Le massacre des Sem-terra selon Haroldo de Campos ou l’érection du signe
p. 225-238
Texte intégral
1Alors que nous venons de célébrer le cinquantenaire de la fondation du groupe Noigandres de poésie concrète et bientôt celui de la publication dans la revue du même nom du « Plano-piloto para poesia concreta2 », reprenons le texte paru en 1986 sous le titre « jubilário trintenário », texte republié dans le Museu de Tudo de Haroldo de Campos, je veux dire dans Crisantempo3. Le poète y retrace une « historieta (parcial) da p’oh ! esia br’ah ! sileida » qui souligne – « à maneira de Joyce (ou do manifesto “Anti-Anta”, do nosso Oswald) » – le rôle qu’il a joué, avec son frère Augusto et Décio Pignatari, dans ce courant qui a profondément renouvelé la poésie brésilienne :
Naquele entonces, quando os dois turgimanos siamesmos se uniram ao oleiro calábrico, a literordura burralheira teve um baque : teve um troço, teve um karataque.
2Et de rappeler que trente ans après et malgré les pronostics da « cívica incompanhia », « os tresdemoninhados estão aí, tresrindo, trintamente ».
3En fait, cette célèbre confrérie, aujourd’hui amputée par la disparition en août 2003 de Haroldo de Campos, suivait des voies assez divergentes et celle de Haroldo de Campos, n’en déplaise à ceux qui l’avaient étiqueté une fois pour toutes, ne peut se confondre avec la poésie concrète4, comme le manifeste le texte de Crisantempo que j’ai choisi de soumettre à votre attention.
4« Crisantempo. Crisântemo no tempo. Cristal no tempo em flor », je cite le texte de présentation par Guinsburg du livre Crisantempo : no espaço curvo nasce um / :
A poesia de Haroldo de Campos a desdobrar a sua maturidade poética em que o poeta, odisseu das línguas e das linguagens, percorre um vasto mar de inspirações e transcriações.
5Parmi la vingtaine de sections que comporte ce florilège de créations, de transcréations ou plutôt, selon le poète, de « reimaginações » – ses novas transluminuras – il en est une qui m’a particulièrement touchée et dont je voudrais vous faire partager la lecture. Il s’agit du poème écrit à l’occasion du massacre des Sem-terra à Eldorado dos Carajás (Pará) et publié dans le supplément Mais ! de la Folha de São Paulo, le 28-04-96, soit onze jours à peine après les faits que je vous rappelle – d’aprés la Veja n ° 17, 24 avril 1996 – sous le titre Eldorado dos Carajás, Brasil, 17 de abril de 1996 :
O governador Almir Gabriel, do Pará, mandou a P. M. desocupar uma estrada no sul de seu estado. Saldo da operação de trânsito rodoviário : uma carnificina com dezenas de sem-terra mortos e 51 feridos.
6Le poème de Haroldo de Campos qui a cet événement tragique pour référent s’intitule « o anjo esquerdo da história » et comporte la note suivante : « no título e no texto há reminiscências de Walter Benjamin, das teses sobre “filosofia da história5” ».
7La figure allégorique de l’Ange – son tableau – dessine au sein de la modernité littéraire d’étranges réseaux, comme le rappelle Christine Buci-Glucksmann en citant Poe, L’ange du bizarre ; Rilke, Élégies de Duino ; Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire6. C’est à ces dernières que renvoie la mise au point sur l’iconographie de la tradition pour dénoncer l’horreur du massacre et, à travers elles, aux multiples connexions entre l’oeuvre de Paul Klee et celle de Walter Benjamin.
8Tableaux et dessins d’anges – une cinquantaine en tout – traversent l’œuvre de Paul Klee de 1919 jusqu’à la fin de sa vie. Parmi eux, l’Angelus Novus, datant de 1920, acquis par Walter Benjamin en 1921, devint sa figure emblématique7. Fasciné par ce tableau, il le conserva sa vie durant, selon le témoignage de Scholem, « à titre de talisman spirituel et d’objet de méditation8 ». Scholem, grand spécialiste de la mystique juive et de la kabbale, a été pendant plusieurs années l’ami intime de Walter Benjamin. Il analyse, dans une conférence prononcée à Francfort en 1972, intitulée « Walter Benjamin et son ange9 », le réseau d’associations entre le tableau de Paul Klee, Angelus Novus, l’ange gardien de la kabbale et l’ange de l’histoire ou de la rédemption dans les célèbres thèses de 1940, réseau dans lequel « viennent se réfracter, offrant de nombreuses facettes, la vie et la pensée de Walter Benjamin : sa vie d’amant, d’écrivain, de juif, sa pensée du langage et du temps10 ». L’élément luciférien de la beauté du satanique entra dans les méditations de Benjamin sur ce tableau11 dont la figuration, avec ses serres et ses ailes effilées comme un couteau, se prête à ce genre de vision. Quant aux yeux écarquillés dont le regard envoûtant ne paraît jamais se vider et aux boucles qui sont en fait des rouleaux de parchemins où le message de l’ange est sans doute inscrit, ils lui ont inspiré d’autres visions. Dans les dernières années de sa vie, lorsque Benjamin « déplaça son messianisme juif initial vers le schéma marxiste de la rédemption historique12 », l’Angelus Novus deviendra l’ange de l’histoire qui retiendra ici notre attention, puisqu’il est à l’origine du texte de Haroldo de Campos.
9C’est dans ses thèses sur l’histoire, considérées par Habermas comme « un des témoignages les plus émouvants de l’esprit juif13 », qu’apparaît la dernière forme qu’a prise l’ange chez Benjamin. « C’est en février et en mars 1940 que Benjamin, après sa libération du camp où, comme presque tous les réfugiés venant de l’Allemagne hitlérienne, il fut interné au lendemain de la déclaration de guerre, écrivit ses thèses Sur le concept d’histoire, où s’accomplit son réveil du choc causé par le pacte entre Hitler et Staline14. » Dans la neuvième de ces thèses, Benjamin écrit :
Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catas, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès15.
10L’allégorie de l’ange qui incarne dans cette thèse une critique de l’idéologie du progrès, y manifeste au plus haut point la tension dialectique chez Walter Benjamin entre un messianisme, issu de la culture juive mystique « qui circulait dans les années 1900-1920 dans toute l’Europe centrale et la culture de langue allemande16 », et les catégories du matérialisme historique qui sont devenues les siennes. Les rapports assez peu orthodoxes que Walter Benjamin entretenait avec le judaïsme et le marxisme sont l’objet d’antinomies interprétatives « où l’on oppose sans fin le Benjamin marxiste, ami de Brecht et militant de l’anti-fascisme, au Benjamin messianique et judaïque17 ». Certains exégètes parlent de « tournant opéré par Benjamin en direction de la politique marxiste et du matérialisme historique18 ». D’autres, inversement, voient dans ces thèses « un renversement des schémas du marxisme orthodoxe, dans la mesure où les catégories du matérialisme historique y sont repensées à la lumière du messianisme juif ». Ce faisant, Walter Benjamin rejetterait une fois pour toutes la notion de progrès historique « en lui opposant l’idée des interruptions soudaines de l’histoire : ruptures qui sont autant d’instants messianiques19 ». Scholem, tout en pointant le « visage de Janus » présenté par Benjamin, rapporte avec netteté, dans Histoire d’une amitié20, la position défendue par celui-ci – précise-t-il – avec acharnement :
Il m’expliqua que son marxisme n’était toujours pas de nature dogmatique, mais heuristique et expérimental, et que la transposition des idées métaphysiques, voire théologiques, développées par lui au cours des années que nous avions passées ensemble, vers des perspectives marxistes, était un authentique progrès, car elles pouvaient mieux s’épanouir dans ces perspectives, au moins à notre époque, que celles qu’il leur avait assignées à l’origine.
11Meschonnic, quant à lui, refuse la réduction dualiste de toutes ces lectures de Benjamin :
Je récuse donc par principe [...] que le judaïsme ou la judéité de Benjamin soit une catégorie distincte, opposable, par exemple, à son marxisme comme les deux termes d’un choix – les catégories de la théologie et de l’histoire entre lesquelles, comme on dit, il n’aurait pas su choisir 21.
12Pour Meschonnic, et pour d’autres dans son sillage22, il n’y aurait donc pas de ballottement entre le politique et le religieux chez Benjamin, mais une dialectique du Messie. C’est cette tension dialectique qui inspire le texte de Haroldo de Campos où l’allégorie de l’ange joue le rôle de catalyseur de l’énergie subversive qui se dégage de la rencontre de ces deux pôles. C’est cette dynamique que transmet la diction du poète dans sa lecture de ce texte23.
o anjo esquerdo da história
os sem-terra afinal
estão assentados na
pleniposse da terra :
de sem-terra passaram a
com-terra : ei-los
enterrados
desterrados de seu sopro
de vida
aterrados
terrorizados
terra que à terra
torna
pleniposseiros terra-
tenentes de uma
vala (bala) comum :
pelo avesso afinal
entranhados no
lato ventre do
latifúndio
que de im-
produtivo re-
volou-se assim u-
bérrimo : gerando pingue
messe de
sangue vermelhoso
lavradores sem
lavra ei-
los : afinal con-
vertidos em larvas
em mortuá-
rios despojos :
ataúdes lavrados
na escassa madeira
(matéria)
de si mesmos : a bala assassina
atocaiou-os
mortiassentados
sitibundos
decúbito-abatidos pre-
destinatários de uma
agra (magra)
re(dis)(forme) forma
– fome – a-
grária : ei-
los gregária
comunidade de meeiros
enver-
gonhada a-
goniada
avexada
– envergoncorroída de
imo-abrasivo re-
morso –
a pátria
(como ufanar-se da ?)
apátrida
pranteia os seus des-
possuídos párias –
pátria parricida :
que talvez só afinal a
espada flamejante
do anjo torto da his-
tória cha-
mejando a contravento e
afogueando os
agrossicários sócios desse
fúnebre sodalício onde a
morte-marechala comanda uma
torva milícia de janízaros-ja-
gunços :
somente o anjo esquerdo
da história escovada a
contrapelo com sua
multigirante espada po-
nebuloso dos dias vin-
douros o dia
afinal sobreveniente do
justo ajuste de
contas
13La structure du poème renvoie à la posture emblématique de l’Angelus Novus. L’allégorie y « opère un renversement du passé en avenir24 », à partir du temps de maintenant. Entre ces trois temps, les trois strophes tissent, en discontinu, mais avec des rapports complexes marqués par l’étrange ponctuation de fin de strophe, des liens qui ne sont pas ceux de l’historicisme dénigré par Benjamin dans ses thèses25.
Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré
14Walter Benjamin, thèse 9
15Dans la première strophe, impuissant, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, le visage tourné vers le passé, l’ange – figure, ici, du je de l’énonciation – contemple, horrifié, l’ampleur de la catastrophe. Rappelons que celle-ci, dans la neuvième thèse, rassemble en une seule vision l’ensemble des exactions dont ont été victimes, au cours des siècles, les opprimés, ce qui donne une portée encore plus générale au massacre que le texte nous donne à voir : « L’écrit fait du particulier un concret généralisable26. » La présence de l’ange, témoin de la scène, se manifeste par la seule ponctuation – les deux points qui scandent le texte – et par l’hypostase du retour de ei-los qui épingle le souvenir traumatisant et le ressasse, pour mieux le sublimer. Le désastre qu’il contemple scelle un pacte secret entre les générations : « la dette des vivants à l’égard de l’aspiration au bonheur qui fut celle des morts » – comme l’écri Walter Benjamin27 – impose un devoir de mémoire. La cause des sem-terra a été entendue ! Mais une stratégie toute « cabralina » de production du texte contrôle le pathos : comme dans Funeral do lavrador, les voici enfin propriétaires ! L’énonciation organisatrice affiche en effet d’emblée un système – coextensif à l’ensemble de la strophe – qui dénude la racine du mal : la contradiction entre les sem-terra et les com-terra. Elle le fait sur un mode ironique, grâce au pouvoir inducteur de relations formelles d’inversion et de polarisation qui accentuent leur affrontement, puisque le seul accès à la propriété, pour cette gregária comunidade de meeiros do nada, c’est la mort :
e terás enfim tua roça
(Morte e vida severina)
os sem terra afinal
estão assentados na
pleniposse da terra :
de sem-terra passaram a
com terra :
(o anjo esquerdo da história)
16Voici que ces métayers du néant, assentados, deviennent pleniposseiros terratenentes et que leurs dépouilles fertilisent le sol28 :
gerando pingue
messe de
sangue vermelhoso.
17Le déroulement du lexique de la strophe fait intervenir des effets paradigma, en manifestant des mécanismes de dérivation tautologique et oxymorique. Le poète tourne autour de quelques mots noyaux – « gira ao redor das coisas que opera29 » –, mots qui disséminent leurs sèmes et leurs phonèmes :
e as palavras-antenas
o polimento a lima
o jogo
o jugo
dos fonemas
vida poesia : figura de palavras30.
18Parmi ces « constellations31 », la plus féconde32, sem-terra, met en exergue, au premier vers, les victimes du massacre. Ici le poète joue sur l’isolexisme – terra engendre enterrados, desterrados, aterrados, terratenentes – mais dévide également, en dehors de ce système filé, d’autres figures prosodiques. On passe de aterrados à terrorizados et de sem à sangue après l’inversion – o avesso – des signes : assentados, pleniposse, pleniposseiros. Cette circulation non linéaire des signifiants s’accompa, sur l’axe syntagmatique, de créations néologiques agglutinant plusieurs lexèmes – mortiassentados, decúbito-abatidos – et de jeux paronymiques – provenant le plus souvent de tmèses – qui miment un procédé d’autocorrection à l’honneur chez les poètes concrets.33
vala (bala) comum
madeira (matéria)
agra (magra)
re (dis)(forme) forma
– fome – a –
grária.
19Mais si le poète agglutine et coagule, il manifeste aussi une tendance à l’ex34 – qui se traduit par une parataxe généralisée, relancée par la répétition de ei-los – ainsi qu’une tendance à la désarticulation. Le feed-back des panneaux d’affichage à texte électroluminescent qui avait suscité l’intérêt des poètes concrets dans les années 196035 inspire ici des enjambements systématiques qui morcellent les syntagmes – en plaçant en fin de vers articles, prépositions ou adverbes mono-syllabiques (na/pleniposse ; passaram a/com-terra ; no/lato ventre ; do/latifúndio ; messe de/sangue ; sem/lavra) – ou qui disloquent des lexèmes. Cette scission porte parfois sur des préfixes (im-/produtivo ; pre-/destinatários), mais le plus souvent elle provoque l’éclatement du mot (u-/bérrimo ; mortuá-/rios ; a-/goniada). Ce procédé multiplie les contre-accents que le phrasé de Haroldo de Campos dans le CD met singulière en valeur. Je pense à la série re (dis)(forme) forma/ – fome –, véritable « plateau rythmique accentuel36 » où les effets prosodiques soulignent les contre-accents, et à tous les contre-accents enjambants où les syllabes – atones en discours – deviennent toniques par position. Cette « figure rythmique qui caractérise le mieux la relation du poème au discours37 » augmente la prégnance des signifiants et donc l’intensité sémantique que la situation impose. « Le sens n’est plus le signifié. Il n’y a plus de signifié. Il n’y a que des signifiants, participes présents du verbe signifier38. » Ce que le discontinu des syntagmes, la dislocation des mots, la saturation des figu prosodiques et rythmiques, bref l’érection du signe39, donnent à entendre par leurs effets de signifiance, c’est – en contrepoint de la description de la scène et des traces de narrativité (a bala assassina atocaiou-os) – de « l’affect écrit40 », qui inscrit l’énonciation du sujet bouleversé par le massacre, son indignation, sa révolte. Ce primat du discours et cette subjectivisation de l’histoire, dont le rythme est l’élément fondamental « parce qu’il porte tout l’infra-notionnel du langage en même temps qu’il porte l’explicite41 », aboutissent à « une chaîne de ré-énonciations » où le texte de Haroldo de Campos « passe de je en je42 ».
Vergonha
20Correio Brasiliense, 19 avril 1996
21Cette intersubjectivité nous interpelle, dans la deuxième strophe, en tant que patrie
enver-
gonhada a-
goniada
avexada
-envergoncorroída de
imo-abrasivo re-
morso-
22Le texte dit explicitement une honte et un remords partagés – avec un très bel hyperbate qui bat en brèche l’ufanismo régnant :
a pátria
(como ufanar-se da ?)
23et, en contrepoint, il les signifie par l’hypostase du signifiant. « La signifiance est de tout le discours, elle est dans chaque consonne, dans chaque voyelle qui, en tant que paradigme et que syntagmatique, dégage des séries43 », comme le font ici les deux nouvelles « constellations » – vergonha et pátria. Celles-ci engendrent des néologis (envergoncorroída) et produisent de nouveaux effets prosodiques et rythmiques, tels ceux que génère la figure paradoxale de la patrie apatride :
a pátria
(como ufanar-se da ?)
apátrida
pranteia os seus des-
possuídos párias-
pátria parricida :
24Mais pleurer nos morts, répondre à l’appel que notre devoir de mémoire est sommé d’entendre, « tenter – pour reprendre une formulation de Walter Benjamin – de sauver l’héritage des vaincus », avec pour toile de fond la remémoration – « quintessence de la conception théologique de la tradition juive » selon Mosès44 –, est-ce donc là tout ce que la patrie attend de nous ? La réponse est dans l’épiphanie de l’ange, venant ficher « des échardes de messianisme45 » dans les déchirures de l’histoire et inaugurer un récit rédempteur, avec son exigence inconditionnelle de justice.
Est messianique tout ici et maintenant d’exception gros d’espoir de justice à en exploser
25Walter Benjamin
26L’ange de l’histoire n’est plus le héraut, certes compatissant, mais impuissant à « ressouder ce qui a été brisé », que décrit Benjamin dans la neuvième thèse. Ce motif de la restauration, issu de la mystique juive46, est repris, mais cette tâche incombe désormais à un ange gauche que l’iconographie de la troisième strophe transforme en pourfendeur de l’Antéchrist : « Rappelons-nous – dit Walter Benjamin dans la sixième thèse – que le Messie ne vient pas seulement comme rédempteur, mais comme vainqueur de l’Antéchrist47. » C’est cette figuration que retient Haroldo de Campos dans la troisième strophe. L’allégorie baroque, avec ses antinomies qui assu le triomphe du bien sur le mal – incarné ici dans une torva milícia de janízaros jagunços, sous le commandement de la morte marechala –, l’investit d’un authentique pouvoir messianique. L’image fulgurante de l’ange, d’abord représenté métonymi par son glaive – a espada flamejante do anjo torto da his-tória cha-mejando a contravento – incarne l’espérance, mais aussi le combat, de tout un peuple :
com sua
multigirante espada po-
déra (quem dera !) um dia
convocar do ror
nebuloso dos dias vin-
douros o dia
afinal sobreveniente do
justo
ajuste de
contas
27Cette rédemption, qui est « une catégorie de l’expérience collective48 », est moins vécue sur le mode d’une attente inlassable de l’accomplissement messianique (dont on peut voir une figure, ici, dans l’expansion de la syntaxe) que sur celui d’un combat collectif acharné contre l’oppression, car nous sommes investis, nous dit Walter Benjamin, d’« une parcelle du pouvoir messianique49 ». Le signifiant allégorique véhicule à la fois l’impatience messianique partagée – inscrite dans l’organisation syntaxique, rythmique, dans le lexique : afinal est réitéré – et la modalisation qui la rend fragile : talvez ; (quem dera). En dialectisant ces deux aspects, l’allégorie de Haroldo de Campos traduit au mieux l’esprit des thèses de Walter Benjamin chez qui la rédemption – dont la figure temporelle est la lutte des classes dans la quatrième et la douzième thèse – n’est pas « l’avènement nécessaire de l’idéal au terme mythique de l’histoire50 », mais son avènement possible dans un temps de maintenant, dans lequel ont pénétré des échardes de messianisme … pour peu que des situations révo accentuent l’affrontement radical entre les forces antagonistes – ici, la gregária comunidade de meeiros do nada vs les agrossicários sócios desse fúnebre sodalício, la balle vs l’épée. C’est ainsi que se réalisent les véritables états d’exception :
De telles exceptions sont messianiques. Elles prennent l’histoire à rebrousse, à contretemps (a contravento, a contrapelo, traduit Haroldo de Campos), et, d’un seul souffle, elles interviennent juste à temps51.
28L’initiative humaine est donc requise – nous sommes sommés de répondre à l’appel – mais elle est au service d’une fin qui la dépasse infiniment, car seule la violence messianique – só afinal a espada […] do anjo ; somente o anjo – pourra briser le cycle des violences, interrompre le cours du temps, instaurer la justice52.
Le regard allégorique qui est un regard en profondeur transforme les choses et les œuvres par une écriture émotionnelle
29Walter Benjamin53
30En établissant « une médiation entre les luttes libératrices, historiques, “profanes”, des hommes [celles du MST – première strophe –, les luttes pour la réforme agraire qu’elles symbolisent54, mais aussi l’ensemble des luttes des opprimés] et l’accomplissement de la promesse messianique [dernière strophe55] », le texte de Haroldo de Campos « transcrée » de façon exemplaire la dialectique du Messie qui est la marque distinctive de Walter Benjamin. Alors que la justice attend toujours une histoire rédimée et que s’accumulent les catastrophes, « l’ange gauche de l’histoire » nous interpelle en effet par une écriture émotionnelle qui nous fait passer d’un pathos maîtrisé par l’énonciation organisatrice, mais communiqué par la prégnance des signifiants, à « une énergie critique et subversive investie dans l’espérance utopique et messianique et dans le combat pour un avenir émancipé56 ». Nous sommes à mille lieues de l’idée que nous nous faisons de la poésie concrète, mais chez Haroldo de Campos, la théorie s’absorbe toujours dans une praxis qui la transfigure.
Notes de bas de page
2 noigandres n° 4, São Paulo, 1958.
3 Haroldo de Campos, Crisantempo : no espaço curvo nasce um /, São Paulo, Perspectiva, 1998, p. 165. Cf. note p. 358 : « Texto à maneira de Joyce (ou do manifesto “Anti-Anta”, do nosso Oswald), publicado na revista Código, Salvador, Bahia, 1986, número especial comemorativo do trigésimo aniversário da poesia concreta. »
4 Cf. Augusto de Campos : « Por mais que os nossos caminhos poéticos divergissem nos últimos tempos – ele, em seu refinado neobarroco, afirmando e reafirmando que havia mais de 30 anos não fazia poesia concreta, irritado por ser ainda chamado de concretista, eu, teimosamente levando as propostas verbivocovisuais dos anos 50 para o computador –, tínhamos um sólido denominador comum, que nos manteve unidos e solidários o tempo todo. Éramos, talvez, um o avesso do outro. Mas um avesso reversível. Côncavo convexo. “Discordia concors”. Ele, extrovertido, eu intro. Ele mais logopaico, embora excelente no melo e no fanopaico. Eu melo e fano, pouco logo. » in Folha de São Paulo, suplemento Mais ! 14 septembre 2003.
5 Haroldo de Campos, Crisantempo, op. cit., p. 353.
6 Christine Buci-Glucksmann, « Walter Benjamin et l’Ange de l’Histoire : une archéologie de la Modernité », in L’Écrit du temps n° 2, Les éditions de minuit, 1982, p. 45-85.
7 Pris dans un réseau de signifiants, le kleeblatt (feuille de trèfle en allemand) constituera son protecteur kabbalistique. Ibid., p. 54.
8 Cf. Robert Alter et Isabelle Rozenbaumas, Les anges nécessaires : Kafka, Benjamin et Scholem entre tradition et modernité, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 191.
9 Ce titre a été repris dans un ouvrage de Scholem paru en 1983. Cf. références de la traduction française : Gershom Scholem, Benjamin et son ange, Paris, Rivages poche, 1995.
10 Philippe Ivernel, préface du livre de Scholem, op. cit.
11 Cet élément qui venait de ses études sur Baudelaire nourrit sa vision d’ordre affectif dans le texte énigmatique écrit à Ibiza en 1933, Agesilaus Santander. Cf. Scholem, Id., p. 88-139.
12 Alter et Rozenbaumas, op. cit., p. XVII.
13 Jürgen Habermas, Profils philosophico-politiques, Francfort-sur-le-Main, 1971, p. 55.
14 Scholem, op. cit., p. 142.
15 Walter Benjamin, œuvres, Paris, Gallimard, 2000, vol. 3, p. 434.
16 Buci-Glucksmann, op. cit., n° 4, p. 61.
17 Id., p. 47.
18 Selon Philippe Ivernel, Scholem ne pouvait supporter ce tournant. Cf. préface du livre de Scholem, op. cit., p. 12.
19 Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Seuil, 1992, p. 26.
20 Gershom Scholem, Walter Benjamin, Histoire d’une amitié, Paris, Calman Lévy, 1981, p. 230.
21 Henri Meschonnic, « L’allégorie chez Walter Benjamin, une aventure juive », in Walter Benjamin et Paris, Colloque international, 27-29 juin 1983, édité par H. Wismann, Paris, éd. du Cerf, 1986.
22 Yves Charnet, par exemple, parle de « messianisme marxien » : « Ce messianisme marxien est une poétique et sans doute toute la poétique, son enjeu du moins le plus brûlant. » Cf. Yves ChaRnet, « La tâche du poéticien de l’histoire » (La poétique de Walter Benjamin, Poème messianique de l’histoire) in Meschonnic et Charnet, Critique de la théorie critique : langage et histoire, séminaire de poétique, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1985. Dans le même sens, Michael Löwy déclare que « pour mieux saisir le rapport complexe et subtil entre rédemption et révolution dans la philosophie de l’histoire de Benjamin, il faudrait parler d’affinité élective […] » et d’ajouter que, en dépit de toutes les différences – judaïté vs christianisme, Allemagne nazie/Amérique latine –, il y a dans cette « complémentarité dialec » le ferment de ce qui allait devenir la théologie de la libération. Cf. Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001, p. 25 et 34.
23 Cf. CD qui accompagne l’édition de Crisantempo.
24 P. Maillard, « Lecture de Walter Benjamin », II 2), « une poétique de l’allégorie », in Meschonnic et Charnet, Critique de la théorie critique, op. cit.
25 Cette notion d’à-présent – ou de temps de maintenant – figure pour Benjamin « un ramasseur historique de temps », un temps intensif, qualitatif, celui que donnent à voir les états d’exception.
26 Henri Meschonnic, Critique du rythme, Paris, éd. Verdier, 1982, p. 87.
27 Walter Benjamin, œuvres, op. cit., t. 1 p. 49.
28 C’est là un motif de plus que ce texte partage avec Morte e vida severina :
– Trabalhando nessa terra,
tu sozinho tudo empreitas :
serás semente, adubo, colheita.
29 João Cabral, se référant au voyage dans l’épaisseur des mots de Francis Ponge, dans le poème « O sim contra o sim », Serial, in Poesias Completas (1940-1965), 2e ed., Rio de Janeiro, José Olympio, 1975, p. 59.
30 Poème inclus dans Crisantempo, p. 40.
31 C’est ainsi que le poète suisse-bolivien Eugen Gomringer, secrétaire de Max Bill à l’École Supérieure de la Forme, à Ulm, nommait ses compositions.
32 Mais on pourrait encore citer lavra, agrária, ou, dans la strophe suivante, pátria.
33 Cf. « o olhar de errata » de Décio Pignatari analysé par Haroldo de Campos dans l’essai « Poesia concreta-linguagem-comunicação », in Augusto de Campos, Décio Pignatari, Haroldo de Campos, Teoria da poesia concreta, São Paulo, ed. Brasiliense, 1987, p. 80.
34 « Le terme d’expansion, une fois admis, présuppose celui de condensation et l’on en arrive à envisager la possibilité de deux types d’écriture ou plutôt une distance stylistique à double orientation, allant tantôt dans le sens de l’expansion, tantôt dans celui de la condensation », in A. J. Greimas, Du Sens, 1976, p. 296.
35 Cf. Haroldo de Campos commentant le « processo de retro-alimentação da cibernética como recurso estrutural » du poème terra de Décio Pignatari « que até então vinha se compondo desta única palavra, articulando-se e desarticulando-se, como a correr na fita de um teletipo ou na esteira rolante de um noticiário luminoso [...] », Teoria da poesia concreta, op. cit., p. 79.
36 Henri Meschonnic, Critique du Rythme, anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982, p. 255.
37 Idem p. 253.
38 Idem p. 70.
39 Haroldo de Campos, Signantia : Quasi Coelum/Signância : Quase Céu, São Paulo, Perspectiva, 1979.
40 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 239.
41 Henri Meschonnic, op. cit., p. 457.
42 Idem p. 87.
43 Idem p. 217.
44 Stéphane Mosès, op. cit., p. 156 sqq.
45 Walter Benjamin, thèse XVIII, appendice A.
46 Gershom Scholem voit dans ce passage la rencontre de deux motifs bien connus de Benjamin, l’un provenant du baroque chrétien – celui du déclin de l’histoire –, et celui, kabbalistique, du tikkun, « de la restauration et de la réparation messianique qui rapièce et rétablit l’être originaire des choses ainsi que de l’histoire », op. cit., p. 146
47 Walter Benjamin, thèse 6.
48 Stéphane Mosès, op. cit., chap. « Franz Rosenzweig, L’envers de l’Occident ».
49 Walter Benjamin, thèse 2 : « [...] le passé réclame une rédemption dont peut-être une toute infime partie se trouve être placée en notre pouvoir. [...] il nous est dévolu à nous comme à chaque équipe humaine qui nous précéda, une parcelle du pouvoir messianique. Le passé la réclame, a droit sur elle. Pas moyen d’éluder sa sommation ».
50 Stéphane Mosès analyse chez Rosenzweig, Benjamin et Scholem ce « modèle d’un temps aléatoire, ouvert à tout moment à l’irruption imprévisible du nouveau », dans lequel « la réalisation imminente de l’idéal redevient pensable, comme l’une des possibilités offertes par l’insondable complexité des processus historiques », op. cit., p. 23.
51 Walter Benjamin, thèse 7. Sur la signification historique et politique de cette lutte à contre, voir Michael Löwy, op. cit., p. 59, 60 et 65. Pour illustrer l’exigence de « brosser l’histoire à rebrousse-poil », on peut se référer aux manifestations qui ont accompagné les commémorations des découvertes : empathie avec les vainqueurs du xvie siècle vs. outros quinhentos.
52 Dans « Pour une critique de la violence », Benjamin reconnaît une « violence divine » et soumet l’histoire au théologique en la discontinuant par le messianisme, in Meschonnic « L’allégorie chez W. Benjamin, une aventure juive », op. cit.
53 D’après l’œuvre complète de Benjamin en allemand, Gesammelte Schriften, éd. Suhrkamp, tome i, 1. p. 352 in Glucksmann, op. cit., p. 68.
54 Selon la Carta Maior – Agência de Notícias, 17 avril 2004, le massacre des Sem-terra : « acabou se transformando em um símbolo da luta pela reforma agrária não só no Brasil – onde a data do massacre foi oficializada como Dia Nacional da Luta pela Reforma Agrária em 2002 –, mas em todo o mundo ».
55 Löwy, op. cit., p. 9.
56 Je fais mien ici l’hommage de Michael Löwy à Walter Benjamin, et rends, dans les mêmes termes, hommage à Haroldo de Campos. Cf. Commémorations des 23 et 24 octobre 2003 au château de Castries, et leur retransmission partielle sur Radio Libre, samedi 6 mars 2004 : Walter Benjamin entre marxisme et messianisme.
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