Un anti-romancier de l’absence
p. 135-167
Texte intégral
1Les romans d’O’Brien ne racontent pas des histoires au sens strict mais plutôt des non-histoires. Flann O’Brien nous raconte comment un étudiant écrit sur un écrivain qui produit un manuscrit qui finit par être brûlé et ne laisser aucune trace (Swim-Two-Birds), comment un jeune unijambiste anonyme consacre sa vie, ou plutôt sa mort, à un philosophe qui n’existe pas (Le Troisième policier) ou dont l’œuvre est illisible, comment un jeune homme ne sauve pas le monde parce que de toute façon celui-ci n’a finalement pas réellement besoin d’être sauvé (L’Archiviste de Dublin), comment on peut trouver un trésor sans avoir la moindre idée sur son éventuelle utilité ou valeur pratique – ne sachant que faire de son tas d’or, Bonaparte O’Coonassa finit d’ailleurs par acheter, dans Le Pleure-misère, une paire de bottes dont il ne sait que faire, et qui, ironie suprême, l’enverront en prison sans raison légitime pour des dizaines d’années. On est ainsi souvent dans une posture liminaire dans l’écriture d’O’Brien. On est au seuil d’une épopée, d’une aventure, d’une révélation fracassante, d’une catastrophe voire de l’Apocalypse… mais, finalement, rien ne semble progresser réellement, et le héros finit par être comme encombré par l’intrigue qu’il a contribué à rendre pourtant envisageable.
2O’Brien déconstruit consciencieusement au fur et à mesure qu’il construit. Du coup, l’absence et le manque deviennent un motif central dans ses romans, motif qui se décline sur tous les modes : absence récurrente des parents, voire des origines, absence de nom, absence d’amour (absence qui est, pour employer un oxymoron, omniprésente), absence de sens, absence d’identité stable, absence d’équilibre qui va jusqu’à l’amputation d’une jambe de l’un des personnages dans Le Troisième policier, roman où le troisième policier, Fox, qui donne tout de même son nom au roman est absent de l’intrigue jusqu’à l’avant-dernier chapitre. On le devine clairement, ce statut problématique de l’histoire combiné à ces thématiques en creux de l’absence traduit un rapport au réel des plus complexes.
Le réel et son double
Écriture tragique contre écriture idéologique
3On l’a vu à de multiples reprises au cours de notre étude, les romans d’O’Brien n’édifient pas au sens vertueux du terme, ils comportent plutôt quelque aspect calmement scandaleux tel une vaste entreprise de démolition ou de relativisation. On est avec O’Brien nécessairement dans une écriture en « deuxième phase » : les mots « ironie », « réécriture », « parodie » sont donc idoines pour la décrire. Swim-Two-Birds existe après Joyce, Le Pleure-misère existe en s’inspirant ironiquement d’O’Crohan, Máire ou O’Leary. Le Troisième policier est également une réécriture du thème atemporel du péché originel. O’Brien est, à cet égard, un auteur éminemment peu idéologique dans le sens où Clément Rosset l’entend dans La Logique du pire :
L’inanité de l’idéologie telle que la comprend la pensée tragique, signifie d’abord l’impossibilité où elle est de se constituer en croyance. La pensée tragique n’est pas anti-idéologique, mais non idéologique : en ce qu’elle ne croit pas à l’efficacité de l’idéologie. Chez Lucrèce, chez Montaigne, chez Pascal3, chez Hume, la critique de l’idéologie signifie : pas seulement la mise en évidence du « rien » dissimulé par l’idéologie, mais surtout la pensée que ce rien, qui n’est que parlé, n’est l’objet d’aucune adhésion. D’où une exacte définition du tragique de la « condition humaine » : l’homme est porté à parler le non tragique – l’idéologie ; donc il en a besoin ; or il n’a pas d’idéologie à sa disposition, et se trouve ainsi obligé à parler de riens auxquels par définition, il ne peut croire. Contradiction insoluble : l’homme ayant besoin de quelque chose qui est rien. Se trouve ici rigoureusement confirmée la définition que propose Vladimir Jankélévitch du tragique : l’alliance du nécessaire et de l’impossible4.
4O’Brien est en effet un écrivain du tragique : Swim-Two-Birds se conclut par un triple égorgement, Le Troisième policier se termine chez les morts en enfer, Le Pleure-misère aboutit à un cercle d’emprisonnement à vie suite à des erreurs judiciaires, Une Vie de chien est littéralement couronné par la mort de Collopy, symbolique de l’écroulement grotesque de tout idéal. Le tragique est omniprésent, mais il serait réducteur de le qualifi er de grandiloquent ou d’édifi ant. Il s’agit toujours d’une tragédie en sourdine presque latérale, voire ironique. Si l’on reprend les romans susmentionnés : Le Troisième policier se termine en enfer mais à l’insu du protagoniste, Le Pleure-misère aboutit certes à un cercle vicieux, mais d’autant plus comique par sa répétition caricaturale. Quant à la mort de Collopy, elle est d’un grotesque achevé qui lui confère une indubitable vis comica5. Ces romans se finissent sur précisément le « rien » auquel Clément Rosset fait référence. L’identité mythologique irlandaise n’en sort pas renforcée, le panthéon de grands auteurs irlandais n’est pas non plus magnifi é, pas plus que la morale bourgeoise n’est réellement sauve. Et pourtant nous ne sommes pas dans le roman expérimental outrancièrement intellectualisé, encore moins dans le roman révolutionnaire et engagé. La lecture a lieu au bord du « rien », autour de thèmes relevant d’un tragique implicite d’une gratuité totale dans le sens, là encore, où le lecteur n’est pas édifié ou peut rester sur sa faim. Même un roman mineur comme L ’ Archiviste de Dublinjoue autour de ce précipice thématique du rien et d’une réalité qui ne peut être appréhendée de manière heureuse que par une attitude rappelant l’« amor fati » de Nietszche. Tout le roman tourne autour de la notion d’apocalypse et de vocation messianique, de science mortifère, de crépuscule littéraire joycien et, après une sidérante déflation, se conclut ainsi : « Que s’était-il passé, après tout ? Pas grand’chose » (L ’ Archiviste de Dublin, p. 192).
5Nous sommes ici face à une tragédie du dérisoire, du malentendu complet et permanent, de l’opacité du monde et de ses habitants… L’écriture chez O’Brien est toujours ainsi : décalée et consciente que la réalité est indicible bien qu’étalée devant nos yeux. Le réel est, et c’est là tout ce que l’on peut se permettre d’en dire. Raymond Queneau nous présente dans Les Derniers Jours (1936) les réflexions d’un personnage du nom de Vincent Tuquedenne qui parvient aux mêmes conclusions.
Jean de Saint-Thomas, Cursus philosophiae thomisticae, 3 vol. Il y en avait ainsi plusieurs pages. Mais Tuquedenne n’avait tout de même pas lu tout cela. Puis venaient des aphorismes de scolastique sur l’acte et la puissance, sur la forme et la matière, sur le mouvement, sur la causalité, sur la finalité. En tête de chaque page, Tuquedenne avait placé le principe fondamental : est, est ; non, non. – Tout être dit l’école, par cela même qu’il est, est ce qu’il est et non ce qu’il n’est pas6.
6Tuquedenne est un jeune étudiant séduit par le thomisme. Ces éléments à eux seuls constituent déjà de solides points communs avec le héros dans Swim- Two-Birds, et l’auteur, O’Brien lui-même au reste. À en croire Queneau, il y eut un réel engouement pour ce courant de pensée dans l’entre-deux-guerres. Cette devise latine tautologique « est, est ; non, non » nous renvoie bien à O’Brien et Rosset qui présentent, chacun à sa manière, le réel comme un coffre-fort dont la clef demeurerait à jamais introuvable. Le discours sur le réel, à son tour, constitue une nouvelle réalité langagière irréfragablement indépendante du réel qui est unique, n’admet pas de double, c’est même là sa caractéristique première. S’il admettait un double il y aurait alors deux réalités concomitantes, identiques, ce qui est strictement impossible sauf à sacrifier à une logique schizophrénique. Le langage n’est pas le double de la réalité mais un autre niveau de réel ou plus simplement une autre réalité de type symbolique, précisément en décalage par rapport à la première… Comme le dit Clément Rosset, il n’y a pas de même au réel7, le monde réel est unique et en acquiert du coup un aspect singulièrement inquiétant :
Entre ce que l’homme peut penser et désirer, et ce qu’est la « nature », nul rapport ; peut-être est-ce là le sens de l’énigmatique fragment 1188 des Purifi cations, qui suggère l’idée que l’homme est perdu dans un monde essentiellement étrange et non familier : « J’ai pleuré et j’ai sangloté à la vue de cette demeure inaccoutumée9. » « Un monde essentiellement étrange et non familier », voilà une assez bonne description de la « Commune » dans Le Troisième policier . Toute l’ouvre d’O’Brien semble graviter autour de cette étrangeté du réel, cette hostilité apparente du monde.
Réel, idiotie et épouvante, de Shakespeare à Rosset
7Dans son chapitre iii de la Logique du pire, Clément Rosset fait la description d’un triptyque très imbriqué conceptuellement. Ainsi sa partie 2 s’intitule « Hasard, principe d’épouvante : l’état de mort. Définition du concept de “tragique”. » Hasard, état de mort et épouvante concomitante sont ainsi à l’origine du concept de « tragique10 », mais décrivent également parfaitement la scène de basculement initial dans Le Troisième policier dans un monde échappant à la détermination habituelle des événements et faits réels. Cette scène inaugurale d’une altération inexprimable et irréversible illustre notamment l’idée de « fausse lumière », de « représentation panique » et de « philosophie terroriste ». Ces thèmes ne sont en outre pas sans rappeler les tragédies shakespeariennes, et nous allons expliquer en quoi ces démarches « de » ou « sur » l’épouvantable se recoupent.
8Dans Le Réel Traité de l’idiotie, Rosset rappelle que le cas général qui articule et exprime les rapports entre réalité et représentation est celui de la « représentation tardive ». En d’autres termes, le réel se voit toujours représenté après coup, en décalage. En ce sens, le réel et sa représentation ne sont pour ainsi dire jamais contemporains. En outre, Rosset oppose la brillance paradoxalement aveuglante du réel aux zones d’ombre incontournables de la représentation. Le réel est insaisissable dans sa totalité, la représentation quant à elle focalise sur un point qu’elle thématise. Point thématisé qui sert parfois de foyer de narration. Ainsi un œil, même gigantesque, est bien contraint d’accommoder sur un détail, de se poser sur un pan du réel, un aspect du réel, illustrant ainsi un éclairage possible de la réalité.
9On peut donc dire, même si Rosset ne le dit pas dans des termes aussi simples ou frontaux, qu’il n’existe pas de regard totalisant et contemporain du réel. Autrement dit, il n’y a jamais de regard absolu ou objectif, il n’existe que des éclairages particuliers du réel qui nécessitent en eux-mêmes le maintien dans l’ombre de tout une part de ce même réel fuyant et insaisissable bien que là indubitablement. Ce jeu d’ombres et de lumières est très présent dans la mise en place de l’intrigue du Troisième policier, comme en témoignent ces quelques lignes :
La matinée était sombre et le mauvais temps avait embué les fenêtres d’une pellicule grisâtre qui ne laissait filtrer qu’une faible lumière trouble. Le coin le plus éloigné de la pièce était une tache d’ombre. […] J’aperçus l’éclat métallique d’une cassette noire nichée au fond du trou. […] Sans prendre le temps de craquer une autre allumette, je fourrageai dans le trou et, à l’instant où ma main allait atteindre la cassette, un événement survint.
Je ne peux espérer le décrire, mais il me terrifi a avant même que je puisse en comprendre le sens. Un changement s’opéra en moi, dans la pièce, indescriptiblement subtil, mais pourtant capital, ineffable. C’était comme si la lumière du jour avait changé avec une soudaineté surnaturelle, comme si la température de la soirée s’était transformée en un instant […]. (Le Troisième policier, p. 24.)
10On songe à la lecture de ces quelques mots aux dernières paroles attribuées à Goethe tandis qu’il mourait « Mehr Licht ! » avec toute l’ambiguïté désormais presque légendaire inférable de cette citation : simple demande qu’on ouvre une fenêtre pour donner plus de lumière ou à l’approche des ténèbres de la mort, comme le veut le poncif métaphorique sur l’agonie, demande désespérée d’un surcroît de vie, ou encore plus de clarté intellectuelle, plus de sens, plus de vérité. Dialectique classique et synesthésique qui associe l’œil à l’âme, la perception concrète à l’abstraite. On note bien cette isotopie photonique dans la scène décrite par O’Brien : « sombre », « grisâtre », « lumière trouble », « ombre », « éclat », « lumière du jour »… Et c’est bien cette lumière approximative, défaillante en un mot crépusculaire qui participe également de l’atmosphère générale d’épouvante. La lumière semble fausse, l’obscurité semble prédominer. Et il convient ici de dépasser l’analyse dont on se contente habituellement de la réminiscence atavique ou enfantine de la peur du noir, la lumière étant habituellement associée à la possibilité même de rapport au réel, à sa révélabilité, à l’énonciation d’un langage. Cette révélabilité par la lumière est en outre inscrite dans le verbe de la Genèse (1 : 3) : « Et Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut. »
11Cette référence fondatrice à la dialectique néant/obscurité, être/lumière nous fournit des pistes d’ordre religieux, voire mythologique, pour expliquer précisément cette peur, cette épouvante. Relevons de prime abord que le mot français crépuscule confond deux registres, précisément ceux déjà cités de lumière intellectuelle d’une part et physique d’autre part, puisque « crépuscule » provient du latin creperus qui signifie « douteux » de la même manière que twilight (two + light) trouve son origine dans l’idée de double lumière, comme on dit double jeu pour souligner une incertitude. Dubius en latin donne à la fois l’idée de double (duplus et dubius proviennent tous les deux de duo : deux) et de doute (dubito). On se rend ainsi compte rapidement que tout notre système linguistique est empreint d’un dualisme souterrain gage à la fois de frontières délimitées et claires et de doutes incoercibles, dialectique atemporelle qui est bien opérante dans le sous-texte du Troisième policier . On est bien dans une pensée du réel et de son double, pour reprendre la réflexion de Clément Rosset.
À la représentation, qui saisit et fixe (en des mots ou des images), on pourrait opposer la brillance du réel, qui ne se laisse jamais saisir ni fixer. Les rapports du réel à sa représentation sont donc toujours des rapports difficiles, faits de heurts, de larges zones d’ombre et aussi quelquefois, de loin en loin, de rares et heureuses coïncidences […].
La représentation du réel – si l’on accepte le cas le plus fréquent, qui est l’absence du réel au sein de la représentation : absence qui culmine dans le phénomène de la grandiloquence – non seulement ne va pas de soi, mais constitue un problème apparemment sans solution. Le propre de ce qui brille – et tel est le réel – est de ne pas se laisser approcher : soit qu’en s’en approchant trop on s’y brûle (sort d’Icare et de Phaeton), soit qu’en le fixant de loin on se rende aveugle à force de le regarder. La saisie du réel, dans la plupart des cas, se traduira donc par une suppression pure et simple de l’éclat qu’on voulait fixer, auquel se substituent un décor et une fausse lumière : on a bien saisi quelque chose, mais ce quelque chose n’est rien de ce qu’on se proposait de saisir11.
12On pourrait résumer ce qui vient d’être dit par un court énoncé paradoxal : à vouloir tout voir, on ne voit, à proprement parler, rien. D’où précisément dans le texte d’O’Brien cette symbiose à première vue contradictoire entre hyperbole et thématique de l’irreprésentable. « Terrifi a », « surnaturelle », « grandement » côtoient ainsi « Je ne peux espérer le décrire », « indescriptiblement », « ineffable », pour ne citer qu’un échantillon représentatif de ce que l’on trouve lors de cette cruciale scène de basculement du chapitre 2 (Le Troisième policier, p. 22-27). O’Brien nous dit simultanément que ce qu’il nous raconte est énorme, extrême, et que justement cette énormité est indescriptible, invisible. Cette prétérition est particulièrement notable dans cette rhétorique de l’horreur à l’emploi de la négation déjà analysée dans notre étude. Citons l’exemple suivant particulièrement explicite : « Je n’essaierai pas de dire quel laps de temps s’ensuivit » (Le Troisième policier, p. 26), phrase précisément suivie du récit irréel de l’espace de temps pourtant initialement qualifié d’indicible. L’épouvante se trouve bien dans ce décalage entre le réel et sa représentation ou encore entre ce qui est annoncé et ce qui a réellement lieu. On est dans l’épouvante de l’entre-deux, du double impossible, de l’ambigu.
13Il semble toujours y avoir dans le double ou le sentiment de déjà-vu un fond d’angoisse indicible car, dans le déjà-vu, le double émerge dans la représentation, c’est même paradoxalement le double sans son original assignable qui accapare l’attention, créant l’impression d’une pensée fantomatique ineffable et inaccessible. Au-delà du thème littéraire classique du döppelganger, on pense au personnage William Wilson (dans la nouvelle de Poe du même nom12) assassiné et introuvable dont il ne subsisterait que le double spectral. Or, précisément, Le Troisième policier est bien le roman d’un double fantomatique, dont l’original est perdu au point que nul lecteur ne connaîtra jamais son nom. De manière révélatrice, les critiques ont fait de son absence de nom une possibilité de dénomination : Noman. Roman d’un fantôme, narré par un fantôme, c’est donc un roman du double, et plus particulièrement un roman centré sur les apories qui marquent les relations complexes entre le réel et sa représentation.
Un réel qui n’est que le réel, et rien d’autre, est insignifiant, absurde, « idiot », comme le dit Macbeth. Macbeth a d’ailleurs raison, sur ce point du moins : la réalité est effectivement idiote. Car avant de signifier imbécile, idiot signifie simple, particulier, unique de son espèce. Telle est bien la réalité, et l’ensemble des événements qui la composent : simple, particulière, unique – idiotès –, idiote13.
14Une partie non négligeable de l’œuvre d’O’Brien développe ce thème de l’idiotie associé potentiellement aux allers et venues de certains spectres. Idiotie des idées de de Selby sur le monde, idiotie supposée de James Joyce (théoriquement et physiquement mort pourtant au moment de la rédaction de L’Archiviste de Dublin), idiotie de la monomanie de Collopy dans Une Vie de chien (son combat pour la construction de toilettes pour femmes à Dublin est d’autant plus grotesque qu’il est traité de façon grandiloquente et mystérieuse), idiotie enfin de Bonaparte O’Coonassa dans Le Pleure-misère qui ne comprend pas le moins du monde ce qui lui arrive, pas plus que ce qu’il est advenu de son père. On est bien dans l’absurdité et l’insignifi ance dont parle Rosset plus haut. Ce qui caractérise en outre O’Brien est la potentielle épouvante découlant de cette idiotie. De cette incompréhension du contexte dans lequel est plongé le personnage, (on songe à la scène d’épouvante mettant en scène Dermot Trellis dans Swim-Two-Birds quand ce dernier est confronté aux maléfices du Pooka), naît un sentiment de malaise, voire d’épouvante. Rosset parle de Macbeth, et il est significatif que cette tragédie (comme Hamlet, où le spectre du père apparaît dès le début, I, 1, 106) comporte un fantôme dont le rôle est crucial : celui de Banquo l’ami assassiné de Macbeth (III, 4, 46-55), figure du remords. Le chef-d’œuvre d’O’Brien illustre bien ce même thème du fantôme, du remords et du caractère incompréhensible de ce qui se déroule devant les vivants. On songe au moment où Noman apparaît devant John Divney :
Il se tourna paresseusement vers la porte ouverte et poussa un cri d’épouvante qui me transperça, transperça la maison et se répercuta dans la voûte des cieux. Il me regarda, les yeux pétrifiés d’horreur, son visage bouffi parut se contracter, puis se décomposa et devint un pâle haillon de chair fl asque. Ses mâchoires cliquetèrent comme une machine, puis il tomba face contre terre en poussant un autre hurlement qui se transforma en plaintes à fendre l’âme.
J’étais très effrayé et restai dans l’embrasure de la porte, pâle et ne sachant que faire. (Le Troisième policier, p. 201-202.)
15L’ironie de la scène est double, voire triple : Noman ne sait pas où il se trouve, John Divney ne comprend pas ce qui arrive et, comble de l’absurde, Noman a peut-être tout autant peur que John Divney. Le principe de l’arroseur arrosé fait donc au moins un aller-retour complet. La situation est, par essence, tragique puisque, de retour du pays des morts, un héros malheureux cause à son tour la mort de son propre assassin, mais on ne peut s’empêcher pour autant de songer aux cartoons américains de Tex Avery, par exemple, où le loup censé effrayer les autres personnages se trouve glacé d’épouvante par son propre reflet croisé par inadvertance dans la glace. D’où la conclusion de l’extrait où le mort a peur de la réaction qu’il suscite : « J’étais très effrayé et restai dans l’embrasure de la porte, pâle et ne sachant que faire14. » On retrouve ce que Maupassant écrit dans « Lui15 ? » : « J’ai peur de moi ! J’ai peur de la peur. » On est donc une fois de plus dans un schéma réflexif, ironique et spéculaire. Nous pouvons en ce sens conclure cette partie traitant de l’épouvante sur ces mots de Rosset, qui parle de philosophie tragique et terroriste, sous-entendant que la terreur serait au cœur de la philosophie : « Le pessimiste parle après avoir vu ; le terroriste tragique parle pour dire l’impossibilité de voir16. »
16Et cette intention, que Rosset qualifie de terroriste, affecte, déforme et distend les cadres et règles classiques de la diégèse : la chronologie des événements narrés d’une part et la relation entre ceux-ci par l’entremise de la relation de cause à effet d’autre part.
Temporalité et causalité
17Rien ne saurait mieux traduire la nature particulière du rapport qu’entretient O’Brien avec le réel que le traitement du temps dans ses romans. Le temps y est nié ou traité de manière carnavalesque (Swim-Two-Birds), arrêté, immobilisé ou gelé (à l’aide de la molécule de DMP dans L’Archiviste de Dublin), sisyphien (Le Pleure-misère), infernal par ses déformations ou son caractère surréel (Le Troisième policier). Ce traitement singulier dont le temps fait l’objet est révélateur des failles qui parcourent un autre motif clef chez O’Brien, celui de la construction du sens. En effet, le temps demeure le plus souvent le plus sûr repère du « bon sens », il associe une chronologie des événements à des rapports logiques de cause à effet. Pour en trouver une définition objective et éclairante, on peut, par exemple, se référer à ce qu’en dit Jean-Pierre Luminet, astrophysicien rattaché au CNRS :
Le temps, lui, est mesuré par un seul nombre, mais il se distingue d’une dimension spatiale par le fait qu’il coule toujours dans la même direction, du « passé » vers le « futur ». Cette succession irréversible des événements, imposée par l’observation et la raison (« la cause précède toujours l’effet »), s’appelle la causalité17.
18Dans cette vision galiléo-newtonienne ou « classique » du temps, ce dernier est une coordonnée directrice dont le flot régulier s’appelle la causalité. Certains critiques comme Charles Kemnitz18 ont bien voulu reconnaître notamment en Le Troisième policier une métaphore de la relativité générale, voire, dans une certaine mesure, une illustration de la révolution quantique. Le temps y serait quantique de manière finalement assez univoque, monologique pour reprendre Bakhtine. Or Le Troisième policier est indéniablement le roman le plus entier et le plus abouti d’O’Brien, mais il semble assez difficile d’y déceler une cohérence, même métaphorique, de type purement scientifique ou empirique dans le sens d’une exploration purement physique des phénomènes, qu’elle soit de type quantique ou pas. Dans notre corpus, causalité et continuité (et donc incidemment la temporalité qui leur est corrélée) se trouvent maltraitées d’au moins quatre manières complémentaires ou contradictoires mais de façon purement langagière et non sérieuse ou scientiste.
19 Le principe de causalité est purement et simplement suspendu ou gelé
20En termes purement logiques, les causes sont coupées de leurs effets. La loi de la gravité de Newton est interrompue. La scène de la disparition de la boîte noire est tout à fait à ranger dans cette catégorie, en voici quelques morceaux choisis en guise d’illustration :
[…] comme si cela avait tenu l’univers immobile un instant, suspendant la course de planètes, arrêtant le soleil et maintenant au milieu des airs toute chose dans sa chute que la Terre attirait vers elle. […] Combien de temps nous restâmes assis là, nous regardant l’un l’autre, je ne sais pas. Des années ou des minutes auraient pu tout aussi facilement s’écouler dans cet intervalle de temps indescriptible et inexplicable. (Le Troisième policier, p. 25.)
21On est ici dans une narration où le temps est gelé. On peut alors opter pour l’interprétation narratologique classique d’expansion, au sens défi ni par Gérard Genette. Charles Kemnitz quant à lui considère plutôt que le protagoniste entre littéralement dans un espace quantique assimilable à un phénomène astrophysique du type trou noir.
L’éternité, comme un trou noir, est atemporelle, suspendue entre deux battements de cœur comme quand le sergent MacCruiskeen explique : « Quand vous partirez d’ici vous aurez le même âge que quand vous y êtes rentré19. »
22Or, effectivement, comme le confi rme le chercheur en astrophysique Stephen Hawking :
Roger Penrose et moi-même avons démontré que la relativité générale laisse prévoir que le temps s’arrête à l’intérieur des trous noirs, tant pour ces objets célestes que pour les malheureux astronautes qui y tomberaient […]20.
23« Malheureux » car tout être vivant plongé dans l’horizon d’une singularité de type trou noir serait immédiatement déchiré par les forces gravitationnelles colossales dites selon Newton « de marée » y régnant. Qu’est-ce à dire ? O’Brien sans le savoir et des dizaines d’années avant l’étude ordonnée des trous noirs, et cinq ans avant Hiroshima et Nagasaki, décrit effectivement les manifestations extrêmes de la dégradation de la matière en termes thermonucléaires. Mais ceci, n’en déplaise aux partisans de Kemnitz et conformément à ce que des critiques plus littéraires et moins férus de physique fondamentale tels que Keith Hopper21 ou Mary O’Toole affirment, n’est qu’un aspect du problème, voire une coïncidence. Ce que l’on peut retenir de cette analogie avec la physique des trous noirs consiste essentiellement en la mort, l’enfer, la fi n des temps : des thèmes littéraires somme toute plus classiques que ceux habituellement abordés par Max Planck, Julius Robert Oppenheimer ou Niels Bohr… Or la mort est bien au centre du Troisième policier, mort cauchemardesque et délirante et d’autant plus atroce qu’elle n’est pas identifiable par la conscience humaine. Clément Rosset rend assez bien compte des tenants et aboutissants de cet état de mort :
Nuit, cauchemar, délire, angoisse, nausée, sont des approches de la perdition : seulement des approches, désignant tel ou tel aspect singulier, et singulièrement ressenti, de l’expérience philosophique de la perdition, dont le hasard est le nom le plus général parce que le moins inapproprié. Ce à quoi se réfèrent silencieusement l’angoisse nocturne et le cauchemar est l’état de mort : la vision de la mort comme état, comme vérité première de tout ce qui existe, de tout ce qui, pendant la veille inattentive, a pu prendre plus ou moins plausible apparence de vie22.
24Cette vision de Rosset d’un état de mort sous-jacent et omniprésent qu’il associe au hasard, correspond indéniablement à une très forte intuition du chaos, du non-sens de ce monde promis de toute éternité, par son entropie intrinsèque, à sa perte. Mais la grande originalité d’O’Brien est de conférer à ce gel du temps précisément une valeur poétique. Ainsi le paysage figé dans le temps du Troisième policier n’est pas un cauchemar univoque. Il devient même parfois curieusement rassérénant, et s’il y est toujours cinq heures de l’après-midi au sens propre comme au sens figuré, on ne distingue dans ce moment d’éternité23 aucune des connotations tragiques du poème de García Lorca24 :
Nous parcourions un pays empli de beaux arbres pleins de vigueur, où il était toujours cinq heures de l’après-midi. C’était un doux recoin du monde, libéré des théories et dissertations et très apaisant […] pour l’esprit. (Le Troisième policier, p. 83.)
25Rien n’est plus lointain d’un trou noir que cette description paisible et même bucolique. Mais revenons à notre classification de départ associant temporalité et causalité.
26 Le principe de causalité est littéralement inversé : les effets précèdent les causes
27On trouve dans Le Troisième policier un certain nombre de détails indiquant clairement que la séquence logique des événements est inversée. Après lecture du roman, le lecteur se rend évidemment compte que ce sont là autant d’indices d’ironie dramatique signifiant que Noman est bel et bien déjà mort, et voyage donc dans un monde spéculaire : l’autre monde, où la mort est un début et non pas une fin comme dans le nôtre. Nous le voyons dans ces mots du sergent Pluck :
« On n’est pas aujourd’hui, on est hier », dit-il […]. (Le Troisième policier, p. 63.)
28Le même sentiment paradoxal s’empare de Noman, un peu plus loin dans le roman, un peu avant son exécution programmée sous la forme d’une pendaison publique :
Je fus réveillé le lendemain matin par un lourd bruit de marteau depuis la fenêtre et je me surpris à me remémorer un souvenir – ce souvenir était un paradoxe absurde – j’avais été dans l’autre monde la veille. (Le Troisième policier, p. 149.)
29La linéarité du monde réelle est ainsi rompue, affectant jusqu’aux personnages eux-mêmes qui expriment leur perplexité face aux disjonctions temporelles subies : « un paradoxe absurde », ajoutant du même coup une réflexivité toute postmoderne à la narration : Noman verbalise son malaise vis-à-vis d’un traitement du temps peu orthodoxe. Ce sentiment de linéarité rompue passe également parfois par une distorsion, ou plus inquiétant encore, une véritable éclipse du temps qui s’évanouit, comme dans le passage suivant, situé au début du chapitre 10 du Troisième policier .
Au réveil, deux pensées me vinrent à l’esprit, si rapprochées qu’elles semblaient collées l’une à l’autre. Je ne saurais dire laquelle vint la première, tant il était difficile de les séparer et de les examiner séparément. L’une était une pensée heureuse sur le temps, le soudain éclat du jour qui était si chagrin quand je m’étais endormi. L’autre me suggérait que ce n’était pas le même jour, mais un autre, et peut-être même pas celui qui avait suivi le jour de colère. J’étais incapable de trancher la question et n’essayais pas. […] Quel que fût le jour, c’était un jour clément - léger, magique et pur, avec de grandes flottilles de nuages blancs, sereins et invincibles, dérivant dans les hauteurs du ciel comme des cygnes royaux sur une eau tranquille. […] Le ciel n’était ni proche ni lointain : un bleu clair sans profondeur. Je le regardais, mes yeux le traversaient et allaient bien au-delà, et je percevais de plus en plus clairement le délicat mensonge de son néant sans bornes. (Le Troisième policier, p. 156.)
30On est ici dans le hors-temps, dans un espace indéfi nissable où le ciel (à prendre ironiquement au sens théologique ?) est décrit d’une manière poétique mais inquiétante pour le héros : « ni proche ni lointain » : lieu d’indétermination éthérée où il semble sans le savoir déjà se trouver, les distances ayant été abolies. Le temps (ici on pourrait presque lui adjoindre son corrélat objectif météorologique) fait sens : il est suspendu dans une éternité, gage simultané et peut-être à peine contradictoire de non-vie, de mort ou de vie éternelle… On n’est pas très loin du réalisme magique que nous mentionnions au début de notre travail.
31 Le principe de causalité est transcendé par un principe d ’ éternité
32On peut dire qu’au cœur du Troisième policier, se trouve une métaphore centrale et énigmatique : la machine à éternité dont s’occupent MacCruiskeen, Pluck et Fox, les trois policiers du roman. Lieu de tous les possibles, elle permet la manifestation de tous les états connus et inconnus de la matière. Elle permet d’effleurer la richesse, la connaissance, mais rien ne peut en sortir qui n’y soit déjà entré. Lieu idéal de supplice de Tantale d’où aucune satisfaction concrète ou matérielle ne peut surgir. Cette machine à éternité est à proprement parler un lieu de neutralisation de la vie, du mouvement, un endroit étrangement proche du néant. Aux pages 137-138 du Troisième policier, on constate grâce au sergent Pluck que dans la machine à éternité l’on peut boire sans jamais être ivre, manger sans jamais avoir faim, dormir sans avoir sommeil, voici quelques-unes des apories de la machine à éternité. Il n’y a plus de réel devenir mais seulement de l’être pur, un domaine si parfait que rien ne peut y être ajouté ou soustrait.
33 Le principe de causalité bégaye
34Nous sommes là dans le schéma sisyphien que nous avons déjà exploré au début de notre étude. Le Troisième policier dans sa totalité, peut s’apparenter à un énorme disque rayé répétant ad nauseam la même histoire de damnation. Le début est la fin, la fin est le début, travestissement ultime de la Bible : « Ainsi les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers25. » L’intrigue prend alors la forme d’un gigantesque cercle vicieux,
35L’enfer est clos. Et le ton d’O’Brien, bien qu’il ne se départe pas d’une certaine poésie, semble osciller, non pas entre ennui et désespoir ou souffrance comme l’a dit Schopenhauer de l’âme humaine, mais entre posture sceptique et ironique, allant jusqu’à la cruelle déconvenue, à l’image du sort réservé à Collopy dans Une Vie de chien, Noman dans Le Troisième policier ou Trellis dans Swim-Two-Birds. Ainsi, dans la plupart des romans de Flann O’Brien, il est possible de mettre en avant le concept éclairant de « principe de cruauté », largement développé par Clément Rosset dans son ouvrage du même nom.
Principe de cruauté et religion
Les lecteurs compatiront à mon terrible sort. En plus d’être un athée non pratiquant, je suis un violoniste réformé26.
36Commençons par une image mythique, certes loin du géant celte Finn MacCool, mais fort révélatrice des axes majeurs traversant les romans d’O’Brien. Cette image est celle du roi mythique de Lydie nommé Tantale qui bénéficie des faveurs des dieux de l’Olympe, mais outrepasse sa condition d’humain mortel en s’octroyant ce qui est l’apanage de ces dieux, le nectar et l’ambroisie, gages de vie éternelle. Sa punition est terrible. Jeté aux Enfers, il endure des tortures très élaborées. Il est soumis à la peur, la faim, la soif, l’angoisse de l’entre-deux, sans cesse alimentée par le doute. Au cœur du mythe se trouve bel et bien enchâssée la problématique de l’incarnation. Entre vie et mort, espoir et désespoir, l’homme tourne en rond. Or, précisément, ce mythe de Tantale met en avant des thèmes qu’O’Brien développe à sa manière et dans son contexte irlandais. De Swim- Two-Birdsà L’Archiviste de Dublin, un fond mythologique est visible même s’il apparaît déconstruit par une écriture très réfl exive et ironique. Il n’y est certes plus question d’une grande épopée au premier degré, mais la somme des petites histoires narrées par O’Brien ramène le lecteur au même questionnement originel. En bref, l’épopée et l’anecdote, la mythologie versifiée et le quotidien prosaïque, le premier et le second degré semblent converger sur un même point nodal : le questionnement lié à l’incarnation humaine, son inscription problématique dans le temps. En cela, on pourrait dire que la démarche d’O’Brien rappelle celle de James Joyce, le systématisme moderniste et conscient en moins. Si Leopold Bloom est Ulysse, alors Noman est une sorte de Faust, et Bonaparte O’Coonassa gravissant Hunger Stack rappelle Tantale au sommet de l’Olympe. La nuance entre Joyce et O’Brien pourra alors tout entière tenir dans ce contraste : « oui » final dans Ulysse, contre relativisation voire négation foncière et initiale du Troisième policier – le premier mot en anglais de ce roman est en effet une négation : not, le même récit se concluant par un point d’interrogation. Ulysse, monument joycien se conclut à l’opposé par une avalanche de « oui », une bonne dizaine rien que pour la dernière page du roman. O’Brien n’a pas une écriture solaire, d’acceptation joyeuse et totale envers et contre tout. En termes nietzschéens, c’est certainement un écrivain qui s’oriente plus vers le ressentiment que l’amor fatiinconditionnel comme défini dans Ecce Homo :
Ma formule pour ce qu’il y a de grand dans l’homme est amor fati : ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l’inéluctable, et encore moins se le dissimuler – tout idéalisme est une manière de se mentir devant l’inéluctable – mais l’aimer27…
37Il en découle une certaine ironie cruelle et désespérée de l’auteur, intrinsèquement liée aux limites de l’entendement humain, tantôt hermétique et enfermé en lui-même, tantôt péremptoire dans ses manifestations discursives, problème récurrent explicité dans les Pensées (1670) de Blaise Pascal :
Instinct, raison.
Nous avons l’impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme.
Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme28. (Pensées, 385.)
38L’homme apparaît ainsi comme imperméable au réel, toujours soumis à de cruelles (dés-) illusions du fait de sa nature même, perdu entre deux extrêmes également vertigineux : il est toujours trop ou trop peu, jamais au centre d’un univers qui serait organisé autour de lui, pour29 lui. La vérité reste toujours cruellement hors d’atteinte, comme en atteste ce passage sur de Selby :
Comme tous les grands penseurs, on s’est toujours tourné vers lui pour obtenir des réponses aux grandes interrogations de l’existence. Il est à craindre que les commentateurs n’aient pas réussi à extraire des vastes entrepôts de ses écrits quelque corpus consistant cohérent et synthétique que ce soit en termes de croyance spirituelle ou de pragmatique. Néanmoins ses idées sur le paradis ne sont pas sans intérêt. (Le Troisième policier, p. 149-150.)
39Aucun sens, aucune pragmatique ne peuvent être déduits de la lecture de de Selby, bien que sa lecture ne soit pas dénuée de tout intérêt notamment en ce qui concerne le paradis. Si l’on garde présente à l’esprit l’idée que cette réflexion a, en outre, lieu en enfer, l’ironie contextuelle en ressort plus acerbe encore. Il n’y a pas de sens accessible, seulement du divertissement, en l’occurrence ici la lecture d’un philosophe obscur et de sa kyrielle d’exégètes tous aussi extravagants et incertains : Le Fournier, Du Garbandier, Hatchjaw, Henderson, Bassett, Barge, Le Clerque, etc. La logique à l’œuvre est alors celle d’une extraordinaire humilité contrainte, et d’un seul remède imparfait : le divertissement. Ce cruel aspect du lot commun des mortels est bien rendu par des penseurs que l’on ne songe pas nécessairement au départ à invoquer. Citons à nouveau l’un des plus anciens d’entre eux : Blaise Pascal (1623-1662) :
Car enfin Qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes30. (Pensées, 185.)
40Tout le projet contenu dans l’œuvre d’O’Brien, si tant est qu’on puisse lui en assigner un, se trouve concentré dans cette citation aux accents décidément très pascaliens de Myles na gCopaleen :
Rappelez-vous toujours que la vie et le fait d’exister ne sont que la mise en relation entre le cosmos et le cosmicule humain31.
41Entre cosmos et « cosmicule », les romans d’O’Brien offrent du coup une certaine vision latéralisée (on songe à nouveau à la prolifération de notes en bas de page dans Le Troisième policier), ou décentrée de la condition humaine. Son mépris des clichés nous amène à une déduction identique. Le langage est cruellement rigide et impropre à expliquer causes premières et fi ns ultimes. On demeure condamné à rester en périphérie de l’essentiel ou entre deux vérités aussi ineffables l’une que l’autre. Parfois ce procédé se fait discret, mais il n’en demeure pas moins essentiel, ainsi que le révèle la citation suivante :
Je me suis souvent demandé comment exactement on pratiquait les crucifixions. Est-ce qu’ils crucifi aient l’homme horizontalement sur le sol puis le hissaient tout droit ?(Une Vie de chien, p. 147.)
42Toute la cruauté de l’approche d’O’Brien se trouve résumée là : des hommes meurent crucifiés, dans des douleurs atroces, mais ce qui retient fondamentalement l’attention de Manus et Finbarr c’est l’aspect technique de la crucifixion, à savoir la méthode la plus efficace, la plus pratique pour crucifier correctement. Ici, divertissement rime avec bavardage.
43Chez O’Brien, la parodie et l’ironie mènent à une forme de dépouillement, de mise à nu très crue des personnages et de leur situation. L’intrigue suit ainsi un schéma classique de climax et d’anti-climax particulièrement édifiant. En revanche, ce qui est remarquable c’est précisément l’évolution du traitement du réel dans ce schéma par ailleurs habituel. Le réel apparaît d’abord dans toute son ambiguïté, toute sa paradoxale incertitude et surtout en inévitable médiation sensorielle. Le flou, la subjectivité et une forte incrédulité dominent le début de chaque narration. Les incipit des différents romans sont à ce titre particulièrement éclairants, chacun nous fournissant un angle d’approche différent avant de parvenir à la conclusion de notre étude.
De George Berkeley à Blaise Pascal : chemins de croix et voies de la croyance
44Concentrons-nous donc sur les toutes premières lignes de Swim-Two-Birds :
Ayant placé dans ma bouche suffisamment de pain pour une mastication de trois minutes, j’abolis mes pouvoirs de perception sensorielle et me retirai dans l’espace privé de mon esprit, mon regard et mon visage adoptant une expression vide et préoccupée. Je réfléchis sur mes activités littéraires de loisir. Un début et une fin pour un livre c’était là quelque chose avec quoi je n’étais pas en accord. Un bon livre devait pouvoir avoir trois débuts et trois fins totalement dissemblables et reliés entre eux uniquement par l’esprit de l’auteur […]. (Swim-Two-Birds, p. 9.)
45Ce qui frappe dans ces quelques phrases, en dehors de la description minutieuse d’une activité masticatoire, éventuelle métaphore parodique de la rumination profonde de l’intellectuel dans sa thébaïde, peut se résumer ainsi : médiation sensorielle surassertée d’une part et indétermination ou subjectivisme d’autre part (« Un bon livre devait pouvoir avoir trois débuts et trois fins totalement dissemblables et reliés entre eux uniquement par l’esprit de l’auteur »). On pense ici assez spontanément au théologien et philosophe irlandais George Berkeley32, qui critiqua notamment l’importance habituelle que l’on accorde à la vision dans le sens de la profondeur et du relief (ce qu’on appellerait aujourd’hui, au sens propre, stéréoscopie) dans son Traité de la vision (1709)33 qui met en avant la nature symbolique de la perception visuelle. Berkeley semble aussi nier toute réalité extérieure à la pensée. On songe ici évidemment à la citation de de Selby mise en exergue du Troisième policier :
L’existence humaine étant une hallucination contenant en elle-même les hallucinations secondes du jour et de la nuit (cette dernière étant une insalubre pollution de l’atmosphère due à une masse d’air noir), il ne sied pas qu’un homme de bien soit concerné par l’approche illusoire de l’hallucination suprême qu’on nomme la mort. (Le Troisième policier, p. 5.)
46La thèse centrale de Berkeley se résume ainsi : « Être c’est être perçu ou percevoir, (esse est percipi). » Cela dit, de Selby et Berkeley se différencient en ce que Berkeley n’entend pas remettre en question la réalité des objets telle qu’elle est admise par le sens commun. Le philosophe contemporain Pierre Trotignon estime ainsi que le monde est pour lui, « un système de relations signifi antes » dont Dieu, auquel participent les esprits humains, est la source créatrice. Une des principales questions dans l’œuvre d’O’Brien porte bien d’ailleurs en creux sur cette source créatrice : est-elle réellement présente même si cela se fait de manière sous-jacente ? Dans Le Troisième policier, Dieu est particulièrement absent. Or on sait a priori qu’O’Brien est catholique, mais comme en attestent les nombreux témoignages de ses proches ou de ses biographes34, son attitude est loin de concorder avec les clichés habituels que l’on attribue à cette foi. En outre, dire d’O’Brien qu’il est catholique ne résout pas fondamentalement le problème de la nature profonde de sa cosmogonie ou de ses intimes convictions d’ordre métaphysique. Anthony Cronin parvient à affirmer à son endroit qu’il est thomiste :
L’une des choses les plus remarquables sur les écrits de Brian O’Nolan est sa vision de la domination du mal qui coïncide avec et renforce le nihilisme inné de sa vision comique.
Comme la plupart des catholiques irlandais de sa génération c’était un thomiste médiéval dans son rapport à de multiples choses, y compris les découvertes et raisonnements scientifiques. Pour le thomiste, toutes les grandes questions ont été résolues et le but de l’existence est clair35.
47Domination du mal et nihilisme font habituellement rarement bon ménage avec le dogme catholique romain mais la posture d’O’Brien est empreinte de thomisme (articulant foi et doute), lui-même mâtiné de relents – parfois nihilistes – pascaliens. Ainsi Cronin après avoir affirmé qu’O’Nolan était largement thomiste écrit :
Myles fut toujours sceptique professionnellement à l’encontre à la fois du libéralisme et du progressisme social. En tant que critique linguiste, les clichés l’exaspéraient ; et en tant que personne croyant aux défi nitions, il était méfi ant à l’endroit des postulats mal définis sous-tendant de telles idées. Sa critique de ces deux systèmes se faisait depuis un point de vue clairement catholique ; et bien qu’il ne s’agisse pas là du même catholicisme que celui des évêques, c ’ était une conception bien plus respectable, étant dérivée selon d ’ autres, de la pensée du philosophe catholique duXVIIesiècle Blaise Pascal36.
48Tout le problème de l’interprétation ou de l’incompréhension de l’œuvre d’O’Brien semble tenir en partie dans cette citation pour le moins ambivalente.
49O’Brien y est décrit comme étant : réactionnaire, sceptique, pessimiste, misanthrope et pour finir pascalien pour ne pas dire franchement nihiliste et désespéré. Or le problème consiste à bien cerner la nature de la pensée pascalienne. Mais sans doute Blaise Pascal lui-même est-il l’incarnation de contradictions presque rédhibitoires, de déchirements douloureux comme le rappelle un penseur du pessimisme tel que Emil Michel Cioran :
– « Mais votre Pascal, c’était le Pascal première manière ? » [Question de Jean-François Duval].
[Réponse de Cioran] – « Oui, oui, le Pascal purement subjectif, le Pascal cas ! C’est du Pascal sceptique, du Pascal déchiré, du Pascal qui aurait pu ne pas être croyant, du Pascal sans la grâce, sans le refuge dans la religion, que je me sens proche.
C’est ce Pascal-là auquel je me sens apparenté… Parce qu’on imagine parfaitement
Pascal sans la foi. D’ailleurs Pascal n’est intéressant que par ce côté-là… Toute ma vie, j’ai pensé à Pascal. Le côté fragmentaire, vous savez, l’homme du fragment.
L’homme du moment aussi… Il y a plus de vérité dans le fragment37. »
50O’Brien serait effectivement plus proche du Pascal « première manière » que du Pascal intégralement transformé par l’expérience de l’extase mystique. O’Brien est ainsi plutôt un penseur qui se débat de manière dynamique dans son ennui du monde, son taedium vitae ou ennui existentiel, pour reprendre l’expression de Lucrèce. O’Brien ne reste pas seul dans sa chambre au sens de la parabole pascalienne. Il est effectivement un homme du fragment, de la pensée du moment quand on songe aux quatre millions de mots de ses chroniques du Irish Times . Autant de points communs avec Pascal. Et si le parallèle entre Myles na gCopaleen et Pascal semble surfait ou excessif, que l’on songe seulement à cette chronique parue le 4 août 1945, et que nous reproduisons ci-dessous en partie :
On parle communément de maladie, de dissolution et de mort comme si ces événements routiniers étaient tenus séparés de l’activité illusoire d’exister – (j’allais dire aimer !) – comme s’ils étaient symptomatiques de bouleversements sans lien avec l’ordre naturel, comme s’ils étaient des accidents épiphénoménaux d’événements métaphysiques incalculables, non autorisés dans les plans de départ humains de l’univers. Cette attitude légère, provenant en partie d’un besoin dialectique, en partie d’un sens de la dichotomie, du conflit, qui est, qu’on le veuille ou non, endémique à l’espèce, ne saurait être condamnée avec assez de sévérité. Nous savons que nous ne pouvons atteindre la vérité, beaucoup d’entre nous ne sont même pas sûrs de l’« existence » d’une « réalité » qui pourrait lui conférer sa dimension la plus imposante – et donc dans notre rencontre pyrrhonienne avec l’ennui, nous nous divertissons en n’analysant le « monde » sensible qu’en des termes de dualité. (Je crois que je m’exprime clairement.) Sans fin nous théâtralisons ce que nous sommes contents d’appeler « la vie ». Et en fait, l’élément théâtral est bien là, il y a une… lutte, il y a de la…– à condition qu’on parle d’un grand homme bien sûr – tragédie : il y a surtout de l’ironie dramatique. Car, à l’insu du spectateur […], qu’est la vie si ce n’est la déchéance, qu’est-ce que l’existence, si ce n’est un processus incroyablement complexe de décomposition ? Qu’est la vie si ce n’est la maladie ?
Quand cette maladie, (appelons-la morbus vivendi) tend vers son apogée, il est intéressant de noter que la conscience du patient de sa souff rance… décroît : non seulement toute « prescience » (ou anticipation du désastre) est éteinte, mais elle laisse la place à une joyeuse anticipation du monde, une jubilation, un élan, une extase inversement proportionnels aux attentes qu’on a de la vie. C’est une sorte de spes phtysica généralisé.
Dans cette grande clinique que l’on peut appeler « monde », j’aimerais poliment attirer l’attention sur la condition du corps politique. Car là se trouvent assurément les symptômes du phénomène les plus perceptibles et les moins ambigus semblables à un spectacle de feu d’artifices […]38.
51On trouve dans cet extrait de chronique une profonde réflexion très distanciée sur la condition humaine. Le point de vue est tellement lointain qu’on en vient à se demander ce qui motive cette mise en perspective philosophique. Il s’agit en fait de décrire la jubilation planificatrice du monde de l’après-guerre. Or le thème central de la pensée de Flann O’Brien est bien celui de l’ennui pascalien, reprenant par là même un point crucial des méditations pascaliennes. Tout est écrit ou prévisible, couru d’avance, ou plutôt rien ne peut altérer la nature inconnaissable et illusoire de l’existence humaine – « l’activité illusoire d’exister » –, la guerre n’est alors qu’un avatar supplémentaire et plus tragique de ce théâtre historique et ironique. L’ennui du poète latin Lucrèce, son taedium vitae ou dégoût de vivre préfigure en grande partie l’ennui de Blaise Pascal qui fait de cette notion un élément capital dans la démarche de sa pensée. L’ennui pascalien, en effet, loin d’être considéré comme un accident, est présenté comme la condition naturelle de l’homme, à laquelle il n’échappe, et de façon précaire, qu’en se divertissant, c’est-à-dire en s’empêchant d’y penser ou en s’en détournant. Ce divertissement pascalien se traduit clairement chez O’Brien/Myles par un goût immodéré pour le calembour (« fi ente de l’esprit qui vole » selon Hugo) ou le jeu sur les mots. Dans l’extrait de chronique que nous venons de citer, on remarquera le jeu de mots finement lettré, en latin : morbus vivendi pour modus vivendi, spes phthysica pour spes physica. Il est indubitable qu’O’Brien s’amuse beaucoup (le lecteur également d’ailleurs) et se divertit tout autant par la même occasion. Le paradoxe est que le sujet même de ce divertissement est l’ennui associé à la condition humaine. Ajoutons que l’on trouve dans ce court passage presque mot pour mot une expression constituant le titre d’un livre écrit par Cioran : « processus de décomposition » nous rappelle, en effet, le Précis de décomposition39 (traduit en français en 1949). Le divertissement d’O’Brien consiste en la construction d’une œuvre empreinte d’ironie réflexive, froide dénotant souvent un dégoût pour ce bas monde. Si comme l’affirme Cronin, et semble le confirmer la mise en exergue à Une Vie de chien de cette fameuse citation de Pascal : « Tout le trouble du monde vient de ce qu’on ne sait rester seul dans sa chambre40 », O’Brien est un auteur d’inspiration pascalienne, alors il est nécessaire également de faire ressortir toute la puissance ambivalente de la pensée pascalienne, particulièrement bien exprimée par un autre philosophe tel que Clément Rosset.
52Rumination sans fin sur l’insoluble, l’indicible, la pensée pascalienne, comme celle d’O’Brien, est cruelle comme une blessure à vif qu’on ne cesse de frotter, d’irriter, de maintenir « crue » pour rappeler l’étymologie de cruel crudelis qui partage la même racine que crudus comme nous l’explique Rosset41. Ainsi il y a toujours dans les romans d’O’Brien une dynamique liée à une recherche, à un savoir, parfois structurée autour d’une sorte de gourou (de Selby) : Swim-Two- Birdsest une recherche littéraire et esthétique sans fond, en abyme, parallèle à des études menées avec indolence par le narrateur qui n’y croit pas vraiment, le livre se termine d’ailleurs par l’image d’un suicide. Le Troisième policier consiste en une double quête : quête du savoir par la lecture parfaitement impossible du Codex42 de de Selby (dont l’œuvre, du coup, n’est accessible que via les critiques), et quête sans fin d’une cassette comprenant une fortune. Au bout du compte, Noman ne jouira ni de l’un, ni de l’autre. Le Pleure-misère est une double quête de paternité et d’un trésor fabuleux sur Hunger Stack, mais Bonaparte O’Coonassa ne verra son père qu’une seule fois brièvement dans un chassé-croisé vers le bagne. Le même motif revient de manière plus prosaïque encore dans Une Vie de chien, peut-être le plus pascalien des romans d’O’Brien : fondation d’une université parfaitement fantoche de tous les savoirs : la London University Academy par le frère du narrateur : Manus, et ce pendant qu’une autre quête a lieu : celle de Collopy à la recherche de son saint Graal urinaire. Inutile de préciser que le lecteur comprend vite que l’entreprise universitaire de Finbarr est une pure escroquerie et que le combat de Collopy est aussi dérisoire que voué à l’échec. Mick, dans L ’ Archiviste de Dublin, illustre le même leitmotiv : la connaissance et le savoir semblent d’abord centraux, mystérieux : il rencontre un savant fou, parle avec Saint-Augustin, sait que la fin du monde est peut-être proche mais qu’il peut l’empêcher, il sait également où habite Joyce et connaît ses aspirations profondes ainsi que quelques informations aussi exclusives que sensationnelles sur la rédaction de son œuvre. Mais tout le savoir emmagasiné jusque là semble s’évaporer : le savant fou de Selby n’est pas si fou sans doute et a disparu de Dalkey, Joyce n’est pas le Joyce que l’on croit et n’a rien à révéler sur une œuvre qui n’est sans doute pas la sienne mais plutôt celle de Sylvia Beach. La fin du monde n’aura pas lieu, du moins pas comme on croyait le savoir. Reste cet enfant à venir, issu de la tromperie de Marie, compagne du protagoniste Mick aux connotations aussi catholiques, qu’ambiguës, gage que l’histoire doit continuer, va continuer, sans être plus compréhensible. Le schéma est somme toute sisyphien, à la manière d’un Pascal affirmant : « Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être43 » (Pensées, 215) ou encore : « Incompréhensible que Dieu soit et incompréhensible qu’il ne soit pas44 », (Pensées, 665). Les romans d’O’Brien sont, en ce sens, et à l’image de la pensée de Pascal, particulièrement marqués par une ambivalence fondamentale. Et Pascal, une fois de plus vient éclairer cet apparent illogisme : « Ni la contradiction n’est marque de fausseté, ni l’incontradiction n’est marque de vérité45 » (Pensées, 166).
53Ce qui est surprenant, en fi n de compte, c’est de trouver sous la plume d’un auteur catholique, ou du moins de formation et d’éducation catholiques, une telle pensée anti-dogmatique et réflexive voire particulièrement relativiste, puisqu’au bout du processus de lecture, ce qui est avant tout affirmé par Flann O’Brien, c’est la primauté du langage, primauté paradoxale, ludique, qui ne permet pas de faire émerger la vérité, mais constitue en creux une vérité de l’homme : sa dimension langagière. Cruelle aporie terminale de l’écriture face au néant du monde : écrire contre le divertissement relève aussi évidemment d’une logique de divertissement. Monique Gallagher exprime bien cette ambivalence de l’œuvre d’O’Brien :
Sa création littéraire est donc à la fois une démonstration du caractère aliénant de l’enfermement dans l’univers clos de l’écriture et une révélation du caractère libératoire du langage comme support de l’imagination. Dans la nuit de l’imagination le narrateur communique avec des puissances magiques qui finalement l’exorcisent et l’apaisent46.
54Force d’aliénation ou de libération, le langage n’en demeure pas moins le vecteur du savoir humain, le révélateur de la conscience du mortel. Et le paradoxe du Troisième policier, roman sur et autour de la connaissance notamment personnifiée par la figure du savant de Selby, est qu’il traduit in fi ne le caractère inconnaissable du monde et la précarité de la condition humaine. Ici la parabole de l’arbre de connaissance, de la pomme et du serpent laisse la place à l’image d’un chemin obscur et d’une cassette noire introuvable. Néanmoins le thème demeure identique : Vanitas vanitatum et omnia vanitas, comme l’enseigne l’Ecclésiaste47 (I, 2). Pour Noman/Adam, tout ici-bas est illusion et déception et suivant la même logique inéluctable, toute transgression dans ce monde se traduit par une chute plus bas, tout arrangement avec le Démon par une colossale déconvenue.
L’étrange cas du Docteur Faust et de Mister O’Brien : la réécriture du mythe faustien par Flann O’Brien
55Comme le sous-entend le titre ci-dessus, cette partie de notre étude est assez largement intertextuelle. De plus, la référence au chef-d’œuvre de la littérature d’épouvante de Robert Louis Stevenson48 qui y figure nous invite également à nous pencher sur un questionnement assez dualiste, impliquant notamment une réflexion sur le corps et l’esprit, ainsi que le bien et le mal, et donc sur le crime ou, plus symboliquement, le péché. Ajoutons que l’idée de pari sur un gain substantiel apporté par un crime est un thème cher à O’Brien, qui l’a décliné sous d’autres formes littéraires comme la pièce de théâtre Faustus Kelly49 ou encore la nouvelle « Deux en un50 ». Si l’on se réfère à l’incipit du Troisième policier, un autre personnage est intéressant à étudier : John Divney. Il est, comme son nom semble l’indiquer, une figure inquiétante. En effet divney renvoie à l’Indo-Européen * deiwo qui correspond à l’idée de divin/divinité, (littéralement et tel quel « divny » en russe signifie : qui relève du divin ou du merveilleux). On peut donc légitimement postuler que Divney incarne le démon tentateur qui propose un pacte où l’enjeu n’est ni plus ni moins que l’âme du héros malheureux : Noman. En ce sens, on peut affirmer que Le Troisième policier est la version qu’offre O’Brien de la légende de Faust, dans la droite ligne du Volksbuch51 (1587). Le Troisième policier ne déroge pas à la thématique principale. Noman est un homme faustien, en ce qu’il est tenaillé par un rêve. Chez lui, étonnamment dénué d’instinct grégaire ou sexuel, on peut même parler de monomanie, qui engendre sa logique propre : étudier la pensée de de Selby, figure de la connaissance, c’est le but de sa vie et… de sa mort. Dans les récits populaires allemands du xvie siècle, on a souvent un Faust souffrant d’un insatiable désir de jouissance matérielle, de biens et de richesses terrestres. Ceci n’est pas sans écho dans Le Troisième policier où la scène dans la machine à éternité en est un parfait exemple52. Mais cette soif matérialiste ne fournit pas l’argument principal du Troisième policier, elle n’est en quelque sorte qu’une conséquence d’un motif plus profond. Le Troisième policier explore l’autre aspect du mythe originel de Faust, à savoir l’homme doté d’une curiosité intellectuelle infinie ici illustrée par le désir de Noman d’étudier l’œuvre du savant de Selby. Le caractère fantasque du penseur ne change rien au schéma classique faustien. L’aspect farfelu des théories évoquées ne faisant que renforcer le caractère illusoire de toute forme de savoir humain. Ce scepticisme et cette dérision d’O’Brien sont du reste assez révélateurs de sa (post-) modernité relativiste. Le démon rencontré est donc à l’avenant : notre Faust/Noman unijambiste rencontre sur sa route un Méphistophélès pour le moins prosaïque sous les traits de John Divney, figure indolente et matoise tirée de la ruralité irlandaise.
56La légende faustienne présente un certain nombre d’invariants parmi lesquels un dénouement tragique. L’originalité du Troisième policier réside sans doute dans le fait de se dérouler pour l’essentiel en enfer, là où les autres récits faustiens s’arrêtent au seuil du monde des morts. Le Troisième policier n’est pas seulement le récit d’une chute, mais surtout de ce qui s’ensuit, en enfer au sens propre, ce qui en fait réellement un roman fantastique et métaphysique sans toutefois perdre une forte dimension allégorique. Car le mythe faustien est extrêmement parabolique. Ainsi, dans le schéma faustien, tout savoir, toute science sont suspects. Le mythe faustien est tragique, allégorique, dilemmatique à la façon du roman d’O’Brien où le personnage central traduit la précarité de la condition humaine par son handicap. Noman est en effet unijambiste. Déséquilibre initial qui se trouve donc marqué jusque dans la chair des protagonistes53.
57Cet aspect dilemmatique et faustien, on le retrouve décliné dans tous les romans d’O’Brien : dans Swim-Two-Birds : oisiveté et bohème littéraires créatives (narrateur paresseux) ou études universitaires sérieuses et assidues (vision de l’oncle) ? Dans Le Pleure-misère : pauvreté en liberté (Bonaparte O’Coonassa avant l’ascension de Hunger Stack) ou richesse en prison (Bonaparte O’Coonassa après les mésaventures sur Hunger Stack) ? Dans Le Troisième policier : connaissance et richesse en enfer ou pauvreté et ignorance dans la vie ? Dans Une Vie de chien : études laborieuses dans la misère (Finbarr) ou réussite sociale dans l’escroquerie et le savoir charlatanesque (Manus) ? Dans L’Archiviste de Dublin : vocation héroïque et réclusion monastique (Mick, rédempteur et moine) ou vie familiale conformiste avec rôle social très modeste (Mick, simple homme parmi ses semblables et paterfamilias) ? Il est intéressant d’aller chercher une aide à l’interprétation de l’œuvre d’O’Brien chez un penseur comme Clément Rosset qui s’est longuement penché sur la cruauté, le tragique et le rapport au réel dans sa singularité irréductible. Rosset nous ramène derechef à Hamlet et Faust en analysant l’idée de marché entre l’homme et le démon.
Le caractère particulier de ce mythe, illustré par Faust et La Peau de chagrin, est que ce pacte diabolique, signé apparemment par des individus isolés, est en fait un pacte signé, quoique souvent à son insu, par tout homme au monde ; en sorte que ce qu’il a de « particulier » et d’intéressant est précisément son caractère universel […]. Or il en va du mythe de Faust comme de ceux d’Œdipe ou d’Hamlet ; je pense même qu’il nous touche davantage parce qu’il nous fait nous ressouvenir, consciemment ou non, du contrat primordial que nous avons passé avec un contractant inconnu (qui n’est autre que soi-même délibérant en son for intérieur, comme Hamlet dans son célèbre monologue) et qui a pour enjeu la décision de vivre ou de ne pas vivre : de vivre en acceptant notre prochaine décrépitude et la mort qui s’ensuit, ou de refuser ce sort funeste par la prévention que permet le suicide. Ce pacte vital et ce secret se signent (ou ne se signent pas) quand nous sommes jeunes et qu’il est encore temps, si je puis dire, de choisir. C’est pourquoi le refus de signer, et le suicide qui s’ensuit, est fréquent chez les adolescents et les jeunes adultes. Il est alors conséquent : car il y a toute raison de ne pas vivre et aucune raison de vivre. C’est pourquoi aussi il perd toute raison d’être par la suite. Car il est alors beaucoup trop tard. Le suicide de l’homme adulte ou âgé est inconséquent (sauf, naturellement, circonstance exceptionnelle), tout comme est irrecevable sa plainte fréquente de vieillir et d’encourir les maux propres à la vieillesse. Trop tard pour dire : « Ah ! si j’avais su… » Mais tu l’as toujours su. Comment prétendre le contraire ? Tu as signé le pacte de vie, dont la clause principale, que tu as peut-être lue un peu distraitement, est d’accepter la vieillesse et la mort […].
On pourrait objecter cependant que, dans les diverses versions que nous possédons du mythe de Faust, tout comme dans La Peau de chagrin, ce qui semble primer n’est pas tant le choix de vivre ou de ne pas vivre que la concession, offerte par le diable, de la puissance, de la richesse, de la jeunesse, des pouvoirs qui n’appartiennent qu’à Dieu ; bref d’une assimilation – éphémère – des compétences de l’homme à celles de Dieu. Tout cela est vrai. Mais je répondrais à cette objection qu’il ne s’agit là que de la littéralité du mythe, qui recouvre ce que Freud appellerait son contenu latent. Le mythe doit s’entendre à mon avis dans un sens symbolique et métaphorique : son enjeu n’est pas la puissance contre l’abandon au diable, mais plutôt ce que j’appellerais plus prosaïquement une prime de vie contre une assurance de mort. Le premier contractant s’engage à vivre tout en acceptant de mourir. Le second contractant s’engage à laisser vivre, mais seulement pendant le temps qu’il lui plaira. […]
Tu veux vivre ? Très bien, tu n’as qu’à signer ici. Mais sache que désormais, tous tes jours te seront comptés… Et tu ne pourras jamais plus te débarrasser de cette pensée ; comme Raphaël54 à l’agonie essaie de le faire, lorsqu’il jette dans un puits de son jardin la peau de chagrin que son jardinier, tel un chien fidèle, lui rapporte aussitôt avec ce commentaire involontairement cruel : « Comme monsieur le marquis est plus savant que moi certainement j’ai pensé qu’il fallait la lui apporter, et que ça l’intéresserait55. »
58Il est patent que les protagonistes des principaux romans de Flann O’Brien se situent précisément dans cette jeunesse ou le pacte faustien est contracté. Dans Swim-Two-Birds, le narrateur est un jeune étudiant rêvant de renommée littéraire. Le narrateur n’a pas encore obtenu son diplôme universitaire, il se situe de facto dans l’antichambre des désillusions dont Clément Rosset dresse l’inventaire plus haut. Dans Le Troisième policier, Noman nous est présenté à nouveau en jeune homme avide d’un savoir qu’il associe à la figure de de Selby. Il est en outre à remarquer que deux figures méphistophéliques dominent dans le chef-d’œuvre central de Brian O’Nolan : d’une part, une figure vulgaire, terrestre et locale : John Divney, et d’autre part, une fi gure abstraite, difficile à localiser et assez foncièrement irréaliste cousue de promesses illusoires en ce qui concerne les thèmes classiques de la sagesse et de la vertu, le savant fou de Selby. La connaissance purement livresque que de Selby apporte en fin de compte à Noman n’est que déchéance morale, fausseté et immodestie sanctionnées par une ironie circulaire ultime qui peut vaguement rappeler la chute de La Peau de chagrin . Une image triviale pourrait bien synthétiser cette conclusion, celle du boomerang. Le héros croit se débarrasser de la source de tous ses ennuis ou du moins s’en éloigner, et celle-ci revient ironiquement sans que rien ne puisse être fait pour la contrer. Si nous poursuivons cette exploration du thème faustien vu par Rosset et appliquée à l’œuvre d’O’Brien, nous remarquons à nouveau un jeune homme, Bonaparte O’Coonassa (Le Pleure-misère), en quête d’une vie meilleure et qui va se heurter à une sombre déconvenue, à sa descente de Hunger Stack . Le pacte faustien s’est encore traduit par une brutale déconvenue, non pas un manque à gagner mais un « manque à vivre » pour employer une expression certes imparfaite mais qui traduit bien la perte inhérente au marché conclu par le jeune homme à la veille de sa vie d’adulte, ou pour reprendre l’expression utilisée par Rosset il y a échange d’une « prime de vie » – dérisoire, cela va sans dire – contre une « assurance de mort », bien réelle celle-là.
59On peut donc affirmer que le sous-texte chez O’Brien est toujours plus ou moins mythologique, depuis Prométhée jusqu’à Faust en passant par les cycles de légendes celtiques. Le mot cycle nous renvoie à un motif central dans l’œuvre d’O’Brien, celui de la bicyclette.
Inflation et déflation, cycles, bicyclettes et chaos
Si une idée n’est pas au premier abord absurde, il n’y a aucun espoir pour elle.
Albert Einstein
60La forme qui semble être au cœur des romans d’O’Brien est plutôt circulaire, ronde comme une roue de bicyclette. La bicyclette est à jamais liée à l’imaginaire du début du xxe siècle et de la période du soulèvement de Pâques 1916 pour l’Irlande. Que l’on songe un instant à Sean MacDermott56 sillonnant par tous les temps et en tous sens l’Irlande à vélo afin de recruter des volontaires pour l’Irish Revolutionary Brotherhood . Mais cette bicyclette renvoie aussi à une autre question énigmatique, celle posée à l’envi par les policiers dans Le Troisième policier : « S’agit-il d’une bicyclette ? » (Le Troisième policier, p. 57 : premier cycle, p. 206 : deuxième cycle). Sur cette question et l’interprétation la plus pertinente à en faire, Keith Hopper est assez catégorique et ironique :
Ce que nous avons besoin de développer c’est un type irlandais de formalisme. En guise d’illustration prenez le motif de la bicyclette dans Le Troisième policier, qui a pour la brigade internationale de critiques post-structuralistes, donné lieu à un cortège d’interprétations : métaphore de la physique atomique, double cycle sub-joycien et viconien qui déclare de façon autoréférentielle sa structure cyclique, allégorie anthropomorphique de la déshumanisation. Mais pour un critique soucieux de la tradition comique irlandaise, et conscient de la mentalité de censure qui existait dans l’Irlande des années 1940, la bicyclette constitue aussi un discours métonymique de sexualité réprimée et de catharsis catholique ; un indice de l’idéologie sociale dans le nouvel état post-colonial57.
61Ainsi le formalisme irlandais développé par K. Hopper le conduit à voir dans la bicyclette d’O’Brien « un discours métonymique de sexualité réprimée et de catharsis catholique, l’indice de l’idéologie sociale d’un nouvel état post-colonial ». On peut saluer l’exploit de K. Hopper qui surpasse du même coup toutes les interprétations de la « brigade internationale d’experts post-structuralistes ». La thèse de K. Hopper n’est pas sans intérêt puisqu’elle reprend une stratégie du double entendre déjà particulièrement éprouvée par le théâtre élizabéthain et plus particulièrement par Shakespeare qui parle de « wit » (esprit), pour ne pas mentionner les organes génitaux masculins, et de « treasure » (trésor), « will » (volonté), « gates » (barrières), « nothing » (un rien) pour désigner le sexe de la femme. Tout Le Troisième policier et L’Archiviste de Dublinpar exemple selon Hopper pourraient être des récits grivois, où les bicyclettes que l’on enfourche seraient autant de partenaires sexuelles faciles (« bicycle » selon Keith Hopper signifierait « femme aux mœurs légères » dans un argot irlandais daté du début du siècle58). La démarche serait irrévérencieuse et pourrait convenir à O’Brien si ce dernier avait eu des prétentions particulièrement grivoises ou érotiques. Or, à part quelques velléités d’écrire un opus de la collection populaire intitulée Sexton Blake, on sait qu’O’Brien, antiromantique ne supportant pas le pathos ou les sentiments, n’est globalement pas porté sur la description de scènes à caractère sensuel encore moins sexuel. Que cela soit en partie lié à la censure catholique et aux mœurs conservatrices de l’époque, cela ne fait pas de doute, mais il y a certainement une part de mystère dans la psychologie d’O’Brien que l’on ne pourra par définition jamais éclairer sous peine de tomber précisément dans le psychologisme le plus doctrinal ou hasardeux.
62Un certain nombre d’éléments supplémentaires tendent à nous faire comprendre que la bicyclette, chez O’Brien, n’est pas réductible exclusivement à une métaphore filée et machiste ou grivoise de la femme. Certes, dans certaines scènes sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement, la bicyclette est clairement humanisée et féminisée ; cela a pour effet de renforcer la parodie de la situation et du thème de la fugue romantique en général – une large partie du douzième et dernier chapitre du Troisième policier tourne autour de ce motif. Mais le lecteur doit garder à l’esprit que la bicyclette, chez O’Brien, est une des applications catastrophiques de la « Mollycule Theory » (théorie mollyculaire) développée par le sergent Pluck dans Le Troisième policier (p. 85-94) et le sergent Fottrell dans L’Archiviste de Dublin(p. 75-82). Les métaphores utilisées pour illustrer cette même théorie sont variées. Au-delà du vélo, le marteau et l’objet qu’il sert à frapper sont utilisés dans les deux romans (Le Troisième policier, p. 87, L’Archiviste de Dublin, p. 76), et l’on trouve un autre type de monture, le cheval, soumis lui aussi au catastrophique et déshumanisant transfert d’atomes. La plaisanterie consiste alors dans les deux romans à soutenir que l’on a enterré un cheval à la place du grand-père, ou encore que c’est ce même grand père qui a remporté à l’insu de sa famille une grande course hippique nationale sous la forme d’un cheval humanisé par le transfert atomique. De la même manière, les bicyclettes mangent en cachette et écoutent les humains, (L’Archiviste de Dublin, p. 80). Il en existe d’ailleurs des féminines et des masculines. Et ce sur quoi semble insister O’Brien c’est ce curieux transfert de la matière, cette instabilité, qu’il juge monstrueuse et qui inspire une tautologie au sergent, « à quel point sûre en est la certitude certaine » :
N’était-il pas monstrueux de prétendre que ces petites gens travaillant la tourbe étaient en partie des bicyclettes ?
– […] si vous habitiez ici quelques jours et que vous laissiez libre cours à vos observations, vous sauriez à quel point sûre en est la certitude certaine. (L’Archiviste de Dublin, p. 78.)
63Reste à savoir, si cette vision des choses est une critique du discours scientifique d’inspiration matérialiste en général (et de la physique expérimentale en particulier) ou une référence à un autre signifié. Le problème de la nature profonde de la matière est en tout cas récurrent chez O’Brien. Joyce a ses quarks, O’Brien a sa Théorie Mollyculaire, ses applications sur les bicyclettes, les humains, les chevaux, et la théorie aussi de l’omnium (Le Troisième policier, p. 113). Le chroniqueur Myles reprend ce problème de la circulation et de la mutation de la matière dans un certain nombres de ses analyses dignes des pataphysiciens. Ainsi, on se retrouve avec des idées telles que la transformation de l’électricité en confiture pendant la guerre :
LE BUREAU DE RECHERCHE fait face au problème posé par la pénurie de confiture. La proposition de fabriquer de la confiture à partir d’électricité d’occasion est en ce moment étudiée avec sérieux et un porte-parole éminent de l’industrie des confitures […] a révélé cette nuit que les expériences « porteront bien leurs fruits »59.
64On se demande ce que de l’électricité d’occasion peut bien être. La transformation de cette dernière en confi ture relève de la poésie surréaliste la plus échevelée. Pourtant, une constante émerge du jeu de mots, à savoir la conscience de soi et du langage. Ici, c’est la métaphore explicite dans « porteront leurs fruits » qui est éhontément exploitée. La recherche sur la production de confiture ne se fera pas sans porter ses fruits . Le langage où tout est possible, renvoie à la bizarrerie de la matière, du réel, avec ou sans quarks. La même méthode d’investigation des liaisons dangereuses entre matière vivante et inerte a lieu pour définir l’irlandité même, toujours dans les colonnes du Irish Times :
[…] l’homme est fait de glaise. La masse du corps humain (nous nous cantonnons dans ce cas au corps physique) est constituée du sol où il grandit. La nourriture qui l’alimente est la glaise, qui prodigue ses sels minéraux et substances sous la forme gracieuse et appétissante de choux, de bœufs et de patates. Un homme né en Irlande et élevé ici est donc un Irlandais selon des critères bien plus extrêmes que le fait de parler gaélique, de porter des pinces à vélo à un bal, ou de gagner des médailles au handball. Il est l’Irlande. Il est temporairement un petit bout d’Irlande déambulant sur deux échasses roses plutôt disgracieuses60.
65On trouve dans cet extrait la technique habituelle chez Myles qui consiste à pousser un raisonnement jusqu’à ses ultimes limites, jusqu’à ce qu’il devienne littéralement irrationnel. Ce qui est habituellement métaphorique, par exemple le fait que l’homme soit fait de glaise, référence au texte de la Genèse, est pris au pied de la lettre, dans un mouvement inverse à celui observé usuellement. Ici donc, il en résulte que l’humain est fait du sol où il est né. On voit que cela n’est pas loin de la selle de vélo qui laisse en nous une partie de son essence et en laquelle nous laissons un peu de notre humanité. Tout est dans tout, l’esprit d’O’Brien est un esprit gigogne et facétieux. Pour en revenir à nos bicyclettes, ayons aussi à l’esprit le fait qu’à l’époque de la jeunesse d’O’Brien, la bicyclette est un élément populaire quotidien incontournable pour quiconque souhaitant se déplacer un peu plus vite et commodément qu’à pied. Les années vingt et trente sont bien antérieures à notre époque de saturation des parkings universitaires étudiants. Ciarán O’Nolan, l’un des frères d’O’Brien dont il fut le plus proche avec Gearóid et Michael nous le confirme avec force dans sa biographie consacrée à Brian :
Le dimanche, les trois kilomètres de route pour rentrer dans Tullamore fourmillaient de gens se rendant à la messe – dans des carrioles tirées par des ânes, dans des charrettes et sur des bicyclettes – avec de temps en temps une rare voiture.
La bicyclette était très en vogue à la campagne dans les années 1920. Il n’y avait pas un fermier qui n’en possède une, même s’il avait par ailleurs un poney et une charrette. La circulation sur la route incluait des dizaines et des dizaines de bicyclettes enfourchées par des fermiers se tenant bien droit dans leurs habits bleus du dimanche. Nombre de ces bicyclettes étaient de fabrication irlandaise – Pierce ou Lucanta ; elles ressemblaient à des tanks en comparaison des bicyclettes d’autres marques à cause de leur poids et de l’épaisseur de leur cadre61.
66Ciarán O’Nolan consacre plusieurs pages à ce qu’il appelle « l’ère de la bicyclette62 ». Il décrit avec de nombreux détails la façon de monter sur une bicyclette à l’époque, la technique du « back-step » désormais révolue. Plus loin dans le même livre il raconte avec de nombreux détails les explorations à bicyclette du Donegal, et la traversée de l’Irlande menées conjointement avec son frère Brian et quelques amis plus ou moins sportifs (chap. 17 et 18)63. Qu’est-ce à dire ? Assurément que le choix de l’objet en tant que tel n’a pas pu être effectué principalement encore moins exclusivement pour ses éventuelles connotations sexuelles. La bicyclette était, pour ainsi dire, incontournable, de la façon dont la voiture le serait indéniablement en ce début de xxie siècle. Flann O’Brien en a fait précisément un objet polysémique, ouvert et poétique. Il en a altéré la nature. D’objet, ce dernier est devenu anthropomorphique, et pas exclusivement féminin. La bicyclette, à la manière des différents noms de plume de Flann O’Brien constitue une devinette, un jeu avec le lecteur sur la multitude de sens à déduire de la forme finalement peu stable des mots et des objets de l’univers humain. Indéniablement, on peut y voir une figure de l’absurdité de notre espace-temps et de notre inscription dans celui-ci. Giambattista Vico (1668-1744), avec sa théorie cyclique de l’histoire est clairement mentionné dans l’incipit de L’Archiviste de Dublin(p. 7), c’est pourquoi l’interprétation le mettant en avant n’est pas dénuée de fondement. Keith Hopper n’a pas non plus totalement tort quand il affirme que la bicyclette est femme dans Le Troisième policier, mais il serait absurde de dire qu’elle n’est que code métonymique sexué. Elle est bien plus que cela, artefact prosaïque humain qui permet de se déplacer dans l’espace en équilibre précaire (la chute est une possibilité physique induite par sa structure, le chaos est donc toujours possible derrière l’illusion d’équilibre naturel), elle est à l’image du sens que l’on veut bien accorder à notre monde, une énigme en mouvement. Nous venons de faire référence à l’adolescence vélocipédique de Brian O’Nolan en mentionnant le livre que son frère lui a consacré. Poursuivons un peu plus avant cette exploration de la vie de Brian O’Nolan, derrière le masque satirique de Flann O’Brien.
Notes de bas de page
3 Pascal est d’ailleurs cité en exergue d’Une Vie de chien : « Tout le trouble du monde vient de ce qu’on ne sait pas rester seul dans sa chambre » (Une Vie de chien, p. 8). Ce propos correspond au fragment 126 sur le divertissement de Pascal dans les Pensées, Paris, Gallimard, 1977, p. 118.
4 Clément Rosset, Logique du pire, Paris, PUF, 1971, p. 36.
5 Le corps malade de Collopy est tellement lourd qu’il défonce et passe à travers un escalier romain non loin du Vatican après une scène grotesque de quiproquo scabreux avec le Pape. Le grotesque est une caractéristique centrale de l’œuvre d’O’Brien. Le mot lui-même provient du nom donné aux ornements fantastiques, parfois caricaturaux découverts dans les ruines souterraines des monuments italiens (appelés « grottes ») à Rome aux alentours de l’an 1500. Mélange hétéroclite, monstrueux de fi gures humaines et animales, ces fresques grotesques trouvent un écho dans la monstruosité drolatique, l’incongruité inquiétante ou disparate des personnages et situations ponctuant notre corpus. Vivian Mercier, dans The Irish Comic Tradition, insiste sur cette caractéristique de l’humour irlandais, Oxford, OUP, 1962, p. 3.
6 Raymond Queneau, Les Derniers Jours, Paris, Gallimard, 1936, p. 147-148.
7 Nous pourrions également dire comme Alfred Korzybski : « La carte n’est pas le territoire », et pourtant tous deux existent à des niveaux différents.
8 Référence à un fragment numéroté (le 118) de l’œuvre d’Empédocle.
9 Clément Rosset, L’Anti-nature, op. cit., p. 145.
10 Clément Rosset, Logique du pire, op. cit., p. 78-107. Dans ces pages, Rosset revient sur la nature de l’épouvante consistant notamment en une incapacité à trouver des repères médians et raisonnables (angoisse pascalienne). Cf. ibid. p. 146-148 : « Ici est le lieu de l’épouvante : la vision du hasard, non l’angoisse devant l’infinité des mondes, le silence des astres, l’ennui et la brièveté de la vie humaine » (p. 147).
11 Clément Rosset, Le Réel Traité de L’idiotie, op. cit., p. 123.
12 William Wilson », nouvelle d’Edgar Allan Poe publiée originellement dans le recueil Tales, New York, Wiley ; Putnam, 1845. Voir aussi : Edgar Allan Poe, traduction de Charles Baudelaire, Nouvelles histoires extraordinaires, Paris, Librairie générale française, 1972, p. 29-61.
13 Clément Rosset, Le Réel et son double, Paris, Gallimard, p. 52.
14 Le Troisième policier, p. 202.
15 Lui ? » est un texte originalement publié dans le Gil Blas du 3 juillet 1883 sous la signature de Maufrigneuse. Ultérieurement le même texte rappelant la thématique schizophrénique et fantomatique dans « Le Horla » est inclus dans le recueil de nouvelles Les Soeurs Rondoli en 1884.
16 Clément Rosset, Logique du pire, op. cit., p. 15.
17 Jean-Pierre Luminet, Les Trous noirs, Paris, Seuil, 1992, p. 43.
18 Son interprétation relativiste est citée par Monique Gallagher (M. Gallagher, op. cit., p. 222), et brillamment analysée par Keith Hopper (K. Hopper, op. cit ., p. 172, 177, 230-234, 235-241).
19 Charles Kemnitz, « Beyond the Zone of Middle Dimensions : A Relativistic Reading of The Third Policeman », Irish University Review, XV, 1985, p. 69.
20 Stephen Hawking, L’Univers dans une coquille de noix, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 24.
21 Keith Hopper, A Portrait of the Artist as a Young Postmodernist, op. cit ., p. 230-240. Voir également Mary O’Toole, « The Theory of Serialism in The Third Policeman », Irish University Review, automne 1988, 18 : 2, p. 216.
22 Clément Rosset, Logique du pire, op. cit., p. 104-105.
23 Oxymoron délibéré, l’éternité ne comprend pas de moment ou de mouvement.
24 Dans le célèbre poème de Fedérico García Lorca La Cogida y la Muerte, le leitmotiv « A las cinco de la tarde » illustre à nouveau la technique narrative d’expansion que nous avons déjà évoquée. Cette heure revient de manière obsédante en figeant le temps en un instant de mort.
25 Évangile selon Saint Mathieu, 20 : 1-16.
26 Further Cuttings from Cruiskeen Lawn, op. cit., p. 133.
27 F. Nietszsche, traduit par J.-C. Hémery, L’Antéchrist suivi de Ecce Homo, Paris, Gallimard, 1974, p. 129.
28 Blaise Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, 1977, p. 241.
29 Aucune finalité, aucune téléologie évidente anthropocentrique n’émane objectivement de l’univers. Pas de pour qui tienne quand il s’agit de relier le monde à l’homme.
30 Blaise Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, 1995, p. 155.
31 Flann O ’ Brien At War, op. cit., p. 26.
32 George Berkeley né au Château de Dysert près de Thomastown dans le comté de Kilkenny en 1685 mourut à Oxford en 1753 après avoir mené une vie rappelant curieusement par certains – nombre – de ses aspects de Selby. Son rapport à l’espace et au temps, notamment, tout en étant moins farfelu cela va de soi, que celui développé par le savant créé par O’Brien, demeure infiniment complexe et iconoclaste : que l’on songe seulement à sa critique acerbe des théories newtoniennes de l’espace dans De Motu (1721). Pour Berkeley, créateur de ce que d’aucuns appellent le monisme mental ou immatérialisme, seul le monde mental existe réellement. À cet égard, Le Troisième policier est un roman qui fait curieusement émerger une solution radicale qui fait table rase de tout problème : l’existence humaine est une hallucination, le jour et la nuit des hallucinations secondaires, la mort une hallucination au carré, dont l’homme sensé ne peut, ne doit pas se préoccuper. La parabole de Noman en ressort curieusement éclairée : tout n’est potentiellement qu’hallucination, rien n’est sérieux. S’agissant d’hallucination, Berkeley alla même jusqu’à affirmer que les phénomènes dus à la vision sont tous explicables sans avoir recours à la présupposition de la réalité de substances matérielles extérieures. Ainsi donc, les objets que nous avisons sont purement et simplement les idées de notre esprit et celui de Dieu. La comparaison entre de Selby et Berkeley va plus loin et s’enrichit de nouveaux éléments lorsqu’on songe à ses projets fantasques visant à établir un collège chrétien aux Bermudes, projet qui, faute de moyens récoltés, à Rhode Island, échoua lamentablement. Mais indubitablement le parallèle est encore plus frappant quand on pense à l’interminable traité intitulé Siris (1744), qui décrit et discute les bienfaits supposés pour la santé de l’eau de goudron « tar-water ».
33 George Berkeley, A New Theory of Vision and Other Writings, New York, Everyman’s library, 1963, 303 p.
34 À ce sujet l’ouvrage que lui consacre Anthony Cronin : No Laughing Matter, The Life and Times of Flann O ’ Brien, op. cit., est assez éclairant.
35 Anthony Cronin, No Laughing Matter, The Life and Times of Flann O ’ Brien, op. cit., p. 104.
36 Anthony Cronin, No Laughing Matter The Life and Times of Flann O ’ Brien, op. cit., p. 157. C’est nous qui soulignons.
37 E. M. Cioran, Cioran Entretiens, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1995, p. 41.
38 Flann O ’ Brien At War, op. cit., p. 146-147.
39 Emil Michel Cioran, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, 1949, 254 p.
40 La citation originale est la suivante (Pensées, 126) : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » (Blaise Pascal, Pensées, op. cit., p. 118.)
41 Dans Le Principe de cruauté, Rosset nous rappelle qu’en latin : « Cruor, d’où dérive crudelis (cruel) ainsi que crudus (cru, non digéré, indigeste), désigne la chair écorchée et sanglante : soit la chose elle-même dénuée de ses atours ou accompagnements ordinaires, en l’occurrence la peau, et réduite ainsi à son unique réalité, aussi saignante qu’indigeste. Ainsi la réalité est-elle cruelle et – indigeste – dès lors qu’on la dépouille de tout ce qui n’est pas elle pour ne la considérer qu’en elle-même : telle une condamnation à mort qui coïnciderait avec son exécution, privant le condamné de l’intervalle nécessaire à la présentation d’un recours en grâce, la réalité ignore, pour la prendre toujours de court, toute demande en appel. » (Clément Rosset, Le Principe de cruauté, op. cit., p. 18.)
42 À propos de ce Codex, O’Brien indique qu’il est composé de deux mille feuilles de papier ministre recouvertes recto-verso d’une écriture illisible en pattes de mouche (Le Troisième policier, p. 150). On constate ainsi que la fermeture totale du texte – parfaitement hermétique – correspond à une ouverture totale à toutes les interprétations et conjectures possibles et imaginables.
43 Blaise Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, 1977, p. 172. On trouve cette idée exprimée identiquement dans le fragment 139 : « Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. Le nombre infini, un espace infini égal au fini » (ibid., p. 133).
44 Blaise Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, 1977, p. 408.
45 Blaise Pascal, Pensées, op. cit., p. 145.
46 Monique Gallagher, op. cit., p. 82. Cette remarque concerne au départ le narrateur de Swim- Two-Birds.
47 Ecclésisate du reste cité dans Swim-Two-Birds, p. 96-97.
48 Il s’agit évidemment du court roman (ou de la longue nouvelle) fantastique intitulé The Strange Case of Doctor Jekyll and Mister Hyde, publié en 1885, développant des thèmes manichéens autour de l’idée que toute personnalité humaine est pour le moins double.
49 Écrite en 1942, jouée pour la première fois à l’Abbey Theatre de Dublin, le 25 janvier 1943. Cette pièce se trouve incluse dans Flann O’Brien, Stories and Plays, Londres, Paladin Grafton Books, 1991, p. 95-165.
50 Parue initialement dans The Bell en juillet 1954. adaptée sous forme de pièce télévisée pour RTE sous le titre The Dead Spit of Kelly en 1962. Inspire directement toute une scène de la pièce d’Eamon Morrissey, « The Brother » (1974), pièce elle-même adaptée des écrits de Myles na gCopaleen. Elle se trouve reproduite dans Flann O’Brien, The Various Lives of Keats and Chapman and The Brother, Londres, Paladin Grafton Books, 1990, p. 151-154.
51 Le pluriel Volksbücher semblerait plus indiqué tant il existe un grand nombre de variantes de cet ouvrage théoriquement imprimé en 1587 pour la première fois.
52 Le Troisième policier, p. 138-142, et plus particulièrement : « Je trouvai désormais un intérêt dans les possibilités commerciales de l’éternité » (Le Troisième policier, p. 140). Noman prend conscience qu’il peut être infi niment riche et fait apparaître cinquante lingots d’or, des pierres précieuses, du whiskey, etc. Ironie et cruel supplice de Tantale puisque fi nalement il ne peut réellement en profiter dans le monde extérieur. La machine à éternité joue là le rôle de métaphore centrale dans Le Troisième policier : paradis inaccessible, où tous les biens matériels toutes les demandes possibles de l’imagination sont à portée de main mais parfaitement inutiles ?
53 Le handicap physique engendre-t-il un avantage représentationnel abstrait ? On se représente toujours Homère aveugle. La cécité se double là d’un génie littéraire épique et visionnaire.
54 Il s’agit ici évidemment de Raphaël de Valentin, héros tragique du roman d’Honoré de Balzac, La Peau de chagrin (1831), œuvre faisant partie des Études philosophiques de La Comédie humaine Raphaël veut d’abord devenir une gloire littéraire. N’y parvenant pas par pusillanimité, il s’oriente vers la conquête du pouvoir. S’enfonçant à nouveau dans la déconfiture et la désillusion il fait l’acquisition d’une peau de chagrin magique qui rétrécit à chaque vœu du jeune homme exaucé. On peut dire que ce roman est allégorique du dilemme tragique qui caractérise la condition humaine selon H. de Balzac, comme le résume la pensée apophtegmatique suivante : « Tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir en acceptant le martyre de passions. »
55 Clément Rosset, Le Régime des passions, Paris, Éditions de Minuit, 2001, p. 41-44.
56 McDermott était pourtant handicapé par la polio. Patrick Pearse et Thomas McDonagh sont aussi connus pour leur assiduité au guidon de leur bicyclettes. MacDonagh était ainsi connu dans les îles d’Aran sous le nom de Fear an Rothar, littéralement l’homme à la bicyclette. C’est du reste aux îles d’Aran (Co. Galway) que McDonagh rencontra Pearse, bien avant qu’ils ne mourussent fusillés (avec leurs quatorze amis rebelles, dont McDermott, Connolly, Plunkett…) par les troupes britanniques à la suite des événements dublinois connus sous le nom de Easter Rising (1916).
57 Keith Hopper, op. cit., p. 56-57.
58 Keith Hopper, op. cit., p. 95.
59 Keith Hopper, op. cit., p. 125.
60 The Best of Myles, op. cit., p. 380.
61 Ciarán O’Nolan, op. cit., p. 38-39.
62 Ciarán O’Nolan, op. cit., p. 38-39.
63 Ciarán O’Nolan, op. cit., p. 5.
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