Conclusion
p. 131-136
Texte intégral
1En l’absence de Pascal Charvet et de Françoise Argod-Dutard, c’est à Camille Martinez, qu’il est revenu de donner toutes les réponses que la salle attendait, notamment sur l’orthographe des toutes dernières années, sa spécialité de thèse. Lauréat de nombreuses dictées de Bernard Pivot, il fait de l’orthographe sa passion. M. Michel Rabaud, chef de mission à la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (en charge des Lyriades), M. Ambroise Queffélec, professeur à l’université d’Aix-en-Provence et spécialiste du français d’Afrique ainsi que M. Daniel Nigoul, professeur à l’IUFM de Montpellier, ont répondu plus particulièrement aux questions de linguistique ou de didactique. Mais ce sont évidemment les intervenants présents de l’après-midi qui ont satisfait la curiosité suscitée par leur communication.
Question de vocabulaire
2Interrogée sur les emprunts à l’anglais dans le domaine des couleurs, Mme Mollard-Desfour précise : je pensais en particulier aux dénominations de couleur des jeans. C’est donc spécifique. Cela s’applique à une technique et, parfois, on se demande même si c’est une vraie dénomination de couleurs : vous avez blue, blue denim, black, etc., il y en a une centaine ! Dans les termes que l’on connaît, il ya par exemple blue navy. Il ne m’en revient pas d’autres en particulier, mais c’était surtout par rapport aux dénominations des jeans. Dans la langue courante, il y a énormément d’anglicismes qui passent dans les mots de couleurs ; si je reste sur la couleur bleue, vous avez tous les dérivés de blue, repris de l’ancien français, tels que : blues (qui a donné blue note – la « note bleue » en musique), bluesman, « bluesé », qui sont vraiment connus et qui peuvent être introduits dans un dictionnaire.
Question d’orthographe
3[C. Martinez] En dehors des projets de rectification, on observe dans les dictionnaires et dans l’usage, que l’évolution de l’orthographe n’est pas du tout terminée, même si on peut considérer qu’il y a un noyau orthographique qui s’est solidifié, commun à tous.
4Chacun écrit la plupart des mots de la même manière et tout le monde est d’accord là-dessus, mais il y a encore des mots en marge qui ne sont pas encore stabilisés. Je pense à des mots comme clé, par exemple, que l’on peut écrire de deux manières, clé ou clef Parmi nous, qui écrit clé C-L-É et qui écrit C-L-E-F ? (la salle est appelée à répondre en Levant la main) [...] Cuillère, qui l’écrit avec È-R-E à la fin ou bien cuiller avec E-R ? (id.) [...] Les réponses nous montrent que pour ces mots, il y a encore une certaine hésitation dans l’usage. Cela laisse penser qu’en fonction des tendances, il faudrait faire une étude sociolinguistique pour rechercher, selon l’âge des scripteurs et leur catégorie sociale, comment ils auraient tendance à écrire. On peut donc penser que, dans le futur, des mots comme clé ou cuillère vont se stabiliser au niveau graphique.
5Il y a des mots courants, mais aussi des mots plus rares, des mots d’emprunt. Par exemple, un cacatoès, nom d’un perroquet. Dans les dictionnaires de ces dix dernières années, on observe des changements. Dans le Petit Larousse notamment, on trouve une graphie C-A-C-A-T-O-È-S, mais il y a 10 ans, deux graphies existaient pour ce mot, l’une avec C-A-C-A et l’autre avec K-A-K-A qui a disparu depuis des dictionnaires. Comme ce mot n’est pas courant, c’est l’usage des spécialistes qui a fait autorité ; il n’utilise plus qu’une seule variante, celle avec des C.
6Je ne peux pas ne pas parler du projet de rectification de l’orthographe de 1990 que l’on a évoqué tout à l’heure avec des mots emblématiques comme évènement et nénuphar. Je suppose que j’éveille des souvenirs. Qui écrit événement avec deux accents aigus ou avec un accent aigu et un accent grave ? (id.)[...] Pour ce mot, en 1990, et même si l’usage veut qu’on utilise le È devant une syllabe contenant un E muet, il est dit qu’aucune des deux variantes ne serait fautive, comme c’est déjà le cas pour clé. Quant à nénufar (orthographe primitive avec un F), le P-H-A été introduit dans le mot sous l’ influence du mot « nymphéa ». Le projet de rectification proposait le retour à la graphie ancienne, régulière jusqu’en 1935. En fait, la majeure partie de l’orthographe s’est stabilisée au xviiie siècle avec quelques aménagements au xixe. Cette évolution n’est pas terminée. Il reste à l’usage de trancher pour que des graphies doubles s’établissent ; des usages certes divergents, mais qui restent complémentaires pour qu’à terme, peut-être, ils s’uniformisent.
7Concernant l’accent circonflexe, dans le projet de rectification de l’orthographe, il y avait une proposition qui était de supprimer les accents sur I et U, ce qui a été plutôt mal reçu et peu appliqué. Aujourd’hui, les deux graphies août avec et sans accent ne peuvent donc pas être considérées comme fautives.
8[M. Rabaud] Un autre problème me vient à l’esprit, qui n’est pas du tout du même ordre : le groupe I-G-N Dans la mesure où, au Moyen Âge, I-G-N était la manière de transcrire le gne, il y a une hésitation sur Philippe de Champaigne ou Philippe de Champagne (alors qu’il n’y en a pas pour Michel de Montaigne). Dans les noms propres, on garde en français moderne, le ai prononcé è, alors qu’on devrait effectivement dire Philippe de Champagne ou Michel de Montagne. Il reste une hésitation sur foire d’empoigne : beaucoup de gens disent encore « foire d’empogne », comme on le disait autrefois. Pourquoi ? Parce qu’il y a le mot poigne, mais aussi le pognon en argot. On ne dit pas « poignon » bien sûr. De même, il y a une hésitation sur oignon et encoignure. Preuve qu’il y a des variations phonétiques autour de graphies qui autrefois étaient très précises. Je le répète : I-G-N était simplement la graphie du gne.
9[A. Queffélec] Je voudrais dire que la variation graphique dans les formes de français – en dehors de l’Hexagone – correspond à un choix qui n’est pas basiquement linguistique. Dans le cas d’un pays du Maghreb, il est évident que le choix d’une graphie francisante ou arabisante correspond à une prise de position linguistique, voire politique. Une graphie arabisante aura tendance à rapprocher le terme de la langue d’origine, alors qu’une graphie de type francisant marquera l’intégration du terme dans la langue française, par exemple « al watan ». Pour ce mot, il y a des graphies très différentes, cela peut être le fruit du hasard, mais, chez certains écrivains, il y a une volonté explicite de choisir une graphie en fonction de l’image que l’on veut donner du terme. Si le terme est considéré comme un terme du français en perdant toute connotation exotique ou particulière, on va adopter une connotation francisante. Si, au contraire, on veut signaler le terme comme un terme d’origine arabe, dont on veut affirmer l’arabité, on adoptera une graphie de type arabe. Exemple : pour le mot cher, soit le pluriel est chers – on mettra alors le s terminal – et on aura une graphie francisante, soit le pluriel est chiour, on adopte alors une graphie arabe. Mais on peut avoir une graphie hybride chiours avec un s, autrement dit, on a la prononciation arabe mais on a aussi le s comme signe de rapprochement du français ! Les choses sont donc très complexes. Le problème se pose également pour les langues africaines, où il y a un souci dans l’indication du pluriel. Quel est le pluriel de moundele (e prononcé é) – c’est-à-dire un Blanc ? Est-ce bamindele ou mindele ou moundélés avec un s ? Là encore, il y a un choix qui est souvent conscient chez le locuteur pour apparenter le terme à son origine ou, au contraire, pour montrer que le terme fait partie du français commun.
10[C. Martinez] J’ajouterais qu’on retrouve le problème en musique sur des termes italiens : dit-on des concertos ou des concerti ? À France-Musique, il y a une certaine hésitation : lorsque l’on dit concerti, cela fait prétentieux ; l’usage courant préfère concertos.
11[M. Rabaud] Je rebondis sur ce que vous dites parce que nous avons été saisis à la Délégation générale à la langue française par un lecteur très exigeant et très vétilleux (mais nous répondons toujours avec beaucoup d’assiduité et de recherche) sur la graphie de medjoul – forme de datte particulièrement gouteuse d’origine marocaine, mais qui n’est pas cultivée qu’au Maroc. Cette personne voulait que l’on abandonne la graphie medjoul (que l’on trouve sur les emballages) pour prendre la graphie marjoul. Problème ! Notre correspondant devait se tromper car ce n’est pas marjoul, mais probablement maharjoul (qui est d’origine inconnue ou méconnue), c’est-à-dire une datte particulièrement rare. Nous avons dans notre quotidien des questions qui se posent effectivement sur la graphie francisée ou non de noms ou de formes étrangères.
12[D. Nigoul] Je voudrais signaler que les dictionnaires sont toujours considérés comme une norme absolue, ce qui est une erreur. En effet, les dictionnaires essaient seulement de représenter l’usage. Je pense notamment à des mots comme a priori. Si l’on prend le plus gros dictionnaire de la langue française qui existe-il est sur Internet, réalisé par le CNRS – on trouvera ce mot avec un accent grave ; si l’on cherche dans le Petit Robert ou le Larousse, on n’aura pas d’accent grave. La notion de faute dépendrait donc du dictionnaire que l’on consulte ! De même, les personnes qui jouent au scrabble ont leurs propres normes. Elles ont créé leur propre dictionnaire pour un certain nombre de mots sur lesquels on hésite. Je dis cela pour rebondir sur l’idée que l’usage n’est pas stabilisé, que les dictionnaires n’ont pas pour objectif de fixer absolument une norme lorsqu’elle n’est pas totalement partagée, qu’elle offre en quelque sorte un certain nombre de variantes possibles. Il y a d’autres problèmes liés à cette proposition de rectification de 1990. Par exemple, celui qui laisse aux lexicographes la possibilité de choisir entre les deux termes, l’ancien et le « rectifié ». Et, complémentairement, celui de l’ordre dans lequel on va les indiquer ; par exemple : abîme suivi d’abime, ou l’inverse ? Va-t-on les mettre en note ou non ? D’un dictionnaire à l’autre, on s’aperçoit qu’il y a des variantes importantes.
13[C. Martinez] Pour revenir sur les rectifications de l’orthographe, il semblerait que 15-16 ans après, il y ait différents niveaux d’intégration dans la langue courante. On a des graphies qui n’ont pas du tout été intégrées comme, par exemple, les accents circonflexes supprimés sur le i et le u. Quand je dis pas du tout, cela veut dire de manière limitée dans le dictionnaire. On a aussi des mots emblématiques comme nénufar, ognon sans i, assoir sans e, qui sont vite passés à la trappe et qui sont rarement signalés par les dictionnaires. Mais on a aussi des petits succès comme le pluriel des mots composés : je pense à porte-plume traditionnellement invariable jusqu’à la fin du xxe siècle, qui prend aujourd’hui un s au pluriel dans le Petit Robert comme dans le Larousse. Des pans entiers des rectifications proposées sont ainsi repris dans les dictionnaires. Au dire d’Yves Garnier, directeur du département encyclopédique des éditions Larousse, il y aurait 35 % des rectifications qui seraient intégrées au Petit Larousse. Mais, à côté des dictionnaires célèbres comme le Petit Larousse ou le Petit Robert, on a des initiatives différentes, selon les maisons d’édition. Le dictionnaire Hachette a décidé d’intégrer la totalité des rectifications proposées, de la même manière que le nouveau Littré intègre les rectifications d’orthographe. Pour parler de cuiller à nouveau, cela me rappelle une anecdote. Il y a donc deux manières d’écrire ce mot, mais cela dépend du public auquel on s’adresse. Ainsi, dans un dictionnaire tout public, on trouve les deux variantes, alors que dans un dictionnaire pour enfant, on n’en trouve qu’une seule, pour éviter que [’enfant ne se retrouve avec des difficultés orthographiques là ou il n’yen a pas. Cela m’a porté préjudice en CM2 lors d’une dictée que donnait un stagiaire d’IUFM. Or, dans cette dictée, il y avait le mot cuiller. Moi qui avais déjà, peut-être, l’œil orthographique, j’avais remarqué qu’il y avait deux manières d’écrire cuiller. J’avais l’habitude de l’écrire avec È-R-E à la fin, et ce jour-là, je me suis dit : « il y a deux manières de l’écrire, il va bien falloir que j’en choisisse une ». Or, j’avais observé que, ces derniers temps, on écrivait plutôt cuiller avec E-R. Finalement, j’ai donc écrit ce mot comme cela. Le stagiaire m’a compté une faute. Peut-être parce que sa référence orthographique ou son dictionnaire étaient plus anciens que la nouvelle norme ou, peut-être, utilisait-il un dictionnaire pour enfant !
14Pour l’orthographe, personnellement, je consulte le Littré. L’orthographe, c’est donc aussi une affaire de référence. Deux personnes peuvent très bien s’affronter sur l’orthographe, parce qu’elles ont deux références différentes. Telle personne consultera le Robert, telle autre le Larousse ; et elles s’opposeront sur des questions orthographiques en accordant trop d’importance à leur dictionnaire, alors que les deux pourront ne pas avoir tort !
15[S. Benaïssa] Si vous me permettez, je voudrais rebondir sur le français au Maghreb et son utilisation. Pour ce qui me concerne, j’écris en français, mais aussi en arabe ; j’ai une double formation. Ce n’est pas tellement dans les mots comme cher qu’il y a problème, c’est dans d’autres mots qui ont une référence en arabe dialectal dans l’arabe algérien et dont on ne trouve pas l’équivalent dans la langue française. Par exemple, en français, il existe la féminité alors que « l’homité » n’existe pas. C’est pourtant une valeur très importante. J’ai utilisé ce terme dans un de mes romans. Lorsque je l’ai remis chez Plon, mon éditeur a été quelque peu perturbé. Faut-il mettre ce mot entre guillemets ou non ?
16Pour medjoul, le dj est très important ; le dj est tout à fait différent du j : mejoul est un mot qui ne correspond ni à l’arabe ni au français. Un exemple personnel : ma mère s’appelle Djanet, ce qui veut dire paradis. Si on enlève le d, elle s’appelle alors Janet et ça change tout ! Le dj est important, le dj est un son particulier qui définit les noms. Nous avons été francisés jusque dans nos noms et nos prénoms. Je m’appelle Slimane, c’est en fait Sulaiman, Salomon à l’origine. Là aussi, il y a eu francisation.
Question de couleur
17[S. Benaïssa] Je reviens sur les couleurs, qui sont pour nous très connotées. Par exemple, ma mère se refusait tout le temps à caractériser le marron par le mot nègre. Pour nous, le mot utilisé pour définir la couleur nègre, c’est « pain brulé ». Il y a ainsi une situation de clan à défendre ; donc le nègre, c’est du pain brulé !
18[A. Mollard-Desfour] Je voudrais ajouter que, par rapport aux couleurs, il y a de gros problèmes de traduction. En effet, pour le choix des couleurs, les termes traduits ne correspondent pas tout le temps. Pour les nuances c’est encore plus compliqué. Parfois, il n’y a pas d’équivalent. Et même si l’on a à peu près la nuance, elle n’a pas systématiquement la même application ; au final, on ne parlera donc pas de la même chose. C’est un problème auquel on réfléchit dans nos séminaires : voir comment on peut résoudre ces difficultés pratiques de traduction.
19[S. Benaïssa] En langue arabe, les couleurs ont un sens figuré très important. Peut-être l’origine est-elle venue de Ziriad, ce musicien d’Al-Andalus du ixe siècle qui a voulu donner une couleur au son tiré de son luth pour décrire un état de la musique. Pour rester sur la couleur bleue, on dira ainsi qu’un cheval est bleu ; certes, il n’a pas la couleur bleue, mais il court dans un état bleu ! C’est une façon de parler. Autre exemple : l’ancien président Boumedienne, pour les paysans, était considéré comme bleu... et l’on dira d’un hypocrite qu’il est jaune. Pour nous les couleurs expriment largement des états de caractère.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007