La « légende des cycles » et son argot
p. 123-129
Texte intégral
1Il existe une ponctuation dite familièrement, dans le jargon journalistique, « d’asthmatique », qui consiste en une accumulation de virgules. Cette ponctuation foisonnante donne l’impression d’avoir pris en compte, effectivement, les problèmes des insuffisants respiratoires, en leur permettant de faire des pauses dans leur lecture... Chacun peut ainsi aller jusqu’au bout d’un texte sans périr étouffé en cours de route ! Toujours dans le parler de l’imprimerie, de l’édition et de la presse, ce type de ponctuation est, également, appelé « persillage ».
2Ce terme d’asthmatique se retrouve dans le très riche argot du cyclisme, notamment dans la bouche des coureurs professionnels... L’expression avoir des braquets d’asthmatique désigne le comportement, l’attitude, la façon de courir, de ceux qui, étant en difficulté, sont contraints de s’en tenir aux petits développements. Les vrais coureurs, pros ou amateurs, appliquent aussi cette expression aux cyclotouristes, considérés comme des aimables « pépères ». On entend parfois l’expression synonyme avoir des braquets pour grimper aux arbres...
3Ces mêmes coureurs en délicatesse avec le kilométrage de l’étape ou avec la pente d’une côte pédalent peut-être, les pauvres, avec les oreilles ? ! C’est-à-dire que, à mille lieues de l’aisance ou de la fluidité, ils se déhanchent en balançant la tête de droite et de gauche. Ils n’ont pas du tout la facilité écœurante de ceux qui pédalent dans l’huile, à l’image du Suisse Hugo Koblet, vainqueur du Tour de France en 1950, et qui était surnommé « le Pédaleur de charme ».
4Parmi les nombreux synonymes d’avare figure, chacun le sait, le mot rat. Ainsi, par « petit rat de l’Opéra » on pourrait désigner un jeune harpagon sévissant palais Garnier ou à l’Opéra Bastille.
5Un rapiat, un fesse-mathieu, un rat, donc, lésine sur tour... En cyclisme, un raton... ratonne, c’est-à-dire qu’il « s’économise ». C’est un petit malin (ou un escroc) partisan du moindre effort, qui ne prend pas de relais, qui ne roule jamais en tête du peloton. Bien au contraire, il se réfugie dans le sillage d’autrui et suce les roues, pour profiter de l’aspiration. Et il « aspire », lui, à terminer les courses frais et rose, n’ayant aucun scrupule à sauter sur la ligne d’arrivée ses adversaires fatigués... Parmi ces suceurs de roues, dans les années 1950, les commentateurs et les autres coureurs du Tour de France classaient souvent le Belge Stan (pour : Constant) Ockers. Pas mauvais compétiteur, loin de là, il ne prenait pas souvent l’initiative et se contentait de suivre de son mieux, régulièrement, la roue des Coppi, Bobet, Bartali, Koblet, Kubler – ce qui assurait constamment à ce... Constant, en fin de compte, une belle place d’honneur. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait été surnommé non seulement, et banalement, « Stan »... mais aussi « le Rusé ».
6De ce qui précède, on aura peut-être tiré la conclusion – et ce sera à juste titre – qu’il existe un savoureux et très étendu argot du cyclisme, notamment pratiqué par ceux que le journaliste Albert Londres dénomma les « forçats de la route ». Si cette expression était amplement justifiée à l’époque où il l’inventa, nous n’en sommes plus du tout là... !
7Et puis, et surtout parmi les coureurs professionnels disputant les grandes épreuves à étapes – Tour de France, Tour d’Italie (le Giro), Tour d’Espagne, Paris Nice, etc., et les grandes classiques en ligne : Paris-Roubaix, la Flèche wallonne, Bordeaux-Paris... –, s’est développée la manie des surnoms. Cela est vrai aussi, mais dans une moindre mesure, au sein des « pistards » : où peut-on retrouver aujourd’hui, hélas, de grandes réunions sur piste comparables à celles qui faisaient vibrer le public à la « Cipale » de Vincennes, en banlieue parisienne, au Parc des Princes et au mythique Vél’ d’Hiv ?..
8Sans être vraiment de nature argotique, ces surnoms relèvent d’une gouaille familière, populaire... et c’est pourquoi nous ne résistons pas à l’envie d’en mentionner un certain nombre.
9Les références à la faune ne manquent pas : l’Australien Phil Anderson ne pouvait pas échapper au surnom de « Kangourou », évidemment ; le grand grimpeur espagnol Bahamontes, qui planait sur le peloton dans les ascensions, fut consacré « Aigle de Tolède » ; le Français Louis Bergaud, qui n’avait rien d’un colosse, se retrouva dénommé « la Puce du Cantal », ou « Lily »... Le teigneux Breton Jean Robic, d’après son patronyme, eut droit au terme hypocoristique, donc aimable, de « Biquet », mais aussi, et cela se référait à la fois à sa taille et à son caractère tout autant qu’à son nom, de « Roquet ». Par ailleurs, sa témérité dans les descentes fit ajouter l’autre surnom de « Trompe-la-Mort »... Peut-être s’ajoutait-il à cette témérité, au fil des ans, un manque d’adresse... Effectivement, il ne se tua pas... mais il se cassa souvent ! De nombreux accidents, et les fractures afférentes, gâchèrent une carrière qui eût pu être bien plus heureuse. Prudent, il fut un des premiers à porter constamment un casque, d’où encore un surnom, qui aurait pu jaillir de la plume de Jean de la Varende : « Tête-de-Cuir ».
10Fin rouleur styliste, Jean Bidot devint « Patte de biche », tandis que Marcel Bidot, coureur puis directeur de J’équipe de France aux petits soins pour ses champions, était affublé du surnom de « la Mère poule ». Autre aigle : le Français Thierry Claveyrolat, dit « l’Aigle de Vizille ». Restons dans les « porte-plumes » avec Jacques Marinelli, surnommé « da Perruche » pour trois raisons : son bavardage incessant, sa petite taille, et la couleur de son maillot.
11On n’omettra évidemment pas Bernard Hinault, autrement dit « le Blaireau », à la forte personnalité et au caractère affirmé. Ni le grand champion italien Fiorenzo Magni, surnommé... « le Lion des Flandres », en raison de ses victoires en terres nordiques. Un peu gêné par la facilité du sobriquet, on citera du bout des lèvres le nom de Julien Moineau, qui fut un estimable coureur, mais dont le surnom était bien banal, à savoir : « le Piaf » !
12Autre Australien, routier et excellent pistard, Sydney Patterson ne fut pas, lui, un simple kangourou : ce très bon sprinter était pour ses pairs le « Kangourou volant » ! Le longiligne Français Roger Pingeon était « d’Échassief », tandis que le « baraqué » pistard français Michel Rousseau était logiquement surnommé « de Taureau de Vaugirard » (ou « de Costaud de Vaugirard »). L’halien Paolo Salvodelli était titulaire de trois surnoms : « de Poupon » et « Face d’ange », qui vont bien ensemble, mais aussi « le Faucon », qui détonne un peu au regard des deux précédents...
13Le Belge Lucien Van Impe, grimpeur petit format, était appelé assez naturellement « Lulu », mais aussi « le Grimpeur de poche » et « le Ouistiti des neiges ». Le Français Georges Wambst, qui fut coureur sur piste, stayer, puis entraîneur sur derny et grosse moto, se voyait qualifié de « Frelon » : y avait-il dans ce surnom une allusion au bruit des motos de demi-fond ?.
14Sans épuiser les surnoms liés aux animaux, nous citerons pour finir : « de Dromadaire » (dit aussi « d’Ordinateur »), c’est-à-dire le Suisse Tony Rominger ; « le Bouledogue », soit le Belge Gaston Rebry ; le « Chamois des Abruzzes » : l’Italien Vito Taccone ; « le Basset », autrement dit l’excellent coureur belge Philippe Thuys ; « la Gazelle » : le Français Jean-Baptiste Dortignacq...
15En dehors des surnoms découlant simplement du prénom ou du patronyme, chaque sobriquet a été attribué, bien sûr, en fonction du physique du coureur, ou à partir de son caractère, de son tempérament, de son comportement en course.
16À part le fort contingent de surnoms liés à la faune, l’éventail est riche et multiple : spécialiste des attaques, des « coups de fusil » où il secouait sa grande carcasse, Raphaël Géminiani – aussi fort en gueule que la mère Angot selon Charles Lecocq – est « le Grand Fusil ». Aujourd’hui, à plus de 80 ans, ce serait plutôt le « Vieux Fusil » de Robert Enrico...
17Robert Chapatte, bien connu en tant que journaliste sportif, fut auparavant un routier-rouleur de classe, d’où le surnom flatteur de « Chapatte de velours ». Le véloce sprinter dacquois André Darrigade reçut un surnom comparable à celui du tennisman Jean Borotra (un des « quatre mousquetaires ») : « le Basque bondissant », puisqu’il « bondissait » sur ses adversaires à quelques mètres de la ligne d’arrivée.
18Citons, sans ordre, quelques surnoms très parlants : « le Roi du plancher » (ou « Toto »), pour un des empereurs du sprint sur piste, le Français Robert Grassin ; « l’Inusable », pour le fameux sprinter sur piste britannique « Reg » (Reginald) Harris ; « la Locomotive humaine », ou « la Locomotive de Mantoue », pour l’Italien Learco Guerra ; « l’Ange de la montagne », pour l’exceptionnel grimpeur luxembourgeois Charly Gaul ; « Cœur de lion » pour celui qui reste « Monsieur Bordeaux-Paris » : le Français Bernard Gauthier... Nous terminerons sur deux personnages de légende : le premier vainqueur du Tour de France, le Français Maurice Garin, dit « le Petit Ramoneur » ou « le Bouledogue blanc », et le « Cannibale », ainsi surnommé parce qu’il voulait tout gagner : le Belge Eddy Merckx...
19Après avoir abandonné des surnoms qui, dans le cyclisme, se comptent par centaines, nous allons visiter le lexique luxuriant de ce sport populaire, où Michel Audiard, cycliste lui-même, piocha des expressions, voire des reparties. Un vocabulaire que popularisa le dessinateur Pellos, grand illustrateur des Pieds Nickelés, mais aussi remarquable dessinateur de presse, notamment par des caricatures de sport. Ses dessins consacrés au Tour de France, et qui paraissaient dans des revues dédiées au cyclisme, constituaient de véritables fresques, où surgissaient, ricanants, la « Sorcière aux dents verres » et « l’Homme au marteau ». Principalement dans les étapes de montagne...
20On ne saurait évoquer l’épopée du Tour de France en omettant de saluer celui qui y consacra d’étincelantes chroniques dans l’Équipe, enrichissant de son côté le vocabulaire sportif à coups de formules spirituelles, de jeux de mots désopilants, ébouriffants... À savoir, l’écrivain et journaliste Antoine Blondin.
21... Le rêve de tout coureur cycliste est, cela va de soi, d’avoir La pancarte, c’est-à-dire d’arborer à la vue de tous un maillot prestigieux : le maillot jaune du Tour de France (un jaune dû au fait que le journal l’Auto, d’Henri Desgrange, créateur et directeur de la « Grande Boucle », était imprimé sur du papier jaune), le maillot rose du Giro, le maillot tango du Tour d’Espagne, le maillot arc-en-ciel de champion du monde, un maillot de champion national...
22Eh oui, la « Grande Boucle » ! Le Tour ne fait-il pas, en principe, une boucle, en épousant grosso modo la forme de l’Hexagone ?..
23Rares sont ceux qui, dans une montée, peuvent enrhumer l’adversaire, c’est-àdire démarrer et attaquer avec une telle violence que cela provoquera un courant d’air capable de faire prendre un coup de froid aux rivaux. Porter un tel démarrage afin de s’extraire du peloton en vue de s’échapper et – ou – de s’envoler vers la victoire s’appelle poser une mine. Si cette attaque, plus ou moins violente dans ce cas particulier, est portée dès le départ effectif, réel, de la course, on dit que l’attaquant fait une sortie d’hôtel... En effet, les concurrents n’ont quitté leur hôtel que depuis quelques dizaines de minutes, à cet instant.
24Avant de poser une mine, il peut être utile de mettre le nez à la fenêtre, histoire de tester les adversaires avant que de se lancer dans une échappée. Cela consiste à se porter à l’avant de la course, à placer quelques vraies-fausses accélérations et banderilles... tout en observant l’état des troupes adverses. Ces dernières sont-elles dans un mauvais jour, ou bien vaut-il mieux s’abstenir parce que les concurrents ont l’air d’avoir la socquette en titane, c’est-à-dire en pleine forme ?..
25Un bon tacticien évitera de se retrouver dans l’obligation de rouler en chasse-patates. Il est en effet généralement usant de rester longtemps à courir derrière un groupe sans parvenir à le rattraper alors que l’on a derrière soi un autre groupe qui ou bien est menaçant, ou bien n’arrive pas à constituer un renfort souhaité.
26On surveillera avec méfiance ceux qui chatouillent les pédales : l’aisance et la facilité montrées par ces coureurs démontrent leur grande forme, et – ou – leur classe naturelle. Ce sont donc des adversaires dangereux, susceptibles de lancer des attaques ! En revanche, à moins qu’il ne s’agisse de remarquables comédiens simulant des difficultés, on ne se préoccupera pas (sauf s’il s’agit de coéquipiers) de ceux qui écrasent les pédales lourdement, mécaniquement, comme des tâcherons. Manifestement, ils n’ont pas l’aisance, la souplesse, des hommes en forme.
27Encore moins se méfiera-t-on de celui qui compte les pavés, car il roule à si petite allure qu’il donne l’impression de pouvoir dénombrer non les moutons pour s’endormir, mais les pavés, peut-être pour continuer à rouler machinalement... Celui n’est pas loin de descendre à la cave, de sombrer corps et biens. Voire de mettre la flèche, de prendre la tangente, c’est-à-dire d’abandonner et de se faire ramasser par la voiture-balai.
28Certains tenteront sans doute de se sortir de cette situation difficile sans être trop regardants sur les moyens... Tout en pédalant avec difficulté, en piochant, en enfonçant Les clous, en pédalant carré, en sciant du bois pesamment, ils s’efforceront de becqueter de l’air par moments, en s’appuyant négligemment sur l’aile d’une voiture. Mais cela ne sera peut-être qu’un court répit, et on les retrouvera bientôt restant de nouveau en croustille, incapables de suivre le train, décollés du peloton et se retrouvant seuls à l’arrière de la course.
29Leur descente aux enfers sera précipitée si, à l’avant, on a décidé de mettre la grande soucoupe et de visser la poignée, c’est-à-dire de se mettre sur le grand plateau du pédalier et de rouler très vite, en augmentant de plus en plus la vitesse, à la façon d’un motocycliste qui tournerait la poignée des gaz de son engin. Et, même, se trouvera-t-il des sadiques qui voudront en rouler une dégueulasse ; autrement dit : qui se mettront à effectuer des relais longs et violents pour provoquer une fracture, lâcher les adversaires... Malheur aux traînards besognant en queue de peloton !
30Les plus costauds dédaigneront peut-être les astuces tactiques. Confiant en leur forme, ils se contenteront de courir à la pédale : les jambes mais sans la tête, en quelque sorte. Ce qui ne fera pas plaisir à Pierre Bellemare, qui anima, entre autres, à la télévision, le jeu « La tête et les jambes » (et non « la tête et les jantes »)... Par moments, ils en mettront un coup sur la meule, tireront sur la meule : ils accéléreront vivement l’allure. Et ils enverront dans la moulure, en relançant sans trêve la course, interdisant ainsi toute pause à leurs rivaux.
31Et puis arrivera la fin de la course, les derniers hectomètres, les derniers mètres... Des équipiers tireront la braquasse, adopteront un très grand développement, pour protéger, abriter, emmener leur sprinter, à qui ils laisseront le passage dans les tout derniers mètres, en s’écartant – ce qui aura aussi l’avantage de gêner les sprinters rivaux. Dans la dernière ligne droite, d’aucuns auront de la laine sous les ongles, à force d’agripper les maillots d’adversaires afin de se propulser en avant en usant d’une sorte de catapulte. D’autres passeront le coude, écartant un coude ou les deux coudes pour empêcher les adversaires de passer.
32Le sprint peut être très serré : le vainqueur à l’emballage mettant la barbiche ou la chape. L’emballage implique un sprint serré entre plusieurs coureurs, et la différence entre le premier et son ou ses suivants ne dépassera pas l’épaisseur d’un poil ou de la chape du pneu, d’un boyau...
33Mais, cet emballage final, les malchanceux n’y participeront pas... Notamment si la fameuse et maléfique sorcière aux dents vertes – nommons-la : c’est la malchance, qui provoque chutes et crevaisons – les a plusieurs fois envoyés manger (ou piétiner, brouter) la luzerne, c’est-à-dire atterrir dans le décor, dans un champ. De ces chutes, ils seront éventuellement repartis en talonnant de l’avant ou de l’arrière, si, faute d’être dépannés, un des pneus ou un. des boyaux sera en partie dégonflé.
34Autre ennemi juré des coureurs cyclistes : l’homme au marteau, qui vous assomme, qui vous retire subitement vos forces. En particulier si le coureur s’est mis en situation de fringale.
35Victime des agissements concertés de l’affreuse sorcière et du perfide bonhomme, le coureur malchanceux aura la ressource de constituer avec un maximum de ses semblables l’autobus, ou gruppetto. Un peloton soudé qui, même terminant hors des délais, sera repêché par les commissaires de la course, ceux-ci ne pouvant éliminer d’un coup plusieurs dizaines de concurrents. On dira alors de ces derniers, qui n’auront rien gagné dans la journée : ni prime ni place d’honneur, qu’ils ont ramassé les casquettes en arrivant comme les carabiniers.
36Le cyclisme, nous venons de le voir rapidement, est un sport qui a « pignon sur roue(s) » et qui ne manque, vous en conviendrez certainement, ni de selle ni de... sel.
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