Les « francofffonies ! » à Liré : l’histoire de deux rencontres avec la langue française
p. 321-329
Texte intégral
1Le mardi 4 avril 2006, au musée Joachim Du Bellay à Liré, les Lyriades de la langue française, en prélude aux 3es Rencontres de Liré, recevaient, dans le cadre du Tour de France des auteurs francophones (l’une des très nombreuses manifestations des « francofffonies ! », festival francophone en France 20061), deux auteurs : le romancier algérien Boualem Sansal et le poète, essayiste et traducteur grec Dimitri Analis. Au cours de la soirée, des extraits de leurs œuvres furent lus et un débat permit au public de les entendre échanger sur le thème de « l’histoire de deux rencontres avec la langue française2 ».
2Le 5 avril 2006, à l’issue de sa rencontre avec Julien Gracq, chez lui à St-Florent-le-Vieil, qu’il n’avait pas revu depuis de nombreuses années, Dimitri Analis nous a fait parvenir cet extrait de son journal. Et en septembre 2006, en prévision de la publication des Actes des Lyriades 2006 et en étroit rapport avec son intervention du printemps précédent à Liré, Boualem Sansal nous a adressé le texte qui suit sur la question linguistique en Algérie.
Julien Gracq, la forme d’une présence
samedi 3 mars 19903
3Il me faudrait relire le journal que je tiens depuis des années afin de préciser la date de notre première rencontre. Pendant ces années et durant nos entrevues, peut-être par superstition mais aussi pour ne pas gâcher l’euphorie que j’éprouvais chaque fois que j’étais avec cet homme si proche (une sorte de parenté historique autant qu’une affinité intellectuelle), j’ai pensé que c’eut été un abus, voire un détournement d’amitié, que de noter nos conversations. C’était, je le croyais, je le crois toujours, un plaisir partagé car il avait horreur des interviews. Il considérait, malgré le fait qu’il n’avait presque jamais cédé à cette forme moderne d’indiscrétion, que c’était quelque chose d’inutile. Il pense avec Marguerite Yourcenar que la véritable biographie d’un écrivain c’est son œuvre. Sachant que je partageais ce point de vue, il m’avait quand même demandé de noter certaines choses « pour ne pas oublier, peut-être... ». Une sorte de journal bref, de bloc-notes de nos rencontres. Je lui ai promis de le faire une fois sur quatre. En fait, je l’ai fait une fois sur dix et j’espère garder la moitié du tout, le jour où... La dernière fois il a corrigé l’entretien que nous avons eu et que je comptais utiliser pour la préface d’une édition nouvelle de la traduction que j’avais faite des Eaux étroites en grec. Il m’a demandé de ne publier mes notes, et ce que je voulais de nos entretiens, qu’après sa mort. « Si je vis plus longtemps que vous », ai-je répondu sans emphase. « Car le cancer, les accidents, le hasard... » Alors j’attendrai le temps qu’il faut. C’est que Gracq m’a appris à vivre en maîtrisant le temps, comme Séféris m’avait enseigné de vivre moralement.
4Lui-même est touché par le temps à la manière d’une pierre posée à travers un courant : il résiste parce qu’il réunit les deux bords. Le dernier acte, le dernier murmure sera l’eau qui passe, c’est là notre lot à tous. Mais il n’aura pas cédé à la rumeur et aux vagues, ni flotté et vogué au rythme et selon l’humeur du courant. Attentif au bruit des eaux – qu’est-ce que le bruit du temps si ce n’est le bruit de l’eau ? – le mouvement finira par avoir raison de ce qui lui résiste, qui ne s’empresse pas à l’approuver mais affirme, sur les deux rives du fleuve, qu’on ne le traverse jamais deux fois, d’après ce que nous dit Héraclite. Parce qu’il est l’homme des eaux, du ruisseau, de la rivière et surtout de la Loire qui est son berceau.
5Hier soir il attendait que je lui téléphone pour confirmer notre dîner d’aujourd’hui à la brasserie du Lutetia. Plus que la politesse ou l’habitude, c’est la santé de sa sœur qui le préoccupe. « À son âge et vu son état, je dois être attentif et prêt, on ne sait jamais. » Demain il repartira pour Saint-Florent chez elle avec qui il habite la plupart du temps depuis sa retraite de professeur.
6Les événements en Union Soviétique et dans les pays de l’Est, sujets qui meublèrent souvent nos conversations, ne semblent plus l’intéresser, pour l’instant tout du moins. Là où la passion manque, il préfère le silence. D’ailleurs, il m’a souvent étonné avec ses connaissances approfondies des pays balkaniques tout comme avec cette sorte de fièvre qui, souvent, montait en lui et le faisait légèrement rougir. Très étonné aussi de trouver quelqu’un d’aussi averti sur l’histoire de la Grèce moderne comme on n’en fait plus à Science Po.
7Il me semble que, dès qu’une situation ou une affaire évolue ou commence à évoluer rapidement, plus vite que son rythme, cela ne l’intéresse plus ou très peu. Maintenant que des événements si importants se précipitent, en URSS et en Europe de l’Est, il les laisse aux spécialistes et aux peuples concernés. Il n’a rien à dire, ou si peu. On change de conversation, on parle de la tempête qui a tellement fait de dégâts ces derniers jours. Il me raconte que, durant son séjour en Bretagne, où il avait été nommé professeur, il y a des années, il a été gratifié des plus beaux orages de sa vie et de tempêtes en mer superbes, grandioses, où le vent sculpte l’eau en un mur qui avance dans les gris les plus beaux qui soient. Toujours l’eau. Je lui ai dit qu’hier j’avais vu dans un journal la photographie d’un phare, pas un sémaphore, mais un vrai phare habité, en donjon, entouré par deux geysers d’écume qui le dépassaient. On aurait dit deux mains qui le protégeaient.
8Il m’a raconté que dans sa région, en Anjou, les orages ne sont jamais trop violents, que par exemple les dégâts de ces derniers jours sont insignifiants, à peine quelques vieux arbres et un bout de toiture. Les assurances, dit-il, vont vite régler tout ça mais il revient sur les tempêtes en mer qui sont autrement impressionnantes et dont la beauté est unique. Si en Bretagne il a passé des journées entières à contempler des tempêtes, c’est parce que l’horizon leur donne une tout autre dimension, comme une toile de fond. Et puis il y a les nuages qui semblent bouillonner et qui avancent depuis l’horizon à la surface de la mer, les cumulus, bien dessinés, qui gardent leurs formes aux multiples courbes sans jamais se dissoudre. Ces nuages lourds, noirs et blancs, qui rasent une eau grise et très lumineuse. Voilà le paysage qui l’a, lui, toujours émerveillé.
9Dimitri T. Analis
La question linguistique en Algérie : crise d’identité ou manipulation politique ?
10Le constat est là, il est des langues qui ouvrent sur le monde et donnent l’appétit du savoir et, à l’autre extrémité, il est des langues (des langues à part entière ou des idiomes comme il en existe dans ces banlieues dites difficiles de l’Europe) qui isolent du monde, forment le pré carré, poussent à l’incantation, professent le repli identitaire, le communautarisme et le refus de la modernité. Il n’y a là aucun jugement de valeur sur les langues elles-mêmes ou sur ces dialectes de proximité, mais sûrement sur les systèmes politiques et idéologiques qui les nourrissent et les structurent.
11Parce que la compétition est de la vie, des langues s’enrichissent et s’étendent, d’autres s’appauvrissent jusqu’à disparaître, il n’est là rien que de très naturel. Ce qui est en cause c’est le détournement qui est fait de certaines langues de leur fonction naturelle de vecteur du progrès et de lien social et leur instrumentalisation dans des démarches politiques totalitaires et des projets religieux obscurantistes.
12Les données mondiales font que cette confrontation s’exacerbe à mesure que s’aggravent les déséquilibres dans le monde et font apparaître des clivages que d’aucuns voudraient fondamentaux. Déjà, dans tous ces pays où sévit l’islamisme, on ne parle plus l’arabe, le pachtou ou le persan qui furent et sont encore des langues de grande culture mais une nouvelle langue, encore élémentaire, qui puise son énergie dans la symbolique du djihad, du nationalisme le plus étriqué ou d’un supranationalisme utopique et ténébreux. Elle relève de fait des techniques du lavage de cerveau et de la manipulation des foules. Demain, elle sera formée et aura un impact bien plus considérable sur les esprits et les comportements, notamment de ces jeunes livrés à la déshérence. Le seuil d’irréversibilité sera atteint.
13En Algérie, l’arabe des tribunes officielles et celui des mosquées, dans lequel nous baignons sans répit, est déjà cette langue de combat et de ségrégation, redoutable d’efficacité. Les mots laïcité, démocratie, liberté, tolérance, progrès, partenariat, qui nous sont si chers, en sont bannis ou détournés de leur sens ou utilisés en tant que tels aux fins de tromper. Sous des apparences de bonne civilité et d’arguments historiques pertinents, le discours de M. Bouteflika en est un exemple. Dans le même temps qu’il exalte pompeusement les vertus de la démocratie, de l’ouverture sur le monde et appelle à l’amitié entre l’Algérie et la France, il multiplie les agressions verbales, politise l’histoire et en fait un instrument de marchandage, ferme brutalement les écoles privées enseignant en français, emprisonne des journalistes, censure les expressions libres, octroie aux islamistes ce qu’il refuse aux démocrates. Dans un autre registre, le très médiatisé Tarik Ramadan utilise benoîtement, avec persévérance, la démocratie pour attenter aux valeurs de la démocratie. Face à leurs troupes, le discours est évidemment plus radical. S’il est un autre arabe, sincère, tolérant, amical, cultivé, on ne l’entend guère, pas même en Europe où pourtant la liberté d’expression est protégée. La peur, la culpabilisation, l’autocensure agissent partout, on n’ose critiquer ni simplement émettre une réserve de crainte d’être taxé de renégat à sa religion et à son peuple lorsqu’on est arabe et musulman, ou traité de raciste et d’islamophobe lorsqu’on est européen et chrétien. On observe au contraire une sorte de syndrome de Stockholm, on adhère gentiment aux arguments de ceux qui veulent nous faire taire.
14Cette situation est d’autant plus révoltante que les langues sont naturellement ouvertes l’une à l’autre, s’interpénétrent, s’enrichissent mutuellement, se passent le relais dans la longue marche de l’humanité vers son avenir. C’est bien parce que des hommes savent parler plusieurs langues que les peuples peuvent communiquer entre eux. Aucun peuple n’a droit de propriété exclusive sur sa langue, les langues comme les cultures sont le patrimoine commun de l’humanité. Je me sens autant le produit du berbère, de l’arabe et du français, que je pratique en respirant, que de ces langues que je sollicite à l’occasion comme l’anglais, que de celles que j’aborde seulement par la traduction tels le russe, l’allemand, l’espagnol, l’italien, etc. Un simple regard sur l’histoire nous convainc de notre appartenance à plusieurs langues, successivement ou en même temps.
15Longtemps, la langue-phare fut le grec. Quelle profusion de savoir, de découvertes, d’avancées dans tous les domaines, lui doit-on ! La société grecque était alors le modèle et le resta fort longtemps. Qui n’a pas cherché à l’imiter et quelle langue de la Méditerranée ne s’en est pas nourrie ? Puis ce fut au tour du latin de rayonner sur le monde. Puis vint l’arabe qui a puisé dans les savoirs grec, romain, égyptien, asiatique, et dans le génie propre des peuples arabo-musulmans et a permis une synthèse miraculeuse. Il a jeté un pont entre l’Orient antique et le Moyen Âge occidental et ouvert sur un savoir merveilleux et une vision hardie du monde.
16Héritier du grec et du latin, et enrichi par l’arabe, le français prit le relais dès le début de la Renaissance. Il devint la langue de la diplomatie et des cours d’Europe, mais aussi la langue du savoir et des Lumières. L’héritage grec, latin et arabe a trouvé en France un terreau si favorable que le français a atteint un niveau de richesse et de plasticité tel qu’il apparaissait comme la langue universelle par excellence.
17On considère aujourd’hui que l’anglais est la langue de l’avenir. J’ai tendance à être réservé, l’apprentissage de cette langue semble surtout viser la communication immédiate et emprunte essentiellement aux moyens électroniques pour ce faire (Internet, informatique...), le contact humain, seul véritable catalyseur du progrès, étant réduit à sa plus simple expression. L’anglais souffre de cette identification, sans doute simpliste, avec voyage, informatique, affaires. Alors que, tout naturellement, on associe le français à la culture, à l’art de vivre, à une vision humaniste et progressiste, certainement élitiste, du monde.
18L’histoire nous apprend aussi que le statut d’une langue est en étroite relation avec le statut du pays qui la porte. La langue dominante est celle du pays dominant, la puissance s’entendant, au-delà du pouvoir militaire et économique, comme la capacité des pays-phares à diffuser le savoir, à fournir des repères nouveaux, à créer des passerelles entre les cultures et des solidarités actives entre les peuples. Tels semblent être les facteurs de succès des langues. Si l’Amérique répond abondamment à l’argument de la puissance militaire, politique et économique, il semble que les critères humanistes soient son talon d’Achille. Son arrogance tout impérialiste est telle que des phénomènes de rejet de sa culture sont pour ainsi dire programmés. C’est peut-être l’Europe qui fera progresser l’anglais puisqu’il est quasiment devenu sa deuxième langue.
19Dans cette optique humaniste, la coexistence des langues serait un formidable atout dans notre monde en cours de globalisation rapide, irrépressible, génératrice de tensions et d’angoisse.
20Tous les pays du tiers-monde connaissent une situation linguistique complexe, parfois conflictuelle, voire explosive comme c’est le cas en Algérie. On y voit le résultat de l’histoire de ces pays, longtemps colonisés pour la plupart, mais aussi la conséquence de la gouvernance souvent catastrophique, aussi pénalisante sinon plus que le système colonial, des régimes post-indépendance.
21En Algérie, les langues locales, le berbère et l’arabe dialectal, se sont rapidement avérées dans l’incapacité d’ouvrir sur un processus de progrès répondant aux normes modernes et aux besoins nouveaux des populations. Au demeurant, le pouvoir a tout fait pour que ces langues restent cantonnées à l’usage strictement privé dans leurs régions d’origine. En les refoulant avec mépris, il a favorisé la montée de l’ethnocentrisme sous les formes agressives du régionalisme, du clanisme, du tribalisme, du sectarisme, du népotisme. Volontairement, disent d’aucuns, car il est plus facile de gouverner un peuple divisé qu’un peuple uni. Ces maux, en vérité anciens dans la société algérienne, sont à la base de toutes les violences qu’a connues l’Algérie depuis son accession à l’indépendance et ont continuellement empêché l’émergence d’un véritable État, d’une administration compétente et d’une économie saine. Ainsi reniée dans son identité, la Kabylie est depuis l’indépendance en état d’insurrection quasi permanent. En 1963, elle a pris les armes contre le pouvoir central. En 1980, les manifestations dites du Printemps berbère ont été violemment réprimées. L’écrivain kabyle Mouloud Mammeri, chantre de la culture berbère, perdit la vie dans un accident de voiture des plus suspects. L’assassinat du chanteur kabyle Matoub Lounès s’inscrit certainement dans cette même logique. En 2002, la répression sauvage qui s’est abattue sur la Kabylie a fait plus de cent vingt morts. La torture a été massivement pratiquée et des centaines de jeunes manifestants ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Une opération de désarabisation a été spontanément engagée par les manifestants et toutes les inscriptions publiques en arabe ont été rageusement effacées. Le mouvement s’est étendu à l’ensemble du pays et le pouvoir n’a pu étouffer le brasier qu’en constitutionnalisant le berbère en tant que langue nationale. Depuis, le berbère est en principe enseigné dans les écoles qui en font la demande. Le combat se fait à présent, âprement, autour des moyens à mettre en œuvre pour réaliser cette disposition constitutionnelle. Quant à l’arabe dialectal, nul ne s’en occupe, il vit sa vie dans la rue.
22L’Algérie a démarré sa carrière d’État indépendant avec le français, héritage précieux de la colonisation. Sans esprit de parti pris, je dirais que la transition a été réussie. Le système éducatif, dans tous ses compartiments, primaire, secondaire, technique, supérieur, a correctement répondu à ce qui était attendu de lui, fournir les compétences nécessaires à l’administration et à l’appareil productif, et cela malgré les faiblesses inhérentes à la jeunesse de l’État. Là où les moyens ont manqué, l’enthousiasme a pris le relais. Il a aussi permis d’asseoir les valeurs, regardées comme universelles, qui fondent la société moderne à laquelle les Algériens aspiraient légitimement comme suite naturelle de l’indépendance politique du pays, acquise si chèrement. Avec le français, la culture nationale a connu son âge d’or. Il serait trop long de citer tous ceux qui, à cette époque, à l’instar de Kateb Yacine, Rachid Boudjedra, Assia Djebbar, Idir, Mammeri, Mourad Bourboune, Jean Sénac, Djamel Amrani, Mustapha Lacheraf, Mohamed Harbi, Issiakhem, Malek Hadad, Lakhdar Amina, l’ont magnifiquement animée. Cela précisément a alerté le pouvoir, le français devenait dangereux pour sa politique totalitaire, il récusait son discours et ses méthodes, le remettait fondamentalement en cause. Grâce au berbère et à l’arabe dialectal, la culture populaire a connu un essor tout aussi considérable. Force est de constater que l’arabe classique n’a produit, et reproduit, que de tristes antiennes à la gloire du régime. Il faut dire qu’à cette époque, l’arabe était très peu connu et de ce peu les premiers apparatchiks ont fait une insipide langue de bois.
23S’appuyant sur des raisons, les unes légitimes, les autres tenant au projet du FLN, le parti unique au pouvoir, visant l’éradication du français et du berbère (considérés comme des séquelles traumatisantes de la colonisation, des instruments de mutilation de l’identité algérienne) et le musellement de la société civile francophone, un processus d’arabisation a été lancé au début des années 1980, à grands frais et force discours au contenu très clairement fascisant. Ce programme politique avançait donc les raisons légitimes (installer l’arabe dans sa fonction de langue nationale et officielle, renouer les liens historiques de l’Algérie avec le monde arabe et musulman) pour en vérité instaurer un ordre moral à base de nationalisme et d’islamisme, projet qui reçut d’emblée le soutien enthousiaste des pays arabes et musulmans, notamment l’Arabie Saoudite et l’Égypte. Ceux-là ne furent avares à notre endroit ni de conseils ni de formateurs, et profitèrent de l’occasion pour se débarrasser de leurs prédicateurs les plus dangereux en nous les envoyant coiffés du bonnet de l’éducateur. C’est à cette époque que le concept de Constantes nationales a été lancé, pétitions dogmatiques qui ont enfermé le peuple algérien dans une définition réductrice de son identité, dangereuse pour son unité et ses libertés : le peuple algérien est arabe, musulman et le FLN, libérateur du pays, est son unique foyer sur terre.
24Très vite, le peuple et notamment ses élites ont vu le danger de la démarche et y ont résisté de toutes leurs forces. On ironisait sur la tarabisation, on dénonçait la régression qui se dessinait et les conséquences qui en découleraient. Bravant l’interdiction, on separabola à tout va pour garder une oreille et un œil ouverts sur le monde. Beaucoup ont vu dans l’émigration la seule solution et c’est ainsi que sur une décennie plus de quatre cent mille intellectuels ont quitté le pays. Cette hémorragie a dramatiquement affaibli le courant républicain, démocratique et laïc. L’épreuve de force était engagée, on parlait de guerre des arabophones, considérés comme les dignes fils de l’Algérie musulmane et nationaliste, contre les francophones, regardés comme le Hizb França, le parti de la France, des laïco-assimilationnistes, des bâtards, des renégats. L’école, l’université, l’administration se transformèrent en arènes. Au final, les francophones ont été boutés hors des institutions publiques. Formés au moment de l’indépendance, ils avaient atteint l’âge de la retraite alors que les arabophones formés à la va-vite et en quantité à partir des années quatre-vingt avaient le nombre et la jeunesse pour eux. Le français semblait fini, mais au contraire, on l’a vu se redéployer vigoureusement dans d’autres domaines, l’économie, l’enseignement privé (actuellement menacé par les dernières mesures du gouvernement), la presse écrite, les espaces culturels. Il faut noter ce paradoxe : le français est encore à ce jour, par défaut, la langue de l’enseignement supérieur et celle de l’administration centrale, notamment des ministères techniques et des entreprises publiques. On imagine la somme de problèmes d’ordre pédagogique, psychologique, linguistique, qui jalonne le cursus des élèves et les difficultés des administrations et des entreprises qui les embauchent.
25Le basculement s’est opéré sur la base de lois, de règlements et d’injonctions comminatoires et moralisantes journellement répétées. On ne parle plus de la langue arabe comme langue du monde mais de la Langue de l’islam et du djihad, la langue qui a libéré le pays, la langue qui apporte la dignité, la langue qui préserve l’identité nationale de la corruption occidentale et chrétienne. On ne parle plus de culture mais de comportements conformes à nos valeurs islamiques. On ne parle plus de chercher mais de retrouver. On ne parle plus de droit et de devoirs mais de ce qui est licite et ce qui ne l’est pas à l’aune des Constantes nationales. Être Algérien consiste à prouver sans répit son islamité, son arabité, son nationalisme, son allégeance au Guide. La surenchère des opportunistes et des gardiens du temple a fait le lit des folies qui déchirent la société algérienne. L’islamisme radical a trouvé en eux des troupes prêtes à l’emploi. La guerre civile qui a causé des drames impensables ne semble en rien les avoir dissuadés de poursuivre dans cette voie.
26Ainsi pensée, l’arabisation a conduit à une régression gravissime du pays. Aucun signe ne vient montrer que le pouvoir en a pris conscience. Si des réformes sont faites c’est pour verrouiller davantage le champ culturel et politique (ex : la récente fermeture des écoles privées enseignant en français, la mise au pas des journaux francophones et des partis républicains, la diffusion par la télévision des prêches religieux et des cinq appels quotidiens à la prière). Le français est quasi en situation de clandestinité, une clandestinité qui d’ailleurs lui réussit à merveille puisqu’il prospère et s’étend. Il est devenu la langue de la résistance et de l’espoir. Le nombre astronomique de paraboles qui défigurent nos immeubles et l’ampleur du phénomène de piratage des chaînes françaises (TPS) témoignent de sa vigueur et de la ferme volonté de larges couches de la société de le préserver comme partie intégrante de notre patrimoine.
27Dans l’état actuel d’indigence et de violence, on ne sait que faire pour rompre ce cercle infernal et aller vers une configuration qui tienne compte de la diversité de l’Algérie, de la richesse de son histoire, de sa juste place dans la Méditerranée. Mais le combat reste, il ne manquera certainement pas de femmes et d’hommes pour le poursuivre. Il tient en ces termes : réhabiliter l’arabe en tant que langue nationale officielle et langue de culture, consolider le français et le doter d’un statut officiel, débarrasser l’école de la république de tout contenu idéologique et religieux, donner des moyens au développement du berbère et de l’arabe dialectal indispensables à l’épanouissement de la culture populaire. Bref, nous devons nous réapproprier nos langues et en faire des instruments de progrès pour tous.
28Boualem Sansal
29Alger, le 2 septembre 2006
Notes de bas de page
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