Introduction
p. 253-256
Texte intégral
1À côté de l’emploi courant de la langue et du langage, nous allons voir quel usage de cette langue il peut être fait par des gens qui l’aiment, la triturent, la détruisent, et sont parfois fautifs, à l’intérieur même de cette langue, parce qu’ils ont un certain nombre d’aspirations, de désirs, d’angoisses et d’espérances à transmettre à partir d’une langue qu’il leur est difficile de maîtriser, de dominer. Pourquoi ? Parce qu’un poète, c’est d’abord quelqu’un qui a du mal à sa langue, comme il a du mal à son âme, à son cœur, à son être, et qui, à partir de là, accepte deux choses : affronter le défi du langage et affronter aussi quelque chose que l’on peut appeler le jeu avec le langage.
2Chez le poète, il y a en effet quelque chose de très troublant : c’est qu’il est à la fois dans la plus grande inquiétude par rapport à ce qu’il souhaite exprimer à partir de sa méconnaissance de la langue, de son côté prisonnier de la langue, prisonnier de ce qu’il a exprimé. Et en même temps, il est celui qui doit jouer, qui doit, au-delà de l’angoisse et de l’inquiétude, arriver à quelque chose qui est de l’ordre de la jouissance afin que soit transmis pour les autres ce qui va être l’écriture, la poésie.
3La langue française n’est pas la langue de l’Hexagone seulement. Car, lorsqu’elle était une grande langue de culture européenne, elle était en France, d’une manière générale, assez peu parlée par les gens du peuple. Sa dimension internationale a précédé sa dimension hexagonale. Et lorsque, par le travail de la République et de l’école, on a voulu l’imposer comme un gage de liberté, de citoyenneté et d’égalité pour tous, il se trouve qu’au même moment, l’expansion coloniale a fait que ce travail d’imposition par l’école de la même langue pour tous a été également réalisé en Asie, en Afrique et en Amérique. Imposée aussi ailleurs, la langue obligatoire de l’école dans l’Hexagone a donné ainsi au français sa dimension internationale. On peut donc dire que dans toute son histoire, la langue française n’a jamais été la langue de l’Hexagone seul.
4C’est pour cela qu’il n’est pas étonnant que, partout dans le monde où cette langue a été imposée puis choisie, en tout cas utilisée, il y a de la poésie. Il y a quelque chose qui est de l’ordre du travail sur cette langue pour exprimer l’angoisse des aliénations, l’angoisse des oppressions, l’espérance de la sortie de ces oppressions. Mais en même temps, ce travail sur la langue a permis de grands modes d’expression et d’affirmation de ce que l’on est. Tout ce qu’on vous a imposé, tout ce par quoi on vous a maîtrisé, ce travail l’a transformé en ce que le grand poète Aimé Césaire appelait « les armes miraculeuses » qui sont tout ce que les armes parfois de l’ennemi peuvent apporter de combat pour affirmer sa propre humanité. En ce sens, une langue, ce n’est jamais une mitrailleuse, ce n’est pas un canon ni un revolver. Même si elle est utilisée pour aliéner, elle peut être reprise en la maîtrisant pour se libérer et désaliéner. C’est pour cela que la langue française est une langue présente sur les cinq continents et que, contrairement à ce que pensent trop de gens dans l’Hexagone, ceux qui la pratiquent, ceux à qui on l’a imposée et qui l’ont reprise de manière créatrice, sont aussi les porteurs de cette langue et ont réussi à créer une liberté à partir de cette imposition.
5C’est cette belle histoire qui est l’histoire de la francophonie littéraire, l’histoire de la francophonie culturelle. Au-delà des autres histoires qui sont celles des impérialismes, des colonialismes, des impositions, l’être humain en général, à partir de ce qu’on lui a imposé, sait très bien qu’il doit digérer, comme l’abeille digère le pollen pour en faire le miel.
6C’est dans ce sens qu’il y a des dates qui coïncident curieusement :
7Nous savons que La Défense et Illustration de la langue française de Du Bellay, c’était il y a 450 ans, en 1549. Je pense alors à 1948 : 400 ans après donc, de jeunes poètes se réunissent à Paris, inconnus les uns des autres parfois, et décident d’exprimer leur être, leur mal-être, comme la Pléiade à la Renaissance, à travers la poésie. Ils font eux aussi un livre, une anthologie de poésie : L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor où nous retrouvons tous les grands poètes de ces régions : Aimé Césaire, Léon Gontran Damas, Jacques Rabemananjara, Jacques Roumain. Ils expriment à travers ce recueil, ce qui sera le démarrage d’une des grandes affaires du xxe siècle : la décolonisation. Et cette décolonisation a commencé par la poésie. Elle a commencé par des gens qui, avant d’être parmi les grands hommes politiques de la décolonisation, étaient avant tout des jeunes poètes qui ont voulu exprimer encore une fois leurs angoisses, leurs inquiétudes et leur sens de la création. Leur engagement politique a commencé par la poésie.
8De la même manière, 1556 voit la création de la Pléiade ; 400 ans plus tard, en 1956, à la Sorbonne, dans cet antre même de la culture, de jeunes poètes, écrivains, intellectuels du monde colonisé, derrière Alioune Diop, décident d’unir leurs forces pour utiliser la langue, la culture, tout ce qu’ils ont appris, afin de participer à la libération de leur peuple et d’une manière générale, à la refondation du monde comme ils l’avaient déjà fait au moment du nazisme.
9Enfin 2006, en cette année de la Francophonie, nous allons célébrer le 9 octobre prochain le centenaire de la naissance de Léopold Senghor ; et auparavant, les 50 ans de ce premier Congrès des artistes noirs qui eut lieu à la Sorbonne le 19 septembre 1956. Pour moi, ces coïncidences de dates ne sont pas fortuites. Je ne crois pas que les dates sont là par hasard, elles sont là pour nous rappeler une chose : ce qui était au centre de l’action de ces poètes, c’était l’expression de leur âme, de leur cœur, de leur identité. Pour cela, ils ont trouvé que la langue était le moyen, la modalité de le faire.
10Peu importe d’où viennent nos langues, peu importe l’histoire qui a fait que nous parlions, puisque nous parlons tous une langue qui est la langue maternelle, c’est-à-dire la première langue imposée par ce que nous entendons de rythmes, de sonorités à l’intérieur du sein maternel. Peu importent ces langues maternelles, ces langues imposées ou choisies, ce qui compte, c’est ce que nous faisons. Il y a une très belle phrase de Jean-Paul Sartre qui dit : « l’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous ». La poésie est là pour nous l’exprimer, partout, dans les milliers de langues qui existent de par le monde. Elles sont toutes imposées à ceux qui les parlent. Elles deviennent des outils de libération, seulement quand, par le biais de la création, des poètes la prennent, la respectent, la détruisent, la reconstruisent et fabriquent, à partir de là, ce qui sera considéré comme la plus belle expression de ces pays, de ces peuples, à savoir la poésie.
11Cela a déjà commencé à la Renaissance avec la Pléiade. Cela continue dans le monde d’aujourd’hui. On peut dire que cela s’est étendu à travers le monde, bien sûr par les guerres et à travers les conquêtes, mais aussi par les reconquêtes humaines que savent faire les hommes après les résistances qui doivent aboutir, essayer d’aboutir selon eux, non pas à de nouvelles oppressions, mais, comme le disent tous les poètes, à quelque chose qui est plutôt de l’ordre de la jouissance et de l’épanouissement des êtres non limités à leur seul pré carré.
12Voilà en quelque sorte le lien qui peut exister par la poésie au-delà des siècles et des lieux. Il nous montre à quel point est essentiel ce que nous avons à dire aujourd’hui par la grâce de ceux qui organisent les Lyriades et qui ont souhaité être à l’intérieur de « francoffonies ! », le festival francophone en France en cette année 2006.
13Nous sommes assurément un pays de connaissance et conjointement, un pays de poésie, ce que vont illustrer M. Benoît de Cornulier, avec « “Heureux qui, comme Ulysse...” : un sonnet oublié », M. Claude Gilbert Dubois, avec « la Pléiade, une poétique nouvelle », M. Jean-Yves Debreuille avec « l’École de Rochefort ». Pour finir, M. Daniel Delas nous parlera de « Négritude et métissage dans l’œuvre théorique et poétique de Senghor » ; Senghor qui constitue évidemment l’un des jalons fondamentaux de ce chemin que j’ai tracé de Du Bellay jusqu’aux poètes francophones d’aujourd’hui.
Auteur
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