Des graphies à « l’orthographie » : une normalisation contraignante
p. 81-99
Texte intégral
1L’orthographe du français apparaît en Europe, avec celle de l’anglais, comme une des plus difficiles à acquérir. Contrairement à celle de l’espagnol ou de l’allemand, elle s’est éloignée de l’idéal phonographique, qui fait correspondre une lettre à un son, pour devenir de plus en plus idéographique et imposer globalement la figure singulière de mots marqués par l’histoire de la langue.
2En tant qu’écriture alphabétique, elle entretient des relations de dépendance avec l’oral, mais n’utilise que 26 lettres (les signes œ et æ sont négligeables du fait de leur rareté) auxquelles s’ajoutent les accents et les signes auxiliaires (tréma, cédille) pour représenter les 36 articulations sonores de la langue (33 phonèmes, les semi-consonnes [ч, w] et [ә] caduc). Ce déficit de 10 lettres a été comblé au cours de l’histoire par des correspondances substitutives si nombreuses que le français compte actuellement 133 graphèmes et présente un système complexe qu’ont bien étudié des linguistes, tels que Gak à qui l’on doit les premières analyses ou plus récemment Thimonnier, Blanche-Benveniste, Chervel et surtout Nina Catach qui, avec l’équipe du CNRS, a véritablement renouvelé l’approche de cette discipline.
3Ainsi ont été mises en évidence les valeurs multiples des lettres (phonétiques, morphologiques, syntaxiques ou idéographiques) et la complexité de leurs transpositions dans le mot. Sans entrer dans le détail de leur analyse, il nous suffit, pour s’en convaincre, de faire quelques remarques simples. Dans le meilleur des cas, on a une ou plusieurs lettres (graphèmes) pour transcrire une unité sonore mais, là encore, les choses peuvent se compliquer : il n’est pas rare que, pour un même son (phonème), il y ait une multitude de signes. Il suffit de prendre pour exemple les graphies du phonème [ε] dans mer, mère, même, mais, peine, Raymond, bey, poignet, peupleraie, paix, balai, lait, laid, aient ou celles du phonème [ε] dans vin, imbu, instinct, poing, vingt, rein, ceint, seing, pain, saint, parpaing, daim, moyen, contient, thym, synthèse, Reims. De plus, ces lettres sont parfois polyvalentes : ainsi le digramme in joue trois rôles dans le mot pin : phonétique (transcription de [ε], morphologique (relation avec pinède) et idéographique (distinction des homophones pin et pain par exemple).
4Si cette complexité est heureusement compensée par la fréquence et la redondance – ce sont les lettres qui entretiennent des rapports clairs avec l’oral qui assurent l’essentiel des transpositions orthographiques – il n’en reste pas moins que la reconnaissance visuelle met en jeu non seulement des correspondances alphabétiques parfois compliquées mais aussi toutes sortes de repérages spatiaux, grammaticaux et sémantiques. On peut donc comprendre les difficultés que le jeune français doit vaincre pour lire et orthographier correctement, la maîtrise technique (notions de fréquence, de système, de mesure des progrès et des difficultés) que requiert de la part du professeur d’école et de l’orthophoniste un bon apprentissage ou une rééducation satisfaisante de l’écrit.
5Sans vouloir entrer dans le champ de ces problématiques qui était un des objets du séminaire de ce matin, et pour rester dans la tradition des Lyriades qui veut que chaque journée commence par une communication historique et fasse une bonne place au xvie siècle, nous essaierons d’expliquer comment sont apparus les maux de l’orthographe et quels remèdes y ont été apportés pour imposer une normalisation graphique plus cohérente sur l’ensemble du territoire.
Une naissance difficile et une croissance mal contrôlée (xe-xve siècle)
6C’est avec les insuffisances de l’alphabet latin que tout a en effet commencé. En s’installant en Gaule (dès le iie siècle avant J.-C. dans le sud et après la conquête de César en -52, progressivement dans le nord), les romains imposent, avec leur administration, leur langue et leur culture. Du bilinguisme celto-romain, ne subsiste plus que le latin, mais un latin modifié que les invasions germaniques vont encore transformer. L’écart entre latin classique écrit et langue parlée (lingua rustica romana) apparaît clairement avec la Renaissance des lettres latines instaurée par Charlemagne mais se trouve déjà matérialisé par les Serments de Strasbourg (842) qui constituent le véritable acte de naissance de la langue française : le roman. Les voyelles latines se sont diphtonguées, antériorisées ou amuïes après le changement de l’accentuation, les consonnes se sont palatalisées, sonorisées, assourdies ou amuïes, enrichies de mi-occlusives et du [h] et du [gw] germaniques, la morpho-syntaxe s’est considérablement simplifiée. Mais les scribes, qui n’étaient pas toujours sensibles à toutes les transformations de la langue parlée, n’avaient à leur disposition que les 23 lettres de l’alphabet latin, auxquelles ils ajoutèrent toutefois le w germanique, pour traduire les sons nouveaux. En dépit de leur application à transcrire, en écriture Caroline très lisible (cf. doc. 1), les sons qu’ils entendaient, ils laissèrent des traces d’approximations et de variabilité assez nombreuses que N. Catach a mises en évidence à propos des Serments de Strasbourg.1
Document 1 : L’écriture Caroline. (S. Fournier, Brève histoire du parchemin et de l’enluminure, Gavaudun, Fragile, 1995)
7Si les graphies consonantiques paraissent satisfaisantes (à noter toutefois la variabilité des notations : c, qu, k, par exemple, pour le son [k], en revanche, les voyelles semblent notées avec beaucoup d’approximation, u transcrit [o, u, y] (dunat, cum, cadhuna, saluament), les diphtongues sont peu ou pas notées (sauir pour saueir), les voyelles suivies de nasales, tantôt en, tantôt in, comme le montre cet exemple des graphies utilisées dans un extrait des Serments de Strasbourg (B. Cerquiglini, La naissance du français, PUF, 1991, p. 90 et 95) :
Pro Deo amur et pro Christian poblo et nostro commun saluament, dist di in auant, in quant Deus sauir et podir me dunat, si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra saluar dift, in o quid il mi altresi fazet. Et ab Ludher nul plaid numquam prindrai qui, meon uol, cist meon fradre Karle in damno sit.
Pour l’amour de Dieu et pour le salut commun du peuple chrétien et le nôtre, à partir de ce jour, pour autant que Dieu m’en donne le savoir et le pouvoir, je soutiendrai mon frère Charles ici présent de mon aide matérielle et en toute chose, comme on doit justement soutenir son frère, à condition qu’il m’en fasse autant et je ne prendrai aucun engagement avec Lothaire qui, à mon escient, soit au détriment de mon frère Charles.
Document 2 : Extrait des Serments de Strasbourg.
8Du ixe au xve siècle, en même temps que la prononciation évolue (transformation des diphtongues, nasalisations, simplifications des mi-occlusives, amuïssement des consonnes finales) et que la diversité dialectale s’installe en France, tend à s’établir, non sans variabilité, un certain consensus entre les centres de copies sur les graphies à utiliser. Cependant, l’adoption progressive de l’écriture gothique, à partir du xiie siècle, introduit des éléments de perturbation nouveaux : souci de l’ornementation, de la rapidité, de la personnalisation qui rendent les mots peu lisibles (cf. doc. 3).
9De plus, la multiplication des actes administratifs et juridiques, rédigés en langue vulgaire, mais transcrits la plupart du temps en latin et inspirés souvent des textes de lois romains, va habituer les copistes à rapprocher les deux systèmes graphiques et à donner plus de poids à l’étymologie. Enfin, l’orthografie (première attestation du mot au xiiie siècle) a du mal à noter, avec le même alphabet latin, les nouvelles articulations (le w germanique a toujours été mal intégré depuis la transformation de [w] en [g] dès le ive siècle : par exemple werra > guerre).
Document 3 : Les écritures gothiques. (S. Fournier, op. cit.)
10Si, dans l’ensemble, elle marque seulement les sons prononcés (le [s] antéconsonantique amuï continuera cependant à s’écrire jusqu’au xviiie siècle), elle adopte souvent des solutions plus ou moins ambiguës.
11Les combinaisons de lettres sont utilisées, de façon assez claire, pour transcrire des sons inconnus du latin. Ainsi [ʃ] est noté par le c étymologique et un h indiquant le souffle entendu (par exemple : latin canis > chien), les diphtongues ou triphtongues sont transcrites par les voyelles qu’elles font entendre (par exemple : faire, eau), les voyelles nasales sont marquées soit par un tilde (par exemple : bone), soit par le redoublement de la consonne (par exemple : bonne < bona) sans que la graphie soit systématiquement étymologique (par exemple : tans ou tens < tempus).
12Parfois, lorsqu’une lettre est déjà utilisée dans certaines positions, on lui donne des valeurs supplémentaires dans d’autres emplois. La constrictive [ʒ] est notée devant e et i, par le g latin qui, devant a, o, u, transcrit déjà l’occlusive vélaire sonore [g].
13Certaines lettres s’enrichissent de valeurs nouvelles. Les lettres i, I et u, v, V pourront selon le contexte traduire [i, j, ӡ] et [y, v, w], la lettre u qui notait le [u] latin sera adoptée pour la transcription de [y, v] et c’est à 0 que sera dévolu le soin de transcrire [o], [ɔ] et [u] (par exemple fort [fɔr] et cort [kur]) avant que, le digramme ou, ne notant plus de diphtongue, ne soit disponible pour transcrire la voyelle vélaire.
14Des graphies équivalentes enfin se multiplient en fonction des régions : le [λ] mouillé a de nombreuses représentations (ill, il et, après [i], l et ll ; 1h dans le sud) qui sont parfois ambiguës (par exemple fil [fil] et gril [grij], la nasale palatale [ɲ] en a quatre courantes (ign, gn après [i], ingn, ngn après nasale) qui prêtent également à confusion : montaigne se prononce [mɔtaɲ],
15À ces adaptations plus ou moins heureuses, s’ajoute le rôle joué par l’écriture manuscrite. Les abréviations prennent des valeurs particulières : on utilise, par exemple, le x pour noter [-s] et [-us] (par exemple chevax pour chevaus <*caballos) et comme le s et le z représentent [-ts] ([ts] noté z >[s] noté s au xiiie siècle), il va en résulter une sorte d’équivalence entre -s, -z, -x, comme marques de pluriel, qui explique l’interchangeabilité de s et de z ainsi que la quasi-généralisation de x après u.
16Certaines lettres enfin sont cultivées pour leur aspect ornemental : x, y ou z, par exemple, se prêtent aux fantaisies graphiques, donnent de l’étoffe à des monosyllabes (nes devient nez ; roi, moi s’écrivent régulièrement roy ou moy) vont de plus en plus se répandre en fin de mots (z notamment à la deuxième personne du pluriel des verbes, x pour marquer le nombre des mots en -u).
17Pour résoudre les ambiguïtés nées de ces transpositions approximatives et de ces variantes graphiques, pour rendre plus lisible l’écriture gothique, des lettres diacritiques se répandent : ainsi s final et S long, initial et médian, v initial et u intérieur (qui notent l’un et l’autre la voyelle et la constrictive), y et z qui vont marquer la fin du mot, h, le début. Les consonnes muettes sont aussi des moyens d’indiquer la prononciation des lettres précédentes et suivantes, h en début de mot devant u signale une prononciation semi-consonantique du u (huile [qil] et uile [vil] sont ainsi distingués ; il sera ajouté à huis, huit, huistre), l dans peult souligne le digramme (à ne pas lire pe-ut), s ou z notent la prononciation fermée de la voyelle précédente e, le redoublement de consonnes, sa prononciation ouverte (par exemple espée [epee], secrette [sekrεt]), les consonnes rajoutées devant i,j, ou u servent à indiquer que ces dernières ne sont pas des voyelles (subject [syʒe(t)] ou [syʒε(t)], aduenir [avenir]).
18Le recours à l’étymologie est un autre moyen de reconnaissance pour les clercs imprégnés de latin qui copient d’innombrables traductions d’actes commandés par le développement de la chancellerie. On multiplie donc les lettres qui rappellent l’origine d’un mot et l’apparentent à ses dérivés. Ainsi le c est rajouté dans dict, par exemple, pour le rattacher à dicere, le p, dans temps (écrit tens ou tans en a. fr.) en souvenir de tempus. On pratique même de fausses étymologies : sauoir (<’sapere) devient sçauoir sous l’influence trompeuse de scire.
19À ces facteurs s’ajoutent les emprunts qui font entrer dans la langue des graphies nouvelles et le fait que la prononciation continue à évoluer, même lentement. Les diphtongues et les triphtongues vont rester notées alors qu’elles se transforment et se monophtonguent souvent à la fin de cette période. La réduction des hiatus au xive et au xve siècle, n’est généralement pas marquée dans la graphie qui continue à maintenir, par exemple, eu dans seur (<securum) ou meur (< maturum) et, comme les graphies du son [ø] hésitent entre eu et oeu, des confusions s’instaurent dont témoigne, entre autres, le mot heur dans bonheur : dérivé de *agurium (< augiirium qui aboutit à [eýr] au xie siècle ; et à [ý : r] au xive siècle), il aurait dû se prononcer [yᴚ] en français moderne mais il a été confondu avec heure, mot auquel il a d’ailleurs emprunté son h. Des divergences de prononciation de ce digramme entre les régions du nord ([y]) et celles du sud ([ø]) ont entretenu l’ambiguïté.
20On constate donc que de nombreux graphèmes sont polyvalents comme e ([e, ε, a]), c ([k, s]), g ([g, ʒ]) et qu’ il y a plusieurs graphies pour un phonème comme an et en ([ã]), ain et ein ([ε]), i et y ([i]), que les correspondances sont variables ou liées à la position, qu’un grand nombre de lettres ne se prononce pas. Ce qui caractérise ainsi l’« ortografie » du xive et du xve siècle, c’est sa tendance à devenir idéographique, surchargée et peu lisible. Deux écarts se creusent : l’un entre phonétique et graphie, l’autre entre langue populaire et langue savante.
21Un extrait de La lettre à un ami d’Abélard (1130), traduite en langue vulgaire (Bibliothèque nationale, archives photographiques) et le début des Cent Balades d’amant et de dame de C. de Pisan (1409) (extrait de F. du Castel, Damoiselle Christine de Pisan, Paris, Picard, 1972) offrent des exemples des graphies utilisées au xiie et au xve siècles (cf. doc. 4 et 5).
Essamples attaignens ou appaissans souveent les talens des homes plus que ne font parolles [...] aige propose a escripre atoi qui es ores lointains une confortable espitre des propres esperimens de mes meschances...
Document 4 : Extrait de La lettre à un ami d’Abélard (1130), traduite en langue vulgaire. (Bibliothèque nationale, archives photographiques)
Cy commencét cent balades damât et de Dame.
Quoy que neusse courage ne pēsee
Quât apresét de dits amoureus faire
Car autre part ades suis apésee
Par le command de personne qui plaire...
Document 5 : Le début des Cent Balades d’a ? ?iant et de darne de C. de Pisan (1409). (extrait de F. du Castel, Damoiselle Christine de Pisan, Paris, Picard, 1972)
Document 7 : Missive de Nostradamus. (Cahier paleographique des Archives nationales, Sté des Amis des Archives de France, 1989, p. 63)
Un corps à soigner (xvie siècle)
22Au xvie siècle, l’écart entre graphies et prononciation continue donc à s’accentuer et ce, d’autant plus que les lettrés sont nourris de culture latine : les lettres étymologiques contribuent à assurer non seulement des rappels entre les dérivés, des distinctions homophoniques mais aussi une beauté de l’écriture fondée sur l’abondance des lettres et la superfluité des tracés. C’est sans doute l’époque où le paléographe a le plus de difficultés à déchiffrer les textes. On peut s’en rendre compte en observant le début de lettre que Joachim Du Bellay adresse à son ami Jean de Morel en juillet 1559 (doc. 6).
23Sa transcription diplomatique en montre les complications et les abréviations (en italiques) qui portent sur l’extrémité ou le centre des mots et peuvent même prendre la forme de notes tironiennes. On peut noter aussi les accolements, les lettres étymologiques, la ponctuation aléatoire, la variabilité de l’écriture. Ce n’est évidemment pas un exemple isolé, comme on peut le voir dans la missive de Nostradamus (doc. 7).
24On comprend donc la difficulté qu’éprouvaient les imprimeurs à lire les manuscrits. Aussi, avec le développement de l’édition, la nécessité d’harmoniser les pratiques et d’introduire de nouveaux caractères a eu pour conséquences l’apparition de mouvements réformateurs qui ont entraîné une réflexion sur les rapports entre oral et écrit et quelques changements orthographiques.
25Mais, dans le premier quart du xvie siècle, quelques améliorations se font jour dans l’écriture et la présentation des textes : les caractères romains et italiques issus de l’écriture humanistique née à Florence (reprise de la Caroline, cf. doc. 8) remplacent l’écriture gothique peu lisible (1re impression à Paris en français en 1519). Les mots se séparent, les abréviations disparaissent et un système de signes de ponctuation et d’accents va se mettre en place.
Document 8 : L’écriture humanistique.
(S. Fournier, op. cit.)
Document 9 : Illustration des systèmes orthographiques du xvie siècle.
26Des imprimeurs, confrontés aux variétés des habitudes manuscrites, proposent des solutions. G. Tory, dans le Champfleury (1529) et Le tresutile et compendieulx traicte dorthographie gallicane (1529) et E. Dolet, dans Traité de la ponctuation françoise plus des accents d’ycelle (1540), préconisent la systématisation de l’apostrophe, de la cédille, la répartition d’accents distinctifs (a pour l’auxiliaire et à pour la préposition, é pour le masculin et e pour le féminin) et la simplification des graphies. La Briefre doctrine (1533) va dans le même sens.
27Mais ce sont surtout des grammairiens qui imaginent des réformes fondées sur un principe phonétiste : la lettre doit renvoyer au son pour faciliter la lecture, ce qui nécessite la suppression des lettres superflues et l’établissement d’une norme. Sylvius (J. Dubois), avec In linguam gallicam Isagoge (1531) et L. Meigret avec le Traite touchant le commun vsage de l’Escriture Fançoise (1542) proposent une orthographe rationnelle. Ramus (La Ramée, le premier humaniste qui ait enseigné en français au Collège du roi) va plus loin avec sa Gramere (1562, 1572), présente des caractères nouveaux et distingue [i] et [j], [y] et [v] par respectivement i, j, u, v. Honorat Rambaud (Déclaration des Abus que Ion commet en ecriuant et le moyen de les euiter, & représenter nayuement les paroles ce que jamais homme n’a faict, publiée en 1578 mais achevée en 1567) invente une notation tout à fait originale. Le document 9 qui précède illustre ces différents systèmes à partir d’une phrase tirée de La Declaration de Rambaud et proposée par Y. Citton et A. Wyss, dans Les doctrines orthographiques du xvie siècle en France (Genève, Droz, 1989,p. 35).
28Contre ces réformateurs, quelques modérés, ou conservateurs, vont s’élever au nom du réalisme : toutes les variations dialectales seraient difficiles à représenter, la nouveauté graphique irait à l’encontre des habitudes de lecture, la langue perdrait de son prestige : ce sont J. Peletier du Mans (Dialogue de l’ortografe e Prononciacion françoèze, 1550), G. des Autels (Défense de Louis Meigret... 1550), E. Pasquier (Recherches de la France, livre VIII, 1621).
29Les écrivains vont suivre en majorité une orthographe plus ou moins modernisée : suppression de lettres adscrites, du x muet, du z après e pour fermer son timbre, du y pour [i], utilisation d’accents, élimination de lettres grecques et doubles. Rabelais et T. de Bèze restent conservateurs, tout comme Du Bellay.
30Au début de La Deffence et illustration de la langue françoyse (Paris, L’Angelier, 1549), notre poète déclare au sujet de l’orthographe du texte :
i’ay plus suyuy le commun et antiq’vsaige que la Raison, d’autant que cete nouuelle (mais légitimé à mon iugement) façon d’escrire est si mal receue en beaucoup de lieux que la nouueauté d’icelle eust peu rendre l’oeuure, non gueres de soy recommendable, mal plaisant, voyre contemptible aux Lecteurs...
31et dans L’Olive Augmentée (Paris, Corrozet, 1550), il ajoute :
C’est encor’ la raison pourquoy i’ai si peu curieusemét regardé a l’orthographie : la voyant au iourdhuy aussi diverse, qu’il y a de forces d’écrivains. I’appreuve, & loue grandement les raisons de ceux, qui l’ont voulu reformer : mais voyât que telle nouueauté desplaist autant aux doctes comme aux indoctes : i’ayme beaucoup mieulx louer leur inuention que de la suyure : pource que ie ne fay pas imprimer mes oeuures en intention qu’ilz seruent de cornetz aux apothequaires : ou qu’on les éploye à quelque aultre plus vil mestier. Si tu treuues quelques faultes en l’impressiô tu ne t’en dois prendre à moy, qui m’en suis rapporté a la foy d’autruy Puis le labeur de la correction est tel, singulieremét en vn oeuure nouueau, que tous les yeux d’Argus ne fourniroient à voir les faultes, qui s’i treuuent.
32En somme, l’auteur est prudent et, à la différence de Ronsard, peu intéressé par une transcription dont il laisse volontiers le soin aux copistes et aux correcteurs.
33Mais ces derniers ont visiblement négligé cet aspect et la première édition de La Deffence et illustration de la langue françoyse et de L’Olive en 1549, chez A. L’Angelier, présente une orthographe ancienne, des fautes d’impression, des variantes aléatoires et un abus des majuscules. Les éditions ultérieures de La Deffence offriront, à côté d’innovations telles que le tréma, la cédille, les accents aigus, la réduction des y, le remplacement par le s du z indiquant le pluriel (édition F. Morel de 1561), des formes, qui appartenaient déjà à la première édition, comme les pluriels en -oint ou les passés simples en -arent à la 3e personne du pluriel (édition L’Angelier de 1580, par exemple). Après quelques essais chez Sertenas, Du Bellay s’adressera ensuite à F. Morel pour l’impression de ses ouvrages. En tête des Divers jeux rustiques, il déclare en effet : « l’aime beaucoup mieulx que tu le lises [le livre] imprimé correctement que dépraué par vne infinité d’exemplaires ou, qui pis est, corrompu misérablement par vn tas d’imprimeurs non moins ignorans, que temeraires et impudens. » Les éditions collectives de ses œuvres présenteront désormais une orthographe « modérée » et plus logique dans son fonctionnement.
34Les critiques formulées par Barthélémy Aneau, à propos de la première édition de La Dejfence et illustration de la langue françoyse dans Le Quintil Horatien2 étaient en effet sévères :
le passe cela que tu escris Deffence par double FF, et vn C, à la maniere des Practiciens, que tu appelles deprauateurs d’orthographe, au chapitre 7 du 2, et non Defense par simple F et S selon sa vraye origine. Car la paradoxe Orthographie (qu’ilz appellent Orthographe)
De quatre, cinq, six, sept, huict, neuf
Qui font vn langage tout neuf,
est tant vaine, et incertaine : que le procès en est encores pendant, les vns suyuans le son, les autres l’vsage, les autres l’abus : autres leur opinion, et volunté :
Et toutefois non constans et de mesme teneur, mais dissemblables entre eux voire à eux mesmes, comme toy en ton oeuure, qui vsant de ryme comme metheline regle de plomb : ores escris fonteine pour rymer contre peine, et ores fontaine contre certaine, rient contre orient, puis riant contre friant, plaisent contre present, et puis plaisant contre faisant, violent et violant, degoutens pour rymer contre m’attens. Item omettant les lettres ou il les fault necessairement, comme etincelles pour estincelles, et les mettant ou elles sont superflues, comme esle pour aile ou aie, pasle pour pale, fist pour feit. Quelques fois les changeant au contraire en escriuant quand de quantum par d, quant de quando par t, et dont pour d’ond de vnde, les redoublans ou les syllabes sont breues, comme immiter pour imiter, estommac pour estomac, congneuz pour cogneuz, et les mettant simples ou elles sont longues comme Rome, nourice, dificile, clore, pour Romme, nourrice, difficile, clorre, et infiniz autres [...]
35Mais qui était responsable de ces imperfections, l’auteur, le copiste ou l’imprimeur ? Pour B. Aneau, cela ne fait aucun doute :
[...] tu pourras dire que ce n’est ta faute, ains celle de l’imprimeur
Qui es escris moins que bien faits
Porte des asnes tout le faix.
Neantmoins que de ce faiz, les imprimeurs s’en sauent tresbien descharger par monstre des copies. Joint aussi que les lettres versales BCFGILMNOPRSV mises par tout es noms communs et appellatifz, tesmoignent assez auoir esté suyuie l’originale copie escrite à la main, ou communément se font ces lettres a grans traits. Et les faultes venantes de l’impression se cognoissent facilement [...].
36Sans doute, Du Bellay n’était-il pas seul responsable du manifeste de La Pléiade mais sans doute aussi avait-il accepté, à la lecture, les caractéristiques de la copie qui devaient correspondre tant soit peu à son écriture.
37Marot suit G. Tory et si Montaigne se range du côté de Peletier, en revanche, Ronsard sera grand disciple de Meigret. Mais, confronté à des difficultés d’impression, il modère sa position dans le dernier quart du xvie siècle. Les imprimeurs, en effet, ont souvent été contraints de tempérer leurs ardeurs en raison de contraintes économiques, d’absence d’harmonisation des propositions, du conservatisme des lettrés et des troubles politiques (mort violente de Dolet, de Ramus, exil de R. Estienne et de Plantin).
Des lettres à discipliner (xviie-xxe siècle)
38Le début du xviie siècle avec la Fronde, les censures de Richelieu et de Mazarin ne marquera pas de progrès : les réformes, qui ne s’étaient pas imposées au xvie siècle, semblent oubliées en France alors qu’une partie d’entre elles voit le jour en Hollande.
39De nouveau s’affrontent deux groupes ; les modernes (grammairiens, éditeurs soutenus par Vaugelas, Ménage, Richelet entre autres) et les anciens (clercs, maîtres d’écriture, officiers royaux). A l’influence positive du premier, s’ajoute celle de certains précieux qui vont encourager la suppression des lettres inutiles (1 de peult, c de magificque, par exemple).
40Des auteurs s’intéressent aussi aux réformes comme Bossuet ou Corneille, par exemple, qui préconise l’accent grave, l’emploi du s au lieu du z pour le pluriel, du j et du v, ou encore Richelet, dans son dictionnaire de 1680, qui maintient le principe morphologique et étymologique mais simplifie les consonnes doubles, supprime les lettres grecques et adscrites, utilise les accents.
41C’est aussi en suivant l’exemple des imprimeurs hollandais que les Français vont progressivement établir à la fin du siècle, l’usage moderne de v et de j, de la cédille, de l’apostrophe et des accents. Mais ces modifications resteront timides : les doctes et l’Académie, en effet, optent pour le conservatisme orthographique qui permettait de sauvegarder une orthographe distinguant les homonymes, regroupant les familles et assurant une certaine connivence entre lettrés.
42Voici, à titre d’illustration, deux textes : l’un du xvie siècle (extrait du chapitre premier des Essais de Montaigne, 1588, d’après l’exemplaire de Bordeaux) et l’autre du xvii siècle (extrait du Mercure Galant du 12 mars 1672) :
Document 10 : Extrait du chapitre premier des Essais de Montaigne, 1588. (d’après l’exemplaire de Bordeaux)
Document 11 : Extrait du Mercure Galant du 12 mars 1672.
43Après la période classique, l’orthographe va devenir officielle. Toutefois au xviiie siècle, même si l’Académie la régente, l’usage en est encore assez tolérant et ce n’est qu’au xixe que le dictionnaire de l’Académie va devenir normatif et que la notion de faute d’orthographe prend une valeur sélective, voire une connotation morale. Ceci s’explique surtout à partir de la loi Guizot (1833) par la création des écoles communales et celle des écoles normales d’instituteurs qui doivent apprendre à tous la même langue dans sa norme la plus générale. Aussi assiste-t-on à des vagues de réformes orthographiques, les unes pour simplifier un outil de transcription encore complexe à la fin du xviie siècle, les autres pour rendre plus applicables à la majorité des français un système qui reste partagé entre fonctionnement phonétique et idéographique.
44Le dictionnaire de l’Académie sera le reflet des premières réformes. La troisième édition (1740), en particulier, menée par l’abbé d’Olivet soutenu par les philosophes, notamment Montesquieu, Marivaux, Voltaire (qui adoptera la graphie ai pour oi prononcé [we] ou [ε]), va apporter 6177 modifications comme la suppression des hiatus, des consonnes diacritiques internes (fenestre > fenêtre), la réglementation de l’usage du y (ayeul > aïeul), de l’orthographe des participes... Elles seront confortées par les éditions suivantes qui ajouteront la simplification d’une partie des lettres grecques, des lettres doubles, du z final ailleurs qu’à la deuxième personne du pluriel et, dans quelques-mots brefs, une meilleure réglementation des accents graves et circonflexes, notamment. Ainsi est instaurée notre orthographe actuelle avec ses qualités et ses défauts.
45Mais devant les difficultés d’apprentissage de l’écriture et de la lecture mises en évidence par la scolarisation obligatoire et le développement des médias, des linguistes et enseignants s’émeuvent, et un vaste mouvement de réforme voit le jour vers 1860 (avec, à sa tête, Littré, Sainte-Beuve, Passy, Grammont notamment). Devant l’hostilité des imprimeurs, l’indifférence de l’Académie, les novateurs se tournent vers l’Etat qui promulgue l’arrêté de 1901 resté inefficace.
46D’autres tentatives, celle des linguistes partisans d’une orthographe phonologique (Blanche-Benveniste et Chervel en 1969, Martinet en 1980), celles de R. Thimonnier (1967, 1970), celles du CILF, du CNRS, plutôt modestes, ne seront guère suivies d’effets.
Document 12 : Principales modifications du décret du 6 décembre 1990
M. Riegel et al., Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 1994)
47Finalement, c’est le décret du 6 décembre 1990 qui apportera quelques simplifications touchant les mots composés, le trait d’union, le pluriel des noms d’emprunt, l’accord des participes passés des verbes pronominaux, la conjugaison des verbes en -eler, -eter, les signes suscrits (tréma, accents grave et circonflexe), quelques mots mal rattachés à leur famille ou aux graphies inhabituelles (cf. doc. 12 ci-dessus).
48On comprend donc que notre orthographe, prisonnière des traditions de lecture, d’écriture et d’impression qui pèsent sur la mémoire de chacun, présente une imbrication de systèmes phonétique et idéographique difficiles à maîtriser par l’écolier. Elle requiert en effet l’apprentissage de mécanismes de repérage qui mettent en œuvre des aptitudes visio-spatiales, motrices et auditives fines, des qualités mémorielles nécessaires à la mise en relation sémantique des unités à l’intérieur de la phrase, du paragraphe ou de la langue, la maîtrise des systèmes de marques (orales ou muettes), la sûreté des automatismes et la vigilance de l’attention. Façonnée par les strates de dix siècles d’influences dont elle n’a pas toujours su éliminer les scories pour choisir l’essentiel, elle est devenue, par respect excessif de la lettre et conservatisme élitiste, un monument de culture bien fréquenté par les lettrés qui en savourent les vestiges ou encore les champions d’orthographe qui se délectent de ses subtilités mais aussi bien redouté par les enfants qui en franchissent avec efforts les degrés.
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