Conclusion
p. 231-237
Texte intégral
1Le thème de la métamorphose traverse l’histoire littéraire universelle. Les auteurs du Moyen Âge, qui héritent d’un fonds culturel vaste et varié à ce sujet, le relient d’abord à la réception et à l’étude des Métamorphoses d’Ovide. La fortune exceptionnelle de cet auteur amène tout naturellement les auteurs des xiie et xiiie siècles à s’interroger sur le mythe qui est au centre de son œuvre et à l’intégrer dans les leurs, en l’adaptant aux préoccupations littéraires, philosophiques et théologiques de l’époque.
2Dans la mouvance de ce qu’on a appelé « le prolongement du paganisme1 », le recueil d’Ovide inspire des œuvres à sujet mythique, les « contes d’Antiquité » ou Ovidiana. Cependant, leur portée diffère considérablement de celle de leur source : en insistant sur l’intention moralisante à peine présentée chez l’auteur latin, les mythographes médiévaux font de ces histoires des exempla à caractère didactique, afin de célébrer l’amour courtois et de condamner la démesure.
3Outre l’héritage antique, tout un fonds culturel populaire de provenance celtique ou nordique influence également la littérature médiévale, ouvrant le thème de la métamorphose sur la perspective d’une transformation non plus définitive, mais transitoire ou cyclique. Le passage de l’homme par le monde animal devient un instrument de connaissance ou un rite d’initiation à l’amour, étape fondamentale dans la construction et la prise de conscience du rôle de l’individu à l’intérieur de la société. Le châtiment du comportement démesuré qu’était d’abord la métamorphose dans l’optique des mythographes médiévaux cède ainsi la place à une transformation qui permet le développement des possibilités humaines : non seulement se transformer en animal, mais simplement revêtir une peau animale permet de s’approprier la nature2 de la bête, sans pour autant renoncer à celle de l’homme. En cela consistent à la fois la potentialité et l’aspect inquiétant prêtés à la figure du loup-garou. Le but didactique des ovidiana, visant la formation d’un public extradiégetique, cède la place ici à une réflexion sur la formation et l’accomplissement des protagonistes de ces histoires.
4De plus, les tentatives de rationalisation de la métamorphose que les auteurs médiévaux mettent en évidence soulignent un procédé de progressive récupération du paganisme par les mentalités chrétienne et scientifique dominantes : le pouvoir féerique, relégué dans les domaines de l’ailleurs et de l’autrefois préchrétiens, tend à être justifié à travers un don divin ou par le biais d’un savoir exclusivement humain. Ce dernier aspect témoigne de la tendance générale de l’époque à réduire le merveilleux d’origine païenne, soit en le rapportant à la toute-puissance de Dieu, soit en lui donnant le statut d’une technique qui peut faire l’objet d’un apprentissage et d’un savoir pouvant être mis au service du bien.
5D’autre part, la métamorphose est présente au cœur même de la pensée chrétienne, fondée qu’elle est sur l’Incarnation de Dieu, sur la Transfiguration et la Résurrection et sur la perpétuation du mystère eucharistique dans la transsubstantiation. La conception païenne de la métamorphose subit alors une évolution, voire une révolution de sens : la Transfiguration du Christ, préfigure de sa Résurrection, pierre angulaire de la Novele Loi, signifie que l’homme, à la fin des temps, pourra également revêtir un corps de gloire et retourner à son Créateur. « Se rendre immortel3 » : telle est la plus haute aspiration de l’homme, que Dieu, par son Incarnation, est venu annoncer comme la fin eschatologique de l’Histoire.
6Le diable, dans cette perspective chrétienne du thème, peut changer son apparence et traverser les règnes de la nature dans la mesure où Dieu le lui permet. Les métamorphoses diaboliques, fallacieuses comme l’étaient, aux vues de l’Église, les formes des divinités païennes, représentent un abaissement ontologique, que la démonologie médiévale associe au corps instable et aérien de l’ange déchu et à ses opérations illusoires sur l’homme : dès lors, non seulement se métamorphoser, mais aussi « se masquer est diabolique4 ».
7Cependant, si, dans la plupart des cas, les représentations diaboliques mises en scènes dans les œuvres analysées se conforment à cette conception, faisant disparaître démons et leurres démoniaques pour peu que leurs victimes se signent, un personnage en particulier, à la filiation diabolique déclarée, ne saurait être réduit à un tel modèle : c’est Merlin, « maître ès métamorphoses » et détenteur de la perverse science qu’il a reçue du diable incube son père.
8L’enchanteur incarne à lui seul l’évolution du concept médiéval de la métamorphose : figure protéiforme issue du fonds païen mythique et répondant au désir humain de maîtriser les formes et la matière, il subit, quant à sa capacité de circuler librement à travers les règnes de la nature, le jugement sévère des clercs : Dieu seul a le pouvoir de modifier l’ordre de l’univers. La condamnation, par le christianisme, de l’ancien pouvoir païen amène les auteurs à faire rentrer Merlin, tel un dieu indien, dans le silence du mythe5, à en dompter le pouvoir et à le circonscrire. Sa dernière demeure, l’esplumeoir, la cage à mue des oiseaux, est en effet, avant tout, une cage.
9À la fin de cette étude, nous constatons que le thème de la métamorphose, dans ses conceptions païenne et chrétienne, investit inégalement les genres littéraires du Moyen Âge. Païenne, elle trouve un domaine d’application privilégié dans les œuvres qui se réclament, de façon obvie ou latente, des sources antiques ou celtiques : lais bretons, « contes d’Antiquité » ou d’inspiration populaire, romans mettant en œuvre histoires et personnages de féerie. Chrétienne, elle trouve sa place dans les chansons de geste et dans certains romans à tonalité religieuse. Mais cette place y est réduite. En effet, alors que, dans la première catégorie d’œuvres, le pouvoir de métamorphose faisait intervenir non seulement le panthéon antique et les fées mais aussi, dans un début de christianisation, Dieu, le diable et les hommes, dans la seconde, c’est le seul Dieu chrétien - le seul vrai Dieu – qui exerce ou délègue ce pouvoir. Le diable et ses suppôts, sarrasins ou autres, n’y sont capables que de travestissements illusoires ; les hommes ne peuvent qu’y peiner pour acquérir des bribes d’un savoir de guérison ou d’envenimement.
10Le traitement littéraire de la métamorphose, lui, connaît, à travers l’imaginaire (les rêves de métamorphose) et la métaphore (en tant que métamorphose verbalisée) une évolution qui la conduit à un amuïssement en procédé rhétorique. Au début du xive siècle, l’Ovide moralisé représente l’aboutissement des réflexions portant sur les enjeux herméneutiques du thème.
11Au-delà du concept anthropologique et théologique de la métamorphose et de son application littéraire, aspects que nous avons analysés à travers les œuvres narratives médiévales de langue d’oïl du Moyen Âge classique, la métamorphose est en relation avec un vaste réseau de motifs et de thèmes apparentés6. Nous nous proposons, pour finir, de signaler ces possibles domaines d’enquête, afin de mettre en relief les prolongements et les développements thématiques dont ils témoignent.
12Une première direction de recherche, exclue in limine de notre travail, est celle qui considérerait les mutations du cuer. Étude complémentaire d’une analyse des « formes nouvelles » des corps, elle s’appliquerait à montrer les conversions de vie des personnages, découlant d’une conception nouvelle de la vie elle-même. Les œuvres littéraires du Moyen Âge présentent de nombreux cas de ce genre : repentirs (en particulier, dans le domaine épique), naissance ou inversion de sentiments (domaine romanesque), ainsi que possessions démoniaques, conversions à une nouvelle foi et illuminations mystiques. Nous pensons en particulier aux épisodes où les auteurs ont figuré une mutation du cuer par une mutation du corps, comme dans le rêve de métamorphose du roi Label7.
13Un autre domaine est représenté par les guérisons miraculeuses. Ayant donné à la métamorphose du même au même la frontière établie par les effets de la fontaine de jouvence, la transformation de l’aspect physique (par exemple, celle de Mordrain, guéri de la lèpre, dans la Queste, par la venue du « Bon Chevalier »8) ou le retour d’une créature à la vie terrestre, avec le même corps qu’elle possédait avant de mourir (que l’on peut supposer, entre temps, corrompu, sur le modèle de Lazare9 ou des poissons cuits et tombés par hasard dans la fontaine de résurrection du Roman d’Alexandre10) trouve sa place dans cette catégorie.
14Étroitement apparentés aux exemples précédents sont les épisodes de transformation fondés sur des anamorphoses : les gonflements du corps et les noircissements de la peau qui atteignent Yder et Lancelot, dans les romans qui portent leurs noms respectifs, sont des réactions physiologiques à l’eau empoisonnée qu’ils ont avalée11.
15Du moment que « c’est l’ordre qui engendre le désordre12 », il serait intéressant, dans ce jeu irréductible de l’ordre et du désordre que constitue l’anamorphose, d’analyser la typologie et la modalité de construction de ces figures.
16Une perspective concernant encore des transformations du même au même, déjà en partie exploitée13, est représentée par le thème du déguisement. L’interprétation du masque devrait, selon Giuseppe Lampis, « atteindre le point caché où se rencontrent les rapports entre l’être et le paraître14 », car « pour expliquer la force du masque, il est nécessaire d’expliquer la force du paraître et, en dernière instance, de rechercher les voies selon lesquelles quelque chose de visible donne à voir quelque chose d’invisible15 ». C’est le problème, posé dès l’Antiquité par Platon, de l’imitation (mimêsis), « un problème qui touchait les racines de l’homme, situé par essence au croisement entre l’être et le paraître16 ».
17Nous l’avons plusieurs fois remarqué : ressembler à un animal en endossant un vêtement qui rappelle ou même utilise son pelage implique de s’approprier ses qualités17. Une étude du vêtement médiéval pourrait alors être faite, à la recherche des caractéristiques animalières qui ont été rattachées à l’étoffe des héros.
18Le thème de la semblance, indissociable de ce domaine d’enquête, l’est aussi de la plupart des précédents : il pose le problème de l’authenticité de la perception. Voir et ne pas voir sont les deux composantes des illusions d’optique que nous n’avons pris en compte que lorsqu’elles opposaient un trouble de la vision à la réalité incontestable d’une métamorphose. Elles demanderaient à être mises en relation avec l’élément inaltérable de la personne, puisque, pour reprendre les mots de Charles Méla, « l’identité ne s’[...] appréhende qu’en sa possible altération18 ».
19Bien que nous ayons abordé la thématique de l’identité, en relation notamment avec les métamorphoses transitoires et cycliques du loup-garou, il s’agit là d’un autre domaine à explorer davantage, où l’aspiration à se transformer pour s’enrichir par l’expérience de l’altérité a, pour face noire, l’appréhension de ne pouvoir recouvrer l’identité19.
20Identité va aussi de pair avec individualité : nous croyons que les recherches d’Aron J. Gourevitch, concernant La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale20, pourraient être poursuivies, notamment en tenant compte du rôle que les semblances diaboliques, diversifiées selon les individus à tenter, ont joué dans la mise en récit de ce concept.
21La catamorphose représente une mise en abyme de la métamorphose. Les destructions de châteaux et de territoires, châtiment des fautes commises par leurs détenteurs, aboutissent à l’anéantissement de toute forme ; mais forteresses et pays pourront être rendus à leur ancien état par l’accomplissement de bons ouvres.
22Enfin, la relation entre ce que nous avons appelé les métamorphoses in factis et les métamorphoses in verbis mériterait une étude approfondie, en particulier pour ce qui concerne le lien existant entre l’allégorie in verbis et la métamorphose métaphorique, car, comme le disait Joë Bousquet, « dans un monde qui naît de lui, l’homme peut tout devenir21 ».
23Qu’on se croie issu de l’infini champ des possibles, des jeux sans nombre du hasard et de la nécessité, ou né de la volonté toute-puissante de l’Incréé créateur, on ne peut qu’aspirer à revenir, sur les traces du personnage d’Hermann Hesse22, à cet état qui transcende toute métamorphose, parce qu’il comprend toute forme.
Notes de bas de page
1 Leonard Barkan, The Gods Made Flesh. Metamorphosis and the Pursuit of Paganism, New Haven and London, Yale University Press, 1986.
2 Dans le sens où les Bestiaires emploient ce mot, par lequel ils désignent les comportements et qualités caractéristiques des animaux qu’ils décrivent.
3 Cf. Christian Jambet, Se rendre immortel, suivi du Traité de la résurrection. Mollâ Sadrâ Shîrâzî, Cognac, Fata Morgana, 2000.
4 Francis Dubost, Aspects fantastiques..., op. cit., t. II, p. 724. À ce propos, E. Bozôky a noté que « [si] l’Église médiévale a toujours condamné les masques et les mascarades, c’est bien à cause du diable... Le masque, dissimulant les traits de l’homme créé à l’image de Dieu, est considéré au Moyen Âge “comme un artifice diabolique [...]” ». (« Les masques de l’“Ennemi” et les faux chemins du Graal », art. cit., p. 95).
5 En ces termes s’exprimait, quant au sort de Merlin, Heinrich Zimmer, The King and the Corpse. Tales of the Soul’s Conquest of Evil, New York, Bollingen Foundation Inc., 1957 (consulté dans sa traduction italienne : Il re e il cadavere. Storie della vittoria dell’anima sul male, Milan, Adelphi, 1983, p. 222).
6 La définition des frontières de la métamorphose a fait l’objet d’une étude conduite par Pierre Maréchaux, Le poème et ses marges. Herméneutique, rhétorique et didactique dans les commentaires latins des Métamorphoses d’Ovide de la fin du Moyen Age à l’aube de l’époque classique, Thèse, Paris, 1992.
7 V. supra, les pages intitulées : « Les rêves de métamorphose. »
8 Queste, p. 263, l. 22-25.
9 La résurrection de Lazare est mentionnée dans les traductions françaises en prose de l’Evangile de Nicodème, éd. A. E. Ford, tradition A (ms. A, BNF fr. 19525), v. 616-620 et tradition B (ms. I, BNF fr. 6447), v. 558-565. Les translations en vers font référence à la résurrection de morts par le Christ descendu aux Enfers : v. la traduction de Chrétien (traduction dite Laurentienne, ms. 99 des Conventi suppressi, éd. G. Paris – A. Bos), v. 1038-1047 et la traduction anonyme (ms. de Londres, Lambeth Palace, 522, éd. G. Paris – A. Bos), v. 1062-1069.
10 Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, v. 3027-3037.
11 Yder, v. 5725-5922 ; Lancelot en prose, t. IV, p. 134-155.
12 Ce sont les mots de Jurgis Baltrusaitis, dans un film de Sandra Joxe, Les métamorphoses de Baltrusaitis, Paris, Musée du Louvre, coll. « Entretiens du Louvre », 1989. V. aussi, de Jurgis Baltrusaitis, Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus. Les perspectives dépravées – II, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996, 1re éd. 1984.
13 Marie-Louise Ollier (dir.), Masques et déguisements dans la littérature médiévale, op. cit.
14 Giuseppe Lampis, Maschere e dèmoni, I, Trasformazioni di uomini e dei nella Grecia antica, Supplemento al semestrale Atopon, Rome, Edizioni Mythos, coll. « Nostoi », n° 9, 1999, p. 24. La traduction est nôtre.
15 Ibidem. La traduction est nôtre.
16 Ibid. La traduction est nôtre.
17 Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, traduit de l’italien par Monique Aymard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1992, 1re éd. 1989, p. 176-196 : « Se déguiser en animaux. »
18 Charles Méla, Blanchefleur et le saint homme ou la semblance des reliques, étude comparée de littérature médiévale, Paris, Seuil, 1979, p. 11.
19 Cette étude pourrait s’inscrire dans la continuité de celle qui a été menée par Elisabeth Walker-Bynum, Metamorphosis andIdentity, New-York, Zone Press, 2001.
20 Paris, Seuil, 1997.
21 Cité par Gaston Bachelard, sans référence, dans La poétique de la rêverie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993, 1re éd. 1960, p. 8.
22 Hermann Hesse, « Les métamorphoses de Piktor » (1926), dans Les contes merveilleux, trad. de l’allemand par J.-M. Gaillard-Paquet, Paris, Babel, 1992, 1re éd. all. 1952, p. 183-192.
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