« Heureux qui, comme Ulysse... » : un sonnet au sens oublié
p. 257-266
Texte intégral
Heureux les voyageurs... ?
1Que reste-t-il du 31e sonnet des Regrets de Joachim Du Bellay ? Dans nos mémoires (peu meublées par les éducateurs de seconde moitié du xxe siècle), le plus souvent, il en reste un vers, le premier, qu’on cite comme une espèce de béatitude : « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage » avec un point final. On peut alors comprendre à peu près la même chose que Colpi dont Brassens a chanté ces paroles : « Heureux qui comme Ulysse – a vu cent paysages ». En librairie, on trouve les ouvrages de la collection « Heureux qui comme... », créée par les éditions Magellan & Cie en partenariat avec le magazine Géo, qui se propose de rassembler « les textes intemporels des plus grands écrivains voyageurs partis découvrir Les plus beaux sites du monde » (italiques miennes). En cherchant des citations de ce vers sur la Toile informatique avec le moteur de recherche de Google, on tombe1 sur des sites touristiques vantant par exemple le charme des « locations de vacances en Provence ». En somme, le poème réduit à douze syllabes n’est plus un regret, mais un slogan pour un club de loisirs en Méditerranée2. Dans cet esprit, le dernier vers du sonnet (cité plus bas) pourrait signifier que « la douceur Angevine » plaît « encore plus » au poète que l’air marin, supposé plaisant, de la ville de Rome, et que si le poète n’est pas heureux dans cette « belle » ville, c’est simplement parce qu’il se languit de son Anjou, qui lui plaît encore plus.
2Pourtant, plusieurs indices inquiétants rendent cet usage de Du Bellay douteux : D’abord, le passé composé est bizarre : Pourquoi pas plutôt : « Heureux qui, comme Ulysse, fait un beau voyage »3. Ce n’est pas la même chose, aimer faire un voyage, et aimer avoir fait un voyage4.
3Autre indice inquiétant : tout lecteur de l’Odyssée sait qu’Ulysse n’était pas heureux de voyager ; s’il est parti pour Troie, c’est lié par le serment de libérer Hélène ; il a d’abord essayé de se soustraire ; son retour vers son île d’Ithaque est long, semé d’épreuves ; il est toujours nostalgique de son pays. L’Odyssée est l’histoire de ce retour trop longtemps retardé – l’un des nostoi ; retours de héros achéens après le sac d’Ilion ; même chez Calypso qui le retient sept ans malgré lui, il pleurniche bien souvent en regrettant son foyer. Le mot nostalgie résume la souffrance (algie) d’un tel retour (nost-os). Que le récit de ce retour puisse être intéressant n’implique pas qu’il ait été agréable pour Ulysse. Deux vers plus loin, l’addition « Et puis est retourné » prouve que le « beau voyage » d’Ulysse ne peut pas être son trop long retour, raconté dans l’Odyssée. Ce qui est ainsi évoqué au premier vers, c’est donc, plus pertinemment, le fait qu’Ulysse s’est rendu avec les Grecs à Troie et l’a vaincue : c’est cette expédition victorieuse qui justifie dans le sonnet la notion de « beau voyage », comme on parle d’une belle entreprise. Alors poussons jusqu’au deuxième vers :
« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cesruy la qui conquit la toison »,
4Admettons que cela signifie : « Heureux qui a fait un beau voyage, comme Ulysse ou (encore) comme [Jason] qui conquit la Toison [d’or] » ; dans cette hypothèse, le second élément de comparaison est comme surajouté après coup, alors que la comparaison était apparemment close. Mais Jason, lui au moins, est-il heureux de voyager ? Non : s’il s’éloigne de son pays pour aller en Colchide sur le navire Argo, c’est pour acquérir par force la Toison d’or, et cette Toison n’est pour lui qu’un moyen de récupérer son royaume d’Iolcos, cette entreprise redoutable lui ayant été imposée, à titre d’épreuve, par un usurpateur de ce royaume. Il ne voyage donc loin de chez lui que pour redevenir maître chez lui.5
5Qu’est-ce donc ici qu’un « beau voyage » ? En un temps où un tel voyage n’était ni sécuritaire, ni confortable, ces personnages n’étaient pas des touristes partis pour contempler des paysages beaux comme des cartes postales ; c’était des héros qui affrontaient les souffrances et les dangers de la mer, et si leur voyage fur « beau », c’est parce qu’il s’agissait d’une grande entreprise, périlleuse mais couronnée de succès : les Grecs ont vaincu Troie et ramené Hélène, Jason a conquis la Toison : « belles » campagnes militaires. On comprend le choix du verbe « faire » au passé composé (accompli) : c’est au terme du voyage qu’une telle entreprise peut être évaluée comme « belle » ou non, et elle mérite sans doute ce qualificatif si elle fut héroïque, donc difficile, et couronnée de succès6.
Un voyage réussi rend-il heureux ?
6Notre souffle mental, corn me notre mémoire, s’épuise volontiers à la fin du premier vers d’un sonnet, ou de son premier distique. Mais le premier distique de ce sonnet ne rime pas encore ; ses fins de vers « voyage » et « toison » attendent leur écho ; et la simple virgule après « toison » montre que la phrase n’est pas terminée ; on devrait le dire avec une intonation suspensive ou continuative à la fin du second vers, car le quatrain offre une respiration plus large :
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cesruy la qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
7Donc : est heureux non pas « qui a fait un beau voyage », mais « qui a fait un beau voyage et puis... ». La condition jointe par « et puis » (addition temporelle) étant encore au passé composé (« est retourné »), ce n’est qu’au dernier vers de ce quatrain que le lecteur peut comprendre – s’il a eu la patience d’attendre la fin du quatrain et de la phrase – que le bonheur réside dans le fait de vivre au milieu des siens, et cela non seulement pendant quelques années, mais bien pendant « le reste de son âge ». Il ne suffit pas de partir, il faut revenir, et plus précisément, être revenu chez soi, et y demeurer.
8De plus, corn me le sonnet ne propose aucune raison de croire que toute personne qui fait un voyage en retire « usage et raison », il apparaît qu’il faut encore, pour être « heureux » au sens du premier vers, revenir chez soi « plein » d’une sagesse acquise par le voyage et en jouir pendant le reste de son âge : c’est un aspect complémentaire et peut-être décisif de la condition.
9La paraphrase suivante pourrait rendre compte assez clairement de cette hiérarchie des éléments conditionnels du bonheur : « HEUREUX qui, ayant, comme Ulysse, fait un beau voyage, ou comme Jason, et étant rentré chez lui, plein d’usage et raison, VIT entre ses parents le reste de son âge ».
10Le contresens moderne consiste donc à remplacer une béatitude du type « Heureux qui [GVl et GV2] », où une condition suffisante du bonheur est exprimée par un groupe verbal coordonné « GVl et GV2 », par la béatitude tronquée « Heureux qui GVl » (comme si « GVl » tout seul exprimait une condition suffisante du bonheur), troncation d’autant plus catastrophique qu’en réalité GVl n’exprime que le prix à payer pour obtenir GV2, lequel seul exprime une forme de bonheur. Imaginez le slogan pharmaceutique :
Heureux le malade à qui on a fait une piqûre,
Et qui ensuite a retrouvé une santé magnifique.
11Ce serait le tronquer mensongèrement que lui faire dire qu’il est heureux, le malade à qui on a fait, ou même on a fait une piqûre (c’est la personne guérie qui sera peut-être heureuse). C’est exactement ce qu’on fait quand on cite le vers « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage » comme une affirmation ; l’entreprise du voyage, comme la piqûre, n’est ici qu’un prix payé dans l’espoir (incertain au départ) d’être, plus tard, heureux.
12Le sonnet 94 des Regrets offre un autre exemple plus évident, au moyen de la préposition « sans », de l’expression d’une condition partielle (non suffisante) pour être « heureux »... plus tard :
Heureux celuy qui peur longtemps suivre la guerre
Sans mort, ou sans blesure, ou sans longue prison !
Heureux qui longuement vit hors de sa maison
Sans despendre7 son bien ou sans vendre sa terre !
13La chance (bon heur) ne consiste évidemment pas à faire la guerre ou à s’exiler, comme le suggérerait la citation isolée du premier ou du troisième vers, mais, par, exemple à faire la guerre et à ne pas y périr, ou à s’exiler et à ne pas vendre sa maison (où on souhaite pouvoir revenir). Pour être moins évident à un lecteur moderne que le contresens impliqué par la troncation dans le cas de la piqûre, celui infligé au sonnet 31 de Du Bellay par la réduction, en mémoire, à son premier ou ses deux premiers vers, n’en est pas moins grossier.
14Dans la lecture impatiente qui, pour ainsi dire précipitamment, traite les deux premiers vers de ce sonnet comme une affirmation, Jason apparaît comme un parangon du bonheur : « Heureux comme Jason ! ». Les bons lecteurs du xvie siècle se seraient payé la tête de Du Bellay s’il avait mis en vers une pareille énormité à propos du « reste de son âge » : Jason a eu besoin de Médée pour conquérir la Toison, mais, finalement, il ne s’est pas comporté manifestement en homme plein d’usage et raison et elle a assassiné les enfants qu’il avait eus d’elle, et la femme pour laquelle il la délaissait.
15L’exemple de Jason, ajouté à celui d’Ulysse, bien loin de parfaire la preuve que voyager rend heureux, montre au contraire que l’expression de la condition du bonheur n’est pas encore achevée à la fin du second vers : Jason répond mal à la seconde partie de cette condition du bonheur.
Ulysse, Jason, et Du Bellay
16Le premier exemple était, au premier vers, celui de quelqu’un qui peut sembler répondre aux deux termes de la condition énoncée du bonheur : Ulysse a fait un « beau » voyage (entreprise réussie) et puis, non sans peine, il est revenu vivre parmi les siens (Pénélope...).
17Le second exemple était, ajouté au second vers, celui de quelqu’un qui (comme on l’a vu) ne répond entièrement qu’à la première clause : Jason a fait une belle conquête, il est même revenu en tirer d’abord profit, mais il est tombé dans le malheur par son imprudence et par la vengeance de la personne qui l’avait d’abord aidé à réussir dans son entreprise.
18Du Bellay s’adressait à des lecteurs censés savoir tout cela.
19Un troisième exemple sera donné par la strophe suivante, en vérité, c’est plutôt l’exemple de quelqu’un qui ne répond à aucune des deux clauses de la condition et qui est le sujet même du sonnet : le poète. Du Bellay, lui aussi, est loin de chez lui, à Rome, ville marquée par la proximité de la mer et comparée elle-même à une mer dangereuse, nullement agréable ; mais, à la différence d’Ulysse et de Jason dont le voyage fut une entreprise réussie, l’espoir motivant son voyage est déjà déçu, et il lui en reste « Le tardif repentir d ’une espérance vaine » (sonnet 24) ; il s’était exilé « Fuyant la pauvreté » (même sonnet), mais n’est venu à Rome que pour « trouver la pauvreté » (sonnet 28), non sans « s’enrichir [...] de vieillesse » (sonnet 32, succédant immédiatement au nôtre)8.
20Le poète a donc encore moins de chance d’être heureux qu’Ulysse et Jason en voyage ou conquête, puisqu’au mal du pays s’ajoute pour lui la conscience de l’échec. Le mor « hélas » témoigne de son malheur dès le premier hémistiche de la seconde strophe :
Quand revoiray-je, helas, de mon petit village
Fumer la cheminée9, et en quelle saison,
Revoiray-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup d’avantage ?
21Dans le contexte fourni par le premier quatrain, le poète ne souffre pas seulement d’être loin de son pays ; son échec à Rome ne lui permet même pas d’espérer, s’il le revoit un jour, et pas trop tard, d’y retirer le profit de son pénible exil romain.
22Le poète n’a donc même pas le bonheur, qui sera exprimé au sonnet 38, de celui qui, non tyrannisé par « de misérable soin d’acquérir d’avantage », « regne paisiblement en son pauvre mesnage » : celui-là, sans doute, n’a rien rapporté d’un voyage, mais du moins il n’y a rien sacrifié et perdu, et est à sa manière « heureux »10. Le bonheur est donc chez soi, même s’il peut être accru par un bénéfice acquis non sans souffrance (sonnet 31) et dont le » beau voyage » d’Ulysse est un exemple. Cela est un peu moins simple, mais tout de même moins niais que l’interprétation euphorique des deux premiers vers du sonnet, telle que le poète dirait en somme, dans le premier quatrain, « Oh ! comme il est bon de voyager », puis dans le second, « Ah ! mais comme il est dur d’être loin de chez soi ! ». On voit à quel point la mutilation du célèbre sonnet de Du Bellay par réduction à son tout début en dénature et même en inverse le sens11.
Rythme et sens
23La forme, non moins que le sens d’un poème du xvie siècle, risque d’échapper à la compréhension ou à la sensibilité de notre lecture moderne et mérite un effort d’attention. Un détail précis de la forme des rimes dans le sixain, seconde partie du sonnet, peut en donner une idée – je distingue en gras la graphie de la dernière voyelle masculine12 de chaque vers, dite sa tonique :
Plus me plaist le sejour qu’ont basty mes ayeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaist l’ardoise fine :
Plus mon Loyre Gaulois, que le Tybre Latin,
Plus mon petit Lyré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur Angevine.
24Les vers riment par les mots : « ay-eux, audacieux, f-ine – Lat-in, Palat-in, Angev-ine13 ». Parmi ces mots-rime, on peut distinguer comme principales les rimes de « fine – Angevine » par lesquelles les deux tercets riment globalement entre eux. Cette rime principale en « -ine » contraste, dans le premier tercet, avec les rimes secondaires en « -eux » et, dans le second, avec celles en « -in ».
25Du Bellay a pris soin, comme on commençait à le faire alors, de faire alterner les rimes dites rythmiquement (et non lexicalement14) masculines, qui, à partir de la voyelle tonique de chaque vers, ne contiennent qu’une seule voyelle, à savoir cette tonique elle-même, comme « -eux » et « -in », et celles dites (rythmiquement) féminines, qui en contiennent deux comme « -ine », car de son temps on ne manquait pas, dans une prononciation soignée et surtout dans les vers, de prononcer une telle terminaison avec deux voyelles : la voyelle tonique, douzième de l’alexandrin (ici « i »), et l’« e » instable qui lui succède, posttonique15.
26Les rimes dites rythmiquement féminines, dans lesquelles une voyelle post-tonique, ressentie comme plus faible, succède à la dernière masculine qui conclut le rythme métrique (comme dans « voyag-e »), ont souvent été considérées comme ayant, potentiellement, une valeur expressive de douceur, voire de langueur (élégiaque), par contraste avec la finale plus franche des vers à rime masculine. Cette opposition est-elle pertinente ici ? On est d’autant plus fondé à se poser la question que les quatre paragraphes métriques de ce sonnet – quatrains et tercets – sont rythmiquement féminins, en ce sens que tous se terminent par une terminaison rythmiquement féminine (« âge », « d’avant-age », « f-ine », « Angev-ine »).
27Or on peut remarquer que ce contraste est rehaussé, dans le tercet conclusif (et en cela essentiel) du sonnet, par la proximité graphique, morphologique, et en partie phonétique, de « -in » et de « -ine ». En ce type de cas, le contraste rythmique est souvent associé à un contraste (parfois suffixal) entre deux formes lexicalement masculine et féminine d’un même mot, comme dans « un son argentin »/ » une sonorité argentine ». Cette association est systématiquement réalisée dans les quatre rimes concernées, puisque chacune associe un substantif et un adjectif lexicalement masculins en « -in » ou un substantif et un adjectif lexicalement féminins en « -ine » :
notions féminines |
notions masculines |
ardoise fine |
Tybre Latin |
doulceur Angevine |
mont Palatin |
28On peut dire à cet égard que, si les vers qui se terminent en « -ine » sont en relation d’équivalence rimique entre eux (ils riment en « -ine »), ils sont en relation de contraste rimique avec les vers en « -in » : ils contre-riment avec ceux-là. Cette pratique encore fréquente dans la tradition orale populaire était importante dans la poésie littéraire du Moyen Âge16.
29Enfin ce contraste de rime, de suffixe et de cadence masculine ou féminine, s’inscrit dans un sixain entièrement comparatif mettant en contraste deux pays, Rome et l’Anjou, et il coïncide avec cette opposition, puisque les rimes masculines correspondent sémantiquement au pays romain, et les féminines, y compris la conclusive, au pays angevin : cette organisation rimique fait donc sonner le contraste entre le pays « Latin » et la douceur « Angevine » ; contraste qui se condense dans le tercet final avec la succession « Latin-Palatin-Angevine ».
30Il semble donc probable que le poète a pris soin d’ajuster, dans la conclusion de son sonnet, le contraste des rimes masculines et féminines, sensible de son temps, avec le contraste entre la rudesse de Rome aux palais de marbre « dur », où il souffre, et la « douceur » de l’Anjou, qu’il regrette.
31Cela étant vu, à une échelle inférieure, la division du dernier vers en hémistiches paraît exploitée en vue du même contraste (contre-rime), car dans :
Et plus que l’air mar-in |
la doulceur Angev-ine |
32la phrase compare encore par « plus » et oppose, d’un hémistiche à l’autre et de la césure à la rime, un groupe substantif + adjectif lexicalement masculin en « -in » et un groupe lexicalement féminin en « -ine » : l’air marin rejoint ainsi le groupe des notions romaines et « masculines » – manquant de douceur.
33Ceci nous ramène à l’analyse du début du sonnet, qui ne signifie pas qu’un voyage (par mer) comme celui d ’Ulysse ou de Jason suffit à rendre heureux. Le sixain ne présuppose pas que Rome « plaît » au poète pour affirmer que son petit pays lui plaît encore plus. Sans que la beauté de la Rome soit par lui mise en question, ses attributs architecturaux, « front audacieux » (de ses palais) et « marbre dur » connotant potentiellement le manque de douceur, mais non « séjours » où vivre avec douceur, peuvent peut-être être admirés, mais non « plai[re] » au cœur du poète.
34Dans le contraste sémantique et rimique du dernier vers, l’« air marin » n’est donc pas pas celui qui peut plaire à un touriste moderne, mais l’air de la mer (qu’est Rome), c’est-à-dire, pour le poète, de tous les dangers du « voyage », contrastant avec la douceur du « séjour » en terre angevine.
Poèmes en ruines
35Un poème ancien mutilé dans les mémoires, et dont le sens ou le rythme authentique est altéré par de profondes transformations culturelles, est comparable à un monument menacé de ruine. Tel est le sort (banal) du plus célèbre sonnet de Du Bellay, quand il se réduit à la dimension d’un slogan touristique. Il fait partie d’un patrimoine littéraire dont l’entretien et la valorisation impliquent notamment un travail d’édition et d’analyse, même si dans bien des cas l’histoire entraîne des transformations et des disparitions inéluctables17.
Notes de bas de page
1 En fin 2006.
2 On s’éloigne moins d’Anjou, si on a la chance de s’y trouver, avec ces vers de Van Licorne :
Heureux qui, comme Alice, a fait un beau voyage
À travers son miroir.
3 L’alexandrin ainsi reformulé supposerait une césure à l’italienne (par sa voyelle féminine ou posttonique 7e), mais ceci est un autre problème, et du reste ce serait une manière complémentaire de moderniser métriquement le texte !
4 La valeur du passé composé est donc la même que dans ce début du sonnet 26 : « Si celuy qui s’appreste à faire un long voyage / Doist croire cesruy là qui a ja voyagé [...] ».
5 Une autre interprétation pourrait être envisagée : on peut être " heureux comme Ulysse, qui a fait un beau voyage, ou comme Jason, qui a conquis la Toison d’or ». Alors la seconde comparaison ne paraît pas ajoutée après coup, et quoique Jason ait pu conquérir la Toison au prix d’un voyage périlleux, il s’agit plutôt de deux expressions de deux entreprises, le « beau voyage » d’Ulysse et la belle « conquête de la Toison » par Jason.
6 L’analyse la plus proche de celle qui est présentée dans le présent article est celle de George Hugo Tucker dans une remarquable étude (1982) qui montre bien l’absurdité de l’interprétation usuelle du sonner. On y trouvera aussi d’intéressantes références aux textes antiques (Homère, Horace, Ovide) ou à des textes plus récents auxquels Du Bellay pourrait faire allusion. J’y renvoie le lecteur pour comparaison, et me contenterai de signaler ici quelques différences entre nos analyses. Ainsi, dans l’analyse de G. H. Tucker, la notion de « beau voyage » ne peut être entendue que comme ironique, alors que, comme on le verra, suivant l’interprétation que j’en propose, elle peut être pertinence dans son sens direct.
7 « Despendre » : dépenser.
8 Rares sont les sonnets envisageant une évaluation différente du voyage romain de Du Bellay. Ainsi, selon le sonnet 27, son voyage n’est pas motivé par l’ambition ou le soin d’acquérir, mais par « L’honeste servitude où [son] devoir le lie » (service du cardinal Jean du Bellay). Plus loin dans le recueil, dans le sonnet 130, il dira s’être d’abord réjoui « d’avoir rapporté en France à [son] retour / I. :honneur que l’on s’acquiert d’un fidèle service », mais ce sera pour se plaindre de trouver « mille souciz mordans [... ] en [sa] maison ». – Quant à sa prétendue « pauvreté » à Rome, D. Aris et F. Joukovsky rappellent dans leur introduction aux Antiquitez de Rome et aux Regrets qu’il était « aussi bien pourvu que Ronsard » (p. X).
9 On croit parfois que c’est par une sympathique figure de style exprimant la préférence que, par l’article défini singulier, le poète désigne, da cheminée » de son « petit village » comme si elle était unique ; mais ce singulier pouvait peut-être avoir une valeur litrérale, un « village » étant simplement un lieu habité.
10 Bien plus loin dans le recueil, le sonnet 130 rappelle explicitement le sonnet 31 en faisant écho (approximativement) à sa condition complexe du bonheur : « Je-pensois [...] Qu’il n’estoit rien plus doux que [...] Se retrouver au sein de sa terre nourrice » (Quatrain 1 : satisfaction minimale) ; « Je me resjouissois [...] d’avoir rapporté en France à mon retour / I. honneur que l’on acquiert d’un Fidele service » (Quatrain 2 : satisfaction plus complète). Mais ces deux quatrains ne présentent que le bilan « à [son] retour » (d’où la description à l’imparfait de pensées passées), car le sixain exprime, finalement, un retournement inattendu : « Las mais [... ] Mille souciz mordants je trouve en ma maison ».
11 Pour G. H. Tucker (1982 : 391, italiques siennes), « The grotesque simplification “beau voyage” must be ironic. Note too how […] “Heureux qui” is separated from the fonction ofrepresenting Ulysses by the very comparison with that hero [“comme Ulysse” sépare “Heureux qui” de “a fait un beau voyage”]. Furthermore, the second comparison with Jason is introduced to widen that separation, so that by the third line “Heureux qui” can fonction independantly upon the singular vers “est retourné”, without any overriding association with either Ulysses or Jason, but rather, to stand in contrast with them. The implication is pessimistic : “that man is truly flrtunate who after committing the same folly as Ulysses and Jason in setting out upon a so-called wonderfull voyage, could better them in cunning and return home as if he had never gone at ail ; in short, that man is truly fortunate who can do the impossible” ». Dans l’inrerprétation que je propose, l’insertion et la position des deux comparants en « comme... » n’empêchent pas « a fait un beau voyage » d’être, comme « est retourné... » et sans aucune ironie, l’un des deux composants de la condition suffisante du bonheur (« a fait un beau voyage et puis est retourné [...] âge », puisque, logiquement, le premier membre de la coordination en « et » n’exprime pas à lui seul une condition suffisante ; il n’est pas suggéré que le voyage d’Ulysse ait été une « folly » et qu’il ait été « wonderful » plutôt que « beau » comme une belle entreprise. À bien d’autres égards, mon interprétation rejoint tout à fait celle de Tucker.
12 Il suffit ici de savoir que, dans chacun de ces vers, la dernière voyelle masculine est la dernière qui ne soit pas un e instable (e parfois dit aussi muet).
13 Je distingue par un tiret la partie (catatonique) qui commence avec la dernière voyelle masculine et qui est nécessaire à la rime. Il va de soi que la ressemblance de terminaison peut remonter plus haut comme dans la rime inclusive « Latin=Palatin ».
14 « Maison » est donc un substantif lexicalement féminin (une maison), mais rythmiquement masculin, et « astre » un substantif lexicalement masculin (un astre), mais rythmiquement féminin si on prononce son e instable. Il s’agit donc de deux sens distincts des mors masculin et féminin.
15 La treizième voyelle des alexandrins à rime féminine n’altère pas en eux le rythme régulier 6-6, qui se cale, pour ainsi dire, sur la dernière voyelle masculine de chaque hémistiche et l’englobe avec les cinq précédentes, sans impliquer la post-tonique finale.
16 On en trouvera de nombreux exemples dans Cornulier (2005), par exemple, un rondeau de Machaut opposant des rimes en, « i » autour du mot « ami » et des féminines en, « ie » autour du mot « amie » (à trois voyelles).
17 Je remercie les participants aux 3es Rencontres de Liré (Lyriades, mai 2006) et Jean-Pierre Chauveau pour leurs remarques sur l’exposé oral ou sur une première version de cet article. Pour plus d’informations ou de précision, voir notamment :
- Du Bellay, Joachim, Œuvres poétiques, t. II, éd. par Daniel Aris et Françoise Joukovsky, Classiques Garnier, 1993 ;
- Cornulier (de), Benoît, « Rime et contre-rime en tradition orale et littéraire », in Murat, M. et Dange L, J., Poétique de la rime, Champion, 2005 ;
- Murat, Michel et Dangel, Jacqueline, Poétique de la rime, Champion, 2005 ;
- Tucker, Hugo, « Ulysses and Jason : a Problem of Allusion in sonnet XXXI of Les Regrets », French Studies, vol. xxxvi, 4, 1982, p. 385-396.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007