollaire pour l’Église est le rôle d’accueil que lui imposent de facto les familles qui, n’abandonnant plus, ou ne tuant plus, les bouches inutiles, lui confient des âmes sans vocation.
176Dans la pensée chrétienne, et notamment chez Ambroise, l’individu est libre de choisir entre le Bien et le Mal. L’Église avant tout, la législation ensuite, doivent le guider dans ses choix. D’où l’importance de voir la Loi de Dieu inspirer le droit impérial. Ambroise ne se prive donc pas de juger les lois et de prendre position quand elles ne lui semblent pas satisfaisantes.
177Ainsi, alors qu’il approuvait globalement les solutions du droit en matière de formation des liens, il se montre beaucoup plus critique sur le reste des lois régissant la vie familiale. Il dénonce en premier lieu la législation sur le divorce, permissive, brutale et incomplète à ses yeux. Il réprouve ensuite la possibilité du remariage et a probablement influé sur la rédaction d’une loi de 390 (CTh 3, 17, 4) retirant la tutelle des enfants du premier lit à la mère remariée. Il s’indigne devant le spectacle des pères qui, poussés par la misère, sont obligés de vendre leurs petits et semble avoir là aussi pu influencer le législateur dans la loi de 391 (CTh 3, 3, 1) aménageant le louage des enfants. Enfin, la peine de mort en général, et pour l’infanticide en particulier, passeaux yeux de l’Église pour une sanction inadéquate : le pécheur doit racheter son erreur par la pénitence et les pleurs, non par son sang. Pour Ambroise, la législation impériale est imparfaite et doit évoluer. Quant à la justice familiale, elle ne doit plus exister : le mari trompé ne doit pas punir lui-même son épouse infidèle ; le paterfamilias n’a plus le ius uitae necisque. Seul le Père de l’humanité a désormais ce pouvoir. La liberté individuelle, dans l’expression débridée des passions personnelles, ne conduit pas au bonheur : tel est le message qu’Ambroise veut transmettre aux fidèles.
Notes de bas de page
1 Ambroise, Exp. ps. CXVIII 15, 16.
2 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 5.
3 Ambroise, Virginit. 34.
4 J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, p. 540.
5 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 9.
6 Ambroise, Exam. V, 7, 18.
7 Ambroise, Exp. Luc. X, 133.
8 Ambroise, Exp. Luc. II, 4.
9 Ambroise, Exam. V, 7, 18.
10 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 4.
11 Ambroise, Exam. V, 7, 18.
12 Ambroise, Abr. I, 59.
13 Ambroise, Abr. I, 7.
14 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 4.
15 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 6.
16 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 6.
17 Ambroise, Exp. Luc. II, 4.
18 J. Gaudemet, « Droit romain et principes canoniques », p. 195, n. 4, renvoyant à Augustin, Sermo 51, 13, PL 38, col. 345.
19 Ibid., Augustin, Ep. 127, 9, CSEL 44, p. 28 ; voir aussi Ep. 262, 3, CSEL 57, p. 443 ; Jérôme, Ep. 148, 28, PL 22, col. 1217.
20 Ambroise, Epist. 27 (Maur. 58), 2.
21 Paulin, dans son Poema XXXI, évoque la disparition ce fils tant attendu (PL 61, v. 601) ; cf. PLRE, t. I, p. 681 et 909.
22 Ambroise, Epist. 27, 2.
23 Selon l’analyse de F. E. Consolino, il faut entendre que le mari de Julienne fut évêque (« Dagli “exempla” ad un esempio di comportamento cristiano », p. 456, n. 3).
24 L’Exhortatio uirginitatis est datée de 394 (G. Visonà, Cronologia, p. 90), Sirice est alors pape depuis neuf ans. L’obligation de la continence est exprimée dans la lettre I de Sirice (Epist. 1, 8-11, PL 13, col. 1138 et suiv.).
25 Ambroise, Exh. uirginit. 24.
26 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 2.
27 J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, p. 545 ; Augustin en revanche prononce une interdiction explicite (par exemple dans De adult. conjug. 1, 14).
28 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 2.
29 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 3.
30 Ambroise, Exp. Luc. II, 4.
31 Ambroise ne précise pas comment, concrètement, doit s’effectuer cette répudiation. Il ne dit rien, par exemple, de la lettre de répudiation que le Deutéronome exige du mari (Dt 24, 1) ; Flavius Josèphe, dans ses Antiquités juives, rappelle que l’homme doit certifier par écrit qu’il n’aura plus de relations avec la femme qu’il répudie (Antiquités juives, IV, 253). La législation du ve siècle l’imposera (Novelle 12 de Théodose II en 439 ; C. 5, 17, 8). Ambroise, lui, n’en parle pas. Peut-être peut-on voir là son respect des formes juridiques classiques ; la lettre de répudiation n’est pas en effet une coutume romaine (Dioclétien la tient pour négligeable), comme l’explique E. Lévy, qui trouve ses racines dans la partie orientale de l’Empire (E. Lévy, Der Hergang der römischen Ehescheidung, p. 104 et suiv.).
32 Ambroise, Exp. Luc. II, 5.
33 Ambroise, Abr. I, 79.
34 Le même cas de figure se présente avec l’histoire d’Abimelech (Gen XX, 3) mais il y est clairement dit que Dieu a empêché l’adultère, ce qui n’est pas précisé dans le cas de Sarah.
35 Qui plus est, Abraham pourrait bien tomber sous le coup d’une accusation de lenocinium (ici : tirer profit du manquement à la chasteté commis par son conjoint ; D. 4, 4, 37, 1) puisqu’il a tiré profit de l’union de Sarah et Pharaon. Pharaon lui avait en effet offert des cadeaux quand il le croyait le frère de Sarah ; Abraham, quand il retrouve sa femme, garde ces cadeaux…
36 Le mari qui, connaissant la faute de sa femme, ne la répudie pas, se voit condamné à une pénitence (c. 70, Bruns II, 11).
37 Chez Matthieu, Marie et Joseph sont déjà mariés, alors que pour Luc, ils ne sont que fiancés (Luc 1, 27).
38 J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, p. 543.
39 Cette réponse est en contradiction avec un autre texte de Basile, dans les Moralia, où il dit que si la séparation est légitime en cas de fornication, le divorce n’est pas pour autant possible, et les époux, même séparés, restent mariés et ne peuvent contracter une nouvelle union (Moralia, LXXIII, 2). S. Giet relève cette contradiction et l’explique par la difficulté dans laquelle Basile se trouve pour imposer la rigueur de la loi de l’Évangile. Ce que l’Évangile n’interdit pas explicitement, Basile le tolère et accepte de suivre la coutume. S. Giet conclut, avec optimisme : « C’est une faiblesse et une force : le canoniste, en Basile, manque d’originalité ; l’homme d’action sera, sans doute, d’autant plus ferme sur ses positions, qu’il les aura établies avec plus de prudence » (S. Giet, Les idées et l’action sociale de saint Basile, p. 64).
40 Ambroise, Exp. Luc. II, 4.
41 D. 50, 16, 191, Paul : il y a répudiation quand il s’agit de mariage comme de fiançailles mais on ne parle de divorce que pour le mariage.
42 L’idolâtrie est fornicatio spiritalis, cf. S. Giet, Les idées et l’action sociale de saint Basile, p. 84, n. 14.
43 CTh 3, 16, 1.
44 CTh 3, 16, 2.
45 J. Gaudemet, « La législation sur le divorce », p. 87.
46 Par exemple, au début du siècle F. Baudry, « Divortium », Encycl. Darembert et Saglio, p. 323 ; plus près de nous : B. Biondi, Il diritto romano cristiano, III, Milan, Giuffrè, 1954, p. 172 ; Nelli, Lo scioglimento del matrimonio nella storia del diritto italiano, Milan, 1976, p. 29.
47 Ambrosiaster, Quaestiones ex utroque mixtim, CXV (PL 35, col. 2348).
48 Ibid. (col. 2349).
49 E. Volterra, « Matrimonio », Encicl. del diritto, 25, 793, n. 154 ; repris par C. Castello, « Norme conciliari », p. 270.
50 Ambrosiaster, Quaestiones ex utroque mixtim, CXV (PL 35, col. 2 349).
51 Ambroise, Exam. V, 7, 18.
52 Basile, Homélies sur l’Hexaéméron, 160 C.
53 Quaestiones ex utroque mixtim, CXV (PL 35, col. 2 349).
54 Ambroise, Abr. I, 8.
55 Ambroise, Abr. I, 8.
56 On s’étonnera sans doute de découvrir que ce raisonnement est appliqué par Ambroise à Pharaon ; le seigneur de ce pays de haute civilisation ne répond pas pour nous à l’idée que l’on se fait du Barbare et de ses hordes errantes… Il est qualifié de Barbare par Ambroise parce qu’il ne croyait pas au Dieu des Juifs.
57 Ambroise, Abr. I, 59.
58 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 5.
59 Voir ci-dessous « Le divorce par consentement mutuel ».
60 J. Gaudemet, « La législation sur le divorce », p. 81.
61 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 5.
62 Ambroise, Exp. Luc. II, 4.
63 Ambroise, Inst. uirg. 48.
64 G. Visonà, Cronologia, p. 15.
65 Définition donnée par Papinien dans D. 48, 5, 6, 1 où il explique qu’adulterium est formé sur alter étant donné que la femme adultère conçoit un enfant ex altero, un autre que son époux.
66 C. 9, 9, 9 en 224 et C. 2, 4, 18 en 293.
67 Valentinien, Valens et Gratien en 367 (CTh 9, 38, 3), en 368 (CTh 9, 38, 4) ; Gratien, Valentinien et Théodose en 381 (CTh 9, 38, 6), en 384 (CTh 9, 38, 7) et en 385 (CTh 9, 38, 8).
68 D. 48, 5, 23, 4.
69 CTh 9, 7, 4 le 11 décembre 385 à Constantinople.
70 D. 48, 5, 24, 2-4 ; il est même précisé que le père ne peut tuer sa fille s’il la surprenait dans une maison qu’il possède mais n’habite pas !
71 Jérôme, Ep. 1. Voir l’analyse théologique qu’en donne B. Jeanjean, « Suzanne, modèle de la femme martyre d’après Jérôme », p. 102-107.
72 Chez Ulpien (D. 48, 5, 2, 3) le mari qui tolère l’adultère de sa femme n’est pas poursuivi pour adultère. Ulpien écrit au début du iiie siècle (il meurt en 228). Mais dans la seconde moitié du iiie siècle, la législation semble devenir brutalement beaucoup plus sévère. Le Code de Justinien nous transmet en effet une loi de 257 qui condamne à la peine capitale non seulement le mari qui garde à ses côtés une épouse publiquement condamnée pour adultère, mais encore l’époux qui feint d’ignorer l’adultère de sa femme (C. 9, 9, 17). Voir Th. Mommsen, Le droit pénal romain, p. 428, n. 1.
73 CTh 9, 7, 2 : le droit d’agir est réservé aux proximis necessariisque personis, en tout premier le mari, en précisant que cela ne va pas au-delà du frater germanus, du frater patruelis, du patruus et du consobrinus, soit oncle et cousins.
74 D. 48, 5, 30, 5, Ulpien.
75 Voir S. Toscano, Tolle diuitem, p. 167 et suiv.
76 Ambroise, Fid. V, 210.
77 Ambroise, Abr. I, 7.
78 Ambroise, Paenit. I, 1, 4.
79 15 ans de pénitence pour l’adultère, Basile, Ep. 217, 59.
80 Augustin, De adult. coniug. 1.
81 Ambroise, Exp. ps. CXVIII 7, 24.
82 Ibid.
83 Apulée, dans les Métamorphoses (9, 32), emploie, pour désigner le châtiment de l’adultère, l’expression iuris seueritas, qui, selon Th. Mommsen, désigne sans doute la peine capitale (Th. Mommsen, Le droit pénal romain, p. 426, n. 3). Envisageant le même type de situation, Ambroise entend certainement aussi par seueritas la peine de mort.
84 D. 48, 5, 14, 3 d’après Ulpien.
85 Ibid.
86 Ambroise, Exp. Luc. II, 5.
87 Interdiction de tuer l’épouse adultère : Jérôme, Comm. in Naum, I, v. 9 (PL 25, col. 1238-1239) ; Augustin, De adult. coniug., 2, 15.
88 Justinien, Novelles, 134, 10. Toutefois, Justinien accorde au mari le droit de pardonner quand la femme a déjà subi deux ans de réclusion.
89 M. de Dominicis, « Sulle origini romano cristiane del diritto del marito ad accusare constante matrimonio la moglie adultera », cité par G. Bassanelli Sommariva, « Brevi considerazioni su CTh 9, 7, 1 », p. 309.
90 CTh 3, 13, 1 de Constance et Constant, du 20 septembre 349.
91 Toutes les actions fondées sur la loi Julia s’éteignent par l’expiration d’un délai de cinq ans, à compter du jour où le délit a été commis. Lorsqu’il y a eu divorce pour cause d’adultère, l’action doit être intentée dans un délai de six mois à partir du jour où le crime a été commis, si la femme n’est pas à nouveau mariée, et à partir du jour du divorce, si elle est remariée (D. 48, 5, 30, 5 -8 ; cf. Th. Mommsen, Le droit pénal romain, p. 425).
92 CTh 9, 7, 2 du 25 avril 326.
93 Voir par exemple l’analyse de J. Gaudemet, « La législation sur le divorce », p. 78.
94 D. 48, 5, 14 (13), 5.
95 J. Gaudemet explique que ce texte d’Ulpien n’est pas une interpolation chrétienne mais bien déjà une idée de l’époque païenne. Ce passage serait inspiré d’un rescrit de Caracalla. Cf. J. Gaudemet, « Droit romain et principes canoniques », p. 193.
96 S. Giet met en lumière la timidité de Basile qui préfère suivre la coutume en matière de morale conjugale. Dans les Moralia, Basile déclare comme Grégoire ou Jérôme que la même loi évangélique s’applique aux deux époux. Mais confronté aux réalités et aux prises avec les difficultés de son ministère, Basile montre dans sa correspondance un certain conformisme, indulgent pour les erreurs masculines, le mari infidèle n’est pas coupable d’adultère mais de fornication, d’où une peine moins lourde (pénitence de sept ans au lieu des quinze ans pour adultère), le mari coupable garde sa place au foyer (Ep. 119, 21).
97 Grégoire de Naziance, Hom. XXXVII, 5 : « Pourquoi traiter les femmes avec sévérité et donner licence aux hommes ? Une femme qui a déshonoré le lit nuptial, est adultère ; et dures sont de ce chef, les peines que lui infligent les lois ; l’homme, au contraire, qui a violé la foi qu’il devait à son épouse, n’a pas de comptes à rendre. Je n’admets pas cette législation ; je n’approuve pas cette coutume. Les législateurs étaient des hommes : c’est contre les femmes qu’ils ont légiféré… Dieu en a usé autrement… »
98 Jérôme, Ep. ad Oceanum, PL 22, col. 691 : « Ce que la loi divine prescrit à l’un des époux est, par cela même, imposé à tous les deux. Non, il ne faut pas que la femme adultère soit chassée, et le mari coupable, gardé au foyer… Autres sont les lois des Césars ; autres les lois du Christ. Autres les préceptes de Papinien ; autres ceux de l’Apôtre Paul. »
99 Lactance, Instit. div. V, 23 ; Augustin, De bono coniugali 7, 7 (CSEL 41, 196), De adulterinis coniugiis II, 8 (CSEL 41, 355), Sermon 9, 3 (PL 38, col. 77), 288, 3 (PL 39, 2, col. 290) ; Jean Chrysostome, In Matt. Hom., 32 (PG 57, col. 377) ; Innocent Ier à Exuperius de Toulouse, c. 4, 20 février 405 (PL 20, col. 499). Cf. J. Gaudemet, « Droit romain et principes canoniques », p. 192, n. 4.
100 Ambroise, Abr. I, 25.
101 Ambroise, Abr. I, 23.
102 Le féminin catechumena existe et aurait été employé par Ambroise s’il avait voulu s’adresser à une femme. Il est attesté par le Thesaurus linguae latinae chez Jérôme, Ambroise et Augustin.
103 Ambroise, Abr. I, 23.
104 Ambroise, Abr. I, 25.
105 Ambroise, Abr. I, 8.
106 Ambroise, Exam. V, 7, 19.
107 D. 48, 5, 6, 1.
108 Cf. Y. Thomas, « Vitae necisque potestas », p. 534.
109 Y. Thomas, « Remarques sur la juridiction domestique à Rome », p. 464 et suiv.
110 Ambroise, Ep. 76 (Maur. = 20), 19.
111 Ambroise, En. ps. XLIII, 26.
112 Ambroise, Apol. Dau. 14.
113 Ambroise, Exp. Luc. III, 38.
114 J.-R. Palanque, Saint Ambroise, p. 47-48, p. 140, n. 5.
115 Ambroise, Virginit. 11.
116 Cette phrase est peut-être de 377, mais l’œuvre achevée ne peut être datée précisément (G. Visonà, Cronologia, p. 137).
117 G. Visonà, Cronologia, p. 137.
118 Ambroise, Virg. III, 26.
119 J. Rougé, « La pseudo-bigamie de Valentinien Ier ».
120 Ambroise a excommunié Maxime, selon le témoignage de Paulin (Vita Ambrosii 19).
121 « Vois les nombreux hommes qui se ont acheté de belles petites jeunes filles et qui, pris d’amour, se sont asservis eux-mêmes », Epist. 7 (Maur. 37), 12.
122 Le nom d’Apene laisse perplexe. L’édition de la Patrologie latine l’écrit Apeme, ce qui le rapproche du prénom Apama. Apama est un nom féminin perse attesté pour plusieurs personnages historiques, du iiie siècle ou du ive siècle par exemple. C’est le nom de la première femme de Seleucos Nicator qui, en l’honneur de son épouse, rebaptise la ville syrienne de Pharnaké en Apamée (Strabon XVI, 749). Quant à Darius, il s’agit du nom porté par trois rois de Perse. L’un d’eux, Darius II, est présenté par l’historien Ctésias comme un personnage faible, soumis à sa femme (Ctésias, Histoire des Perses, 18, 51). Ce détail pourrait autoriser à l’identifier au Darius d’Ambroise, mais l’épouse dominatrice n’est pas une concubine et son nom est Parysatis. Où Ambroise a-t-il trouvé cette histoire de la concubine de Darius ? Dans l’Ancien Testament ? L’édition de la Patrologie latine indique en note : III Esdr. IV, 29-31, ce qui est repris par l’édition du CSEL sous la forme Esdr. III, 4, 29-31. Ce livre III d’Esdras est aussi connu sous le nom de Livre de Néhémie ; son chapitre 4 n’a hélas pas de versets 29 à 31. La référence au Livre de Néhémie n’est pas toutefois sans intérêt puisqu’on y trouve mention du roi « Darius le Perse » (III Esdr. = Neh. 12, 22) ; il s’agit de Darius III Codoman (336-331), vaincu par Alexandre. Mais ni Plutarque (Vie d’Alexandre), ni Arrianus, ni Curtius, tous historiens ayant raconté la vie de Darius III, ne mentionnent l’existence d’une concubine Apeme, Apene ou Apama à ses côtés. L’épisode de ce roi perse dont l’humeur dépend entièrement de l’humeur de sa concubine rappelle en revanche, de façon bien lointaine il est vrai, l’histoire d’Assuérus et d’Esther. Dans le Livre d’Esther en effet, le roi Assuérus se distrayant avec ses concubines fut subjugué par la beauté de l’une d’elles, la Juive Esther. Il lui remit le diadème royal − chez Ambroise, on voit aussi ce diadème sur le front de la concubine − et fit d’elle son épouse (Est. 2, 17). Esther n’oublia pas son peuple et vint plaider la cause des Juifs devant le roi. Mais l’émotion la fit défaillir et le roi, soudain angoissé, bondit pour la soutenir (Est., additions grecques, VII, 6-10) : « Assuérus, comme Darius, change d’humeur selon les états d’âme de sa bien-aimée. » On a peut-être repris la structure narrative de l’histoire d’Esther mais, au lieu d’en faire un récit à la gloire de cette Juive utilisant l’amour d’un roi perse pour sauver son peuple, on a inventé le tableau décadent d’un roi esclave de sa passion pour une concubine trop belle. Qui est ce « on » ? Peut-être Ambroise lui-même ?
123 J. Rougé, « La pseudo-bigamie de Valentinien Ier », p. 10-11.
124 J.-R. Palanque, Saint Ambroise, p. 475.
125 G. Visonà, Cronologia, p. 116.
126 Ibid., p. 65.
127 Ambroise, Cain I, 4, 14. Sur le regard tentateur de la courtisane comme « topos » biblique, voir G. Nauroy, Exégèse et création…, p. 151-217.
128 Cf. Virgile, Géorgiques 1, 372.
129 Ambroise, Cain, I, 4, 14.
130 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 6.
131 Sozomène, Histoire ecclésiastique, VII, 13.
132 J.-R. Palanque, Saint Ambroise et l’Empire romain, p. 167.
133 Ammien Marcellin, Histoire, 28, I, 57.
134 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 6.
135 Ambroise, Exp. Luc. VIII, 4.
136 Voir le chapitre sur la transmission des patrimoines.
137 Zénon, sermon De continentia, 1,5,6 (PL XI, 306) ; Jérôme, Ep. 54, 15 ; Jean Chrysostome, De Virg. 37, 1 (PL 48, 559) ; tous trois cités par M. Humbert, Le remariage des veuves, p. 338.
138 M. Humbert, Le remariage des veuves, p. 338, 397 à 417.
139 CTh 3, 17, 4.
140 M. Humbert, op. cit., p. 410.
141 M. Humbert, op. cit., p. 416.
142 M. Humbert, op. cit., p. 417, n. 38.
143 Ambroise, Exam. 6, 4, 22 ; cf. M. Humbert, op. cit., p. 338, n. 44.
144 Ambroise, Vid. 8 8 ; cf. M. Humbert, p. 338, n. 43.
145 Ambroise, Vid. 8 8.
146 Ambroise, Vid. 59.
147 Ambroise, Exp. Luc. I, 43.
148 Ambroise, Vid. 46.
149 Ambroise, Vid. 46.
150 Une autre interprétation est possible, qui vient se superposer à la première sans l’effacer ; il pourrait s’agir dans le discours d’Ambroise d’un écrit de circonstance dans lequel il chercherait à flatter la veuve de Valentinien Ier, la seule qui a ses yeux du moins ait droit au nom de « veuve », à savoir la première épouse qui fut répudiée, Marina Severa, catholique déclarée, à l’opposé de Justine, arienne convaincue.
151 G. Visonà, Cronologia, p. 124.
152 M. Bianchi Fossati Vanzetti, « Vendita ed esposizione degli infanti ».
153 M. Sargenti avait déjà relevé, dans un article de 1975, la présence des femmes au centre de la problématique de la vente des enfants, en notant que plusieurs rescrits de la fin du iiie siècle et du début du ive sont adressés à des femmes (« Il diritto privato nella legislazione di Costantino », p. 239). Voir aussi P. Voci, « Storia della patria potestas da Augusto a Diocleziano », p. 80 ; M. Bianchi Fossati Vanzetti, « Vendita ed esposizione degli infanti », p. 191.
154 Ambroise, Nabuth. 1.
155 M. Forlin Patrucco, « Poverta e ricchezza nell’avanzato iv Secolo », p. 230, n. 23.
156 Interprétation de L. Ruggini, Economia e società…, p. 95.
157 Ambroise, Nabuth. 21.
158 Ambroise, Nabuth. 8.
159 Ambroise, Tobi. 49 -50.
160 Ambroise, Tobi. 3.
161 Ambroise, Tobi. 11.
162 J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, p. 579-580.
163 Ambroise, Tobi. 12.
164 M. Bianchi Fossati Vanzetti rappelle à ce sujet la position de E. Volterra pour qui la vente d’un être libre est impossible à l’époque de Constantin, et ce quel que soit son âge (« Vendita ed esposizione degli infanti », p. 193).
165 Ambroise, Nabuth. 22.
166 Ambroise, Tobi. 29.
167 Basile, Hom. in. Ps. XIV, 4.
168 Basile, Homélie sur la richesse I, 4.
169 Ambroise, Nabuth. 22.
170 Ambroise, Nabuth. 21.
171 Confronté à des cas concrets douloureux, Augustin, lui, est amené à consulter un expert en droit, Eustochius, à qui il demande « si une mère peut vendre seulement les travaux de ses enfants » (Augustin, ep. 24*, 6) ; cf. M. Humbert, « Enfants à louer ou à vendre : Augustin et l’autorité parentale », p. 192, 199.
172 Quelques exemples de la présence du mot avaritia : De Nab. 25 ; 42 ; 49 De Off. I, 193 ; II, 89, 130, 132.
173 Ambroise, Nabuth. 42.
174 Ambroise, Nabuth. 25.
175 Ambroise, Nabuth. 25.
176 Ambroise, Tobi. 9.
177 CTh 3, 3, 1 ; loi évoquée par F. Paschoud, « Les sources littéraires comme témoins de la transformation de la propriété dans l’Antiquité tardive », p. 54.
178 A. Amati, « Nuovi studi su S. Ambrogio : la proprietà », p. 781.
179 Ambroise se situe dans la ligne traditionnelle de l’Église. Les biens de la terre sont donnés par Dieu à l’humanité entière (« Ainsi, en effet, Dieu ordonna-t-il que tout fût créé de telle sorte que la nourriture fût commune à tous et que la terre appartînt à tous », Off. I, 132). Ceux qui naissent dans la richesse ne doivent pas accaparer pour eux seuls ce qu’ils possèdent selon les lois terrestres ; ils n’en sont pas les réels propriétaires aux yeux de Dieu, mais plutôt les intendants (« Nous apprenons à ce propos que nous ne sommes pas maîtres, mais plutôt intendants des richesses d’autrui », Exp. Luc. VII, 245). Le riche n’a pas à se dépouiller mais doit venir en aide à ses frères (« Il ne s’agit pas, en effet, que pour le réconfort des autres, vous soyez, vous, dans la gêne : mais pour que selon le principe d’égalité, aujourd’hui, votre abondance serve à leur indigence, et leur abondance à votre indigence, pour qu’il y ait égalité », Off. I, 151). C’est l’aumône, et non la révolution, qui doit recréer l’égalité originelle perdue au fil de l’Histoire.
180 F. Paschoud commente ainsi cette évolution : « La législation impériale de l’Antiquité tardive, désespérant d’extirper certains abus, se résolvait à les réglementer » (« Les sources littéraires comme témoins de la transformation de la propriété dans l’Antiquité tardive », p. 54).
181 Augustin, ep. 10*, 2, 2 édition Divjak.
182 C’est la solution retenue par J. Rougé pour qui l’indication de vingt-cinq ans correspond à la durée maximale de la vente (« Aspects de la pauvreté et de ses remèdes aux ive et ve siècles », p. 239). L’auteur relève que son interprétation diverge de celle proposée par M. Humbert qui voit dans ces vingt-cinq ans, moment de la majorité, l’âge limite au-delà duquel l’enfant n’est plus loué (« Enfants à louer ou à vendre : Augustin et l’autorité parentale », p. 200-201).
183 P. F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, p. 603.
184 L’enfant vendu redevenu libre n’est pas émancipé avant d’avoir été trois fois vendu et trois fois affranchi. (Loi des XII Tables cf. P. F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, p. 205.)
185 Augustin, Ep. 24*, édition Divjak.
186 M. Humbert, « Enfants à louer ou à vendre : Augustin et l’autorité parentale », p. 199.
187 J. Rougé, « Aspects de la pauvreté et de ses remèdes aux ive-ve siècles », p. 247.
188 CTh 3, 3, 1.
189 J.-R. Palanque, Saint Ambroise et l’Empire romain, p. 252, n. 29.
190 24 février 391.
191 Valent. XXXIII.
192 P. Voci évoque la limite d’âge des trois ans au sujet de la liberté de l’infanticide par la famille, « Storia della patria potestas da Augusto a Diocleziano », p. 81, n. 201.
193 D. 48, 9, 1.
194 CTh 9, 14, 1.
195 Si juridiquement la mère n’a pas de potestas sur son enfant, il semblerait d’après une phrase du De virginibus qu’on lui reconnaisse dans les faits une autorité sur son enfant, en l’occurrence ici une fille (« Sa mère l’a-t-elle donc portée tant de mois dans son sein pour qu’elle passe au pouvoir d’un autre ? », Virg. I, 33). La phrase ne peut signifier que la mère perd sa potestas au sens juridique sur sa fille quand celle-ci se marie. Il ne s’agit que d’une autorité morale.
196 Pour une définition du ius uitae necisque voir plus loin les pages consacrées au père meurtrier.
197 Epist. 56 et 57.
198 M. Sargenti et R. B. Bruno Siola, Normativa imperiale e diritto romano, p. 33.
199 F. Martroye, « L’affaire Indicia », p. 508.
200 Epist. 56 (Maur. 5), 12.
201 CTh 5, 9, 1 (331).
202 C. 8, 51, 2.
203 J. E. Boswell voit dans l’insistance des auteurs et des législateurs à établir une équivalence entre expositio et infanticide la preuve qu’ils ont à marcher contre le courant de l’opinion publique pour laquelle l’infanticide est bien distinct de l’exposition (« Expositio and Oblatio : The Abandonment of Children and the Ancient and Medieval Family », p. 13).
204 W. V. Harris cite à ce propos l’Exameron (V, 18) où Ambroise s’indigne que les pauperiores soient réduits à exposer leur enfant.
205 M. Bianchi Fossati Vanzetti, « Vendita ed esposizione degli infanti da Costantino a Giustiniano », p. 212. W. V. Harris relève que le mot piaculum employé dans CTh 9, 14, 1 sur les meurtres d’enfants (374) évoque un acte demandant expiation, et suggère l’indignation morale du législateur − sincère ou soulevée par des préoccupations démographiques − (« Child-Exposure in the Roman Empire », p. 22).
206 J.-R. Palanque, Saint Ambroise et l’Empire romain, p. 406 ; l’auteur serait Nicetas de Remesiana (mort entre 409 et 414), cf. J. Gaudemet, « Saint Augustin et le manquement au vœu de virginité », p. 139.
207 De lapsu uirginis consecratae, 2 : « Écoutez-moi, vous qui êtes proches, et vous qui êtes loin, vous qui craignez Dieu. »
208 De lapsu uirginis consecratae, 5 : « C’est à toi qu’il faut que je m’adresse maintenant. »
209 De lapsu uirginis consecratae, 27.
210 De lapsu uirginis consecratae, 34.
211 Nex désigne bien la mort violente mais une mort sans effusion de sang : strangulation, étouffement ou simplement privation de nourriture (Y. Thomas, « Vitae necisque potestas ; le Père, la Cité, la mort », p. 510).
212 De lapsu uirginis consecratae, 32.
213 CTh 16, 2, 23.
214 La sanction prévue par le concile d’Elvire est la pénitence à vie pour les virgines deo dicatae. Elles ne sont admises à la communion qu’à l’article de la mort à condition que leur faute ait été unique et qu’elles aient fait pénitence toute leur vie (c. 13). Cf. J. Gaudemet, « Saint Augustin et le manquement au vœu de virginité », p. 137.
215 Epist. LXXV (Maur. 21), 2. Ambroise rappelle à Valentinien II le texte d’un rescrit de son père Valentinien Ier : Haec enim verba rescripti sunt hoc est sacerdotes de sacerdotibus voluit iudicare. Cf. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, p. 234 ; M. Sargenti et R. B. Bruno Siola, Normativa imperiale e diritto romano negli scritti di s. Ambrogio, p. 54.
216 Ps. XXIX, 12. Dans le psaume, le sac est l’habit grossier, en toile de sac, que porte le pénitent.
217 Ezéchiel XXXIII, 11.
218 Ambroise, Cain II, 9, 38.
219 De lapsu uirginis consecratae, 32.
220 Ambroise, Cain II, 9, 38.
221 « De lapsu uirginis consecratae », 35.
222 Ambroise, Cain II, 9, 35.
223 Y. Thomas, « Vitae necisque potestas ; le Père, la Cité, la mort », p. 499 et suiv.
224 Y. Thomas, « Vitae necisque potestas ; le Père, la Cité, la mort », p. 545.
225 Citons entre autres : B. Biondi, Il diritto Romano cristiano, 1954 ; M. Sargenti, « Il diritto privato nella legislazione di Costantino », 1975 ; D. Dalla, « Aspetti della patria potestà e dei rapporti tra genitori e figli nell’epoca postclassica », 1988.
226 CTh 11, 27, 1.
227 CTh 9, 15, 1.
228 CTh 4, 8, 6.
229 W. V. Harris, dans un article de 1994, affirme lui aussi l’extinction du ius vitae necisque dans les premières années du règne de Constantin (« Child-Exposure in the Roman Empire », p. 21).
230 C. 8, 46, 10.
231 M. Sargenti, op. cit., p. 236.
232 Idem.
233 Y. Thomas, « Vitae necisque potestas ; le Père, la Cité, la mort », p. 548.
234 CTh 9, 15, 1.
235 Y. Thomas s’arrête également au mot filii en relevant que la loi de 318 condamne le meurtre des descendants en ligne masculine (« Vitae necisque potestas ; le Père, la Cité, la mort », p. 546).
236 C’est l’opinion de H. Kupiszewski pour qui l’expression aut omnino… continentur est susceptible d’englober toutes les personnes mentionnées par Marcien dans le Digeste à propos de la lex Pompeia (D. 48, 9, 1) (« Quelques remarques sur le parricidium dans le droit romain classique et postclassique », p. 610). Le meurtrier coupable de parricide sur son enfant n’est pas le père ; seule la mère est mentionnée comme nous l’avons déjà relevé. Notons que sur la question de la distinction entre fils et fille, la lex Pompeia qualifiant de parricide le meurtre de l’enfant par la mère est plus explicite en employant l’expression « le fils ou la fille ».
237 C. 8, 46, 10.
238 Ambroise, Exc. Sat. II, 97.
239 Ambroise, Virginit. 5.
240 Ambroise, Virginit. 6.
241 Ambroise, Virginit. 8.
242 Ambroise, Virginit. 8.
243 Ambroise, Virginit. 9.
244 Ambroise, Exc. Sat. II, 97.
245 Basile de Césarée, Lettres, 199, 18.
246 P. Brown, Le renoncement à la chair, p. 320.
247 Le procédé se répand en Occident au cours du Haut Moyen Âge ; cf. J. E. Boswell, « Expositio and Oblatio : The Abandonment of Children and the Ancient and Medieval Family », p. 17 et suiv.
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