Chapitre IV. La métamorphose réversible : initiation et connaissance
p. 95-119
Texte intégral
1La quête de l’amour et de la connaissance ne conduit pas toujours à la perte de soi. Lorsque la narration veut offrir un exemple positif des mœurs courtoises, il est évident qu’elle doit aboutir, du moins pour le héros, à une récompense et à une reconnaissance, de la part de la communauté, conformes aux exploits accomplis.
2La quête d’identité et de position sociale qui est à la base des romans arthuriens a amené la tradition critique à y déceler une structure composée des étapes de l’ascension et de la réintégration du personnage, à travers une série d’épreuves déclenchées par une éventuelle crise ou faute initiale1. De même, dans les œuvres et les épisodes où intervient le thème de la métamorphose, l’on retrouve une composition où les deux phases sont représentées par une régression à l’état animal - que nous appellerons désormais enmorphose - et par la réintégration sociale de l’individu, via la conquête d’un statut entraînant la démorphose - ou métamorphose inverse2.
3La métamorphose réversible que l’on retrouve dans la littérature du Moyen Âge - unique ou cyclique, mais toujours due à une volonté extérieure à l’être qui se transforme3 - témoigne d’une réflexion approfondie sur le matériel mythique et sur les croyances folkloriques qui circulaient à ce sujet. Une fois de plus, l’héritage culturel est adapté aux nouvelles finalités littéraires - traduisant des inquiétudes et des angoisses réelles - par ces interprètes de leur temps comme Renaud de Beaujeu ou Marie de France.
4Il convient de remarquer encore une singularité de la métamorphose réversible. Tandis que Bisclavret ou Mélion sont à la fois les victimes de la transformation en loups-garous et les individus élus du processus de connaissance, ailleurs la transformation, touchant une figure extérieure à celle qui est intéressée par la quête de soi, se présente comme une projection des hantises à dépasser, sorte de préfiguration des techniques psychanalytiques4 : la métamorphose devient ainsi un élément fonctionnel de l’évolution du personnage. C’est ce qui arrive au protagoniste du Bel Inconnu.
Le Bel Inconnu et la femme-guivre : l’initiation à l’amour
« [...] Molt mar i fu vostre proece,
Vostre sens et vostre largece,
Qu’en vos n’a rien a amander
Fors tant que ne savés amer [...]5. »
5Ces mots, prononcés par la Pucelle aux Blanches Mains, fée de l’Île d’Or que Guinglain rejoint, une fois appris son nom et son ascendance, montrent bien que la quête d’identité ne représente pas le seul enjeu du Bel Inconnu. L’aventure véritable, déclenchée par la révélation du nom, qui est acquise dès le milieu du récit, est autre : apprendre à aimer.
6Au centre, entre la quête de la connaissance de soi et celle, plus difficile, d’une épouse, l’épisode de la métamorphose constitue le pivot de la narration : une wuivre se jette sur le Bel Inconnu, l’embrasse et devient femme. Une guivre ou, pour utiliser le terme de Renaud, une vouivre (wivre, v. 3128) est étymologiquement une vipera, un serpent que les auteurs du Moyen Âge identifient au dragon, la décrivant comme un monstre de la montagne et la dotant d’une symbolique ambivalente. Pourtant, Renaud ne suit pas le modèle et en fait plutôt un animal « d’intérieur », capable de sortir, malgré sa taille, d’une aumaire (v. 3127).
7Le « dragon de ville » du Bel Inconnu présente trois caractéristiques principales, capables de justifier le choix de l’épreuve que l’auteur réserve à son personnage. D’abord, par sa relation avec le dragon, la rencontre avec la guivre représente une épreuve généralement réservée à des héros civilisateurs6. D’autre part, l’aspect multicolore de l’animal (Ains Dius ne fist cele colorlqu’en li ne soit entremellee, v. 3146-3147) en fait un être diabolique7. Enfin, ce monstre présente aussi, dès son apparition, des caractères qui font penser à une femme : la wuivre, au-delà du genre féminin de son nom, la bouce ot tote vermelle (v. 3134) et il est difficile de ne pas voir, dans la description du poitrail plus gros que un vaissaus d’un mui (v. 3138) la projection, dûment amplifiée – par le fantasme ? – d’une poitrine féminine8.
8Cette guivre est déjà, aux yeux du narrateur et de son public, une femme. Elle ne tardera pas à l’être même pour le héros du roman, qui découvre en elle la femme que la bête cachait.
Chronique d’une métamorphose annoncée
9Dans ce roman, l’aventure naît et prend fin avec l’initiation amoureuse : la frustration d’un baiser refusé se projette dans un baiser volé, le souvenir de la fée se transforme en la figure d’une bête épouvantable. La réalisation de soi, qui, en matière arthurienne, comporte toujours le problème de la conciliation entre l’aventure – représentée ici par la connaissance de soi – et l’amour, passe par une épreuve de courage : elle seule conduit celui qui ne se connaît pas à reconnaître la vocation de son cœur.
10C’est précisément la fonction que revêt, dans l’œuvre de Renaud, l’épisode du Fier Baiser.
11Lorsque la Pucelle aux Blanches Mains, la fée dont le Bel Inconnu avait conquis l’amour, était entrée dans la chambre du chevalier sans guinple [...], eschevelee (v. 2395) et lui avait jeté en riant les bras autour du cou, elle lui avait ensuite refusé un doç baissier (v. 2450-2454)9.
12L’Inconnu, poussé plus à tenir ses engagements de chevalier que ceux d’amant courtois, était reparti au petit matin sans la saluer, décision qui lui vaudra, par la suite, bien des ennuis.
13Mais le visage de la fée n’est pas pour autant oublié. Surtout sa boce bien faite por baissier (v. 2240) tourmente l’inconscient frustré du Bel Inconnu, à tel point que lorsque la guivre sort de son cachot, si a il molt grant mervele/de la bouce qu’a si vermelle (v. 3181-3182). La vision le trouble par ce caractère étrangement familier et, comme hypnotisé, il est incapable de détourner son regard (v. 3183-3184). Le goût pour l’estrange mis en scène à travers le phénomène mirabilis n’est pas une fin en soi : l’élément avertit que l’on n’est pas en présence d’une guivre quelconque, comme celles que les héros littéraires avaient depuis longtemps l’habitude d’affronter : chez Renaud de Beaujeu la merveille est fonctionnelle. En reliant, par des éléments de sa forme, le passé à ce qui doit arriver, elle révèle le « futur du passé10 » de l’aventure.
14Cette fonction de la guivre consiste à extérioriser la frustration vécue par le Bel Inconnu aux côtés de la Pucelle aux Blanches Mains. Celui qui n’avait jamais eu cure d’aimer (v. 3679), face à ce monstre qui lui procure tant d’effroi et d’angoisse, s’oublie lui-même dans le souvenir de celle qu’il aime, de même que Perceval, appuyé à sa lance, songeait au visage, lumineux et coloré comme la récente neige tachetée de sang, de Blanchefleur11.
15Profitant donc de ce moment d’hésitation, la guivre vers lui se lançai et en la bouce le baissa (v. 3185-3186). Il s’agit d’un baiser volé, pris sans le consentement du Bel Inconnu : le renversement de situation, par rapport au baiser refusé par la Pucelle aux Blanches Mains, est complet. Le chevalier, terrifié par le comportement de la guivre, invoque Dieu et, croyant avoir embrassé une créature diabolique, se justifie de la manière suivante (v. 3209-3210) : « [...] Li diables m’a encanté,lque j’ai baissié otre mon gré [...]. »
16Le Bel Inconnu n’a rien à craindre : il ne sera pas damné à cause de ce baiser. Au contraire, par le contact de ses lèvres, il brise les enchantements qui pesaient sur la ville de Sinaudon. Et la guivre ? En l’armaire s’en est rentree,let l’aumaires après reclot (v. 3197-3198). Plus tard (après combien de temps ?), lorsque le chevalier rouvre les yeux sur la table où il s’était endormi, à cause de la fatigue et de la peine endurées (v. 3261-3267),
A son cief trova une dame
Tant biele c’onques nule fame
Ne fu de sa biauté formée ;
Tant estoit fresse et coloree
Que clers ne le saroit descrire
Ne boce ne le poroit dire
Ne nus ne le poroit conter.
17La comparaison, la prétérition et la répétition sont les outils rhétoriques que l’auteur met en œuvre pour suggérer la beauté extraordinaire de la dame. Par un baiser – procédé voué à un vaste succès littéraire – le Bel Inconnu libère une femme – on saura plus tard qu’il s’agit d’une reine – de son sort animal. Où, quand et comment s’est produite la métamorphose ? Le texte n’en souffle mot. On aurait presque envie de regarder dans l’armoire, pour savoir si la femme, avant d’en sortir, y a pendu son déguisement multicolore.
18Renaud est assez explicite sur un point : la transformation ne concerne pas l’essence de la vouivre, qui est sans conteste humaine. Pour le montrer, il lui attribue même un comportement répondant au code de la chevalerie.
19Dès le départ, il annonce la véritable nature humaine de la serpente, à travers des éléments concernant tantôt la semblance de la guivre, tantôt sa nature, c’est-à-dire son comportement, tantôt des références métatextuelles, relevant de la tradition littéraire et folklorique du motif.
20L’aspect physique de la guivre, bien que monstrueux, présente des indices révélateurs à cet égard. Renaud met notamment l’accent sur sa bouche vermeille et sur son ventre doré (desous sanbloit estre doree, v. 3148), autant que le seront les cheveux de la femme (Blonde Esmerée). Mais c’est surtout par son comportement que l’animal étonne le Bel Inconnu : croyant que la bête veut l’attaquer, le chevalier met la main à l’épée, prêt à lui trancher la tête, sur le modèle d’Yvain, dans sa confrontation avec un autre serpent12. Mais, avant qu’il ait sorti son arme du fourreau (v. 3157-3159),
[...] la grans wivre li encline
Del cief dusques a la poitrine ;
Sanblant d’umelité li fait.
21L’épisode s’apparente encore au roman de Chrétien de Troyes, dont il évoque la ressemblance non plus entre les deux chevaliers, mais entre la guivre et le lion reconnaissant, qui s’était même agenouillé devant Yvain et avait pleuré à tel point que sa « face » était mouillée de larmes, par humilité13. Yvain avait bien compris que le lion, par ce comportement, voulait le remercier de l’avoir délivré de son agresseur. La guivre de Renaud, en revanche, demande grâce, en se faisant également remarquer par un comportement qui, au-delà des apparences, témoigne de sa nature humaine et de sa norreture chevaleresque14. En effet, la danse à laquelle elle se livre en faisant signe d’umilité à chaque fois que le Bel Inconnu lève son épée pour la frapper (trois fois avant le Fier Baiser et une quatrième après) est une claire évocation du rituel de l’hommage. Le chevalier se retient de frapper quelqu’un qui fait acte de soumission et achève par là son initiation chevaleresque (v. 31933196), avant de passer à celle de l’amour que le baiser de la guivre entame.
22La métamorphose de la guivre en femme ravissante est annoncée aussi par un troisième facteur, métatextuel : la tradition littéraire et folklorique concernant le motif du Fier Baiser. En effet, les recherches sur les sources du Bel Inconnu ont amené la critique à rapprocher l’épisode central de la métamorphose d’autres récits, comportant, avec des variantes, le même schéma : un être répugnant, monstre ou sorcière, transformé en femme par un baiser (donné ou reçu). Une première direction d’enquête avait fait remonter l’épisode à la légende de la fille d’Hippocrate à Cos, légende relatée dans les Voyages de Jean de Mandeville (xive siècle). Mais il est aussi probable que cet écrivain, dont les « voyages » sont si problématiques qu’ils lui ont valu le qualificatif de « géographe de chambre », a plutôt emprunté l’histoire au cycle médiéval du Bel Inconnu15. Plus fondée apparaît, en revanche, l’hypothèse d’une relation avec la légende irlandaise d’Echtra Mac Echdach Mugmedoin, selon laquelle seul Niall, parmi les cinq fils d’Eochaid, roi de Tara, avait eu le courage d’embrasser une vieille épouvantable qui demandait un baiser. Elle s’était aussitôt transformée en une radieuse jeune fille : Eriu, la Souveraineté d’Irlande16. Un texte permettrait enfin de relier la légende irlandaise au cycle du Bel Inconnu : le récit gallois d’Oengus, comportant l’élément du Fier baiser à la serpente17.
23Est-il légitime de supposer que les lecteurs de Renaud avaient à l’esprit l’histoire de la légende irlandaise ou quelques-uns des récits qui en découlèrent et qu’ils pouvaient voir, sur la base d’un tel modèle, la femme dans la bête ? Bien qu’il soit malaisé de répondre à une telle question, il est néanmoins évident que la guivre, dans Le Bel Inconnu, se substitue à la fée et préfigure la femme, l’épouse, le royaume.
24La lecture du Bel Inconnu à l’aide des outils modernes de la psychanalyse permet d’interpréter la guivre comme une représentation du désir inassouvi. Le serpent représenterait alors une sorte de retournement de la frustration dans son contraire, la luxure. Mais aucun auteur médiéval n’avait osé, avant Renaud, utiliser le plus bas des animaux pour représenter un phénomène de l’inconscient18. La mervele éprouvée par le personnage face à l’extériorisation de son instinct montre qu’il ne connaît pas l’amour ; sa preuve de courage face à la serpente indique le début de son initiation amoureuse.
25En effet, l’épisode du Fier Baiser illustre le fait que pour Renaud il ne suffit pas, comme pour Chrétien, d’être un vaillant chevalier pour savoir aimer mais qu’il faut accomplir, au-delà de la quête chevaleresque, une quête amoureuse19. Le baiser à la serpente coïncide avec la prise de conscience de ce deuxième devoir et représente le trait d’union entre les deux moments de l’éducation courtoise du personnage. Une confirmation de ce caractère initiatique de l’épreuve est lisible dans le fait que le Bel Inconnu, en voyant enfin la femme qu’un enchantement avait transformée en guivre, la compare à celle qui a fait naître en lui l’amour (v. 3268-3276) :
Tant le sot bien Nature ouvrer
C’onques si biele n’ot el mont
De bouce, de iols, de vis, de front,
De cors, de bras, de piés, de mains,
Fors sel celi as Blances Mains,
Quar nule a li ne s’aparele :
De sa biauté est grans mervelle,
Mais molt vos os bien aficier
Qu’en cesti n’ot que reprochier.
26Dès sa première apparition, Blonde Esmerée est présentée comme le pendant de la Pucelle aux Blanches Mains. Le jeu des renvois textuels et le partage narratif entre l’une et l’autre femme nous amènent à souligner la double focalisation de l’intérêt porté à l’amour dans ce roman : l’éducation sentimentale de Guinglain n’est pas due seulement à la fée20, ni à la seule reine, mais aux deux femmes à la fois, dont les deux rôles renvoient à deux niveaux différents de signification21. L’une et l’autre permettent une initiation amoureuse qui s’accomplit douloureusement, dans le choix difficile entre la fin’amor et l’amour chevaleresque, entre le cœur et la cour, voire entre l’amour et le pouvoir.
L’être, l’avoir et l’aimer
27Quel destin, quelle femme, quel amour sont réservés à ce chevalier hésitant entre l’espace doré et atemporel d’une île féerique et la cour, à vrai dire quelque peu démodée, d’Arthur ? Mais, avant tout, qui est cet homme auquel Fortune a réservé deux femmes ? La révélation du nom et de la lignée de celui que sa mère, comme celle de Perceval, appelait Biel Fil (v. 117) et le roi Biaus Descouneüs (v. 131) ressort, au sommet du climax de l’épisode, du Fier Baiser.
28Cependant, être quelqu’un, dans la société médiévale, signifie avoir un statut, posséder un rôle à l’intérieur de la communauté. L’amour de Guinglain pour la fée de l’Île d’Or, exclusif et absolu, n’entre pas dans cet ordre.
29Le procédé est le même que dans tant de romans où la quête chevaleresque implique, en premier lieu, une quête de soi : l’accomplissement de l’épreuve est suivi de la révélation du nom. Au moment où il craint d’avoir perdu son âme, à cause d’un acte qu’il considère comme doulerous (v. 3207), le Bel Inconnu apprend enfin son identité, par une voix qui, on le découvrira, appartient à la Pucelle aux Blanches Mains (v. 3231-3237) :
« [...] Li rois Artus mal te nonma :
Bel Descouneü t’apiela,
Guinglains as non en batestire.
Tote ta vie te sai dire :
Mesire Gavains est tes pere ;
Si te dirai qui est ta mere :
Fius es a Blancemal le fee [...]. »
30Le sacrement du baptême – et, par là, Dieu lui-même – authentifie le nom de Guinglain, qui se substitue désormais au générique fil utilisé par sa mère et au sobriquet que lui avait attribué le roi, surnom qui ne faisait que souligner davantage son absence d’identité. La révélation du nom du personnage est complétée par l’identification des parents, comblant une ignorance plus profonde, car Guinglain, à son arrivée à la cour d’Arthur, n’ignorait pas seulement le nom de son père, mais aussi la nécessité biologique d’avoir deux parents : « [...] Ne je ne soi se je oi pere » (v. 118). Or, malgré son statut de chevalier, le manque de lignage paternel empêche au jeune homme d’occuper légitimement une place dans la société. Avoir mis fin aux enchantements qui avaient changé la reine en une serpente et dévasté la ville de Sinaudon représente donc, avant tout, l’épreuve permettant au Bel Inconnu d’acquérir le renom nécessaire à la reconnaissance sociale, aux deux sens du terme.
31« Nom et pouvoir sont les deux faces d’une même médaille22. » Les noms attribués au fur et à mesure au personnage lui confèrent un statut conforme à son degré de maturation. Certes, il ne s’agit pas d’une métamorphose de la forme extérieure, mais d’un changement de la personnalité, auquel le nom, correspondant à l’essence de l’homme, « ce par quoi on connaît l’homme23 », s’adapte. Ainsi, la métamorphose de l’épreuve réussie par Guinglain revêt la fonction d’en préparer une deuxième : celle qui va se produire dans son cœur et va changer sa position sociale. Le passage du statut de Biel fil à celui de fius a mon signor Gavain (v. 3216), du monde enfermé matriarcal à la lignée patriarcale, ouverte à la descendance, ne va pas sans orienter le futur de Guinglain : être le fius a Gavain comporte une obligation sociale. Une fois la guivre changée en femme, Guinglain doit assumer le devoir social que son père lui a transmis : il doit se marier.
32Mais avec qui ? Avant même que l’épreuve du baiser à la guivre ne soit terminée, Guinglain songe à revenir auprès de la dame as blances mains. Il ne soupçonne pas que la guivre sera cette autre femme et encore moins qu’il pourrait, grâce à elle, devenir roi de Galles.
33De même qu’à Guinglain, l’épreuve du Fier Baiser restitue à cette femme son nom et sa position. Elle renseigne tout d’abord le chevalier sur son ascendance noble et même royale : « Je suis fille au bon roi Gringras [...] » (v. 3309). En revanche, son nom ne sera révélé que plus tard par le narrateur, comme pour souligner son autorité incontestable dans la création et dans la description de ses personnages : Ele ot a non Blonde Esmeree (v. 3669). Francis Dubost a remarqué qu’il ne faut pas interpréter ce nom dans le sens de « la belle aux cheveux d’or », mais plutôt dans celui de « la Blonde purifiée, débarrassée de sa forme impure et ophidienne24 » : elle n’attendait donc que d’être esmeree, épurée par li miudres chevaliers (v. 3357). Car enfin, cette guivre si horrible, ce serpent qui lui avait volé si impunément un baiser c’était bien elle : les mots qu’elle profère à cet égard ont le ton d’une confession (v. 3375-3377) :
« [...] Li guivre qui vos vint baissier,
Qui si vos savoit losengier,
Ce fui je, sire, sans mentir [...]. »
34C’est toujours elle qui révèle à Guinglain les enchantements dus à deux magiciens qui pesaient sur la ville et sur elle-même.
35Blonde Esmerée, désormais libre de sa forme ophidienne, s’offre, corps et cœur, à son champion : « sire, fait ele, vostre sui » (v. 3304). Ces mots sonnent comme l’accomplissement de la promesse faite par la fée de l’île d’Or : « vostre serrai » (v. 2263). Mais Guinglain n’entend pas, ne voit pas dans Blonde Esmerée la femme espérée et il part pour l’Île d’Or, désireux de reconquérir l’amour de la fée.
36Qu’est-ce que la fée peut bien lui offrir, dans l’espace utopique de son Île d’Or ? L’amour, sans aucun doute, qui pour Guinglain-Renaud s’oppose aux valeurs de l’être et de l’avoir de la cour. En fait, surtout des illusions.
37Lorsque le chevalier revient auprès de la Pucelle aux Blanches Mains, elle décide de se venger de l’offense subie jadis, lorsque le Bel Inconnu était parti sans prendre congé d’elle et, une fois l’hôte installé dans une chambre, elle se couche dans celle d’en face, en lui imposant de ne pas franchir le couloir qui les sépare. Guinglain ne résiste pas à l’idée de rejoindre son aimée et se lève du lit. Mais il a soudain l’illusion de se trouver sur une passerelle suspendue au-dessus d’une eau rade et bruiant plus que tenpeste (v. 4555). Il perd l’équilibre, tombe, se retient par les bras et appelle enfin au secours, en sentant ses forces l’abandonner. Les serviteurs se lèvent et le trouvent accroché a le perce d’un esprevier (v. 4583). Il revient au lit couvert de honte. Mais il se lève une deuxième fois et croit alors être accablé par le poids de totes les vautes de la sale (v. 4635). À nouveau il demande de l’aide, à nouveau on accourt et on le trouve come fol,lson orillier deseur son col (v. 4651-4652).
38L’interprétation de ces merveilles, que la Pucelle aux Blanches Mains a fait surgir pour ridiculiser Guinglain, est donnée par le héros lui-même : il s’agit, dit-il, de fantomerie (v. 4609) et d’encantemens (v. 4668). Ces visions illusoires ne représentent pas un élément anodin dans l’économie du roman et sont à rapprocher de la métamorphose de la guivre-femme : ici, conformément à la théorie de la métamorphose établie par saint Augustin, la fée ne change pas la forme des choses, mais elle crée seulement l’illusion d’une transformation, en agissant à travers le fantasticum hominis, la capacité de représentation imaginative de l’homme25. Mais il y a plus. La fée explique à Guinglain qu’elle a elle-même suscité ces visions grâce à son grand savoir (v. 4933, 4937-4947) : les set ars (v. 4937) que lui a appris son père, parmi lesquelles figurent ingremance et astrenomie (v. 4940). Le pouvoir que ces connaissances rendent plausible fait entrer la métamorphose dans le domaine d’une magie découlant de la connaissance des qualités cachées de la nature : le terme de nigremance, transformé par métathèse en ingremance, n’a, pas plus ici que chez Chrétien de Troyes, le sens d’invocation des morts dans des actes magiques26. Le diable et son royaume n’y ont pas leur place et le changement de la réalité est perçu sur la base d’une hallucination.
39Aux illusions de l’Île d’Or s’opposent les faits réels du monde d’Arthur. La guivre effrayante devenue Blonde Esmerée, que Guinglain a « purifiée » en même temps qu’elle lui a donné un nom, n’est pas une illusion : le fait que Guinglain puisse toucher l’animal – avec la bouche – est une preuve irréfutable de sa réalité. De plus, Blonde Esmerée est reine et pourrait le faire roi. Son père étant mort depuis trois mois, elle est la riche héritière convoitée par la classe des chevaliers dont Guinglain fait partie. Avec son amour, elle lui offre son royaume (v. 3384-3386).
40L’insistance sur la richesse de la parure de Blonde fait passer au deuxième plan la beauté de son visage et la blondeur qui justifie son nom n’est que rapidement évoquée, tandis que la chevelure dorée faisait le charme de la fée dans son portrait en amazone (v. 3942-3992)27. De plus, bien que le vert et l’or qui couvrent le corps de Blonde rappellent les couleurs qui distinguaient la Pucelle aux Blanches Mains, ils représentent aussi celles de Gauvain, la fine fleur de la courtoisie et préfigurent, par là, le retour à la cour d’Arthur de celui qui ne sera plus le Bel Inconnu et qui veut, au contraire, en oubliant même l’amour, être connu et renommé : la fée, qui peut lire dans le futur et qui connaît donc le sien, ne peut empêcher celui qu’elle aime de répondre à l’appel du tournoi.
41Guinglain revient, tournoie, écoute avec attention Arthur qui lui propose de prendre en mariage Blonde Esmerée et enfin se marie, acceptant un dessein déjà établi et qui ne laisse pas de place au monde merveilleux. Comme jadis son père, il a quitté la fée et a préféré le temps et l’espace mondains, l’être et l’avoir de la cour à l’amour véritable que seule la fée, selon la conception de Guinglain, transcription fidèle de celle de Renaud, pouvait lui offrir.
42L’amour, pour Guinglain-Renaud, est un paradis perdu et le merveilleux ne représente qu’une illusion – comme l’étaient les phénomènes que la Pucelle aux Blanches Mains, experte dans les sept arts, lui avait donnés à voir – ou bien un moyen pour servir le but initiatique du roman, comme l’était la guivre qu’il avait embrassée malgré lui.
43Cependant, Renaud affirme que por un biau sanblant mostrer (v. 6255), en échange d’un accueil favorable de sa dame, il pourra faire retrouver à Guinglain sa fée bien aimée, qu’entre ses bras le tenroit nue (v. 6258). Le pouvoir de changer le cours de l’histoire du personnage littéraire, auquel s’identifie intimement l’auteur, revient à la femme.
La dé-mesure du loup-garou : un instrument de connaissance28
44La fortune littéraire du motif du loup-garou est l’un des exemples les plus probants des aspirations et des inquiétudes concernant la double nature, animale et humaine, qu’implique la métamorphose.
45La tentation du fantastique et l’attentat à l’ordre constitué de la création que le loup-garou représente ont amené la critique à souligner, dans ce personnage, la cristallisation de « rêves d’angoisse » et « de très vieilles appréhensions : la peur des disparitions, des vagabondages nocturnes, la crainte pour l’homme de perdre son identité, de s’enfoncer dans l’animalité, l’effroi devant la force brutale des bêtes et l’instinct sanguinaire des loups29 ». Cependant, il ne semble pas impossible d’associer à cette interprétation anthropologique et à celle, psychologique, de conjuration de la violence qui en découle30, une troisième lecture qui verrait dans la métamorphose l’extériorisation de forces latentes dans l’homme permettant de révéler la réalité profonde de l’être métamorphosé.
46Le loup que l’on rencontre dans les bois de la narration médiévale n’est alors rien d’autre que l’homme restitué à sa nature initiale, vierge de ces pelisses – on se gardera de parler ici de « peaux » – de culture qu’il s’est à lui même données et qui ont nom éducation, socialisation, religion, pour n’en citer que les plus notables. Face à lui, l’homme doué de raison, incarné dans la personne du roi, représente le contrôle de cet instinct effrayant.
47Les histoires de loup-garou témoignent des deux composantes de l’homme, l’instinct et la raison. La lutte pour la suprématie de la raison et de l’éducation sur l’instinct et sur la sauvagerie trouve une solution à l’intérieur du contexte chevaleresque et féodal : l’organisation de la société féodale permet de canaliser l’agressivité présente en puissance dans l’homme et montre que la raison, chez lui, l’emporte sur l’animalité et même l’apprivoise, la dépasse et, parfois, s’en sert.
48Les histoires médiévales de loup-garou que nous étudierons relèvent de trois niveaux de lecture. Au niveau social, le loup-garou s’éloigne, en s’enfonçant dans la forêt, des hommes et surtout de la femme responsable de sa métamorphose. Au niveau moral, le loup montre un caractère effrayant de violence et d’agressivité, que la femme rend permanent à travers l’enfermement de l’homme dans la nature animale. Une troisième lecture, philosophique, de ces épisodes découle de la deuxième et pose le problème de la distinction entre l’être et le paraître.
Le double à découvert. L’homme est un animal raisonnable
49« Si “je” peut être un autre – a écrit Jeanne-Marie Boivin – c’est qu’il est fragile et menacé31. » La première menace qui pèse sur la conscience de l’homme médiéval consiste dans la peur que la pulsion instinctive prenne le dessus sur la volonté raisonnable. Pour rendre compte de ses deux composantes – l’instinct et la raison – l’homme médiéval récupère, dans les histoires de loup-garou, « la conception païenne à l’origine du mythe : la croyance au Double32 », la seule, selon Claude Lecouteux, capable de donner une explication satisfaisante de la double vie de ces personnages, partagés entre l’homme et la bête33.
50Dans le lai de Marie de France, Bisclavret est un loup-garou qui n’a d’autre nom que le terme générique breton de son espèce34. Trois jours par semaine, il disparaît à la vue de tout le monde et cela cause du souci à sa femme, qui ne sait ni où il va ni ce qu’il devient. Lorsque, sous l’obligation du « don contraignant », l’homme avoue sa double vie35, elle s’empresse de lui demander s’il ôte ses vêtements ou s’il les garde, comme si la métamorphose ne tenait qu’à ce fait. Oui, Bisclavret se déshabille, comme le faisaient déjà les loups-garous de l’Antiquité et il cache ses habits dans le creux d’une pierre.
51Le rôle social des vêtements, qui inscrivent celui qui les porte dans une société humaine par là distincte des hardes et des meutes et qui le situent dans l’organisation et la hiérarchie de cette société, a été souvent souligné36 : dans les histoires médiévales de loup-garou, l’habit fait l’homme. Dès lors, déposer ou enlever ses vêtements signifie abandonner sa condition d’homme, pour s’abaisser à celle de l’animal de proie et rendre possible, par la nudité, l’enmorphose en loup.
52À cette lecture sociale de la figure du loup-garou s’ajoute une interprétation morale : « La théologie médiévale distinguait en morale quatre significations symboliques de la nudité : nuditas naturalis, l’état naturel de l’homme [...] ; nudi-tas temporalis, le manque de biens terrestres [...] ; nuditas virtualis, symbole d’innocence [...] ; et nuditas criminalis, signe de débauche, de vanité, d’absence de toutes les vertus37. » Il est évident que la nudité du loup-garou concerne ce dernier aspect, bien que Marie ne pousse pas plus loin la description de la vie sauvage de Bisclavret. Nous apprenons seulement, par le prologue, quelle est l’attitude de l’espèce dont le loup-garou de son histoire fait partie (v. 9-12) :
Garulf, ceo est beste salvage ;
tant cum il est en cele rage,
humes devure, grant mal fait,
es granz forez converse e vait.
53Il ne sera pourtant pas, par la suite, présenté comme un loup féroce et anthropophage et il ne sera d’ailleurs « jamais appelé loup, mais toujours beste, ou il sera désigné par l’hapax bisclavret38 ». De plus, l’auteur affirme qu’il revient a sa maisun joius e liez (v. 30) après avoir vécu son séjour hebdomadaire dans la forêt. Le caractère cyclique des métamorphoses de Bisclavret le définit en tant que loup-garou véritable et la fin du lai, qui laisse suspendue la question de sa démorphose définitive en chevalier, permet peut-être d’induire que l’intérêt de l’auteur n’est pas là : l’essentiel se déroule avant la réintégration de Bisclavret à la cour en tant qu’homme et réside dans le fait que sa femme refuse de partager sa vie avec une beste. L’épouse rompra alors le cycle des métamorphoses du mari, le laissant à l’état de beste dans l’idée de l’abandonner définitivement. C’est qu’elle ignore l’essentiel : derrière la semblance de loup, la raison de l’homme n’a pas disparu.
54Boèce affirmait que la magie peut changer les corps des hommes, jamais leurs cœurs39. En effet, sous leur fourrure de loup, ces chevaliers-garous, qu’il s’agisse d’un Bisclavret, d’un Mélion, d’un Gorlagon40 ou encore d’un Alphonse, héritier du trône d’Espagne changé en loup dans le roman Guillaume de palerne41, gardent intacte la raison humaine. Leur intelligence et leur sensibilité rendent sympathiques ces personnages aux yeux du lecteur, qui, pour la première fois dans la tradition littéraire du motif, s’identifie au loup-garou.
55Les ravages et le comportement sauvage de l’animal sont même justifiés par le fait qu’il est un loup et qu’il doit donc se comporter comme tel. En général, ses actions ne vont pas au-delà d’une violence ayant pour fin la survie et la protection du personnage élu, comme dans le cas de Guillaume de palerne. Mélion est le seul à se comporter en « terroriste42 ». Mais, à plusieurs reprises, l’auteur anonyme ne manque pas de souligner sa faculté de raison : même une fois transformé, il garde sens e memoire d’ome (v. 218). Gauvain devine la vérité : « Segnor, vées,lcis leus est tous desnaturés » (v. 429430). La remarque est très significative : le terme desnaturés, qui n’est jamais employé en référence à l’homme transformé, est ici utilisé pour définir une bête qui ne se comporte pas selon sa propre nature. L’auteur est plus précis qu’il n’apparaît au premier abord : l’homme est un animal et la violence fait partie de sa nature, tandis que l’animal n’est pas un homme et ne peut en aucun cas se comporter selon la raison.
56Le sentiment d’inquiétude éprouvé par les personnages qui côtoient le loup-garou naît du fait que ce dernier participe de deux espèces, sans qu’il appartienne véritablement à aucune. Cela pose aux hommes du Moyen Âge un vrai dilemme, qu’il faut résoudre pour sauver les principes d’identité et de non-contradiction ainsi mis en péril. Faut-il considérer le loup-garou comme un faux homme, puisqu’il marche à quatre pattes et qu’il hante les forêts, lieu de l’exclusion sociale par antonomase, ou faut-il plutôt voir en lui un faux animal, du moment que, sous son aspect de bête sauvage, il garde intacte sa raison ? La question est posée clairement par Giraud de Barri, dans sa Topographia Hibernica (IIe partie, chap. 19). Après avoir exposé le problème, le clerc s’appuie sur la définition que saint Augustin donnait de l’homme au livre XVI de La Cité de Dieu43, pour affirmer la nature humaine des monstres :
« [...] tout ce qui répond à la définition de l’homme, à savoir un animal raisonnable et mortel, est en toute logique un homme quelle que soit sa forme44. »
57Au-delà de la qualification de « mortel » qui permet de distinguer la créature de son Créateur, raison pure incréée, l’essence de l’homme est la raison. Dès lors, il faut trancher : le loup-garou ne peut pas être en même temps un être rationnel (un homme) et un être irrationnel (un animal). Les auteurs des histoires médiévales de loup-garou résolvent le problème en reconnaissant l’humanité de ce personnage, à travers la victoire de la raison sur l’instinct. Par là, ils suggèrent qu’il faut voir l’homme sous l’animal, l’essence sous la semblance. Pour donner à ces histoires une forme d’exempla didactiques, ils campent des personnages qui voient dans le garou soit un loup soit un homme. Tandis que le roi, figure de la justice, de la science et de Dieu sur terre, ne verra que l’homme, la femme, animée par l’effroi instinctif pour la bête, ne verra que le loup.
La démesure morale de la femme
58Derrière les métamorphoses du chevalier en loup-garou, cherchez la femme. Car la responsable de l’emprisonnement du héros dans la part instinctive de sa nature humaine (Bisclavret, Mélion, Arthur et Gorlagon) ou de la transformation de l’homme en animal à ses propres fins (Guillaume de Palerne) est toujours une figure féminine, qu’il convient de mettre en relation avec les procédés utilisés pour produire ou prolonger l’effet d’enmorphose. Le motif passe facilement du fantastique au merveilleux et à la magie, voire à la sorcellerie. Ainsi décrite, la métamorphose en loup-garou met en garde les hommes contre la fragilité et la ruse des femmes, voire contre leur hypocrisie.
59Le Lai de Bisclavret de Marie de France met en scène un amour soumis à l’épreuve du fantastique. En effet, il ne parle que superficiellement de la métamorphose du chevalier en loup : la vraie métamorphose qui occupe l’auteur, ainsi que son lecteur, est celle qui concerne l’épouse. Autant elle se montre tendre et affectueuse avec lui avant le terrible aveu (v. 21-23), autant elle manifeste ensuite son effroi à l’idée de partager son lit avec lui (v. 97-102). Ce refus de côtoyer l’altérité de la bête à l’intérieur de la relation amoureuse a fait écrire que, « au Moyen Age, jamais la belle ne partagea la litière de la bête45 ». Cette femme, bouleversée par la découverte de la vie instinctuelle de l’homme qu’elle croyait connaître, fait donc appeler un chevalier de la cuntree,/ki lungement l’aveit amee (v. 103-104) et si li descovri sun curage (v. 110). Elle lui explique les habitudes de son mari et les comportements préalables à la métamorphose. Enfin, elle l’envoie chercher les vêtements du bisclavret, en sachant que, ainsi démuni, ce dernier ne pourra pas retrouver sa forme humaine. Le jugement de l’auteur nous est livré à ce moment : Issi fu Bisclavret trahïz/e par sa femme malbailliz (v. 125-126).
60Marie a voulu raconter, par le biais du motif du loup-garou, l’histoire d’une trahison. Nous ne saurons jamais si le chevalier aurait été trahi, dans le cas où il n’aurait pas eu l’habitude de se métamorphoser et peut-être que la question n’est pas là. L’amour de la femme, aussi fort qu’il ait été, n’a pas su résister à l’épreuve du fantastique : chagrinée par les absences régulières de Bisclavret, qu’elle ne peut pas accepter, elle finit par refuser en premier lieu l’animal, ensuite l’homme qu’est son mari. Dès lors, le vrai monstre c’est elle : le loup-garou « est confirmé dans son rôle de protagoniste positif, tandis que celle qui aurait pu devenir sa victime innocente devient la perfide antagoniste46 ».
61Mais il y a pire. Dans le Lai de Mélion, dans le conte Arthur et Gorlagon et dans le roman Guillaume de Palerne, la femme ne fait pas que profiter d’une situation qui lui est imposée. Elle agit en amont, provoquant même l’occasion de la métamorphose, une fois appris le « procédé » ou la « formule ». En cela, elle rabaisse le fantastique en merveilleux et, de simple spectatrice qui tire profit du surnaturel, elle se transforme, par le biais de la magie, en agent du merveilleux.
62« Fée déchue », la femme de Mélion présente, dès son apparition mystérieuse, des caractères de féerie, mais elle joue un rôle négatif pour le personnage éponyme du lai, contrairement à l’usage ordinaire du genre narratif bref. Dans la forêt, où elle s’est rendue en compagnie de son mari, la femme est saisie par l’irrésistible désir de goûter à la chair d’un cerf. L’imprudence du héros, amoureux, le pousse à recourir à l’animalisation qui lui permettra de capturer l’animal. Il possède une bague magique, qui porte deux pierres enchâssées : l’une, blanche, a le pouvoir de le transformer en loup, l’autre, rouge, est capable de lui rendre sa forme humaine (v. 155-159). Mais il semble que le personnage ne puisse pas s’appliquer un tel pouvoir à lui-même. C’est à la femme qu’il tend cette bague à la grant merveille (v. 160) et c’est tourné vers elle qu’il avoue, comme gage de son amour : « Je vos lais ma vie e ma mort » (v. 169). Elle le quittera, en l’empêchant ainsi de retourner à l’humanité, pour rentrer en Irlande47. Doit-on penser qu’elle s’est lassée de son séjour auprès de Mélion et qu’elle veut retourner dans son monde originel ? Son caractère mélusinien pourrait expliquer son abandon du lit conjugal. De plus, l’intervention des vertus cachées des pierres permet de ranger la métamorphose parmi les actes de magie. Mais le dépassement de l’inexplicable se fait au détriment de la conception de la fée et, somme toute, de la femme : pas tout à fait responsable de la métamorphose, elle devient le dépositaire de la science qui la permet.
63La femme est vraiment l’auteur de la métamorphose dans le conte gallois d’Arthur et Gorlagon48, où la baguette, en association avec une formule magique, joue un rôle essentiel. L’intervention d’un tiers nous permet en même temps de passer des « véritables » aux « faux loups-garous médiévaux49 » : les personnages ainsi transformés sont les victimes de sortilèges, c’est-à-dire d’une magie in verbis qu’ils subissent une seule fois, retrouvant ensuite et définitivement leur nature première.
64Ce conte met en scène un roi Arthur insolite, qui a accepté un défi lancé par sa femme : la quête de la connaissance de la vraie nature des femmes, qui conduit Arthur à la rencontre de trois rois. Le récit de Gorlagon constitue la réponse à l’énigme du défi et s’articule sur une histoire complexe de loup-garou : un souverain possédait autrefois un bel arbuste, de la même taille que lui, planté le jour de sa naissance, alter ego évident de sa personne et qui avait le pouvoir de le changer en loup : il aurait suffi d’en couper une branche et d’en toucher la tête du roi en prononçant la formule : « Sois un loup, et aie l’esprit d’un loup. » C’est ainsi qu’agit sa mauvaise femme, qui avait eu connaissance du secret et désirait se débarrasser de son mari. Mais, dans sa précipitation, elle se trompe de formule : « Sois un loup, et sois pourvu de l’esprit d’un homme. » L’erreur de formulation est présentée comme la responsable de la conservation de la nature de l’homme, comme si la théorie de Boèce ne suffisait plus à convaincre de l’effet purement extérieur de la magie de métamorphose.
65Le portrait négatif de la femme coupable est complété par le fait qu’elle opère ouvertement dans le but de trahir son époux. La baguette sert à canaliser le pouvoir du magicien. En lieu et place de celle-ci, on peut également trouver un fil, qui lie enchantement et enchanté. Pour procéder à la métamorphose inverse du loup-garou Alphonse, dans le roman de Guillaume de palerne, sa belle-mère suspend à son cou une bague, passée dans un fil rouge (v. 7745 :. I. filet vermeil de soie). Enfin, la lecture de quelques formules provenant d’un grimoire complète l’opération de démorphose (v. 7748-7751) :
[…] la dame. I. livre trait,
Tant a porlit et conjuré
Le vassal a deffaituré
Et tot remis en sa semblance.
66Le verbe deffaiturer, défaire ce qui a été fait, bien qu’il ne renvoie pas encore clairement à la magie noire, apparaît comme l’acte propre d’une sorcière, laquelle, par ses sortilèges (v. 7253 : caraudes ; v. 8531 : sors), a pu transformer son beau-fils en loup-garou.
67De la magie à la sorcellerie, il n’y a qu’un pas. C’est en termes de sorcellerie que l’auteur anonyme de Guillaume de palerne décrit la métamorphose du jeune héritier du trône d’Espagne par sa belle-mère, au bénéfice de son propre fils (v. 286-288) :
Molt sot la dame engien et mal ;
Sorceries et ingremance
Avoit molt apris de s’enfance.
68De simple spectatrice ou intermédiaire du surnaturel, la femme devient la seule responsable de la métamorphose, qu’elle provoque en usant d’un savoir occulte.
69La magie n’est que le résultat d’une norreture dépravée, qui s’oppose à la nature sans tache, malgré les apparences, du leus warox, [qui] n’iert mie beste par nature (v. 274-275)50. Pour changer un homme en loup-garou, dans ce roman, il suffit d’enduire le corps avec un onguent de sorcière. Le produit agit promptement et efficacement.
70Cet onguent relève d’une magie naturelle. Dès que l’enfant en est recouvert (oins en fu), son mode de vie (estre) et son aspect (semblance) changent : il devient loup (leus) et il perd la parole (beste mue), faculté réservée à l’homme. Bref, il est désormais un loup-garou (leus fu warox). Mais, bien que le texte évoque toujours le personnage en termes de loup-garou, jamais le personnage ne nous est montré sous son aspect d’homme, avant qu’il ne soit démorphosé définitivement. Le changement en loup-garou permet l’évolution de l’histoire du véritable héros, Guillaume, que le loup protège, plutôt qu’il n’est le centre d’une histoire inquiétante par le désordre ontologique du monstre. L’auteur anonyme achève ainsi l’« euphémisation du thème du loup-garou51 » : comme dans le cas de Merlin, le danger que la métamorphose constituait pour l’ordre de la création est détourné en instrument au service de la Providence divine.
71L’onguent, la formule magique et le pouvoir surnaturel des pierres, les trois procédés de la magie traditionnelle, in herbis, in verbis et in lapidibus, également présents dans les différentes opérations de métamorphose, font retomber tout le poids de la responsabilité sur la femme. Celle-ci, de plus en plus cruelle, rusée et perfide, ne tardera pas à être châtiée par la justice du roi, miroir sur terre de celle de Dieu.
« Mesure pour mesure » : rédemption et châtiment
72Le roi, double positif du loup-garou, auprès duquel celui-ci se tient en chien fidèle et dévoué, permet à l’homme-animal de réintégrer la cour. La force instinctive de la bête ne constitue pas un danger pour le roi, lequel saura canaliser la violence démesurée qui constituait une menace pour l’équilibre de la vie du couple. En ce sens, les histoires de loup-garou représentent des exempla politiques visant à consolider le pouvoir établi.
73De plus, cette fonction se double d’un enseignement sur la distinction entre l’être et le paraître : nos auteurs ont exhorté leur public à une lecture plus approfondie de la réalité, afin de mettre en évidence l’essence (celle de l’homme), sous la semblance (l’aspect de bête sauvage).
74« Alors qu’après la révélation du secret [la femme] n’a plus vu dans l’homme que la bête, le roi, de son côté, dès sa première rencontre avec le bisclavret dans la forêt, a pressenti l’homme dans la bête52. » Cette affirmation pourrait être étendue à toutes nos histoires de loup-garou.
75La reconnaissance par le roi de l’homme derrière la bête n’y est pas seulement le fruit de la grande sagesse du souverain : elle est aussi et surtout la conséquence de l’attitude du loup en sa présence. Dès que Bisclavret aperçoit le roi, il court implorer sa grâce (v. 146 : querre merci) et la jambe li baise e le pié (v. 148)53. Le roi est surpris (v. 151-154) :
« Seignur », fet il, « avant venez
e ceste merveille esguardez,
cum ceste beste s’umilie !
Ele a sen d’ume, merci crie [...]54. »
76Par la suite, le loup-garou est décrit comme étant frans e de bon’aire (v. 179), termes normalement utilisés pour un homme. En effet, le comportement de l’animal imite les attitudes codées de la société féodale : à la suite de l’hommage initial qu’il rend au roi, en lui embrassant le pied, une fois passé de la forêt à la cour, il se comporte en chien fidèle et dévoué, mimêsis du chevalier au service du seigneur55. Il arrive même à s’assimiler au roi, en partageant son pain, sa coupe et sa chambre et en l’accompagnant partout où il va56.
77Laurence Harf-Lancner57 a rapproché ces histoires de loup-garou du conte type 449 de la classification d’Aarne-Thompson, « Le chien du tsar » ou « Sidi Numan ». Ce récit s’articule en quatre moments : une situation initiale, le méfait (la métamorphose et l’exclusion sociale), une première étape vers la réintégration (le retour au sein de la société humaine, le comportement rationnel), une deuxième étape (la reconquête de la forme humaine) et le châtiment de la coupable58.
78Comme dans le conte oriental, la figure du roi sert de modèle au loup-chevalier en tant qu’« archétype de la perfection humaine ». Marcel Faure a montré que le souverain
« sort [grandi] de l’histoire. Grâce à la capture du loup-garou, il a participé à la destruction des forces naturelles malfaisantes et subversives. Il a marqué son pouvoir sur la forêt, faisant ainsi reculer les limites du chaos au profit du monde organisé, réussissant du même coup à récupérer les énergies nouvelles du monstre sauvage, au moins pour le temps de son règne59 ».
79Face au roi, se trouvent un homme-loup et une femme-bête. L’un et l’autre sortiront changés de la rencontre avec l’animal. Mais tandis que le premier évoluera vers la condition humaine, la deuxième demeurera au stade de la bête, stade auquel l’a fait régresser son comportement perfide.
80Personnage principal ou héros des récits qui le concernent, le loup-garou présente un caractère positif. Son passage par l’état animal constitue une épreuve initiatique qui le conduit vers l’accomplissement de son humanité, voire à l’idéalisation des valeurs humaines, par le comportement exemplaire qu’il manifeste envers le roi.
81Cependant, il ne suffit pas de se comporter en homme, pour l’être entièrement. Il faut inverser la métamorphose par les mêmes procédés magiques qui l’avaient provoquée. Pour ce faire, on contraint la responsable à rendre les vêtements dérobés au mari (Bisclavret, Mélion), ou bien on l’oblige à utiliser à nouveau la bague ou la baguette qui avait servi la première fois (Mélion, Arthur et Gorlagon), ou bien encore on la fait chercher pour qu’elle opère la démorphose par ses pratiques de sorcellerie (Guillaume de palerne).
82Un trait commun à ces différents textes est la pudeur qui accompagne la nudité du personnage. Dans Bisclavret, c’est Gauvain qui explique (v. 284-288) :
« Cist nel fereit pur nule rien,
que devant vus (le roi) ses dras reveste
ne mut la semblance de beste.
[...] Molt durement en a grant hunte [...]60. »
83Il propose donc de le conduire, avec ses vêtements, dans la chambre du roi, achevant ainsi le procédé d’association au souverain : « S’il devient huem, bien le verruns » (v. 292). « Le roi ferme la porte sur le loup, la rouvre sur l’homme61. » Poussant jusqu’au bout la réticence de la littérature médiévale à décrire le changement de forme, contrairement à l’habitude des auteurs antiques, guidés par le souci de description « scientifique » du phénomène, lorsque le roi ouvre la porte de sa chambre, il trouve Bisclavret endormi. Comme dans nombre d’épisodes où l’intervention du surnaturel doit rester inexplicable pour la raison humaine62, le sommeil opère en médiateur.
84La démorphose du loup en homme connaît une variante dans le Lai de Mélion, où le rôle de la bague magique rend nécessaire une présence autre. Le roi accompagne Mélion dans sa chambre et assiste au changement de forme de l’animal (v. 547-550) :
L’anel li a sor le chief mis,
d’ome li aparut le vis,
tote sa figure mua,
lors devint hom et si parla.
85La transformation semble opérer depuis la tête, siège de la faculté rationnelle et le visage, image de l’identité, jusqu’à la totalité de la personne de Mélion63. À cet instant seulement il redevient un homme et peut, comme seuls les hommes le peuvent, parler.
86Dans Arthur et Gorlagon, le roi est également présent au moment de la démorphose, mais celle-ci n’est point décrite64, pas plus que dans le roman de Guillaume de Palerne, où Alphonse et la belle-mère s’enferment aussi dans une chambre. Le jeune homme, nu devant une femme, tel honte en a tos en tressue (v. 7761).
87À la dame alors de le rassurer : il n’y a personne d’autre qu’eux et elle ne voit riens se bien non/ne chose qui estre ni doie (v. 7768-7769).
88L’aspect humain retrouvé, il reste encore une tâche à accomplir pour que l’équilibre, rompu avec l’exclusion sociale, soit rétabli : le châtiment et l’exclusion sociale de la femme coupable.
89Les femmes de l’entourage du loup-garou, épouses ou belles-mères, sont marquées par leur effroi pour l’« autre » que l’animal représente, effroi qui les rend prisonnières de leur peur. La conséquence est que, en voulant chasser l’animal qui habite leurs époux ou beaux-fils, elles s’incorporent cette part bestiale par une sorte de « transfert de l’animalisation65 », tandis que l’homme, en actualisant l’animalité, s’en libère définitivement. La transmission de la malédiction de Bisclavret à sa femme est réalisée par une vengeance tout à fait significative : lorsqu’il aperçoit, à la cour du roi d’Irlande, sa femme, le nes li esracha del vis (v. 235). Le loup-garou lui arrache ainsi sa beauté mais surtout son aspect humain : il la rend méconnaissable et semblable à un animal. De plus, le châtiment se répercute sur les enfants de la femme (v. 309-314). La punition du nez arraché et la transmission génétique de la marque sur les filles des générations à venir représente un lourd « châtiment [...] : signe d’infamie pour elle et pour sa descendance. Marie veut bien excuser, mais elle ne pardonne pas66 ».
90Dans le lai de Mélion, ce dernier voudrait infliger à son épouse-fée le même enchantement que celui dont il a été la victime. Il s’apprête déjà à la toucher avec sa bague magique quand le roi intervient (v. 571-572) : « Non ferés !/por vos beaus enfants le lairés. » Le héros décide alors de laisser sa femme en Irlande et la voue à tous les diables (v. 581 : as deables), préfigurant ainsi la « satanisation » de la fée67.
91Dans le conte gallois d’Arthur et Gorlagon, la femme n’est pas bannie de la cour, mais elle est exclue des joies que celle-ci implique : contrainte d’assister à la vie heureuse du mari qu’elle avait trahi, elle doit embrasser la tête embaumée de son amant à chaque fois que son mari embrasse l’épouse qu’il a choisie à sa place.
92Le roman de Guillaume de Palerne est le seul à ne pas prévoir de châtiment pour la femme. Cela ne doit pas étonner, dans une œuvre entièrement fondée sur la mise en œuvre de la volonté providentielle : du moment qu’elle demande sincèrement le pardon d’Alphonse (v. 7700-7703) et s’en remet entièrement à sa volonté (v. 7704-7714), le futur roi n’a pas le droit de s’acharner contre celle qui tante larme i ot ploree/d’amor, de tendror, de pitié ! (v. 7716-7717). Mise à part cette rédemption chrétienne, sous laquelle on devine l’humiliation de la femme, les autres histoires présentent, pour les mauvaises épouses des loups-garous, des châtiments proches de celui de la femme de Bisclavret. L’antiféminisme est le second, si non le premier sens que l’interprétation des textes étudiés fait ressortir.
93Le loup-garou représente l’homme dans sa totalité, avec ses deux visages, raison et instinct. Le vrai monstre de ces histoires est l’épouse ou la femme responsable de sa métamorphose. Francis Dubost a écrit que
« la permanence d’une nature incorruptible et infrangible à travers les avatars les plus dégradants ou les plus avilissants, comme le passage par l’animalité, et malgré l’action pernicieuse des agents du mal (la femme), tel est, semble-t-il, le véritable enjeu moral et social des histoires médiévales de loups-garous68 ».
94Le personnage victime de la métamorphose serait alors le chevalier, son comportement représentant la lutte pour sa constante affirmation sociale.
95Mais la figure littéraire du loup-garou constitue aussi un exemple didactique, une invitation à dévoiler la senefiance derrière la semblance. Par là, elle devient un outil de connaissance, non seulement du chevalier-loup, mais aussi et surtout de son entourage. L’histoire d’une régression à l’état animal et d’une réintégration sociale est celle du cheminement de l’homme dans la connaissance de soi et de l’autre à l’intérieur du groupe social qui le reconnaît comme l’un de ses membres.
96La métamorphose réversible, telle qu’elle est mise en scène dans les histoires médiévales de loups-garous, représente une manifestation de l’inconscient des personnages qui en sont les héros.
97Le fait que le Bel Inconnu et Bisclavret sont présentés comme deux chevaliers nous conforte dans l’hypothèse que leur parcours initiatique à travers une épreuve de métamorphose, subie (Bisclavret et les autres loups-garous) ou projetée (Bel Inconnu), n’a pas pour fin unique la conquête d’un statut social. L’enjeu est la connaissance de soi dans la totalité constitutive de l’être humain, composé d’instinct et de raison. Mais il peut aussi arriver que, en cherchant à se connaître, on découvre une partie insoupçonnée de soi-même, comme pour le Bel inconnu, qui, en quête de son identité, découvre son désir d’aimer.
98Cette force instinctuelle et inconsciente, à première vue effrayante et dangereuse, une fois acceptée et maîtrisée, peut même servir à connaître l’autre, comme dans le cas des loups-garous, qui révèlent la « vraie nature » des femmes.
99Ce type de métamorphose comporte une fonction anthropologique, dans le sens où elle vise à mieux connaître l’homme et, par le retour à sa nature première, fait ressortir les spécificités humaines : l’amour et la raison.
Notes de bas de page
1 V. Erich Köhler, L’aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans les romans courtois. Études sur la forme des plus anciens poèmes d’Arthur et du Graal, trad. de l’all. par Eliane Kaufholz, préf. de Jacques Le Goff, Paris, Gallimard, 1974, p. 103-148 : « Élection et rédemption. Du désordre du monde au royaume de la paix. »
2 Les termes d’« enmorphose » (ou « emmorphose ») et de « démorphose » ont été adoptés par Paul Sébillot, dans Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, Paris, 1967, 1re éd. 1882, t. I, p. 293.
3 Dans cette catégorie entrent les histoires médiévales de loup-garou et l’épisode de la femme-guivre du Bel Inconnu. En revanche, la métamorphose finale en homme du chevalier-cygne, dans la Fin d’Élias du cycle de la Croisade, ainsi que les opérations magiques de métamorphose réversible exercées par des êtres faés sur eux-mêmes ou sur autrui, seront plutôt analysées dans le contexte des instances qui les justifient.
4 Nous verrons que cette sorte de « transfert » n’est pas à exclure non plus dans l’interprétation du premier cas cité de métamorphose réversible, celui du loup-garou.
5 Renaud de Beaujeu, Le bel Inconnu, v. 4427-4430.
6 Tel est le cas, par exemple, de Tristan, tueur du dragon d’Irlande, ou bien, dans la mythologie scandinave, de Sigurdr tueur du géant-dragon Fàfnir.
7 D’ailleurs, lorsque la bête avance vers le jeune chevalier, cil se saine (v. 3150).
8 Bien que Renaud de Beaujeu ne résolve pas l’ambiguïté de sa description, l’iconographie médiévale nous laisse entendre que l’association entre le serpent et la femme était bien présente à l’esprit de ses lecteurs. Une représentation du péché originel avec un serpent à buste et tête de femme se trouve, par exemple, sculptée sur le portail de la cathédrale Notre-Dame de Paris (datant du 1220 environ). V. notre cahier d’illustrations, fig. 7-8.
9 Néanmoins, elle avait consenti à poser son sein sur la poitrine du jeune chevalier (v. 2435-2437) : Son pis sor le sien li tenoit,/nu a nu, que rien ni avoit/entr’els, non plus que sa cemisse. Le détail peut trouver un pendant dans l’évocation du poitrail de la bête mentionné plus haut.
10 C’est ainsi que, dans une leçon prononcée au Collège de France le 19 juin 2001, Michel Zink définit le concept d’aventure.
11 Le Conte du Graal, éd. Ch. Méla, dans Chrétien de Troyes, Romans, op. cit., v. 4128-4146.
12 Le Chevalier au Lion, v. 3376-3381.
13 De l’animal délivré par Yvain de l’étreinte du serpent, Chrétien avait écrit : Oyés que fist li leons donques : /il fist que frans et deboinaire,/quë il li commencha a faire/samblant quë a lui se rendroit ;/et ses piés joins li estendoit,/puis se va vers tere fichier,/si s’estuet seur. ii. piés derrier,/et puis si se ragenoulloit/et toute se faiche moulloit/de lermes, par humilité (Le Chevalier au Lion, v. 3392-3401). Le comportement de cette guivre ressemble également à celui de Bisclavret et de Mélion, qui, dans les lais homonymes, agissent en chevaliers dévoués et reconnaissants.
14 L’on serait tenté de voir, dans ce procédé conduisant de l’animal à l’être humain via le comportement chevaleresque, une adhésion à la conception de la métamorphose exposée par Boèce dans la Consolation de la philosophie, selon laquelle seul un comportement de brute abaisse l’homme à l’état de bête (v. supra, les pages consacrées à Boèce dans le chapitre « Repères historiques »).
15 V. G. Huet, « La légende de la fille d’Hippocrate à Cos », Bibliothèque de l’école des chartes, 79, 1918, p. 45-59. Un dossier complet sur le cycle du Fier Baiser a été établi par Beatrice Barbiellini Amidei, « Il tema del Fiero Bacio nel Bel Inconnu e la sua permanenza nella tradizione canterina », Carte Romanze, Serie I, Quaderni di Acme 23, Facoltà di Lettere e Filosofia dell’Università degli Studi di Milano, Cisalpino, 1995, p. 9-38.
16 V. Roger Sherman Loomis, « The Fier Baiser in Mandeville’s Travels, Arthurian romance, and Irish saga », Studi Medievali, 17, 1951, p. 104-113.
17 D. D. R. Owen, The Evolution of the Grail Legend, Edimbourg-London, Oliver and Boyd, 1968, St Andrew University Publications, p. 47-48 et 94-96.
18 En revanche, il a été depuis longtemps prouvé que les monstres représentent l’expression des peurs et des angoisses profondes de l’époque dans laquelle ils ont été conçus. V. Christine Ferlampin-Acher, « Le monstre dans les romans des xiiie et xive siècles », Écriture et modes de pensée au Moyen Age (viiie-xve siècles), Études rassemblées par D. Boutet et L. Harf-Lancner, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1993, p. 69-87.
19 La double direction de l’éducation du Bel Inconnu a été soulignée par Romaine Wolf-Bonvin, Textus. De la tradition latine à l’esthétique du roman médiéval. Le Bel Inconnu, Amadas et Ydoine, Paris, Champion, 1998, p. 184.
20 D’ailleurs, elle n’est appelée la fée qu’au v. 3699, donc après l’apparition de Blonde Esmerée. Dans la première partie du roman, elle est surtout décrite comme une femme fidèle aux enseignements de l’amour courtois.
21 V. Antonio Pioletti, Forme del racconto arturiano. Peredur, Perceval, Bel Inconnu, Carduino, Naples, Liguori Editore, 1984, p. 152.
22 Alain Guerreau, « Renaud de Bâgé : Le Bel Inconnu. Structure symbolique et signification sociale », Romania, 103, 1982, p. 28-82 (p. 78).
23 Tel était l’enseignement que la mère de Perceval lui avait donné dans la forêt, avant le départ de ce dernier : « [...] Par lo sornom conoist en l’ome. » (Le Conte du Graal, v. 526.) « Nomina sunt consequentia rerum », écrira Dante (Vita Nuova, § 13), en se référant à une théorie courante pendant tout le Moyen Âge latin, au point qu’Isidore de Séville avait établi tout le système de connaissances que l’on sait à partir de l’étymologie.
24 Francis Dubost, « Tel cuide bien faire qui faut... », art. cit., p. 54. Esmerée vient de esmerare, du lat. merus, pur.
25 Cela n’exclut pas que Renaud de Beaujeu ait eu aussi à l’esprit des récits celtiques imprégnés de folklore comme le suppose Alexandre H. Krappe (« Guinglain chez l’enchanteresse », Romania, 58, 1932, p. 426-430), puisque saint Augustin, par sa théorie de la métamorphose, avait voulu réagir précisément à certaines croyances répandues à ce sujet (v. supra, les pages consacrées à saint Augustin dans le chapitre « Repères historiques »).
26 Isidore de Séville donnait la définition suivante des necromantii : necromantii sunt quorum prœcantationibus videntur resuscitati mortui divinare, et ad interrogata respondere (Étymologies, VIII, chap. 9, « De magis », PL, t. 82, col. 311), définition qui, reprise par le théologien Jean de Salisbury, était glosée ainsi : Si vero adhibeatur sanguis, ad necromantiam jam accedit ; que inde dicitur, quod tota in mortuorum inquisitione versatur (Polycraticus, I, chap. 10, PL, t. 199, col. 409). Sur le sens et l’utilisation de la nigromance dans les premiers romans du xiie siècle, nous nous permettons de renvoyer à notre étude « Par nigromance et par enchantement : niveaux et nuances du magique dans les romans de Chrétien de Troyes », dans Magie et illusion au Moyen Age, Senefiance, n° 42, Publications du CUER MA, 1999, p. 383-406.
27 La comparaison avec Blonde Esmerée est explicite : les cheveux de la fée sont plus reluissans que nus ors fins (v. 3980).
28 Cette étude a eu une première publication, avec quelques modifications, dans Miscellanées. Revue des Langues Romanes, t. 111, n° 1, 2007, p. 31-50.
29 Ph. Ménard, « Les histoires de loup-garou au Moyen Âge », dans symposium in honorem M. de Riquer, Barcelone, 1986, p. 209-238 (p. 213 et 229, souvent citées par les spécialistes de la littérature de lycanthropie).
30 François Suard a parlé d’une « structure littéraire précise qui permet, sur le mode symbolique, de dire et d’exorciser des angoisses profondes » (« Bisclavret et les contes du loup-garou : essai d’interprétation », dans Mélanges Charles Foulon II, Marche Romane, 30, 1980, p. 267-276, p. 267).
31 Jeanne-Marie Boivin, « Bisclavret et Muldumarec : la part de l’ombre dans les lais », dans Amour et merveille. Les Lais de Marie de France, études recueillies par J. Dufournet, Paris, Champion, coll. « Unichamp », 1995, p. 147-168 (p. 150).
32 Ibidem, p. 152.
33 Cl. Lecouteux, Fées, sorcières et loups-garous au Moyen Age, préface de Régis Boyer, Paris, Imago, 1992, p. 134.
34 Marie de France, Lai de Bisclavret, dans Lais, op. cit., v. 3-4 et 9-12. L’étymologie du terme est fournie par Marie de France elle-même, qui en donne l’équivalent normand : garulf. Ce dernier provient de l’ancien bas francique werwolf, correspondant à l’ancien et moyen haut-allemand werwolf : wer, « homme » + wolf « loup » (DEAF 43, p. 335, 5-10).
35 Cf. v. 63-66 : « Dame, jeo devienc bisclavret./En cele grant forest me met/alplus espés de la gualdine,/s’i vif de preie e de ravine. »
36 V. surtout les articles cités de F. Suard et de Ph. Ménard, ainsi que Jose Vincenzo Molle, « La nudité et les habits du garulf dans Bisclavret (et dans d’autres récits de loups et de louves) », dans Le nu et le vêtu au Moyen Age (xiie-xiiie siècles), Senefiance, n. 47, Aix-en-Provence, publications du CUER MA, 2001, p. 255-269.
37 Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, Paris, Gallimard, 1967, p. 229.
38 Edgard Sienaert, Les Lais de Marie de France. Du conte merveilleux à la nouvelle psychologique, Paris, Champion, coll. « Essais », 1984, p. 88.
39 Boèce, Consolation de la Philosophie, éd. et trad. cit., IV, Metrum III, v. 29-32.
40 Le conte d’Arthur et Gorlagon a été édité par G. L. Kittredge, « Arthur and Gorlagon », dans Studies and Notes in Philology and Literature, Harvard University, vol. VIII, Boston, Ginn & Co., 1903, p. 149-275 (p. 150-162).
41 Une étude monographique du roman a été menée par Charles W. Dunn, The Foundling and the Werwolf. A literary-historical Study of Guillaume de Palerne, Toronto, University of Toronto Press, 1960.
42 Le terme est de Francis Dubost, Aspects fantastiques..., op. cit., t. 2, p. 557.
43 Œuvres de saint Augustin, 36, La Cité de Dieu, op. cit., livre XVI, chap. 8, p. 208 : [...] homo, id est animal rationale mortale [...].
44 Giraldi Cambrensi, opera, V vol., éd. James F. Dimock, London, Longmans, Green, Reader, and Dyer, 1867, Distinctio II, cap. XIX, p. 105, cité et traduit par J.-M. Boivin, dans L’Irlande au Moyen Age. Giraud de Barri et la Topographia Hibernica (1188), Paris, Champion, 1993, p. 214.
45 Francis Dubost, Aspects fantastiques..., op. cit., t. 2, p. 555.
46 Giosuè Lachin, « Bisclavret, Mélion, Gorlagon », L’immagine riflessa, I lais e l’arte del racconto, Edizioni dell’Orso, n° 2, 1993, p. 251-270 (p. 254). La traduction est nôtre.
47 C’est-à-dire, pour l’auteur de Mélion, l’Autre Monde.
48 Une traduction anglaise de la rédaction latine, datée du xive siècle, du seul manuscrit qui comporte la tradition du conte (éd. cit. de G. L. Kittredge) a été proposée par F. A. Milne, avec notes d’A. Nutt, dans Folklore, 15, 1904, p. 40-67. Nous avons consulté la traduction française de Gaël Milin, « Pour une lecture ethnologique d’Arthur et Gorlagon, conte de loup-garou du xive siècle », dans Journées d’Études sur la Bretagne et les Pays Celtiques, KREIZ 2, Centre de recherche bretonne et celtique, université de Bretagne occidentale, Brest, 1991-1992, p. 163199 (p. 182-199).
49 Nous empruntons ces formules à Ph. Ménard, « Les histoires de loup-garou... », art. cit., p. 213.
50 Cf. aussi v. 8521 : Ne fupas bestepar nature.
51 Francis Dubost, Aspects fantastiques..., op. cit., t. II, p. 561.
52 E. Sienaert, Les Lais de Marie de France..., op. cit., p. 92.
53 L’épisode est à rapprocher des scènes comparables contenues dans le roman de Guillaume de Palerne, lorsque le loup s’agenouille devant la reine de Sicile (v. 6374-6382 ; v. 6389-6392) et devant le roi son père (v. 7207-7217).
54 L’accent est encore mis sur l’opposition entre l’homme et la bête au v. 157 : « Ceste beste a entante e sen » et aux v. 284-292.
55 Dans le Lai de Mélion, les barons du roi décrivent même le loup-garou en termes de leu cortois (v. 432).
56 V. Bisclavret, v. 175-184 ; Mélion, v. 421-429 ; v. 467-470 ; Arthur et Gorlagon, 14 (numérotation établie par G. L. Kittredge, dans son édition du texte, art. cit.)
57 Laurence Harf-Lancner, « La métamorphose illusoire : des théories chrétiennes de la métamorphose aux images médiévales du loup-garou », Annales E.S.C., 40, 1985, n° 1, p. 208-226 (p. 221-223).
58 Ibidem, p. 222.
59 Marcel Faure, « Le Bisclavret de Marie de France : une histoire suspecte de loup-garou », Revue des Langues Romanes, 83, 1978, p. 345-356 (p. 352).
60 Cf. l’épisode correspondant du Lai de Mélion, où Gauvain parle également au roi de la honte de la gent ressentie par le loup (v. 539-542).
61 L. Harf-Lancner, « La métamorphose illusoire. », art. cit., p. 220.
62 Nous pensons notamment à certains passages de la Bible ou, pour s’en tenir à la littérature en langue vulgaire, au passage par le sommeil d’un cercle à un autre ou de ciel en ciel chez Dante.
63 Il est intéressant de remarquer que le pouvoir magique de cette bague suit l’ordre canonique utilisé dans la description des portraits médiévaux.
64 Arthur et Gorlagon, 22 (numérotation de l’éd. de G. L. Kittredge, art. cit., p. 40-67).
65 C’est la théorie soutenue par F. Suard, « Bisclavret et les contes de loup-garou. », art. cit., p. 273-275.
66 Ernest Hœpffner, Les Lais de Marie de France, Paris, Nizet, 1971, p. 150.
67 V. G. Lachin, art. cit., p. 260, n° 13. V., à ce sujet, L. Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Age. Morgane et Mélusine. La naissance des fées, Paris, Champion, 1984, p. 390 et suiv.
68 Francis Dubost, Aspects fantastiques... op. cit., t. II, p. 565.
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