Chapitre VI. Les métamorphoses diaboliques
p. 161-203
Texte intégral
1La question d’Ulfin à son maître Uter, sur les apparences multiples de Merlin, témoigne de l’inquiétude médiévale face au statut ontologique de l’enchanteur : qui est, en réalité, cet hom ? Derrière la question, affleure, dans toute son ampleur, la crainte du diable. En effet, dès les premiers textes composant la tradition littéraire de Merlin, son pouvoir de métamorphose est référé à sa filiation diabolique : il s’agit d’un legs de son père, un diable incube.
2Il convient donc d’analyser, en premier lieu, la nature et le pouvoir de ce père diabolique. Quel est son statut ontologique ? Est-il un pur esprit ou bien est-il doté d’un corps ? Ses transformations sont-elles des illusions d’optique ou des transformations réelles de sa personne physique ? Quelles sont, surtout, dans la littérature narrative médiévale, ses apparences récurrentes et à quelles fonctions s’attachent-elles ?
La personne du diable
3Créé en même temps que la lumière et fait, selon saint Augustin, de feu spirituel (De Civ. Dei, XI, 9), le diable est partout présent, dans l’imaginaire médiéval. Toutes les formes qu’il y revêt découlent de la première muance qu’il a subie lors de sa chute1 dans l’Abîme lorsque, de Lucifer céleste, « porteur de lumière », il devient le « Prince des Ténèbres ». Dès lors, li anemis [...] tant se peine [...] et travaille qu’il mene home a pechié mortel, et d’iluec le conduit en enfer (Queste, p. 102, l. 19-21).
4En raison des enjeux spirituels de l’aventure, c’est surtout sur les chemins qui conduisent à la contemplation du Graal que le diable attend, avec ses apparences changeantes, les élus de la quête : c’est pourquoi les romans qui s’inscrivent dans cette tradition littéraire – le Livre du Graal ou la trilogie dite de Robert de Boron, la Queste del Saint Graal, les deux dernières Continuations de Perceval (écrites par Manessier et Gerbert de Montreuil) et l’Estoire del Saint Graal – occuperont une place privilégiée dans notre enquête.
5La littérature narrative médiévale prête surtout au diable des apparences animales ou humaines, mais il peut aussi se manifester sous d’autres aspects.
Le diable zoomorphe
6Bien que la lecture symbolique du monde animal ait introduit, avec les bestiaires, des systèmes d’interprétation ambivalents, l’animalité reste associée, dans l’interprétation des clercs, aux forces du mal et à l’univers de la damnation2. Mais, tandis que les récits hagiographiques des Pères du désert et les recueils dd exempla mettent en scène une grande variété de formes animales3, la littérature médiévale présente un choix assez restreint d’animaux à connotation diabolique, privilégiant les reptiles, les chevaux et quelques espèces d’oiseaux.
Ver, serpent, dragon
7L’osmose entre la puissance diabolique et l’animal ne pouvait que trouver son terrain privilégié dans le domaine des reptiles, lien établi depuis l’interprétation rabbinique de la Genèse et renforcé par le récit de l’Apocalypse de saint Jean.
8Les auteurs des xiie et xiiie siècles reconnaissent aisément l’association entre le diable et le serpent et la perpétuent dans de nombreuses représentations de l’Ennemi. Pour ce faire, on présente même cet être rampant à son premier stade d’évolution, celui du ver. Dans la Continuation de Perceval de Gerbert de Montreuil (v. 1226-1230), le héros, qui poursuit sa quête du Graal à travers vaux et forêts, entend des cris, immédiatement attribués par l’auteur au diable (v. 14354-14357). Il regarde en haut, il regarde en bas, mais en vain. Enfin, il s’assoit sur un perron de marbre vermeil (v. 14368), sans s’interroger – toujours égal à lui-même – sur l’emplacement en pleine forêt de cette pierre et sur sa couleur. Alors, de l’intérieur de la pierre, sort la voix d’une chose (v. 14375) se plaignant du mauvais sort qui l’a rendue prisonnière et demandant à être délivrée. Perceval obtempère, extrayant une broche plantée dans le perron et (v. 14410-14415)
[...] lors vit issir tot a trait,
Par le petit pertruis, un ver ;
Mais bien nous tesmoignent chist ver
Qu’il ot bien de lonc une toise.
Plus tost que quarriax ne destoise
S’en va li vers [...].
9Sous les yeux de Perceval, ébahi par ces apparitions et disparition soudaines, se dégage ensuite une telle fumée qu’il imagine qu’ens el fu doie ardoir toz vis (v. 14420). Il comprend alors qu’il a été trompé par l’Ennemi (anemis, v. 14426).
10Pendant que, rassis sur le perron, il repense au vermissel (v. 14434), il voit s’approcher une beste qui teste ot d’ome,/mais li cors ot de serpent forme (v. 1443514436) et qui lui dévoile son identité : il est l’un des anges que Dieu fit tomber du haut des cieux à cause du grans orgueus de Luciabiax (v. 14442, 14444), « la belle lumière ». Mais le héros, malgré l’explication, ne reconnaît pas là le ver qu’il a vu sortir de la pierre, car, bien que le corps soit hideus et lais (v. 14471), son visage lui apparaît de dolce maniere (v. 14470). Et l’autre de continuer (v. 14476-14482) :
« [...] En tel forme con je sui ore
Engigna l’anemis Evain ;
Mais traveilliez se fust en vain
Se ele eüst le cors veü :
Ne l’eùst mie decheù.
Le cors covri en itel point
Que Eve ne s’en perchut point [...]. »
11En même temps qu’il raconte l’épisode biblique de la tentation d’Ève, ce serpent à tête humaine révèle le pouvoir qu’ont tous les anges déchus de revêtir des apparences différentes afin de tromper les hommes (v. 14483-14485) :
« [...] Por ce ai je tel forme prise
Que j’ai plus tost la gent sozprise
En tel forme con je sui ore. [...] »
12Désormais tout est clair pour Perceval : le dessein du diable est de détourner les chevaliers de la quête du Graal, comme il le faisait avant d’être enfermé par la force des enchantements de Merlin. Mais le chevalier trouve le moyen de faire rentrer le serpent dans sa prison : il le traite de menteur et le défie de lui montrer ses pouvoirs en reprenant sa première forme. Et il ajoute, pour attiser l’orgueil originel de son interlocuteur : « Mais tu n’as pooir de che faire,/ne d’autre forme contrefaire » (v. 14507-14508). Le serpent succombe à la tentation et se retrouve enfermé.
13Tandis qu’ici le serpent présente les caractères hybrides qu’on lui prêtait dans certaines représentations iconographiques, il revêt ailleurs de façon univoque l’apparence d’un dragon4, selon la définition que les bestiaires donnaient de ce dernier, en s’appuyant sur l’Apocalypse de saint Jean.
14Il en est ainsi dans la Continuation de Perceval de Gerbert de Montreuil. Ayant obtenu d’une demoiselle un écu blanc à la croix vermeille, Perceval se trouve investi d’une mission troublante : celle de battre li deable, li anemi (v. 8963). En l’occurrence, il s’agit plutôt d’un chevalier diabolique, le Chevalier au Dragon, qui a reçu du diable, en échange de son service, un écu à tête de dragon, qui jette des flammes et brûle ses adversaires5. Jean Larmat a avancé l’hypothèse que cette tête animée serait celle d’un diable (v. 9242-9245)6 :
La teste del dragon a mis
L’anemis ens, qui gete flambe
Que trestoz ciaus art et enflambe
Qui contre lui tiennent mellee.
15« Il y aurait donc plus ou moins identification du diable et du dragon, que le démon ait pris ou reçu l’apparence du dragon ou qu’il se dissimule dans la tête du bouclier7 », d’où sortira, lorsque la croix rouge la touchera, un corbeau noir.
16À la lumière des épisodes examinés, on peut affirmer que le roman de Gerbert de Montreuil offre une conception achevée des représentations du diable en serpent : animal rampant, il a un contact privilégié avec la terre et la décomposition des matières organiques, symbole de l’idée de chute et de disgrâce ; par la forme du serpent, il se rapproche de l’épisode de la tentation de la Genèse ; par la tête du dragon il évoque enfin la bête de l’Apocalypse, bien qu’ici l’esprit diabolique s’envole avant que Perceval n’ait complètement vaincu son adversaire : le combat avec le diable reste ainsi ouvert.
Le cheval malfés
17Le cheval – symbole thériomorphe dans les plus anciennes mythologies8 -faisait déjà partie des figures diaboliques dans l’Apocalypse de saint Jean9. Dans la littérature médiévale, il devient parfois l’une des personnifications du « Prince des Ténèbres ». Wace et Robert de Boron, par exemple, décrivent le diable géniteur incube de Merlin comme un démon aux jambes de cheval10, tandis que Gervais de Tilbury, dans ses otia Imperialia (III, 62), relate une croyance anglaise selon laquelle un démon nommé « le Grand » se présentait à midi ou le soir sous la forme d’un poulain pour annoncer l’imminence d’un incendie.
18Dans les romans arthuriens du xiiie siècle, sa robe noire le charge de surcroît de tous les symboles liés à cette couleur depuis les premiers temps du christianisme.
19Dans la Queste del Saint Graal, Perceval rencontre une femme, qui lui offre un destrier en échange de son service. Comme il accepte, elle lui amène aussitôt un cheval grant et merveilleux, et si noir que ce iert merveilles a veoir (p. 92, l. 5-6). Le héros, qui n’a pas reconnu en la femme une figure de l’Ennemi (p. 91, l. 28-31), part sur sa nouvelle monture et arrive à une rivière, où l’animal va pour se jeter. Alors, craignant de se noyer lors de la traversée (p. 92, l. 20-26), Perceval se signe.
20Le recours au signe de croix en cas de danger remonte aux premiers siècles du christianisme : les Pères du désert en faisaient usage lorsqu’ils se trouvaient confrontés aux apparitions du diable. Le geste de protection de Perceval est a posteriori justifié par la réaction du cheval, qui se précipite dans la rivière et en transforme aussitôt l’onde en flammes, révélant à la fin sa nature infernale.
On retrouve ce cheval noir dans la Troisième Continuation du Conte du Graal de Manessier. Perceval (v. 37926-37930)
S’a veù un destrier venir
Sanz atandue et sanz demeure
Vers lui, plus noirs que une meure.
N’i failli selle ne estriers
Ne lorains ; biaux fu li destriers.
21Le héros se hâte de monter en selle ; aussitôt, le cheval s’an vet grant oirre tot bruiant,/qanqu’il ancontre destruiant (v. 37951-37952). En proie à cette rage, arbres despiece, branches brise (v. 37953) et il arrive à une falaise à pic au-dessus d’une rivière por Perceval faire morir (v. 37958). Le dénouement de l’épisode suit de peu, comme dans la Queste, le signe de croix : l’animal se précipite dans la rivière.
22Bohort fait également l’expérience de ce type d’apparition. Cependant, dans cette nouvelle métamorphose du diable, le cheval noir ne représente pas à lui seul un avatar de l’ange déchu et participe plutôt, par extension, de la nature diabolique de son cavalier. Lorsque Bohort, dans la Queste, rencontre un home vestu de robe de religion, qui chevauchoit un cheval plus noir que meure (p. 177, l. 22-24), il faut donc considérer l’animal comme une partie de l’ensemble constitutif de la représentation du diable. Dans cet ensemble, la valeur diabolique attribuée à l’apparence humaine l’emporte, car elle est à première vue innocente, voire rassurante.
Les oiseaux diaboliques
23Revenons au combat entre Perceval et le Chevalier au Dragon, relaté dans la Continuation de Perceval de Gerbert de Montreuil, au moment où le diable prend la forme d’un corbeau noir11.
24C’est « en raison des vertus divinatoires prêtées au corvidé, tant chez les Germains que durant l’Antiquité païenne12 » que le corbeau s’est chargé d’une connotation négative pour le christianisme, où il est surtout associé à l’épisode de l’arche de Noé. C’est à partir de cet épisode qu’il se trouve opposé, dans la symbolique chrétienne, à la colombe blanche. Enfin, il nous semble que son identification diabolique aurait pu être influencée également par la lecture, christianisée, d’un épisode des Métamorphoses d’Ovide, dans lequel l’oiseau de Phébus était à l’origine blanc, mais avait été « noirci » par Apollon parce qu’il lui avait rapporté l’infidélité de Coronis13. Le corbeau n’est donc pas seulement l’une des innombrables formes que le diable peut revêtir : il en évoque son aspect originaire et sa chute.
25Le diable peut aussi emprunter l’apparence du griffon. Dans un épisode de l’Estoire del Saint Graal, transformé en griffon, il emporte dans son vol le roi de Babylone (§ 252, l. 15-17) :
« [...] Lors me muai tout, voiant lui, en forme d’un grifon, si le fis monter sour moi ; et quant je l’oi en haut levé, si le laissai chaioir, si ke il eut le col pechoié et un des bras. »
26Pourquoi le diable revêt-il cette apparence ? Certes, l’envol avec un être humain sur le dos impose le choix d’un oiseau de grande taille – même un aigle n’y aurait pas suffi. Mais il se peut que l’auteur de l’Estoire del Saint Graal se soit référé aussi à une interprétation chrétienne de cet animal, lié à la tradition tératologique de l’Antiquité. Son caractère hybride, associant les natures du lion et de l’aigle, lui a valu, au Moyen Âge, une interprétation négative : la « duplicité » du griffon, monstre composite, a induit souvent pour les clercs l’idée de tromperie et on a fini par souligner son caractère de bête fauve et d’oiseau de proie incarnant la férocité et l’orgueil14. Il s’était également chargé d’une valeur négative, devenu animal d’orgueil, dans l’interprétation cléricale des exploits d’Alexandre : la légende selon laquelle il avait essayé d’atteindre les limites du ciel transporté par des griffons était attestée au Moyen Âge, où elle faisait déjà partie du cycle des romans d’Alexandre.
27La symbolique négative, voire diabolique du griffon était donc bien connue à l’époque de l’Estoire del saint Graal et peut avoir joué un rôle déterminant dans son choix pour la représentation du Trompeur.
La bête fantastique
28Dans la Troisième Continuation du Conte du Graal de Manessier, après avoir échappé au danger qu’il avait encouru monté sur le cheval noir, Perceval (v. 38002-38009)
[...] voit issir de la nue
Un estorbeillon a trois testes
Qui ne furent pas molt honestes,
Mais granz et hideuses estoient,
Et totes feu ardant gitoient.
Chascune ot grant gueule, et anmi
Ot une langue d’anemi
Et danz et chiere de liepart.
29Ce monstre présente des caractères renvoyant à la fois à la théorie sur la nature du diable et à la tératologie de l’Apocalypse de saint Jean. D’un côté, l’estorbeillon illustre la théorie orthodoxe du corps éthéré du diable. De l’autre, les traits animaliers de la description apparentent cet animal fantastique au léopard, de façon comparable à la bête qui surgit de la mer dans l’Apocalypse (Ap. 13, 1-2)15. Aux fins moins allégoriques que symboliques de la scène romanesque, la bête qui apparaît à Perceval semble plutôt être conçue comme un parallèle monstrueux de la Trinité divine, dont les trois bouches contiennent chacune une langue de diable, seul élément, au demeurant, qui permette d’identifier clairement sa nature16.
30Une autre forme diabolique s’éloignant de la tradition strictement reptilienne du diable est celle qu’offre, dans le Bel Inconnu, le cheval de Mabon l’enchanteur (v. 2994-2998) :
Si oil luissoient cum cristals ;
Une corne ot el front devant,
Par la gole rent feu ardant ;
N’ainc hom ne vit si bien movant,
L’alainne avoit fiere et bruiant.
31Le lecteur perçoit le « cheval » comme un croisement entre une licorne et un dragon. Cet animal, issu de la tradition des chevaux aux traits composites – tel que Bucéphale, le destrier d’Alexandre – présente un caractère inquiétant qu’on n’hésite pas à mettre en relation avec le domaine du diabolique : s’il n’est pas le diable en personne, du moins il sent le soufre !
32Mais il y a plus. Le modèle de la description de ce cheval peut facilement être reconnu dans la description du Tortueux (ou Léviathan) selon le Livre de Job (41, 10-26), ce qui confirme que la Bible représente, « sinon la source de tout, du moins la référence pour tout17 ».
33La présence récurrente du feu est l’élément qui permet, au-delà des variantes qui rendent son image toujours effrayante, de démasquer, dans cette fantasmagorie du monstre, la nature ignée du diable.
Le diable anthropomorphe
34Si les caractéristiques attribuées au diable telles que la puanteur, la laideur, les clameurs dissonantes et la relation privilégiée avec le feu noir (celui du charbon embrasé) permettent de le reconnaître aisément sous ses déguisements animaux et monstrueux, il est en revanche plus difficile de le distinguer au milieu des hommes. Pour présenter ses différents déguisements anthropomorphes, on se référera aux « diables blancs », c’est-à-dire aux apparences trompeuses qu’il revêt afin d’induire l’homme en tentation, aux « diables noirs », ressortant de l’imaginaire de l’épouvante et soulignant les aspects symboliques les plus propres à sa nature18 et, enfin, à celle qui est reconnue comme la forme veraie du diable.
« Diables blancs » : le chevalier, la femme et le prêtre
35Dans la littérature narrative médiévale, les déguisements les plus fréquents du diable sont ceux de chevalier (mettant la pratique guerrière au service d’une conquête diabolique du monde), de femme avenante (instrument de séduction) et d’homme de religion (il y subvertit la nature et l’action bonnes de l’homme de Dieu)19 qui constituent, dans l’imaginaire diabolique, une gradation croissante de l’altération de sa nature.
36Lorsque le diable incarne, par son apparence anthropomorphe, la menace chevaleresque, il peut apparaître, de façon surprenante mais logique, en chevalier aux armes brillantes20 : alors qu’il est facile de l’identifier par sa couleur noire, sa taille gigantesque ou sa laideur, il passe incognito sous ces signes distinctifs.
37Il en est ainsi, dans Amadas et Ydoine, du chevalier ravisseur diabolique d’Ydoine, qu’Amadas rencontre plus tard dans le cimetière où elle a été enterrée. Ce chevalier, décrit comme grans [...] et fors et biax et gens (v. 5651), qui ne peut être tué par aucune arme humaine (v. 6431-6432) et ne supporte pas la lumière du jour (v. 6434-6435), sera enfin qualifié de maufés (v. 6685) à la fin de l’aventure qui avait fait de la femme la fiancée du diable. Cependant, il s’agit d’un diable qui reconnaît la supériorité de Dieu, puisqu’il s’abstient de nuire aux protagonistes, parce qu’a Diu ne plaist (v. 6433).
38Une autre occurrence de ce type de déguisement diabolique se trouve dans Les merveilles de Rigomer, où un chevalier présente des armes brillantes. Mais son identité est trahie par la couleur de son cheval, qui suit la tradition des montures diaboliques noires : bien qu’il adopte, pour ce diable, le déguisement de la normalité, l’auteur ne sait pas résister à une touche qui fait douter, peu ou prou, de sa nature.
39L’Estoire en offre également un exemple, auquel s’apparente peut-être même ce dernier épisode. Le diable se montre sous cette apparence à Mordrain, qui croit y reconnaître le cors et la figure d’un sien chevalier (§ 366, l. 4-5)21. Enfin, deux diables, Aselafac et le Sage Serpent, empruntent, entre autres, la figure d’un homme22.
40Le diable revêt également les traits humains de la femme, afin d’induire l’homme en tentation. Visage de séduction, la femme était déjà chez Tertullien la janua diaboli23. L’antiféminisme du clergé médiéval, héritant de la conception paléochrétienne, inclinait à voir dans la femme la source et l’instrument du péché,
41Ève étant considérée comme la complice du serpent dans la tentation d’Adam, et favorisait largement l’identification de la femme avec le diable.
42Annoncé par la littérature latine des contes pré-mélusiniens, qui assimilent au démon la femme surnaturelle, le motif du déguisement féminin du diable apparaît dans la littérature en langue vernaculaire dans le dernier quart du xiie siècle, dans Partonopeu de Blois24, où il est employé en relation avec la figure de la fée. C’est la mère du protagoniste qui accuse la fée Mélior d’être uns diables qui en semblant de feme se mist (v. 3936-3937) afin de séduire son fils. Dans un autre roman, datant du milieu du xiiie siècle, Les Merveilles de Rigomer, la demoiselle à la pomme d’or – souvenir explicite du récit de la tentation d’Ève – ensorcelle la lance de Lancelot par ses attouchements perfides.
43Les manifestations du diable déguisé en femme se trouvent multipliées sur « les faux chemins du Graal25 », où elles concernent tout particulièrement Perceval, qu’elles cherchent à séduire et, ce faisant, à leurrer. Dans la Queste, depuis l’île où l’a conduit le cheval noir, il voit venir une nef [..] et devant venoit uns estorbeillons qui fesoit la mer movoir et les ondes saillir de toutez parz (p. 104, l. 28-31). Lorsque le bateau, qui porte des voiles noires, approche du rivage, il aperçoit une damoisele de trop grant biauté, et fu vestue si richement come nule mielz (p. 105, l. 8-10). Par ses paroles rassurantes – le verbe est, depuis la tentation du Christ dans le désert, l’une des meilleures armes psychologiques du diable – elle gagne la confiance de Perceval et obtient de lui qu’il s’engage à la servir. Elle fait dresser un pavillon et lui offre un abondant repas. De plus en plus échauffé par le désir, il se couche à côté d’elle. Mais le hasard – en réalité la Providence – veut que Perceval, au moment de se perdre, remarque son épée, posée non loin de lui. Alors (p. 110, l. 7-11)
[...] si li souvint de soi. Et lors fist le signe de la croiz en mi son front, et maintenant vit le paveillon verser, et une fumee et une nublece fu entor lui, si grant que il ne pot veoir goute ; et il senti si grant puor de totes parz qu’il li fu avis que il fust en enfer.
44Chez Manessier, l’épisode est narré dans des termes semblables (v. 3801038158). Mais l’auteur, qui s’inscrit dans la mouvance de Chrétien de Troyes, donne logiquement à son démon l’apparence de Blanchefleur. Puis, vaincu par lou seignacle (v. 38153), la femme se révèle pour ce qu’elle est : Li deables qui soz lui jut/saut sus, que plus n’i aresta ; paveillon et lit am porta (v. 38156-38158).
45Encore différente est la version de l’épisode dans la Continuation de Gerbert : une demoiselle sur une mule noire (v. 2518-2522) se présente sous l’apparence de Blanchefleur26. Mais Perceval la traite en baude parliere et se signe, ce qui met le diable en fuite, au milieu d’un fracas épouvantable (v. 2580-2586).
46Le sens de la rencontre est donné, non sans une touche de réprimande, par un preudome de la Queste : « Ha ! Perceval, [...] toz jors seras tu nices ! [...] La damoisele a qui tu as parlé si est li anemis, li mestres d’enfer » (p. 112, l. 25-26 et p. 113, l. 1-2).
47L’arme diabolique de la séduction ne suffirait pas à induire en tentation le chaste Bohort. La démone qui lui apparaît recourt plutôt à un chantage métaphysique : s’il refuse de lui céder, elle se jettera du haut de la tour, avec ses douze suivantes (p. 181, l. 15-29) et il sera donc responsable de la damnation de ces treize suicidées ! Le héros, avant tout soucieux de son propre salut, n’obtempère pas et assiste à la chute des demoiselles ; mais, à son instinctif signe de croix, comme à l’accoutumée, les deablies se dissolvent (p. 182, l. 3-5). De même que la tour et les démones, le corps de son frère, qu’il avait déposé, suivant le conseil du (faux) religieux, sur une grande tombe en marbre, à l’intérieur d’une meson viez et gaste en semblance de chapele (p. 178, l. 27-28)27, a disparu : il s’en trouve alors soulagé, car il comprend que son frère n’est pas mort et que ce fa] esté fantosme que il fa] veu (p. 182, l. 17-19).
48Le diable met encore en œuvre une tentation différente pour Mordrain, déposé par le Saint Esprit sur la roche de Port Peril dans l’Estoire : une femme descend d’une nef noire (§ 324, l. 13) et lui offre non seulement de lui porter secours, mais aussi de le rendre seigneur de sa propre terre, pourvu qu’il se mette à son service (§ 327)28. Les leurres de la gloire et de la richesse sont les armes que le diable utilise, en savant psychologue, pour induire en tentation cet homme désespéré. Mais Mordrain hésite et cela suffit à faire renoncer le démon (§ 330, l. 3-7).
49De même, la femme qui débarque sur l’Île d’Hippocrate propose aux messagers qui y ont fait naufrage de les conduire a sauveté (§ 593, l. 9) en échange de leur homage (l. 23). Le schéma est toujours identique : cette riche « athénienne » leur promet toz les deliz et totes les aisez et les joies del monde (l. 25). De même encore, lorsque les hommes évoquent le Maistre, Jesucrist, elle les maudit et, verte de rage, s’en va : « Chaitive gent, [...] fvos] morroiz de mesaise et de faim, et vos mangeront li oisel de l’air ! » (§ 596, l. 1-4).
50Deux dernières manifestations du diable sous l’apparence d’une femme, contenues dans l’Estoire, méritent d’être signalées. La première concerne Nascien, au moment où il arrive à la nef de Salomon. La femme avenante qu’il trouve à l’entrée lui demande de la porter à l’intérieur dans ses bras. L’homme voudrait bien la contenter, mais le bateau s’éloigne au fur et à mesure qu’il avance, chargé de son poids. Ébahi par cette « merveille », il se signe. Aussitôt, il voit la damoisele muee en forme (laquelle ?) d’Enemi, come cele qui veraiement estoit deable (§ 630, l. 15-16). Enfin, lorsque Mordrain et Flégétine partent pour la Grant Bretaigne, ils reçoivent, une fois en haute mer, l’ordre divin de se débarrasser de l’Ennemi. Comme Mordrain est incapable de le reconnaître parmi les occupants de la nef, il asperge le bateau d’eau bénite. Alors, uns Ennemis, qui se montre en semblance de damoisele, s’en va, mais non sans emporter un homme – grand pécheur assurément – sor son col, car « Cist est miens, por ce l’enport gié ! » (§ 727, l. 19-21).
51Le diable peut enfin revêtir, dans le domaine du faux semblant lié à la tentation, l’apparence d’un homme de religion : ce déguisement procède d’une tradition fort ancienne, qui remonte à la Vie d’Antoine par Athanase (40, 3-4).
52Dans la Queste, un religieux, montant un cheval noir, apprend à Bohort que son frère Lionel est mort. Dès le début, l’auteur prend soin d’insinuer le doute, chez le lecteur, quant à la nature véritable de cet homme en mettant l’accent sur son habit (c’est un home vestu de robe de religion, p. 177, l. 23) et non sur sa fonction. Or, dans le cas du diable, comme à l’accoutumée, l’habit ne fait pas le moine !
53Un deuxième détail devrait retenir l’attention de Bohort. Ce dernier, éprouvé par la nouvelle de la mort de son frère, fond en larmes. Le diable lui montre alors un corps et l’autre conoist, ce li est avis, que ce est son frere (p. 178, l. 6). Pourquoi Bohort n’a-t-il pas vu tout de suite le corps étendu à terre ? N’est-il pas apparu au moment voulu par le faux prêtre ? La précaution introduite par la formule ce li est avis – répétée à la l. 18, lorsque Bohort soulève si aisément le corps qu’il lui semble ne rien soulever du tout et à la l. 25 – suffit à signaler au lecteur la présence d’une illusion diabolique.
54Puis, le faux religieux donne à Bohort l’explication d’un rêve qu’il avait fait la nuit précédente (p. 179, l. 10-29). Le héros avait eu la vision d’un oiseau blanc, un cygne, et d’un oiseau noir. Le diable y lit une condamnation de la chasteté du chevalier : le cygne représente une damoisele qui [l]’amera par amors et [l]’a amé longuement (l. 11) et qu’il éconduira – en préfigurant, ainsi, la suite des tentations de Bohort. L’oiseau noir signifie que, gardée non pour elle-même mais par souci de vaine gloire, la chasteté devient peccamineuse : non seulement Bohort fait ainsi passer avant la crieme de Dieu et le souci de son perfectionnement intérieur ([...] ne por bonté que tu aies en toi, p. 179, l. 16-17) l’opinion du monde (conquierre la loenge del monde, l. 17-18), mais il sera homicide de Lancelot (tué par les parents de la demoiselle) et de la demoiselle elle-même (qui mourra de douleur)29. Les tentations que le diable met en œuvre pour induire Bohort à pécher comportent une gradation, de la concupiscence (tentation de la chair, liée à la vie mondaine), à la crainte d’être responsable de la mort de Lancelot, son ami charnel, pour atteindre la perte de l’âme (en l’occurrence, celle des femmes suicidées, que Bohort, par son indifférence, aurait vouées à la damnation) : le diable que rencontre l’homme de raison Bohort organise – inutilement – un piège à la hauteur de l’esprit de ce dernier.
55La Troisième Continuation de Perceval par Manessier, qui décrit également la rencontre de Bohort avec un faux religieux (v. 40514 et suiv.), présente un développement de la scène de la mort apparente de Lionel : lorsque Bohort, en pleurs, lève la main et fait le signe de croix sur le corps du mort (v. 40603-40604, 40607-40612),
Li deable, li anemis
Qui iluec s’iert couchiez et mis,
[...] Ne pot lou saignacle andurer
Ne ancontre la croiz durer.
Am piez sailli sam plus d’atante,
Tel escroiz fait et tel tormante
Por la croiz dom il ot angoisse,
Que lou bois tot antor lui froisse.
56L’auteur conclut l’épisode en notant l’intuition de Bohort : Bien pansa que deable estoit/qui an tel guise lou tantoit (v. 40615-40616)30.
57On constate donc que le diable ne revêt pas au hasard les figures du chevalier, de la femme ou du prêtre. Toutes les apparences diaboliques ne conviennent pas à tous les hommes. Sur la base de leur expérience et, surtout, de leurs penchants, le diable leur propose, pour les mieux tenter et abuser, des formes diverses, selon qu’il juge plus expédient d’utiliser la séduction ou la menace.
« Diables noirs » : la couleur noire, le géant et l’enchanteur
58Dans la description des personnages à évidente connotation diabolique, les auteurs ont tendance à accumuler les caractères renvoyant à l’imaginaire infernal : la couleur noire, la taille gigantesque et les connaissances magiques.
59La couleur noire, visualisation des Ténèbres d’où il sort, retient tout d’abord notre attention, car elle permet de supposer, dès son apparition, la nature du personnage.
60Dans le Lancelot en prose, le diable anthropomorphe que le héros rencontre à la Douloureuse Garde est un être noir, qui vient compléter, par ses traits effrayants, la peinture d’un lieu qui a toutes les caractéristiques de l’Enfer (t. VII, p. 416) :
[...] et voit a l’entree un puis dont la flairors est moult puans et del puis issoit toute la noise qui par laiens estoit oïe, si avoit de lé. VII. grans piés. Li chevaliers voit le puis noir et hideus et d’autre part iert uns hons qui ot la teste noire com arremens et par mi la bouche li vole flambe toute perse et li œil li luisent comme carbon ardant, et ses dens sont tous autreteles.
61Cet hons attaque Lancelot qui, s’étant préalablement signé (p. 415), le saisit à la gorge, le traine sor le puis et le lanche ens (p. 417). Si, pour l’instant, il ne l’abat pas, il le confine du moins dans son domaine.
62La couleur noire indique également la présence du « prince des Ténèbres », sous le nom de Noir Ermite, dans le Perlesvaus (p. 194 et suiv.). Cependant, ce personnage est moins une métamorphose in factis qu’une allégorie du maître de l’Enfer et de son royaume, assorti à sa noirceur et traversé par une horrible cascade noire, symbole du fleuve infernal. Gauvain échappe au danger que le château représente et poursuit son chemin vers le château du Graal, dont cet épisode ne fait que rehausser l’éclat. Le motif réapparaît à la fin du roman, où le Noir Ermite se présente à Perlesvaus monté sur. i. grant cheval noir, e estoit molt richement armez (p. 402, l. 9981-9982). La confrontation avec le maître de l’enfer représente l’ultime et décisive aventure du héros.
63La Continuation de Manessier présente également la manifestation d’un diable connoté par sa noirceur. Il s’agit de l’épisode de la Chapelle à la main noire (v. 37230-37410). Perceval parvient à une chapelle, où il aperçoit une main noire que d’une fenestre se boute (v. 37249) et qui éteint un cierge posé à côté d’un cadavre. Ayant compris que la main est celle du diable, le héros se prépare à le combattre.
64Dans la scène de l’apparition du maître de l’Enfer, accompagné par la foudre (v. 37296-37304), la capacité visionnaire de Manessier atteint l’un de ses plus hauts effets descriptifs :
Et ce fu foudre qui fandi
Trestout lou mur et la fenestre
Dont fu issie la main destre ;
Et dont la teste s’aparut ;
Adonc Percevaux s’aparçut,
Qui contremont vet regardant,
Un grant diable tot ardant
De feu, et ot lou bras plus taint
Et plus noir que charbon estaint.
65Aucune arme chevaleresque ne pourrait vaincre ce monstre noir, enveloppé de feu et maîtrisant la foudre. En effet, c’est en faisant appel à Dieu par des armes spirituelles, et en particulier par le signe de croix31, que Perceval pourra avoir raison de l’anemi : le saignacle fait intervenir Dieu, qui chasse le diable par sa sainte foudre, dans une opposition qui rétablit la prédominance du feu spirituel et céleste sur le feu matériel et infernal.
66Dans l’épisode de la Chapelle à la main noire, le diable se présente, entre autres, comme un géant. La disproportion et la haute taille, anamorphoses de l’être humain, représentent des caractères liés aux figures monstrueuses et négatives dans de nombreuses civilisations et mythologies. Il allait donc de soi d’attribuer un physique démesuré à l’ange qui, en se révoltant contre Dieu, avait fait preuve de démesure morale32.
67On trouve une occurrence de ce trait descriptif du diable chez Chrétien de Troyes : dans Le Chevalier au Lion33, les diables que rencontre Yvain, à l’intérieur du Château de Pesme Aventure, sont deus grans sergans molt fiers et fors (v. 5467). Il s’agit de. II. fix de dyable [...] que de femme et de netun furent (v. 5267, 5269), de deux filz a nuitun (v. 5509) ce qui permet de voir en eux des démons d’origine aquatique. Ou mieux, on pourrait appréhender ces géants, nés de l’union entre une femme mortelle et un démon, comme des avatars de la « race diabolique » descendant de l’union charnelle entre les anges rebelles et les femmes mortelles – et destinés à demeurer sur terre – dont parlait le Livre d’Hénoch (VII, 1-2).
68Nous croyons donc qu’il faudrait reconsidérer la nature diabolique de ces deux personnages, nature que la critique a parfois hésité à reconnaître dans sa totalité, à cause de l’origine hybride soulignée par le texte34 : les deux netuns du Chevalier au Lion sont non seulement des diables à part entière, mais, sur la base du texte intertestamentaire qui en dénonce l’origine, ils appartiennent à l’« espèce » diabolique la plus concrète, vouée à nuire aux hommes parce qu’elle procède d’eux.
69De plus, dans le Nouveau Testament, le diable se trouve doté tantôt du pouvoir magique que l’on attribuait déjà aux anges déchus dans les écrits apocryphes (Hénoc, VII, 1), tantôt de celui que l’on prêtait à l’Antiquité, et que l’Église n’aura de cesse de combattre. L’assimilation des magiciens au diable était même implicite dans la définition qu’Isidore de Séville donnait des premiers : pour lui, les magi étaient « les spécialistes des arts maléfiques » (Étym., VIII, 9, 9). Dans le Lancelot en prose, la phrase utilisée pour qualifier le savoir de Merlin ([Merlins] fu de la nature son peire dechevans et desloiaus et sot quanques cuers pooit savoir de toute perverse science, t. VII, p. 41) représente une claire synthèse du regard porté sur les connaissances diaboliques au xiiie siècle : mauvaises en tant que celles du Malin, mais pouvant être utilisées pour le bien par une providentielle récupération.
70L’opposition entre un savoir magique positif et un savoir magique néfaste est mise en relief dans La suite du roman de Merlin35, où le fils du diable doit se surpasser pour vaincre les magiciens noirs, malvaise escommuniie gent (§ 338, l. 23). Il s’agit de deux diables musiciens – présentés comme des homs, mais qualifiés plus loin de anemis (§ 339, l. 16) – qui, assis sur deux trônes en pleine campagne, à l’ombre de deux ormes entourés de tombes, attendent leurs victimes en jouant de la harpe36. Ce piège musical fait songer au pouvoir d’Orphée, capable de soumettre la nature par le son de sa harpe, ou à celui des Sirènes. Merlin explique à Niviene et à ses compagnons l’effet d’hypnose que cette musique produit sur les hommes (§ 335, l. 8-13) :
« [...] Saichiés que la vois et li sons de ces harpes a si grant forche que nus hom ne nulle feme ne les puet oïr, fors cil seulement qui les sounent, qui ne soient enchanté si miervilleusement qu’il em pierdent maintenant le pooir de tous les membres, si qu’il chieent aussi come mort et gisent a terre tant comme li harpeur voelent [...]. »
71Comme l’avait fait Ulysse, Merlin se bouche les oreilles et échappe ainsi au danger de mort. Le texte précise qu’il s’agit du même geste de protection contre les enchantements adoptés par uns serpens qui repaire en Egypte que on apiele aspis37 : intéressante association entre le serpent, le pays berceau de la magie et le fils du diable !
72En revanche, Niviene et ses hommes succombent au pouvoir magique des harpes. Merlin intervient alors et, par la force de sa propre magie (lors fait ses conjurements, § 337, l. 1), endort à son tour la volonté des deux diables et deschante son amie et ses compagnons, qui affirmeront avoir vu tout apertement les prinches et les ministres d’infier (§ 338, l. 12-13).
73De cet affrontement entre la magie blanche et la magie noire la première sort victorieuse : la force diabolique peut donc être vaincue.
74Mais si Merlin a raison des maléfices de ces diables par sa propre magie – de nature, il convient de le rappeler, également diabolique –, ailleurs le héros met fin aux enchantements par une qualité de thaumaturge qui est la preuve de son élection. C’est le cas du Bel Inconnu, dans le roman éponyme. Par opposition aux armes vertes du premier adversaire qui s’était manifesté au héros dans la salle aux jongleurs, symbole d’une « forme archaïque de magie, la magie pré-chrétienne, naturaliste38 », la couleur noire des armes d’un second attaquant dénonce d’emblée le caractère diabolique de sa magie.
75Ainsi, le diable de Renaud de Beaujeu dans le Bel Inconnu, montant un cheval noir et diabolique, porte des armes noires (v. 3000-3002). Le héros, à cette vue, reste ébahi. À la suite d’un combat acharné, le chevalier noir est blessé et désarçonné. Il exhale une haleine puante, dédoublement de celle qui, sortant des naseaux de sa monture, avait accompagné sa venue. Cela prouve que cheval et cavalier constituent deux éléments d’une seule et même manifestation diabolique : Del cors li saut une fumiere,/qui molt estoit hideuse et fiere,/qui li issoit par mi la boce (v. 3061-3063). La fin de l’épisode lève les derniers doutes : le Bel Inconnu pose la main sur la poitrine du chevalier, pour voir s’il est encore vivant et ce geste lui ôte sa forme d’emprunt (v. 3067-3070) :
Tos fu devenus claire pure,
Qui molt estoit et laide et sure.
Isi li canja sa figure,
Molt estoit de male nature.
76Le mucus ou ectoplasme qui le compose figure, déjà à cette époque, l’absence de matière, ou, tout au moins, le manque de la solidité et de la stabilité propres aux corps réels. La métamorphose inverse du diable préfigure aussi la damnation de sa male nature, que le chevalier, par la qualité de thaumaturge qu’il manifestera surtout à l’égard de la guivre, a révélée.
77La nature des maléfices opérés par Mabon est ensuite soulignée par le livre – sans doute un grimoire – dont il s’était servi pour opérer la métamorphose de la reine de Sinaudon en guivre (v. 3341), d’autant plus que l’aumaire (v. 3127) d’où sort la bête était également le meuble où l’on gardait, entre autres, les livres : l’animal paraît sortir directement du livre de magie noire !
La forme veraie du diable
78Il est des personnages qui affirment avoir vu, sans contestation possible, le vrai visage du diable, qui a soulevé tant de problèmes dès la plus ancienne conceptualisation de sa chute. Néanmoins, si, dans l’Estoire, Mordrain peut affirmer que la femme qu’il tenait dans ses bras s’est changée en la forme veraie du diable (§ 630, l. 15-16), il faut en conclure qu’il tenait cette forme pour connue et qu’il n’estimait pas nécessaire de s’attarder à la décrire39.
79Dans la Queste, Galaad rencontre le diable sous sa forme veraie. L’épisode est d’autant plus significatif qu’il relate sa première apparition dans le roman. Conduit par des moines à une tombe, d’où sortait souvent une voix effrayante, l’élu de la quête essaie de soulever la dalle (p. 36, l. 20-23)
si en voit issir une fumee et une flamme après, et en voit issir une figure la plus hisdeuse qui fust en semblance d’ome. Et il se seigne, car bien set que ce est li anemis.
80Seul, Galaad, qui aura le privilège de connaître les secrets du Graal, peut également connaître ceux du diable.
81Lancelot, lui, n’en aura qu’une expérience partielle. Sous les yeux du héros, un religieux qui s’interroge sur les circonstances de la mort d’un vieillard, étole au cou et livre en main (p. 119, l. 30-33)
[...] comence a conjurer l’anemi. Quant il a grant piece leu et conjuré, il resgarde et voit l’anemi devant lui en si laide figure qu’il n’a cuer d’ome el monde qui poor n’en eust.
82Le diable est contraint de se manifester et de répondre aux questions des hommes par les forces sacrées conjointes du livre et de l’étole avant d’être mis en fuite. Lorsqu’il a dissipé les doutes de son interlocuteur, il s’en va abatant les arbres devant lui et fesant la greignor tempeste dou monde (p. 122, l. 10-12).
83Dans l’Estoire, deux démons se montrent également dans leur laideur naturelle. Aselafac, extirpé de la statue d’un temple par les exorcismes et les signes de croix de Josephé, est un dyable f...] si hideus et si lais ke nule plus laide chose ne peüst estre (§ 251, l. 6). Le Sage Serpent, quant à lui, présente à la fois les caractères physiques de la démesure, de la noirceur et des yeux rouges (§ 581, l. 14-15) : c’est donc un monstre, à l’humanité à peine esquissée par ce terme, hom, placé au début de son portrait et rassurant, du moins tant que son nom n’apparaît pas !
« Mon nom est légion... »
84Depuis que le diable s’était présenté, dans l’évangile de Marc, par la formule : « Mon nom est Légion parce que nous sommes nombreux » (5, 9), la voie était ouverte aux représentations du diable sous forme d’essaim d’abeilles40, de mouches41 ou d’autres formes évoquant la multitude et le grouillement, connotant la puissance et, parfois, le désordre42. L’idée des légions diaboliques fournissait une argumentation plausible à la théorie de l’ubiquité du diable et permettait également d’associer les nombreuses forces maléfiques chrétiennes aux figures du polythéisme ancien.
«…parce que nous sommes nombreux »
85Les légions diaboliques représentent l’une des « peurs du plus grand nombre43 » du Moyen Âge. Dans les œuvres littéraires du xiiie siècle qui s’organisent autour du thème mystique du Saint Graal, elles peuvent apparaître dans les actes démoniaques de possession et de tentation, ou dans les châtiments qu’elles infligent à leurs victimes.
86Dans l’Estoire, après avoir fait le signe de croix sur la bouche d’un hom qui avoit le dyable au cors (§ 25, l. 9, 12), le narrateur relate comment il avait vu s’approcher une si grans compaignie de dyables k’[il] ne [quida] mie k’en tout le mont en eust tant (§ 26, l. 10-11). De même, lorsque les diables étaient sortis de l’homme, ils avaient provoqué une si grant tempeste ke il estoit avis que il esrachast tout le bos par la ou il aloit (l. 15-16).
87Dans le même roman, Moïse, assis sur le siège périlleux destiné au chevalier sans tache, raconte comment, pendant qu’il était à table, il avait été enlevé par les meins as menistres d’enfer, afin d’être conduit en la tenebreuse maison (§ 804, l. 11-12). Mais, pendant qu’ils traversaient la forêt plus isnelement que sosfle de vent (§ 805, l. 1-2), un preudom [...] de seinte vie, par la force de ses conjurations, avait obligé les diables à limiter la peine de leur victime : il ne resterait en feu ardant que jusqu’à la visite du Bon Chevalier (§ 805, l. 10-13). Cela prouve, une fois de plus, la suprématie de la puissance de Dieu sur celle du diable, voire la complète soumission de ce dernier et de ses acolytes au Créateur.
88La manifestation des ministres d’enfer peut également être liée, dans la Queste, au signe de croix : lorsque Bohort, à la vue des demoiselles-démones qui se jettent de la tour (p. 182, l. 3), se signe, il entend si grant noise et si grant cri qu’il li est avis que tuit li anemi d’enfer soient entor lui : et sanz faille il en i avoitplusors (l. 3-5). Dans le même roman, on retrouve ce motif lorsque le diable, contraint par un (vrai) religieux de répondre à ses questions, s’en va, une fois sa tâche accomplie, en fesant la greignor tempeste dou monde, si qu’il sembloit que tuit li anemi d’enfer s’en alassent par mi la forest (p. 122, l. 12-13).
89Dans le Perlesvaus, Lancelot parvient à un cimetière gardé par des diable terrestre, soumis au commandement d’une demoiselle, ultérieure apparence féminine du diable (p. 894, l. 19-21). À la proposition que cette dernière fait à Lancelot de la suivre dans son château, où, dit-elle, se trouve le beau cercueil qu’elle a préparé pour lui, le héros réplique : « Damoisele, [...] je ne voil mie si tempre vooir ma sepouture » (p. 894, l. 16-18) et, lorsqu’elle passe de l’invitation à la menace, affirmant que Lancelot sera retenu dans le cimetière par ses chevaliers – appelés, en début d’épisode, males gens (p. 888, l. 25) – celui-ci répond : « Ja, se Dieu plaist, damoisele [...], vostre diable n’auront pooir de mal faire vers crestiens » (p. 894, l. 21-23). Ainsi, le héros peut repartir indemne et même regarder une dernière fois (p. 896, l. 24-27)
[...] cele male gent, qui si estoient lait et grant e hideus, que ce sambloit q’il le deùs-sent tot devorer ; il gerpissent la voie Lancelot, ne n’orent pooir de lui mal faire44.
90En reconnaissant l’existence et la possibilité d’une emprise exercée sur l’homme par des légions diaboliques, ces épisodes présentent tous un trait commun avec l’aventure finale de la Douloureuse Garde dans le Lancelot en prose (t. VII, p. 413418), que le héros mène à bien après s’être signé.
91Une clef arrachée à un automate lui permet d’ouvrir un pilier et d’atteindre un coffre : si escoute et ot dedens si grant noise et si grans cris que tous li piliers en trambloit (p. 417)45. La nature des enchantements auxquels le héros a assisté auparavant est explicitement ramenée aux voix qui sortent des trente tuyaux de taille différente qui émergent du coffre, « sorte d’orgue démoniaque d’où sortent les voix diaboliques46 », l’une plus grosse que l’autre (p. 418). Cette image, qui garde encore une vague idée d’harmonie – mais seulement pour illustrer la pluralité de la nature malfée – est complètement effacée par le chaos que déclenche, grâce à une deuxième clé, l’ouverture du coffre :
Et il met el cofre la cleif et com il l’ot ouvert, si en sailli. I. grans estorbellons et une si grant noise qu’il fu avis que tout li diable i fussent, et por voir si estoient il deable.
92La libération des diables par Lancelot se présente, à première vue, comme une variante médiévale du mythe de Pandore. Mais, contrairement à ce qu’il en est dans le mythe grec, ici cette libération ne signifie pas la victoire et le développement du mal dans le monde. Au contraire, le pilier qui contenait le coffre s’effondre, ainsi que les automates qui gardaient l’entrée de la salle. La victoire de Lancelot sur le diable, par la liberté morale que les clés ont permise47, signifie que, pour celui qui a foi en l’unique Dieu, « il n’y a pas de puissance du mal invincible48 ».
« Omnes dii gentium dœmonia »
93La formule biblique (Ps 95, 5) reprise par Tertullien (Prax. 2 ; Apol. 24) montre jusqu’à quel point l’Église a combattu, dès sa formation, les idoles et les idolâtres qui s’opposaient à la Révélation du Dieu unique.
94Cette opposition, évidente dans les œuvres littéraires du xiiie siècle qui composent le cycle du Graal, est précédée, dans les romans antiques du xiie siècle, par la diabolisation des divinités païennes. C’est surtout le cas, dans le Roman de Thèbes, de la réécriture médiévale des personnages du Sphinx et de son double, Astarot. Le modèle de la Thébaïde de Stace n’est qu’un lointain souvenir dans la présentation de spin au début du roman : dans la description du géant de la montagne qui n’hésite pas à tuer tous ceux qui essaient, sans succès, de résoudre son énigme, ce qui compte est surtout sa nature diabolique : dejoust Thebes, en un montl[...] ert uns deables herbergiez (v. 277, 279).
95Ce procédé est encore plus évident dans le cas d’Astarot, la vieille femme qui, perpétuant la fonction du Sphinx (v. 2845-2848), est comparée au maître de l’enfer, Satan (v. 2839-2842) :
Uns deables guardot le pas :
onc homme ne vit tiel Sathanas ;
Astarot ot non li deables,
d’enfern fu maistre conestables.
96Le nom de cette créature suffit à la présenter au public du roman comme une créature relevant de la démonologie chrétienne : Astaroth était, en effet, le nom d’une déesse babylonienne, ce qui explique l’apparence féminine du démon.
97L’identification entre les eidôla et les légions diaboliques atteint son plus haut effet dramatique dans l’Estoire del Saint Graal, où Josephé contraint des diables à sortir des statues qu’ils occupent. Lorsque le roi païen Évalach interpelle la statue d’Apollon, dieu de sapiense (§ 149, l. 8), le démon logé dans l’idole de Mars, le dieu latin de la guerre, commencha a crier (§ 150, l. 2), disant qu’il n’obtiendrait aucune réponse de l’oracle, tant que Josephé, l’eveske Jhesucrist, se trouverait dans le temple. Puis, il issi hors de l’ymage et, voiant tous chaus qui estoient el temple, abati l’ymage a terre et si le debrisa toute par menues pieches (§ 150, l. 11-13). À un autre moment, l’évêque exorcise la statue du temple principal d’Orcaus : le dyable qui sort de l’ymage (§ 251, l. 5-6) et qui se présente sous le nom d’Aselafac affirme qu’il a pour fonction d’espandre la paour es gens par les noveles males ke il lor aportoit de fauseté (§ 253, l. 7-8), ce qui nous amène à supposer qu’il s’agit du démon insinué dans la statue d’Apollon49.
98Faut-il croire alors que la doctrine de la spécialisation des diables, développée par la patristique, a été influencée par ce procédé d’identification des légions démoniaques avec les idoles de l’Antiquité ? Et surtout, doit-on en conclure que, de même que les diables répondent à une spécialisation liée aux tentations diverses qu’ils induisent, ils sont également spécialisés selon leur forme visible ? Edina Bozoky affirme que « n’importe quel diable ne peut prendre n’importe quelle apparence50 ». Elle observe que l’engendrement de l’Antéchrist, décidé par un concile de diables au début du Merlin de Robert de Boron, ne peut pas être l’œuvre d’un démon ordinaire, preuve que tous les diables ne peuvent pas revêtir une forme humaine, ce que le roman explicite (v. 171-174) :
[...] « Nous avuns
cilec un de nos compeignuns
qui fourme d’omme puet avoir
et femme de lui concevoir. »
99Le translateur de l’œuvre en vers de Robert de Boron fait répliquer à l’un des diables qui tiennent concile : « Il i a tel de nos qui puet bien prendre semblence d’ome et habiter a femme » (§ 1, l. 83-84).
100Le Lancelot en prose, pour sa part, avance une explication semblable de la naissance de Merlin (t. VII, p. 40-41) :
La damoisele le tasta, si senti que il avoit le cors moult gent et moult bien fait par semblant ; et neporquant diables n’a ne cors ne autre menbre que l’en puisse manoier, car esperiteus cose ne puet estre manoie et tout deable sont chose esperi-teus ; mais deable entreprenent a le fie cors de l’air, si qu’il samble a cheus qui les voient qu’il soient formé de car et d’os.
101Selon la théorie avancée par saint Augustin dans son De divinatione dœmonum (chap. iii) et reprise par Honorius d’Autun, les démons, ayant leur demeure entre le ciel et la terre, prennent de cet élément leur corps lorsqu’ils apparaissent aux hommes. Dès lors, le diable, loin d’être une pure hallucination comme le voulait saint Antoine, était doté, sur terre, d’un corps matériel.
102Les œuvres que nous avons analysées offrent deux conceptions de la personne du diable et de son pouvoir de métamorphose. D’un côté, les manifestations diaboliques que l’on trouve dans la Queste, dans l’Estoire, dans les deux dernières Continuations de Perceval et dans l’épisode de la Douloureuse Garde du Lancelot en prose montrent des diables aériens qu’un signe de croix ou la foi en Dieu suffit à vaincre, selon l’expérience au désert de saint Antoine. D’autre part, la naissance des fils a netun du Chevalier au Lion et de Merlin suppose l’existence de diables qui peuvent se doter d’un corps matériel.
Le fils du diable : Merlin dans tous ses états51
103Qui est le vrai Merlin, sous ses aspects et ses rôles divers, à la fois prophète, enchanteur, sauvage fou et sage, dans la littérature arthurienne ?
104Avec Paul Zumthor, on est amené à le considérer moins comme un personnage que comme un « instrument utilitaire », voire un « deus ex machina » dont on se sert « pour faire progresser l’action52 » : la multiplicité de ses métamorphoses annule son unicité d’être pour valoriser seulement ses « possibilités d’utilisation53 ».
105Cependant, la capacité de Merlin à se métamorphoser, si elle permet surtout le développement de la narration, représente aussi un archétype fondamental de la structure anthropologique de l’imaginaire, en répondant au désir de maîtriser la nature.
106En tant qu’elle préside à une réorganisation de la Création, la capacité de transformation ne pouvait pas être conçue par la religion chrétienne comme un don divin. Merlin l’obtient plutôt du diable incube qui l’a engendré et, en tant que don diabolique, il convient de rapprocher ce pouvoir de celui qu’on reconnaissait au diable lui-même, dans la conception démonologique traditionnelle.
107Mais le lien de Merlin avec les forces du mal ne suffit pas à expliquer toutes ses transformations. Fruit de la civilisation celtique, la figure de l’enchanteur doit aussi être mise en relation avec une mythologie antérieure ou parallèle au christianisme, en tout cas païenne et proche du culte de la nature, où la forêt, lieu privilégié d’initiation, devient la demeure d’élection de druides et de chamans.
108Il sera alors intéressant d’analyser comment les auteurs médiévaux exploitent ce fonds culturel et l’utilisent à leurs fins narratives, en détournant les pouvoirs féeriques en opérations diaboliques54.
109Reste à savoir si, dans les textes qui restituent l’histoire de Merlin, les métamorphoses de l’enchanteur demeurent un attribut diabolique, ayant pour fonction de montrer la toute-puissance de l’enchanteur, ou si elles sont plutôt récupérées au service de son rôle de prophète, voulu par Dieu pour détourner l’action perverse des diables en manifestation de la Providence sur terre.
110Notre analyse du polymorphisme de Merlin s’efforcera de prouver le bien fondé de cette deuxième hypothèse, à travers le développement d’une logique des transformations qui mettent en œuvre quatre niveaux de la semblance : le déguisement humain, la régression à l’état sauvage, l’aspect animal et, enfin, la dissolution de toute forme dans l’invisibilité55.
Masques et déguisements : deablie, merveille, magie
111Au commencement était le diable. Ce principe, appliqué à la genèse du Merlin de Robert de Boron56, donne la clé de lecture du roman et de son personnage éponyme, conçu par la volonté d’un concile de démons et selon le modèle, aux valeurs renversées, de la conception du Christ par la Vierge. Cependant, le texte n’indique pas seulement la part du diable, mais aussi celle de Dieu dans la formation de l’enfant Merlin57 (§ 10, l. 34-36) : le corps est l’œuvre du diable, tandis que l’esprit, ici considéré comme la somme des sens et de l’entendement, est insufflé par Dieu. En effet, la première forme visible de Merlin est tellement répugnante qu’il effraie les sages femmes58. La mère elle-même avoue qu’elle est épouvantée par l’aspect velu de l’enfant et, devant ce phénomène anomal, qui ne pouvait qu’être l’œuvre du diable, se seingna (§ 10, l. 45)59.
112Même si les manifestations de Merlin n’ont pas pour but le mal, contrairement à celles des démons qui tentaient les Pères du désert, il est difficile de ne pas voir de lien entre les jeux de transformation de Merlin et les ludibria dœmoni de ces tentateurs. Une longue tradition démonologique établit un lien entre les premiers et le dernier. Au xie siècle, le byzantin Michel Psellos, l’un des théologiens les plus importants à cet égard, avait exposé la théorie du corps éthéré et changeant attribué au diable au Moyen Âge. Dans son traité sur les démons, il explique qu’« ils se transforment en hommes et quelquefois prennent la semblance de chiens, lions et autres bêtes [selon] la vie qui [leur] plaît60 », mais, de nature aérienne, ils sont aussi instables que les nuages. C’est la caractéristique reconnue, depuis les vies des saints Pacôme, Antoine et Hilarion, au diable et à ses acolytes, auxquels on attribue un corps éthéré61.
113Dans le Roman de Brut, Wace fait exposer au clerc Magant une théorie qui permet de rattacher le père de Merlin à la catégorie des démons incubes, résidant dans l’air : Trové avum, dist il, escrit,/qu’une manere d’esperit/est entre la lune et la terre (v. 7439-7441), c’est-à-dire dans l’air ténébreux. Cette manere d’esperit, continue le clerc, est en partie de nature humaine et en partie suveraine : incubi demones unt num (v. 7443-7445). Enfin, après avoir défini leur nature et leur demeure, le clerc expose leur action (v. 7448-7454) :
Ne pùent mie grant mal faire
Ne pùent mie mult noisir
Fors de gaber et d’escharnir.
Bien prenent humaine figure
E ço cunsent bien lur nature.
Mainte meschine unt deceùe
E en tel guise purgeùe.
114La fonction de cette manere d’esperit était donc de tromper les êtres humains. Mais le concile de démons que l’on trouve réuni au début du Merlin n’a pas pour fin d’organiser une simple bouffonnerie et de leurrer une femme : il est question de la conception de l’Antéchrist, d’un home qui eust sa memoire et son sen por engingnier le Jhesu Crist (§ 1, l. 89-90), croyance que l’on trouve exposée par Honorius d’Autun dans son Elucidarium62. Il est question, surtout, de trouver un diable qui puisse s’incarner dans un homme et cela, comme l’indique encore le passage cité du Roman du Brut, c’est l’affaire des diables incubes.
115Ainsi formulée, la conception de la nature, de la demeure et surtout de la capacité à se métamorphoser – ou, mieux, à s’incarner – des diables incubes montre de fortes affinités avec le troisième type de démons dont parlait le Livre d’Hénoch (15, 10-12) : fruits de l’union des anges rebelles et des femmes mortelles, ces démons avaient été préposés par Dieu à tourmenter les hommes63. Il est intéressant de trouver la même conception chez Robert de Boron. Dans le Joseph ou L’Estoire dou Graal, Joseph explique à l’empereur Vespasien qu’il y a trois sortes de diables, que le Christ fit pleuvoir du ciel parce qu’ils furent plain d’orguel et de convoitise et d’envie :
Et si en plut trois generacions en infer, et trois en terre, et trois en element [en l’air]. [...] [Cils] qui sont en air ont autretel manière [une manière comparable] d’engien et de painne, et prendent par maintes fois figures, et ce font il por engignier home et por metre el servage de l’Anemi64.
116On le voit : la démonologie qui sous-tend l’existence d’un diable incube, capable de revêtir une forme humaine et de s’unir à une femme, plonge ses racines dans la plus ancienne réflexion le concernant. Ce qu’il importe de souligner, aux fins de l’analyse de la figure protéiforme de Merlin, est que les apparences qu’il emprunte, tour à tour vieillard, bûcheron, gardien de bêtes, serviteur et prodome, sont dues à un pouvoir qui lui vient de son père, diable incube, image insaisissable par antonomase65. De même que sa nature instable empêche toute connaissance du diable, sub specie universali, de même il faut se contenter de voir Merlin sous la forme, toujours relative, qui est tour à tour montrée : l’effigie du diable, comme celle de son fils, reste une « image ouverte ».
117Le déguisement humain endossé par Merlin pour devenir l’organisateur de l’histoire représente une sorte de degré zéro de la métamorphose : en effet, on ne peut pas parler d’un véritable changement de nature, mais d’une transformation de semblance66. Ce premier type de métamorphose vise surtout à surprendre, à désemparer les spectateurs et représente une démonstration du pouvoir de l’enchanteur, appelé, à cause de son art de muance, li plus saiges hom qui soit (Merlin, § 38, l. 68). Illusion et enchantement, ses changements d’âge et d’habit – du jeune ambassadeur d’amour ou du charmeur au vieillard exclu de la société – représentent les différents âges de l’homme : la permanence de la raison n’est donc pas en cause.
118De plus, ces déguisements permettent à chaque fois de mieux mettre en valeur un message par l’aspect de celui qui le délivre. La transformation en prodome [...], molt bien atornez et bien vestuz et bien chauciez (§ 33, l. 41-42 ; cf. § 34, 6-7) se prête parfaitement à la rencontre avec le roi, tandis que les messagers n’avaient vu, lorsqu’ils le cherchaient, qu’un bûcheron et un gardien de bêtes sauvages. Nous reviendrons sur ces deux figures, qui renvoient, toutes les deux, au vieux mythe indo-européen de l’homme sauvage, lié à la forêt et au monde animal. Ce qui intéresse, ici, est que Merlin se joue de ceux qui ne savent pas le reconnaître, alors qu’ils affirment le connaître. C’est l’occasion, pour l’enchanteur, de poser le problème épineux de la différence radicale entre la semblance et l’estre (§ 34, l. 26-32) :
« Ne conoist pas bien home qui ne conoist que la samblance [...] ceste gent qui me cuident conoistre ne savent rien de mon afaire. »
119Connaître, suggèrent Merlin et, par son intermédiaire, l’auteur du roman, signifie savoir regarder derrière le voile des apparences.
120Une autre figure que Merlin affecte, avec sa ruse et son humour habituels, est celle du jeune serviteur, qui convient parfaitement à la fonction d’ambassadeur d’amour67. Sa portée est même accrue par l’opposition à la vieille semblance dans laquelle il s’était manifesté auparavant et en laquelle Uter, émerveillé, trouve changé le beau serviteur après qu’il s’est séparé un instant de lui. Le roi Pendragon, qui reconnaît, sous le déguisement du jeune homme, la ruse de Merlin, le prie de faire aucune demonstrance, se lui plaist (§ 39, l. 7-8). Quelle occasion de voir l’enchanteur à l’œuvre ! Il n’en est rien. Merlin demande aux deux frères de sortir, pour pouvoir accomplir sa transformation sans être vu (§ 39, l. 11-14) :
Et si tost com il furent hors, et il vient après et il apele Uitier, si li redist toute la maniere dou garçon et li dist que s’en veult aler.
121L’isolement apparaît, en effet, comme l’une des conditions sine qua non de la métamorphose68.
122D’autres déguisements mettent en évidence des caractères de fragilité ou de faiblesse, liés à l’âge ou à l’infirmité. Les deux manifestations de Merlin à Ulfin, conseiller d’Uter, sous l’aspect d’un vieillard69 et d’un infirme70, ainsi que la description du vieillard qui apparaît au roi dans le Huth-Merlin71 sont là pour faire sourire le public qui n’est pas dupe. Mais, en même temps, ces nouveaux déguisements sont en situation. Cela prouve que Merlin, comme le diable, n’emprunte jamais une apparence au hasard, mais la choisit en fonction du message qu’il veut transmettre et de ceux à qui il s’adresse. Et en effet, son but est ici atteint, puisque li rois regarda le viel houme, se li fu avis qu’il estoit moult sages hom et a la chiere de lui et as paroles qu’il entent (t. I, p. 158).
123L’efficacité des déguisements de Merlin est parfois augmentée par le rapprochement avec les caractéristiques des personnages mythiques de l’Antiquité. Lorsque l’enchanteur, dans la vulgate Merlin, se présente comme un joueur de harpe72 – ce qui ne manque pas d’évoquer son ancêtre celtique, le barde Taliesin73 – il nous amène à l’associer à Orphée, maître enchanteur de la musique et du chant. Les conteurs du Moyen Âge étaient bien au courant de cette magie antique, puisqu’ils associaient la harpe et la puissance de la musique à deux autres personnages : les deux diables musiciens de la suite de Merlin74, qui, tels des sirènes, étaient capables de paralyser, voire de tuer, tous ceux qui venaient à se trouver sous l’influence de leur musique75. Surtout, cette nouvelle apparence de Merlin en harpiste nous fait songer à un autre déguisé par amour : le barde Tristan des Folies et du Lai du chievrefueil de Marie de France. En la présence du roi Arthur, le harpiste Merlin joue, comme pour renvoyer à cet autre avatar d’Orphée,. I. lai breton (Vulgate Merlin, p. 409).
124Cependant, la métamorphose la plus connue, par sa fonction narrative à l’intérieur du roman et par son rapprochement avec un modèle antique, est celle qui permet à Uter, Ulfin et Merlin d’entrer dans le château de Tintagel, sous l’aspect du duc de Cornouailles et de deux de ses hommes76. La conception du futur Arthur, fruit de l’union d’Ygerne et d’Uter, auquel Merlin aura donné l’aspect du duc, s’apparente ainsi à la conception d’Hercule, fils de Zeus-Jupiter et d’Alcmène, et préfigure le sort qui attend le nouveau-né Arthur : comme Hercule, il est destiné à être un héros civilisateur. Le mythe, évoqué par Ovide (Mét., IX, v. 276 et suiv.), forme le sujet de l’Amphitryon de Plaute, comédie latine à l’origine du motif du sosie, ainsi que de la « comédie » médiévale, œuvre de Vital de Blois, Geta.
125La substitution d’Uter au duc de Cornouailles et d’Ulfin à l’un de ses hommes est présentée, dans l’épisode de la rencontre galante avec Ygerne, comme le résultat d’actions magiques, pratiquées par Merlin, à l’aide d’une herbe (Merlin, § 64, l. 3-8).
126C’est en frottant le visage et les mains avec cette herbe que l’enchantement s’accomplit77. À la fin de l’opération, la ressemblance d’Uter avec le duc est telle qu’Ulfin, lui-même changé en Jourdain, se signe en le voyant et invoque Dieu pour être rassuré sur la possibilité d’un tel prodige : « Biau sire Diex, coment poet estre nule semblance si bien faite d’un home a autre78 ? » L’acte magique, en effet, en donnant la recette d’un phénomène autrement mystérieux, permet de justifier la reproductibilité du phénomène lui-même. Il réduit et « domestique », en le rationalisant, le merveilleux de la métamorphose.
127Ainsi, le projet poursuivi par Merlin – faire naître un enfant pour qu’il devienne un roi juste et généreux, miroir sur terre de la justice et de la grâce divines – s’accomplit par le moyen de la métamorphose, qu’une utilisation fidèle au « mode d’emploi » permet de justifier, sinon de blanchir.
128La marque évidente de sa relation innée avec la magie se révèle dans le fait que, tandis qu’il use de l’herbe pour changer la semblance de ses complices, l’auteur insinue que la métamorphose de Merlin en Bretel pourrait ne pas nécessiter de manipulation particulière ; elle se produit instantanément et comme subrepticement, pendant qu’Uter et Ulfin sont occupés à se regarder l’un l’autre (§ 64, l. 19-21) :
Quant il orent einsi un poi esté, si resgarderent Merlin, si lor fu bien avis que ce fust Bretuel veraiement.
129De même, de retour du château, il faut qu’Uter et Ulfin se lavent pour retrouver leur apparence ordinaire (§ 66, l. 26-28). Mais pour Merlin il n’est pas question d’ablution : la purification par l’eau ne peut le toucher, comme le baptême qu’il a reçu, du moins selon Robert de Boron (Merlin, § 10, l. 52 et 54), n’a pas suffi à lui enlever sa tache diabolique de naissance. Seule la grâce divine le peut et, pour récompenser l’enchanteur de son activité prophétique, elle le fera en lui octroyant, à la fin des temps, la vie éternelle79.
130Qu’il s’agisse de simples changements d’apparence ou d’âge, à ce premier stade des transformations, Merlin ne fait pas de l’un ou de l’autre de ses masques son personnage préféré : il l’utilise, tout comme les autres déguisements, pour étonner le public par sa possibilité de changement, éclatant ensuite en un de ses fous rires lorsque – c’est le cas le plus fréquent – il n’est pas reconnu par les hommes qui l’avaient côtoyé sous un autre aspect. Le rire de Merlin est celui de l’enchanteur-sage, qui se moque de l’inconscience des hommes et qui détient la connaissance des mystères de la nature. C’est sans doute à cause de ce dernier trait de sa personnalité qu’il ressent le besoin de regagner, aussitôt que sa semblance a été identifiée, la forêt, lieu en dehors de l’espace organisé de la ville, lieu non cultivé et non civilisé, lieu « de l’extrême marge80 », auquel il se sent appartenir.
Merlinus silvester : l’homme sauvage
131C’est à l’« appel de la forêt » que Merlin répond, dès la Vita Merlini, où il devient un homme des bois : fit silvester homo, quasi silvis editus esset (v. 80). Il « fait une régression intégrale à l’état de nature81 ». L’aspect sauvage du Merlinus silvester, la première nature que Geoffroy de Monmouth avait attribuée à l’enchanteur, permet même d’associer, tout en relativisant la distance spatio-temporelle qui les sépare, le Panthéon des divinités antiques et l’enceinte sacrée des druides celtiques, pour lesquels « la forêt est centre d’intimité comme peut l’être la maison, la grotte ou la cathédrale. Le paysage clos de la sylva est constitutif du lieu sacré. Tout lieu sacré commence par le “bois sacré”82 ». L’on comprend donc pourquoi la forêt, ce « conservatoire du paganisme83 », a pu devenir, dans certaines régions, le lieu privilégié d’un culte de la nature, ce qui est proprement l’un des fondements du chamanisme. L’enchanteur qui se ressource sans cesse dans la forêt nous renvoie à la figure du sorcier chamanique : il rétablit le lien ancestral entre l’homme et la nature et participe, par la communication avec les différentes espèces animales, de l’unité de la vie. Cependant Merlin, personnage syncrétique né du croisement entre plusieurs cultures, ne peut pas être réduit à cette seule référence : il manifeste aussi la croyance dans une surnature mythique, qui était attribuée aux dieux celtiques.
132Jean Marx a écrit que « Merlin affectionne les déguisements en berger, en bûcheron, en homme des bois comme ces dieux-héros de l’Autre Monde des contes irlandais et gallois qui apparaissent souvent à ceux qui les cherchent sous une forme décevante, humaine, guides de condition humble, ironiques, poseurs de questions, annonciateurs du futur, créateurs d’épreuves84 ».
133Une première occurrence encore liée à son aspect ludique et dérisoire présente Merlin sous l’apparence d’un bûcheron. Texte important, parce que l’auteur nous donne là une des rares descriptions physiques de l’enchanteur et parce que l’on sait la place de l’apparence physique dans le monde médiéval, régi par la conviction que le corps est le miroir de l’âme.
134S’il n’est pas toujours empreint de laideur morale, « l’homme sauvage malpropre, hirsute, violent a quelque chose de grotesque85 ». Quelques détails pittoresques suffisent à faire apparaître, dans l’espace tout puissant de la création littéraire, un personnage digne du registre des fabliaux (Merlin, § 32, l. 4-8) :
Merlins [...] vint en la vile com uns boscherons, une grant coingniee a son col et uns granz solers chauciez et ot une corte cote vestue toute despeciee et les chevols molt hericiez et molt granz et la barbe molt grande, et bien sembla home sauvaige.
135L’aspect sauvage du bûcheron est accru par l’antithèse avec l’endroit civilisé où il se trouve, la vile (§ 32, l. 4)86. Cependant, cette première figure de l’homme sauvage semble renvoyer à une culture semi-nomade et semi-sédentaire : c’est d’abord pour construire que l’on coupe du bois. D’autre part, dans cette rapide description, le renversement des valeurs et la ridiculisation du personnage sont aussi opérés par le bouleversement de l’ordre de la description : en effet, l’auteur ne suit pas les règles figées du topos littéraire87, qui voulait que l’on commençât par la tête, le visage étant – et en particulier les yeux – le premier révélateur de l’âme, pour descendre ensuite au cou, aux épaules, à la poitrine, aux flancs, aux jambes et aux bras. Le désordre des éléments de la description signale le désordre moral du personnage, voire son manque ontologique et sa nature illusoire, puisque, une fois manifestée aux messagers du roi, elle disparaît aussitôt, en les laissant ahuris et sûrs d’avoir parlé a un deable (§ 32, l. 39).
136Merlin s’éloigne davantage du monde civilisé au moyen de la figure du gardien de bêtes sauvages. Un des messagers du roi, qui était parti dans la forêt de Northumberland, à la recherche de l’enchanteur (§ 33, l. 6-8),
[...] trouva une grant planté de bestes et un home molt lait et molt hidos qui ces bestes gardoit.
137La description de cette nouvelle figure de Merlin, plus rapide, à quelques lignes de distance de la première, doit peut-être sa brièveté à la connaissance du topos auquel elle fait référence : celui du rustre gardien de bêtes sauvages, qui remonte à la rédaction latine de la Vita Merlini par Geoffroy de Monmouth. Dans ce texte, l’enchanteur « rassemble en un seul troupeau des hordes de cerfs, de daims et de chevreuils, monte l’un des cerfs et [...] se rend sur les lieux du mariage de Gwendolene [son ancienne épouse qui, avec le consentement de Merlin, est en train de convoler en deuxièmes noces avec son amant]. [...] Gwendolene arrive aussitôt en souriant et s’émerveille de voir un homme chevaucher un cerf et un cerf obéir ainsi à un homme ; elle s’étonne qu’un homme puisse mener tout seul un nombre aussi impressionnant de bêtes sauvages regroupées autour de lui, tout comme un berger les moutons qu’il a l’habitude de conduire au pâturage88 ».
138Mais la légende de ce personnage fou et aux pouvoirs surnaturels, apparenté aux hommes sauvages, est bien plus ancienne. On la fait remonter à la tradition celtique, dans laquelle existent de nombreuses variantes du motif de l’homme des bois, parfois gardien de bêtes sauvages89. La mythologie écossaise présente, peut-être dès le viiie siècle, la figure de Lailoken, que le christianisme a récupérée dans le récit latin de la Vie de saint Kentigern. Après la mort de son seigneur à la bataille d’Arfderydd en 573, le personnage de ce conte « perd la raison, s’enfuit dans la forêt, y mène une vie où s’entremêlent la pénitence et l’anachorèse, la méditation solitaire voisine de la folie et l’acquisition des secrets de la forêt (langage des bêtes, etc.)90 ». En Irlande, une autre légende, la Folie de Suibhne, met en scène un roi « devenu fou à la suite de la bataille de Moira et vivant dans les arbres d’où il finit par s’envoler91 ». Un épisode analogue qu’on trouve dans le Mabinogi de Kulhwch et Olwen précise la figure du sauvage en tant que géant à un seul pied et à un seul œil au milieu du front, avec une massue de fer à la main : « C’est lui qui est le garde de la forêt, et tu verras mille animaux sauvages paissant autour de lui92. »
139Mais il semble que, plus qu’aux sources celtiques, la description du gardien de bêtes sauvages du Merlin de Robert de Boron, nouvel avatar du Merlinus silvester, s’appuie sur un passage analogue du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes, notamment sur la description que Calogrenant fait à la cour du roi Arthur du gardien des taureaux qu’il a rencontré auprès de la fontaine merveilleuse. L’épisode est connu et les traits caractéristiques de la laideur de ce gardien, appuyé sur sa massue, ont fait couler beaucoup d’encre. On a souvent remarqué le caractère d’« humanité » que Chrétien attribue à ce rustre : à la question posée par Calogrenant : « Ques hom es tu ? », l’homme sauvage répond : « Tes com tu vois. Je ne sui autres nule fois93. » Mais il nous semble qu’on pourrait lire ce passage tout aussi bien dans le sens inverse et y voir une métamorphose animale qui, bien que niée, suggère en tout cas sa possibilité de réalisation.
140De plus, à la question de Calogrenant « sur la nature de l’être et sur sa position dans l’échelle des créatures94 » fait suite une deuxième interrogation, concernant, cette fois-ci, l’« axe horizontal, celui du faire95 » (v. 331-336) :
« Et que fais tu ? – Ychi m’estois,
Si gart ches bestes par chu bois. »
« Gardes ? Pour saint Perre de Romme !
Ja ne connoissent eles homme !
Je ne cuit qu’en plain n’en boscage
Puisse an garder beste sauvage [...]. »
141Francis Dubost a observé que, « du point de vue de la stricte logique, la réponse n’est pas très satisfaisante : a-t-on jamais vu quelqu’un garder des bêtes sauvages96 ? » La remarque est le signe d’un désordre que la présence d’un être non conforme à l’ordonnancement divin pourrait expliquer.
142Encore plus intéressante est la description du même gardien du bois dans Le Livre d’Artus : Calogrenant rencontre le même personnage sur son chemin et le texte dit explicitement qu’il s’agit de Merlin transformé, faisant paître cerfs, biches et chevreuils et toutes sortes de bêtes sauvages, qu’il avait apprivoisées comme des animaux domestiques (t. VII, p. 125, l. 3-7).
143Calogrenant, à la vue de cet hom sauvages, [...] si se comence a seignier quel beste ce pooit estre, car onques mais en sa vie a[u]tel figure n’avoit veue (l. 11-12). Enfin, l’enchanteur répond aux questions du chevalier par des termes semblables à ceux qu’avait utilisés le gardien de taureaux du Chevalier au Lion : Ge suj itelx com vos veez que autres ne suj nule foiz et gart les bestes de ces bois et la forest dont ge sui toz sires (l. 15-17).
144Si Merlin adopte ce déguisement d’homme sauvage, apparemment naïf, c’est parce que « dans la pensée mythique du Moyen Âge l’homme sauvage n’incarne pas seulement la force brute et les instincts élémentaires. Il n’est pas seulement le satyre prompt à ravir les femmes. Il est aussi un être inspiré qui a un pouvoir surhumain et qui connaît les profonds mystères de la nature97 ». Tel un druide ou un chaman au contact privilégié de la nature, non seulement il peut apprivoiser et guider les bêtes sauvages, mais il peut aussi en revêtir l’aspect, jouissant de leurs qualités naturelles et complétant ainsi son processus d’animalisation98.
Merlin et le monde animal
145Le témoignage le plus évident de ce savoir extraordinaire et du pouvoir de dépassement des limites humaines que possède Merlin est sa transformation en animal, relatée dans la vulgate Merlin.
146En revêtant un aspect zoomorphe, l’enchanteur accomplit une véritable métamorphose : il ne se contente plus d’un simple déguisement, mais il s’identifie à son animal totem. Maître de la nature, il s’empare des caractères de l’animal dans lequel il se métamorphose. Les mythes celtes présentent nombre d’exemples de transformations de divinités en des animaux qui évoquent la puissance (le bœuf), la férocité (l’ours, le sanglier, le taureau) ou l’état sauvage (le loup)99. Déjà dans le monde antique ce don était attesté dans de nombreux cas, comme celui de Jupiter qui se transforme en cygne pour posséder Léda100. Un autre domaine privilégié de l’utilisation des caractéristiques animalières en association avec celles du héros est l’épopée, où la figure poétique de la métaphore transfère dans le héros guerrier le furor de l’animal évoqué. Georges Dumézil a écrit, au sujet des figures de la mythologie scandinave, que « les berserkir d’Odinn – les guerriers à son service dans l’Upland suédois – ne ressemblaient pas seulement à des loups, à des ours, etc., par la force et la férocité ; ils étaient à quelque degré ces animaux mêmes101 ».
147Mais si le loup est mentionné à côté de Merlin dans la vita Merlini comme un compagnon qui partage sa vie et sa nourriture et si le bœuf illustre son caractère de laideur et de rusticité, l’animal totem qui représente le mieux son essence composite est le cerf. Roi des forêts, le cerf, et surtout le cerf blanc, est le messager de l’Au-delà celtique et on le rencontre souvent dans un bois ou près d’une rivière, prêt à s’enfuir lorsqu’il est aperçu ou plutôt prêt à se faire suivre, sans relâche et sans que l’on puisse le capturer, jusque dans un monde de féerie hors du temps et de l’espace102. C’est le cas, par exemple, de Guigemar dans le lai homonyme de Marie de France. Dans la Vulgate, un cerf – Merlin métamorphosé – apparaît à Grisandole pour lui expliquer comment retrouver l’homme sauvage que l’empereur est en train de chercher : Merlin lui-même (vulgate Merlin, t. II, p. 283, l. 2-6)
[...] jeta son encantement et se canga en mervelleuse figure, car il devint. I. cers li plus grans et li plus mervilleus ke nus ot onques veus. Si ot. I. pie blanc devant et. V. brances en son chief, les gringnors c’onques fuissent veues sour cerf.
148Ce cerf n’est pas très différent de celui de l’Au-delà celtique : il garde le rôle de médiateur, de guide et de conseiller. Le cerf blanc qui se rend à Rome auprès de l’empereur Jules César, afin de lui révéler que seul li homs salvages peut interpréter le songe qui le trouble, manifeste une évidente « fonction de médiation entre la forêt et la ville103 ». À la suite de cette révélation, l’homme des bois – encore Merlin – est capturé et conduit à la cour, non sans difficulté et seulement par le biais de la nourriture104. Il explique donc à l’empereur le sens de son rêve : la truie « honorée » par douze loups qui sortent de la chambre de l’empereur représente la relation adultère de sa femme avec douze jeunes garçons, travestis en jeunes filles, qui se trouvent à sa cour105.
149Enfin, l’homme sauvage annonce la véritable identité de Grisandole : ses vêtements masculins cachent, en réalité, un corps féminin, que le nom de la jeune femme, Avenable, suffit à décrire106.
150Ce n’est qu’à ce point conclusif de l’épisode, et avant de disparaître (sous quelle forme ?), que Merlin laisse sur le linteau de la porte une inscription en hébreu107 révélant l’identité mystérieuse des trois figures rencontrées par Grisandole et par l’empereur : il s’agissait de trois semblances que lui-même, Merlin, avait prises successivement (Vulgate Merlin, t. II, p. 291, l. 35-39) :
Sachent tout cil ki ches lettres liront que li homs salvages qui a l’empereor espeli son soigne que ce fu Merlins de Norhomberlande et li chers brancus qui parla a lui voiant tous ses barons qui fu cachies par la cyte de Romme et ki parla a Avenable en la forest que ce fu Merlin li maistres conseilliers le roy Artu de la Grant Bertaigne.
151Au-delà de l’implication surnaturelle évoquée par la couleur blanche, le cerf est le symbole du renouveau et de la vie, car il perd et retrouve périodiquement ses bois : « Le cerf symbolise à lui seul le temps en l’incarnant de manière rituelle108. » Avec sa métamorphose en cerf, Merlin se manifeste comme roi de la forêt, sorte de dieu sylvestre qui connaît « tous les secrets des origines109 ». Or, celui qui fréquente la forêt comme lieu d’initiation et connaît les secrets de la nature est, dans la culture nord-occidentale européenne, le chaman et, dans le domaine celtique en particulier, le druide. Sans aller jusqu’à définir exclusivement en ces termes Merlin, dont les pouvoirs magiques – au moins à partir de Robert de Boron – gardent toujours une part de filiation diabolique, on ne peut ignorer les caractères analogues que présentent l’enchanteur et ces figures d’initiés, qui ont le pouvoir de quitter l’état humain pour s’assimiler aux animaux. Il s’agit plutôt de remarquer comment, dans les mythes ou les religions de nombre de cultures, est présente une activité consciente ou, plus souvent, inconsciente, ayant pour fin la reconstruction d’une harmonie originelle perdue entre tous les états de la nature et surtout entre ceux de la nature animée110.
152Dans le lieu d’initiation qu’est la forêt, l’enchanteur Merlin entreprend un chemin qui le conduit vers son ultime stade de transformation : l’invisibilité. En effet, il se retire de la cour pour dicter le Livre du Graal à Blaise et obtenir, par là, la fin joie pardurable (Merlin, § 23, l. 43-45 ; 56-58 ; 62-64). L’enchanteur sort de la scène littéraire, pour revenir à son origine mythique, tandis que le prophète, lui, continue à conseiller les mortels depuis l’esplumeor111 la cage à mue des oiseaux, « lieu de retraite » qui évoque, en même temps, ses nombreuses métamorphoses.
Merlin, enchanteur enchanté : absence, invisibilité, enserrement
153Dès la Vita Merlini, l’enchanteur disparaît ou se rend invisible aux yeux du monde dans le Château de Verre qu’il fait construire dans le bois par sa sœur Ganieda, château aux soixante-dix portes et aux soixante-dix fenêtres, vaste observatoire où il pourra pratiquer l’astronomie et d’où il pourra exercer, sans être vu, ses dons de « voyance » et de prophétie112.
154En revanche, dans le roman de Robert de Boron, il n’est pas question d’un château ou d’une tour construits pour servir de résidence à Merlin, où ce dernier retournerait, à la fin de ses occupations à la cour. Que ce soit pour dicter le Livre du Graal à Blaise (§ 23) ou pour répondre à sa fine force de nature (§ 39, l. 47), Merlin se soustrait à la vue des autres et rentre dans le mystère que le merveilleux doit garder. Surtout, on devait ressentir aussi, dans son absence, l’omniprésence surnaturelle, puisque déjà au chapitre 31 ceux qui l’avaient connu, interrogés sur sa demeure, répondaient (§ 31, l. 74-77) :
« Nos ne savons en quel terre, mes tant savons nos bien que il set bien quant l’en parole de lui et savons bien que il est en cest païs et s’il vouloit, il venroit bien. »
155Merlin veille sur les vies de ceux qu’il affectionne et, pour diriger l’histoire dans le sens qu’il a non seulement prévu, mais aussi voulu, avec le consentement divin, il intervient par une révélation ou un conseil afin d’orienter le cours des événements du siècle.
156Ici s’achève le roman de Merlin de Robert de Boron. L’épilogue du troisième volet du cycle, qui après le Joseph et le Merlin, comprenait aussi un perceval en prose, achèvement et aboutissement du Livre du Graal, présente un élément nouveau. Dans le Didot-Perceval, l’un des deux manuscrits qui contiennent l’intégralité du triptyque, Merlin prend congé de Perceval et de Blaise, mais il promet :
« Et je ferai dejost ceste maison la dehors ceste forest mon habitage et la voudrai conv[er]ser et prophetizerai quant que nostre Sires me voudra enseingnier, et tot cil qui mon habitage verront l’apeleront l’esplumeors Mellin113. »
157Pour répondre à la volonté divine, qui lui demande de ne plus se montrer au peuple, l’enchanteur sort de la scène littéraire, où les personnages arthuriens continuent de chevaucher à la quête d’un Graal de plus en plus saint, tandis que le prophète, lui, continue à conseiller les mortels depuis l’esplumeor114.
158Dans les continuations postérieures au cycle de Robert de Boron, c’est la relation avec Viviane, la Dame du Lac, qui va déterminer le développement de l’histoire de l’enchanteur.
159Dans la Vulgate Merlin, Viviane, à qui il apprend son art par amour et qui devient d’autant plus puissante dans l’art de la magie que les pouvoirs de Merlin diminuent, lui demande son ultime secret : comment faire pour garder prisonnier un homme sans tours, ni murs, ni fers, avec les seuls arts magiques, pour qu’il ne puisse jamais s’en aller sans son consentement (Vulgate Merlin, t. II, p. 451, l. 34-40). Merlin connaît le dessein de Viviane : Et quant Merlins l’entent si crolla le chief et commencha a souspirer (l. 40-41). D’ailleurs, l’enchanteur, qui, depuis le roman de Robert de Boron, sait non seulement les choses faites, dites et alees, mais aussi les choses qui estoient a venir (§ 51, l. 26-27), avait déjà pressenti la fin de sa vie dans l’épisode de la suite Merlin où il avait neutralisé, par son pouvoir magique, celui de deux diables musiciens, puisqu’il avait expliqué à son amie qu’il avait ainsi agi pour que l’on garde en mémoire le plus grand des enchanteurs (suite Merlin, § 340, l. 27-30).
160Tout en sachant donc ce qui l’attend, il révèle à Viviane, contraint par la force de son amour – le plus fort des enchantements – son ultime secret (et jou le vous otroi, fait Merlins, Vulgate Merlin, t. II, p. 452, l. 15). Un jour qu’ils marchaient main a main dans la forêt de Brocéliande, si trouverent un buisson bel et vert et haut d’une aube espine qui estoit tous cargies de fleurs (l. 20-21), s’asseyent à l’ombre et Merlin pose sa tête dans le giron de Viviane. Pendant qu’il dort, elle accomplit l’enchantement et Merlin devient prisonnier à tout jamais de son amie (l. 27-29) :
Et il regarda entour lui et li fu[st] avis qu’il fust en la plus bele tour del monde, et se trouva couchie en la plus bele couche ou il eust onques geu.
161Ainsi, li plus sages de nigromanchie de tous cheus qui onques fuissent ou roiame de Logres (Huth-Merlin, t. II, p. 158) est réduit à l’impuissance pour avoir transmis les secrets de son art à Viviane.
162À l’enserrement de Merlin dans la Vulgate, répond la « mise au tombeau » de l’enchanteur dans le Huth-Merlin, selon une opposition constante entre les deux continuations en prose : à une vision plus radicale et orthodoxe de la christianisation du merveilleux et de sa rationalisation – celle du Huth-Merlin – fait pendant une conception du monde plus laïque et moins rigoureuse : celle de la Vulgate. À l’abaissement et à l’enterrement de Merlin dans la première continuation, correspond son élévation dans l’air dans la deuxième : si son sort n’est pas explicite, il est néanmoins entièrement inscrit, du moins idéologiquement, dans le lieu que les auteurs des continuations lui destinent. En tout cas, dans les deux suites, l’enfermement de Merlin aboutit, sinon à l’anéantissement de son existence physique, du moins à la fin de sa vie sociale.
163Dans le Huth-Merlin, Viviane montre son dégoût à l’idée que Merlin puisse s’approcher d’elle. Cependant, elle est, comme dans la Vulgate, intéressée par ses arts magiques. Merlin, lui, connaît les sentiments de Viviane et un jour, dans une promenade autour du lac de Diane, lui raconte la triste histoire d’amour de Faunus et de Diane, en lui montrant la tombe où Faunus avait été enfermé par la déesse. En même temps que l’épisode récupère le sort du couple mythique, il opère une mise en abyme de l’histoire de Merlin et de Viviane. La proximité des personnages romanesques et des figures de la mythologie romaine est facilement explicable : Faunus est le Pan des Romains, dont la figure populaire est Sylvanus, « l’homme du bois », si proche du Merlinus silvester. Viviane, elle, déclare que tout ce qui concerne Diane ne peut que lui plaire, puisque, comme la déesse, elle a toujours aimé les bois autant ou plus qu’elle-même. Viviane, nouvelle Diane, pousse Merlin à entrer dans le tombeau, puis en clôt l’entrée pour toujours (Huth-Merlin, t. II, p. 197) :
Lors le fait prendre par les piés et par la teste et jeter en la fosse ou li dui amant gisoient tout enviers. Après fait metre la lame dessus. Et quant il l’ont mis a quelque painne, elle commenche a faire ses conjuremens, si joint si et seele la lame au sarcu et par conjuremens et par force de paroles qu’il ne fu puis nus qui la peust remuer ne ouvrir ne veoir Merlin ne mort ne vif.
164Merlin, disparu, se fait entendre une dernière fois, dans cette version de l’histoire, en s’adressant à Baudemagus, qui cherche à le libérer en s’appliquant à soulever la dalle du tombeau (Huth-Merlin, t. II, p. 198) :
« Baudemagus, ne te travaille a ceste lame lever, car tu ne hom ne la levera [...], car je sui si fort enserrés et par paroles et par conjuremens que nus ne m’en porroit oster fors cele meesmes qui m’i mist. »
165Dans la Vulgate Merlin, où l’enchanteur a même consenti à devenir une pure voix sans corps, un souffle immatériel et invisible pour tout autre que Viviane, les chevaliers les plus valeureux du roi Arthur partent dans la forêt à sa recherche. C’est Gauvain qui entend, sans voir personne, une voix qui l’interpelle. La voix se plaint que tout le monde l’oublie. Gauvain reconnaît alors Merlin et lui demande de se montrer (Vulgate Merlin, t. II, p. 461, l. 22). L’enchanteur lui répond que cela n’est pas possible et que Gauvain, chevalier encore une fois privilégié par le contact avec le surnaturel magique, est même le seul à pouvoir entendre sa voix115. Répondant à l’ancien ami qui s’étonne que cela soit arrivé à l’homme le plus sage du monde, Merlin réplique (l. 37) :
« [...] mais li plus fols [...], quar jou savoie bien ce qu’a venir m’estoit. Et jou fui si fols que j’aim plus autrui que moi. »
166On reconnaît là en lui le fin amant qui soumet sa volonté et son être tout entier à la volonté de sa dame. Mais il va de soi que tout cela détermine la fin du magicien. Dans la transmission de ses connaissances à Viviane, qui lui permettent de l’enfermer à tout jamais, Merlin devient la victime de la transmission de son savoir : il demeure prisonnier de sa magie.
167Enfin, il convient d’évoquer, en raison de sa forte dramatisation, un texte espagnol : le Baladro del sabio Merlin con sus profecias, lequel fait état du cri douloureux que Merlin aurait lancé depuis sa prison, avant de mourir116. Tout l’épisode de la mort de l’enchanteur et cette ultime lamentation peuvent faire penser au Christ mourant sur la croix et enveloppent d’un halo de sainteté la fin du prophète du Graal117. Cependant, l’interprétation de ce texte n’est pas évidente. Le cri de Merlin entouré de diables au moment de sa mort a été considéré aussi comme le dernier cri d’un être voué à la damnation en raison de ses péchés, notamment celui d’avoir provoqué l’union adultère d’Ygerne et d’Uter118. Dans l’un comme dans l’autre cas, Merlin confirme son statut de personnage de la parole, à la fonction éminemment prophétique, en poussant ce cri angoissé avant de se taire à jamais.
168L’histoire entière de Merlin est un rêve humain : sa vie exprime le désir de dépasser les bornes imposées à l’homme par sa nature et évoque le souvenir nostalgique d’une civilisation celtique et de ses aspects chamaniques ; sa mort, ou plutôt sa disparition, représente le désir, humain lui-aussi, de vaincre cet être tout puissant, d’emprisonner le magicien, de le rendre victime de ses enchantements, jusqu’à ce que l’« histoire » permette à un autre personnage élu119 de le délivrer, comme dans le cas d’autres figures légendaires enfermées ou endormies par enchantement.
169On dira alors que, pour le moment, on enferme Merlin l’enchanteur dans son origine, le mythe, et on l’« oublie » pour faire place aux personnages exclusivement humains du monde arthurien, pour lesquels le charme de la métamorphose vaut moins que les idéaux chevaleresques et chrétiens, qui appellent à une moralisation du surnaturel.
170Qu’il soit doté d’un corps aérien et instable, comme dans la conception démonologique des Pères du désert ou qu’il revête une certaine matérialité, comme peuvent le faire les démons incubes qui résident dans l’air, lorsqu’ils séjournent sur terre, selon la théorie accueillie par Honorius d’Autun, le destin littéraire du diable est d’être chassé, voire vaincu par les personnages auxquels il se manifeste pour les induire en tentation ou pour les effrayer.
171Avec un but différent mais selon un processus comparable, Merlin, qui a reçu du diable incube son père le pouvoir de changer à son gré d’apparence, choisit, à l’intérieur de sa panoplie de déguisements, celui qui se prête le mieux à la rencontre avec son interlocuteur. Mais ces transformations ad hominem n’expliquent pas toutes les métamorphoses de l’enchanteur : la relation de ce dernier avec le monde animal témoigne d’une tradition chamanique qui plonge ses racines dans la mythologie celtique. La fusion avec les données de la démonologie chrétienne fait que le messager de l’Au-delà devient une figure prophétique au service de Dieu, sa nature protéiforme la conséquence de sa perverse science.
172Le don diabolique de métamorphose demande alors une condamnation sans appel, ce qui vaut au personnage un enfermement, par enterrement (comme dans le Huth-Merlin) ou par élévation (comme dans la Vulgate ou dans le Perceval en prose du triptyque conçu par Robert de Boron).
173En revanche, depuis son esplumeor, il pourra continuer à dicter ses prophéties, en dirigeant le cours de l’Histoire selon le dessein providentiel. Merlin disparaît, avec ses apparences multiples, aux yeux des hommes, mais il a désormais accompli sa mission : celle de dicter à Blaise le récit des événements liés au vaissel que l’en apele Graal120, afin d’en faire un livre, sorte d’« Évangile selon Merlin121 » dont le nom ne sera pas oublié tant com li mondes durera : le Livres dou Graal122.
Notes de bas de page
1 Le châtiment de l’ange est rapporté dans l’Elucidarium d’Honorius d’Autun (Livre I, Quaestiones 31-34). Cette théorie est reprise dans la Queste, p. 113, l. 1-10.
2 V. J. Voisenet, Bêtes et hommes dans le monde médiéval. Le bestiaire des clercs du ve au xiie siècle, préface de J. Le Goff, Turnhout, Brepols, 2000, p. 311.
3 Francisco Vicente Calle Calle, Les représentations du diable et des êtres diaboliques dans la littérature et l’art en France au xiie siècle, 2 vol., Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, t. I, p. 144-156 et 229-239.
4 L’iconographie a très souvent figuré le diable sous la forme d’un dragon. Nous en proposons quelques exemples dans notre cahier d’illustrations (fig. 18 à 20 : Saint Michel terrassant le dragon). Les couleurs et les rayures sur le dos et la queue de l’animal sont un ultérieur indice de sa nature diabolique (fig. 18).
5 Dans un épisode semblable à celui de la Continuation de Gerbert, la tête du bouclier du Chevalier au Dragon est également assimilée au diable contenu dans le perlesvaus, notamment par les mots diables et anemis (Perlesvaus, p. 620, l. 24). À la fin du combat, la teste del dragon se torne vers son seignor par grant aïr, si l’art et bruist tot en porre, et la teste del dragon en part aussi conme esfoudres vers le ciel (p. 658, l. 11-13).
6 Jean Larmat, « Perceval et le Chevalier au Dragon : la croix et le diable », dans Le diable au Moyen Age (Doctrine, problèmes moraux, représentations), Senefiance, n° 6, Publications du CUER MA, Aix-en-Provence, 1979, p. 294-305 (p. 296).
7 Ibidem, p. 297.
8 Il suffit de penser aux chevaux des Erinyes et d’Hadès.
9 On pense ici en particulier aux quatre chevaux de l’Apocalypse (Ap. 6, 1-8).
10 Robert de Boron appelle enquibedes les diables dont l’un a engendré Merlin et ajoute qu’ils sont et repairent en l’air (Merlin, p. 68, l. 17-20).
11 Gerbert de Montreuil, La Continuation de Perceval, t. II, v. 8987 et suiv.
12 J. Voisenet, Bestiaire chrétien. L’imagerie animale des auteurs du Haut Moyen Age (ve-xie s.), préface de Pierre Bonassie, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1994, p. 167.
13 Ovide, Mét., II, v. 531-541.
14 C’est l’interprétation qu’en donne Raban Maur, dans son De rerum natura, 222 A.
15 Une enluminure de la fin du xiiie siècle offre une reproduction de cette bête, d’après la description de saint Jean : elle a un corps de léopard, des pattes d’ours et une gueule de lion. Ses sept têtes représentent les péchés capitaux, tandis que les dix couronnes suspendues à ses bois signifient la victoire du diable. V. le cahier d’illustrations, fig. 21.
16 Les caractéristiques de ce monstre nous font penser à la représentation du diable chez Dante, colosse à trois têtes pris dans les glaces et dont les trois bouches dévorent trois damnés (La Divine Comédie, Enfer, XXXIV, v. 28-57).
17 J. Le Goff, « Le merveilleux dans l’Occident médiéval », art. cit., p. 461.
18 Nous renvoyons à la terminologie utilisée par Carmelina Naselli, « Diavoli bianchi e diavoli neri nei leggendari medievali », Volkstum und Kultur der Romanen. Sprache, Dichtung, Sitte, Hamburg, Hansischer Gildenverlag, 15, 1942-1943, p. 233-254.
19 Ce sont les trois figures étudiées dans un autre contexte par Georges Duby : Le chevalier, la femme et le prêtre, Paris, Hachette, 1981.
20 Ce déguisement du diable repose sur la capacité, qui lui est reconnue dans la Deuxième Épître aux corinthiens, d’apparaître en ange de lumière (11, 14).
21 Encore une fois, au signe de croix de Mordrain, les illusions diaboliques disparaissent, si ne vit en toute la nef ne home ne feme, ne la biere meïsme ne vit il mie (§ 367, l. 10-11).
22 V. § 251, l. 8-9 et § 588. Dans ces deux cas, le « diable blanc » a pour but d’obtenir la confiance des hommes. Sa fonction se rapproche donc moins de celle des diables déguisés en chevaliers que de celle des faux prêtres.
23 V. Robert Deschaux, « Le diable dans la Queste del Saint Graal : masques et méfaits », Perspectives médiévales, 1976, 2, p. 54-60 (p. 58).
24 Le Roman de Partonopeu de Blois, édition, traduction et introduction de la rédaction A (Paris, bibliothèque de l’Arsenal, 2986) et de la Continuation du récit d’après les manuscrits de Berne (Burgerbibliothek, 113) et de Tours (bibliothèque municipale, 939), par Olivier Collet et Pierre-Marie Joris, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Lettres Gothiques », 2005.
25 Edina Bozôky, « Les masques de l’“Ennemi” et les faux chemins du Graal », dans Masques et déguisements dans la littérature médiévale, études recueillies et publiées par Marie-Louise Ollier, Montréal-Paris, Presses de l’Université de Montréal-Vrin, 1988, p. 85-95.
26 Ce qui permet d’établir une relation plus étroite entre ce texte et la Troisième Continuation de Manessier, plutôt qu’avec la Queste.
27 L’étrangeté de cette chapelle n’avait pas échappé à l’avisé Bohort, qui n’y avait vu ne eve beneoite ne croiz ne nule veraie enseigne de Jhesucrist (p. 178, l. 30-31).
28 Il est à remarquer que cette femme s’adresse à Mordrain par son nom païen, Evalach, alors qu’il a déjà reçu le baptême et son nouveau nom (§ 248). Le détail représente, comme la couleur de la nef, un signe de deablie.
29 La véritable senefiance du rêve est différente et sera donnée plus tard à Bohort par un vrai religieux (p. 185-186). L’oiseau noir symbolise l’Église, c’est-à-dire le Christ, tandis que le cygne représente le diable. Le religieux fonde son explication sur les Écritures. Les paroles qu’il attribue à l’Église : « Je suis noire mes je suis bele : sachiez que mielz valt ma nerté que autrui blancheur ne fet » (p. 185, l. 28-30) renvoient au Cantique des Cantiques : Nigra sum sed formosa (Ct 1, 5) ; la symbolique du cygne constitue un renversement de ces mêmes données : Li cisnes est blans par defors et noirs par dedenz (l. 31-32) parce qu’il est y pocrites (cf. saint Paul, 2 Co, 11, 13-15). Les « semblances » illusoires (dé)limitent le pouvoir du diable.
30 Par ailleurs, il est possible que ce déguisement du diable s’inspire des « représentations » théâtrales ou rituelles de la mesnie Hellequin mettant en scène des morts vivants.
31 Le héros y a recours à maintes reprises : v. 37290-37293, 37322, 37383-37386.
32 Le diable était déjà apparu à saint Antoine, ainsi que le rapporte Athanase, comme un géant (Vie d’Antoine, 66, 3). Il sera par la suite représenté comme un homme aux jambes et aux bras démesurés dans l’art religieux français du xiie siècle, en référence aux visions de Guibert de Nogent et de Raoul Glaber.
33 Le Chevalier au Lion, p. 705-936.
34 Cf. Ph. Ménard, « Les lutins... », art. cit., p. 386 et F. Vicente Calle Calle, op. cit., p. 692-694. Différent est le cas de Harpin de la Montagne, dans Le Chevalier au Lion, qui, bien que défini en tant que li maufés et li anemis (v. 4167), n’est pas identifiable avec un diable : il est plutôt un géant sauvage. Cf. F. Vicente Calle Calle, op. cit., p. 690-692.
35 La Suite du roman de Merlin, t. I, § 334-340, p. 292-296.
36 Cf. aussi § 334, l. 14-15.
37 Cette caractéristique de l’aspic est relatée par le Bestiaire divin de Guillaume le Clerc de Normandie (v. Bestiaires du Moyen Age traduits et présentés par Gabriel Bianciotto, Paris, Stock, coll. « Moyen Âge », 1995, p. 93) et par le Livre du Trésor de Brunetto Latini (ibidem, p. 158).
38 F. Dubost, « L’enchanteur et son double. Mabon et Evrain : thématique de la dualité dans le Bel inconnu », dans Magie et illusion au Moyen Age, op. cit., p. 123-141 (p. 137).
39 L’idée de la laideur des anges rebelles est déjà présente chez Cassien (Conférences, VIII, XII). Au Moyen Âge, le portrait monstrueux du diable est tracé dans les œuvres des moines Raoul Glaber (Histoires) et Guibert de Nogent (De vita sua) décrivant l’expérience directe que, disent-ils, ils en ont eue, ainsi que dans des exempla recueillis par Césaire d’Heisterbach (Dialogus Miraculorum). Popularisée par l’art religieux, cette tradition des diables terrifiants et répugnants influence également les écrivains de romans.
40 Raoul Glaber, Histoires, livre II, chap. xi.
41 Grégoire de Tours, Historia Francorum (X, 25, PL, LXXI, col. 556-557).
42 Des nombreux exemples sont fournis par Césaire de Heisterbach, Thomas de Cantimpré et Gautier de Coinci.
43 Jean Delumeau, La peur en Occident, Paris, Hachette, 1999, 1re éd. 1978, p. 46-256.
44 L’expression diable terrestre permet de les assimiler à des démons qui demeurent dans l’air ténébreux entre la terre et la lune, c’est-à-dire les diables incubes. Dans le même roman, des chevaliers noir et lait et hisdos (p. 716, l. 18-19), qui se battent avec des grans tisons tos ardans (l. 31) sont possédés par le diable : Et quant il chient a tere et il ne poent plus durer, si devienent fiens et cendre, et lor cors et lor chevaus, et diable tot noir a guise de corneilles lor issent des cors (p. 718, l. 15-18).
45 La noise est également le signe révélateur d’une présence diabolique dans plusieurs épisodes du Perlesvaus : elle apparaît lorsque Arthur atteint un petit monastère habité par un vieil ermite approchant de la mort (p. 144-146) et dans les manifestations de certains mauvés esperite : v. p. 586, l. 26-29 ; cf. p. 592, l. 9-13.
46 Daniel Poirion, « La Douloureuse Garde », dans Approches du Lancelot en prose, études recueillies par J. Dufournet, Paris, Champion, 1984, p. 25-48 (p. 41).
47 Faut-il voir, ici, une allusion au « pouvoir des clés » conféré à saint Pierre par le Christ ?
48 Daniel Poirion, « La Douloureuse garde », art. cit., p. 43.
49 On retrouve la condamnation des oracles en tant que fax respons provenant des voiz as deables dans le roman de Perlesvaus, où Lancelot convertit les païens de la terre d’Oriande : Lancelot [...] fist brisier totes les fauses ymages de coivre e de laiton en coi il avoient creü avant et de coi li faus respons lor venoient des voiz as deables (p. 912, l. 5-9).
50 Edina Bozôky, art. cit., p. 90.
51 Les réflexions qui ont nourri ces pages ont fait l’objet de deux publications antérieures : « Les métamorphoses de Merlin : réminiscences antiques et celtiques dans le monde arthurien », dans Temps et Histoire dans le roman arthurien, études recueillies par Jean-Claude Faucon, Éditions universitaires du Sud, Diffusion H. Champion, 1999, p. 145-153 et « Le fils du diable : Merlin dans tous ses états », L’esplumeoir, 4, 2005, p. 7-23.
52 Paul Zumthor, Merlin le Prophète. Un thème de la littérature polémique de l’historiographie et des romans, Lausanne, Imprimeries Réunies S. A., 1943, p. 273.
53 Ibidem.
54 Robert Baudry, « Merlin, fils du diable ? Une légende tenace née d’un contre-sens latin », Réception et représentation de l’Antiquité, Bien dire et bien aprandre, 24, 2006, p. 99-108.
55 Nous avons pris en considération l’ensemble des textes qui restituent l’histoire de Merlin : Geoffroy de Monmouth, Vita Merlini, éd. Edmond Faral, dans La Légende arthurienne. Études et documents. Première partie. Les plus anciens textes. Tome III. Documents, Paris, 1929, p. 307352 ; idem, Historia Regum Britanniae, éd. Edmond Faral, op. cit., p. 71-303 ; Wace, Roman de Brut, éd. I. Arnold, op. cit. ; Robert de Boron, Merlin. Roman du xiiie siècle, éd. cit. et éd. Bernard Cerquiglini (ms. de Modène, Bibl. Est., E. 39), Paris, 10/18, 1981, ainsi que ses continuations : celle voulue par Robert de Boron et qui complète le cycle du Livre du Graal, Didot-Perceval, According to the Manuscripts of Modena and Paris, éd. W. Roach, op. cit., et celles postérieures au cycle, appelées par commodité Huth-Merlin (Merlin. Roman en prose du xiiie siècle, publié avec la mise en prose du poème de Robert de Boron par G. Paris et J. Ulrich, op. cit.), éd. du ms. Huth (aujourd’hui Br. Museum 38117), corrigé sur la base d’autres mss et la Vulgate Merlin, appelée aussi Suite-Vulgate (éd. O. Sommer, op. cit.), édition qui fait référence au ms Add. 10292 du British Museum. La Suite du Merlin (La suite du roman de Merlin, éd. G. Roussineau, op. cit.) est enfin reconstruite à partir des mss Huth (§ 1-443) et BNF fr. 112 (§ 444-581). À ces textes s’ajoutent Le Livre d’Artus (éd. Oskar Sommer, op. cit.), Les Prophéties de Merlin, éd. Lucy Allen Paton, 2 vol., New-York-Londres, 1926-1927 et le texte espagnol El Baladro del sabio Merlin cun sus profecias, dans Libros de Caballerias, primera parte, éd. Adolfo Bonilla y San Martin, Madrid, Nueva Biblioteca de Autores Espanoles, 1907, t. VII, p. 3-162 (éd. de Séville, 1535).
56 En suivant la thèse d’Al. Micha (Étude sur le « Merlin » de Robert de Boron, roman du XIIIe siècle, Genève, Droz, 1980, p. 59-76), nous attribuons la paternité du roman à Robert de Boron.
57 Merlin, § 10, l. 34-35 : [...]plus n’a deables en lui formet que le cors, et Nostre Sire met en touz les cors son esperit et por veir et por oïr et por entendre.
58 V. Merlin, § 10, l. 41-43.
59 Pour le signe de croix dans Merlin, cf. § 32, l. 38 et § 65, l. 13. Le témoignage du recours au signe de croix en tant que protection contre l’œuvre du diable remonte à la littérature hagiographique des Pères de l’Église et en particulier à la Vie d’Antoine d’Athanase d’Alexandrie (23, 4).
60 É. Renauld, « Une traduction française du ΠΕΡΙ ΕΝΕΡΓΕΙΑΣ ΔΑΙΜΟΝΩΝ de Michel Psellos », Revue des Études grecques, 1920, 33, p. 56-95 (p. 89).
61 V. A. et Cl. Guillaumont, art. « démon », dans Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, doctrine et histoire, Beauchesne, Paris, 1957, t. III, col. 141-238 (col. 192).
62 V. Y. Lefèvre, L’Elucidarium et les Lucidaires. Contribution, par l’histoire d’un texte, à l’histoire des croyances religieuses en France au moyen âge, Paris, Boccard, 1954, III, 33, p. 453 (trad. p. 174). Selon cette croyance, l’Antéchrist devait naître d’un diable et d’une femme de meretrice generis (p. 453). En revanche, la conduite morale exemplaire et les prières de la mère de Merlin permettront de faire pièce au dessein diabolique.
63 V. aussi Honorius Augustodunensis, Elucidarium, II, 29 (V. Y. Lefèvre, op. cit., texte p. 415 ; trad. 147).
64 Joseph, dans Le Roman du Graal, manuscrit de Modène par Robert de Boron, éd. B. Cerquiglini, Paris, 10/18, 1981, p. 48-49.
65 Une enluminure ornant le début du roman de Merlin de Robert de Boron dans un manuscrit datant du xiiie siècle représente la conception de Merlin : le diable incube qui engigne sa mère est doté d’une tête de chèvre. Dans la partie supérieure de l’enluminure, des personnages diaboliques portent des masques d’animaux non seulement sur le visage, mais aussi sur les genoux, sur les épaules ou sur l’arrière-train. V. le cahier d’illustrations, fig. 22.
66 Le verbe desguiser appartient, comme l’a remarqué Ch. Ferlampin, au vocabulaire de la métamorphose (Magie et surnaturel dans les romans de chevalerie en France au xiiie et au xive siècle, Thèse de doctorat présentée devant l’université de Paris Sorbonne sous la direction de M. le prof. Ph. Ménard, 1984, p. 397, n. 97) : « Dans le cas de Merlin, il peut désigner un changement de vêtement, qui modifie l’apparence, ou bien une métamorphose » (ibid., p. 398).
67 Merlin, § 37, l. 18-20 et § 37, l. 56-59.
68 Il en est de même pour Bisclavret, dans le lai éponyme de Marie de France.
69 Merlin, § 61, l. 5-9 : Cil fu molt viauz, et Ulfins descent a pié a lui, si li demanda qui il estoit et cil respondi : « Je sui uns molt viauz hom, ce poez veoir, et fui ja, quant je fui jones, tenuz por molt saiges hom [...]. »
70 Merlin, § 62, l. 3-4 : [...] et quant [li rois et Ulfin] issirent de l’ost, si virent un contrait qui sambloit que il ne veist goute.
71 Huth-Merlin, t. I, p. 157 : Et lors canga la samblance que il avoit adont et prent la forme d’un viel home et anchiien de l’aage de quatre vins ans, si feble par samblance k’a painnes pooit il aller. Et fu viestus d’une grise roube.
72 Vulgate Merlin, p. 408-409 et p. 413-414.
73 V., à ce sujet, Ph. Walter, Merlin ou le savoir du monde, Paris, Imago, 2000, p. 31-50 : « Taliesin, ancêtre mythique de Merlin. »
74 V. Suite Merlin, t. I, § 334-340, p. 292-296. Cf. Huth-Merlin, t. II, p. 154-159.
75 Rappelons que, dans l’épisode de la Douloureuse Garde du Lancelot en prose, le diable et les enchantements par lesquels il a lié le château qui donne le nom à l’épisode sont également associés à un instrument : il s’agit d’un orgue, qui fait référence, par ses tuyaux de mesure variée, aux légions diaboliques.
76 L’épisode est évoqué aussi dans Perlesvaus, p. 728-730, l. 14-16 et 1-3, où on lit : Uter avoit Merlin ensamble o lui, dont vos avez oï parler, qui si fu engignoz. Il le fist muer en la samblance del roi Goloés, si entra ça dedens par l’art de Merlin, et jut cele nuit avoeques la roine, si engenra le roi Artu en une grant sale la ou cis abismes est [...].
77 Cf. la connaissance des herbes et leur utilisation par l’enchanteur Maugis, dans Renaut de Montauban, (édition critique du manuscrit Douce par J. Thomas, Genève, Droz, 1989), pour teindre en blanc le cheval Bayard (v. 4925-4935) et pour changer l’apparence de Renaut (v. 4936-4938).
78 Merlin, § 64, l. 10-15.
79 Que Merlin puisse gagner le Paradis pourrait renvoyer à une théorie d’Origène, selon laquelle le diable aussi pouvait obtenir, à la fin des temps, le salut. Cf., sur ce point, J. B. Russell, Satana. Il Diavolo e l’inferno tra il primo e il quinto secolo, Milan, Mondadori, 1986, 1re éd. 1981, p. 119-121.
80 J. Le Goff et P. Vidal-Naquet, « Lévi-Strauss en Brocéliande », dans J. Le Goff, Un autre Moyen Âge, op. cit., p. 581-614 (p. 506).
81 Ibidem, p. 506. Sur l’homme sauvage, voir R. Bernheimer, Wild Men in the Middle Age. A Study in Art, Sentiment and Demonology, New York, 1970.
82 G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992, p. 281.
83 La formule est utilisée par Cl. Lecouteux, dans son ouvrage Démons et génies du terroir au Moyen Âge, Paris, Éditions Imago, 1995, p. 167.
84 J. Marx, La légende arthurienne et le Graal, Genève, Slatkine Reprints, 1996, 1re éd. 1952, p. 344.
85 Ph. Ménard, Le rire et le sourire dans le roman courtois en France au Moyen Âge (1150-1250), Genève, Droz, 1969, p. 355.
86 Sur cet aspect de Merlin, voir A. Berthelot, « Merlin ou l’homme sauvage chez les chevaliers », dans Le Nu et le Vêtu au Moyen Âge (xii-xiiie siècles), Senefiance, n° 47, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2001, p. 17-28.
87 Ces règles sont exposées par Geoffroi de Vinsauf dans sa Poetria Nova (Edmond Faral, Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris, Champion, 1958, p. 215, v. 597-599 : Et sic/a summo capitis descendat splendor ad ipsam/radicem, totumque simul poliatur et unguem).
88 Geoffroy de Monmouth, La Vie de Merlin, Traduit du latin par I. Jourdan, Castelnau-Le-Lez, Éditions Climats, 1996, p. 36.
89 V. F. Lot, « Études sur Merlin », Annales de Bretagne, 15, 1899-1900, p. 325-347 et 505-537.
90 J. Marx, Nouvelles recherches sur la littérature arthurienne, Paris, Klincksieck, 1965, p. 14.
91 Y. Vadé, s. v. « Merlin », dans Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de P. Brunel, Monaco, Éd. du Rocher, 1988, p. 1010-1021 (1012). Les textes concernant les traditions galloises de Lailoken et de Suibhne ont été recueillis dans Le divin maudit. Merlin, Lailoken, Suibhne. Textes et étude, sous la direction de Philippe Walter, Grenoble, ELLUG, 1999. V. surtout l’« Introduction » : « Sous le masque du sauvage », p. 5-48.
92 J. Loth, Mabinogion : contes bardiques gallois, Paris, Les Presses d’aujourd’hui, 1979, p. 169.
93 Le chevalier au Lion, v. 329-330.
94 Francis Dubost, Aspects fantastiques., op. cit., t. I, p. 233.
95 Ibidem, p. 233.
96 Ibid., p. 233. À Castel Rodengo, dans le Tyrol du Sud (Bolzano, Italie), au sein d’un cycle de fresques illustrant la légende d’Yvain (xiiie siècle), on trouve également reproduite l’image du gardien de taureaux, conforme à la description qu’en fait Chrétien de Troyes. V. le cahier d’illustrations, fig. 23.
97 Ph. Ménard, Le rire et le sourire., op. cit., p. 355.
98 Cf., sur ce point, J. Markale, Merlin l’enchanteur, Paris, Albin Michel, coll. « Espaces libres », 1992, 1re éd. 1981, notamment les p. 219-243, intitulées : « Le maître des mondes ou la nature réconciliée. »
99 Voir les contes des Mabinogion et R. Graves, Les mythes celtes, la Déesse Blanche, Monaco, Éditions du Rocher, 1979.
100 Ovide, Mét., VI, 109.
101 G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, Paris, PUF, 1969, p. 127.
102 Cette symbolique s’étend aussi à la biche, comme par exemple dans le lai de Guigemar de Marie de France. V. C. Donà, « La cerva divina, Guigemar e il viaggio iniziatico », Medioevo romanzo, 20, 1997, p. 321-377 et 21, 1998, p. 3-68.
103 V. F. Dubost, « Les merveilles du cerf : miracles, métamorphoses, médiations », Revue des Langues Romanes, 98, 1994, p. 287-310 (p. 302). Une enluminure contenue dans le manuscrit de Bonn S 5261, fol. 125r (Les premiers faits du roi Arthur) présente la rencontre entre Merlin, métamorphosé en cerf, et l’empereur. Au geste de la main de Jules César répond le geste du cerf qui lève le pied (équivalent de la main), annonçant par là l’importance de sa révélation prophétique. V. le cahier d’illustrations, fig. 24.
104 Vulgate Merlin, t. II, p. 284, l. 16-20 et 25-31. V. Irène Fabry, « Le festin de l’homme sauvage dans la Suite Vulgate du Merlin et le Roman de Silence : attrait de la nourriture et mise en scène paradoxale de Merlin », La faim et l’appétit. Questes, Bulletin des jeunes chercheurs médiévistes, 12, 2007, p. 49-76.
105 Vulgate Merlin, t. II, p. 288, l. 14-16 ; 20-25.
106 Ibidem, p. 289, l. 15-17.
107 Sa connaissance de la langue de l’Écriture Sainte montre qu’il n’est pas un « homme sauvage ».
108 Ph. Walter, Merlin ou le savoir du monde, op. cit., p. 110.
109 Ibidem, p. 111.
110 Cf. J. Markale, op. cit., p. 199-243.
111 V. Didot-Perceval p. 278, l. 1968-1974.
112 La Vie de Merlin, op. cit., p. 41. Le modèle mythique de ce château est à chercher dans l’au-delà celtique, Autre Monde aérien comme ces vergers entourés d’air et pourtant inaccessibles (jardin de la Joie de la Cour dans Erec et Enide, Ile d’Avalon au milieu de la mer ou Ile de Verre, où reposerait la dépouille du roi Arthur), tour ou colonne de cristal décrite dans la Navigatio sancti Brandani.
113 Didot-Perceval, (ms D., Paris, Bibliothèque nationale, nouv. acquis. fr., 4166), éd. W. Roach, p. 278, l. 1971-1974.
114 L’on pourrait établir un rapprochement entre Merlin et le personnage légendaire de Suibhne, volant de branche en branche comme un oiseau. L’esplumeor de Merlin fait penser à une cage aux oiseaux et plus particulièrement à une mue, mais il pourrait aussi évoquer le lieu des transformations de l’enchanteur ou bien, enfin, la cellule où, sans être vu, il aurait continué à prophétiser l’Histoire jusqu’à la fin des temps.
115 Vulgate Merlin, t. II, p. 461, l. 23-27.
116 Pour l’analyse de ce texte, v. Patricia Michon, A la lumière du Merlin espagnol, Genève, Droz, 1996, p. 51-69.
117 C’est l’interprétation qu’en donne P. Zumthor, Merlin le Prophète, op. cit., p. 231-261. Il existe une traduction italienne de ce récit : Il grido di Merlino secondo il « Baladro del sabio Merlin con sus profecias », dans Merlino l’Incantatore, dir. par Gabriella Agrati et Maria Letizia Magini, 2 vol., Milan, Mondadori, 1996, vol. I, p. 323-328.
118 Pour cette interprétation, v. Jean Marx, « Le sort de l’âme de Merlin mis en cause par l’évolution de son caractère », dans Mélanges offerts à René Crozet à l’occasion de son 70e anniversaire, 2 vol., Poitiers, 1966, t. II, p. 981-983.
119 C’est Perceval qui délivrera Merlin à la mort de Lancelot. Cette délivrance de Merlin était en revanche niée par la Dame du Lac dans Les Prophéties de Merlin (chap. 178) : « Je l’ai enserré en tel lieu dont tuit li home dou monde ne l’osteroient d’illuec, fors Nostre Sires qui la poesté en a. » V. P. Zumthor, Merlin le prophète..., op. cit., p. 243 et les travaux d’E. Brugger, « L’Enserrement Merlin, Studien zur Merlinsage », Zeitschrift fur französische Sprache und Literatur, 29, 1906, p. 88 ; 30, 1906, p. 176-178 et 186 ; 33, 1908, p. 190-192.
120 Merlin, § 23, l. 58.
121 Nous empruntons cette formule à Richard Trachsler, Merlin l’enchanteur. Étude sur le Merlin de Robert de Boron, Paris, SEDES, 2000, p. 81.
122 Merlin, § 23, l. 63-64.
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